Corps de l’article

Une incertitude médicale démultipliée

Le fait que la médecine soit confrontée à des incertitudes, dont certaines peuvent être quantifiées et traduites en risques, n’est certainement pas une observation nouvelle. S’il est évident que les progrès médicaux ont permis, dans certains domaines, de réduire, voire de supprimer l’incertitude, la recherche contribue simultanément, autant dans la médecine que dans l’ensemble des sciences, à créer de l’incertitude, de même que les interventions techniques humaines de plus en plus sophistiquées engendrent des risques, ces « événements non encore survenus qui motivent l’action » (Beck, 2001). Comme Fleck (1935 et 2005) nous l’enseigne pour les sciences biologiques, la recherche tente d’encadrer l’incertitude dans des paradigmes réducteurs, car ils ne recouvrent ni la complexité, ni la diversité du vivant.

En outre, les médecins sont confrontés à de nouvelles formes d’incertitude liées non à leur intervention, mais aux potentialités de maladie qu’ils détectent. Ils décèlent, par exemple, des gènes qui pourraient, dans un avenir indéterminé et en fonction de conditions largement inconnues, produire une maladie, comme c’est le cas notamment pour les gènes de prédisposition au cancer du sein (voir l’article de Ménoret dans le présent numéro). Ou bien, dans le cas que nous allons analyser, ils identifient une possibilité de contact avec un virus à l’action très complexe, susceptible de se transmettre en fonction de facteurs indéterminés et sont placés devant un dilemme sur l’opportunité ou les modalités du traitement. Ils s’aventurent ainsi dans des terrains très mouvants.

De fait, l’incertitude qui entoure la prophylaxie des accidents d’exposition au VIH (PEAS/VIH) — exemple qui va nous occuper ici et pour lequel nous donnerons des précisions ultérieurement — est démultipliée.

  • Il faut considérer, d’abord, l’incertitude liée à la prise de risques par les individus. On ne sait pas vraiment si la personne qui se rend aux urgences pour demander une prophylaxie de la transmission du VIH (virus de l’immunodéficience humaine) s’est vraiment trouvée dans une situation à risque, c’est-à-dire si elle a eu un contact sexuel avec une personne séropositive dans le cas où la personne-source ne peut être testée, cas fréquent dans une sexualité occasionnelle.

  • S’il s’avère que le patient a pris un risque, les probabilités de transmission du VIH sont faibles et sont modulées par des facteurs plus ou moins difficiles à déterminer : la charge virale de la personne source et l’immunité naturelle du receveur. Le fait que les personnes susceptibles de transmettre le virus sont traitées efficacement et ont une charge virale indétectable diminue notablement le risque.

  • L’incertitude liée à l’intervention médicale doit aussi être prise en compte. Les preuves de l’efficacité du traitement ne sont pas bien établies. Elles sont indirectes et se réfèrent à des modèles animaux, c’est-à-dire surtout à des essais sur des primates; à la prophylaxie des accidents professionnels où on est sûr qu’il y a eu une piqûre par une seringue utilisée avec un malade séropositif; enfin, à la prévention de la transmission materno-foetale. Des preuves plus concluantes de l’efficacité de la prophylaxie pourraient être établies sur la base de recensements épidémiologiques, mais sur ce point, les données sont imparfaites et ne permettent pas de trancher; ou sur des essais cliniques randomisés, les essais sont impossibles à réaliser pour d’évidentes raisons éthiques.

Évolution de la pratique médicale : deux tendances irréductibles

Les données présentées ici se réfèrent à un cas singulier qui se situe à la croisée de plusieurs facteurs :

  • L’incertitude, et le risque qui lui est associé, qui pèse de façon croissante sur les décisions médicales.

  • Le développement d’une médecine basée sur des preuves (Marks, 1999), notamment la nécessité de fonder la démarche clinique sur des procédures standardisées qui légitiment les données produites, l’exemple le plus achevé étant les essais randomisés en double aveugle. Ainsi, face à la démarche clinique traditionnelle, élaborée « au lit du malade », nous voyons se développer les « outils d’objectivité à distance » mis au point dans le cadre de l’épidémiologie (Barbot, sous presse).

  • Une interrogation sur l’expertise en tant qu’elle est censée fonder l’action politique. Elle est remise en question par la mise en avant d’une parole autorisée des malades (Paicheler, 2002) fondée sur une « légitimité incorporée » (Pollak, 1993).

  • L’action des associations de patients dont le champ d’intervention s’étend vers des domaines véritablement scientifiques (Rabeharisoa et Callon, 1999; Barbot, 2003).

  • La montée en puissance d’une « modernité thérapeutique participative » (Dodier, 2003), dont une des manifestations est le vote de la loi du 4 mars 2002 qui oblige les médecins à fournir à leurs patients l’information la plus complète possible.

Ces différents facteurs interviennent dans le cadre d’une évolution globale de la pratique médicale qui inclut deux tendances parfois irréductibles : l’adhésion à des procédures standardisées et contrôlées visant à valider les interventions, et le respect de l’autonomie du patient et de sa capacité à intervenir sur les soins qui lui sont prodigués. Ceci va à l’extrême jusqu’à une grande ouverture aux demandes des patients, même les plus singulières, comme le montre J. Barbot (sous presse) à propos de la prise en charge hospitalière des témoins de Jéhovah.

Ces facteurs se sont combinés dans une configuration particulière dans le cas de la PEAS/VIH. Cette configuration est marquée par des conflits et des controverses. Elle peut déboucher sur un passage en force des revendications des associations de malades, allant à l’encontre des expertises épidémiologiques et de leurs standards d’investigation. Passage en force qui s’appuie sur une convergence avec les positions des cliniciens et du personnel politique particulièrement sensibles aux revendications d’une base qui sait se montrer turbulente et s’allier avec les médias pour peser sur l’opinion publique, le tout sur un fond de réminiscence du scandale du sang contaminé (Casteret, 1992).

Le pouvoir des associations de malades : une nouvelle expertise

Le fait que les associations de malades exercent un pouvoir et ont un impact n’est pas une nouveauté. Mais, les configurations observées dans d’autres recherches peuvent être différentes de celles que nous avons mises en évidence. Auparavant, l’AFM (Association française contre les myopathies) a su prendre en main et contrôler la recherche et les décisions politiques en organisant d’efficaces collectes de fonds par l’entremise du téléthon (Rabeharisoa et Callon, 1999). Dans le cas du sida, des membres d’associations qui se sont familiarisés avec la recherche et le savoir médical sont intervenus, aux côtés des scientifiques, dans des structures de mise en place d’essais cliniques, tant en France, dans le groupe TRT5 organisé par l’ANRS (Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites) (Barbot, 2003) qu’aux États-Unis (Epstein, 1996). Nous nous situons ici dans un cadre plus conflictuel que dans les exemples qui précèdent, à l’instar de l’influence exercée par les associations de lutte contre le sida sur la communication publique (Paicheler, 2005), dont le succès des revendications débouchait paradoxalement sur une perte de visibilité (Cobb, Ross et Ross, 1976). Ce que nous allons mettre en évidence, c’est le fait que des associations ont évincé auprès des autorités politiques des experts scientifiques qu’elles percevaient comme des concurrents et qu’elles ont oeuvré à la reconnaissance d’une « expertise profane », et ce, sur fond d’une sensibilité particulière du personnel politique et des médecins à leurs arguments, alors que des pressions très fortes s’exerçaient, notamment à travers le recours à la menace des réactions médiatiques et de l’opinion. Lorsque les représentants des malades ont une opinion tranchée, qu’ils sont déterminés et intransigeants, ils ont de plus en plus tendance à être entendus et à amener les cliniciens à tenir compte de leur position, quitte à transformer leurs pratiques (Barbot, sous presse).

Face aux risques sanitaires, le personnel politique est confronté à des actions difficiles à établir, à valider et à légitimer. Habituellement, il fait appel à des experts qui s’efforcent de les évaluer, avec leurs outils et selon leurs méthodes. Ceci n’éclaire pas forcément le risque à gérer, notamment parce que l’expertise scientifique est multiple, voire éclatée. Pour légitimes qu’ils soient, les points de vue des épidémiologistes peuvent diverger notablement des points de vue des cliniciens, comme nous le verrons. La science ne dispose pas toujours de tous les instruments possibles ni des paradigmes lui permettant d’aborder un problème particulier (Fleck, 1935 et 2005). C’est ce qui est observé, notamment lorsque sont confrontées l’épidémiologie savante, reconnue, et l’épidémiologie profane, lorsque les membres d’une localité s’efforcent de faire reconnaître un risque sanitaire signalé par la présence apparemment anormale d’une pathologie. Ils s’organisent pour recueillir des données, accumuler des preuves et rechercher des alliés (Brown, 1992; Corburn, 2003). Ils disposent d’une connaissance en finesse des conditions de vie, pensent à des faits inaccessibles à des démarches menées sur une plus grande échelle. Ces informations ténues, locales, permettent par exemple de faire la lumière sur des phénomènes qui exigent une connaissance affinée du terrain. Celle-ci permet d’opérer des liens insoupçonnés de scientifiques qui travaillent dans le monde clos de leurs méthodes et de leur laboratoire. Cette opposition entre terrain et cénacles scientifiques peut en outre être utilisée de façon rhétorique pour dénigrer l’abstraction des démarches professionnelles et souligner leur distance à la réalité. Sur ce dernier aspect se joue la question de l’expertise destinée à orienter l’action politique : elle a une finalité précise et ne peut être cantonnée à la description en fonction de variables sélectionnées. Elle doit pouvoir être appliquée à la vie quotidienne. C’est pourquoi la distance par rapport à celle-ci ne facilite pas cette démarche.

Les questions de recherche

Nous pouvons qualifier d’insaisissable le risque au centre de notre investigation. Néanmoins, son caractère fugace n’a pas empêché que des interventions aient eu lieu à son propos. Il s’agissait, autant pour le personnel politique, les épidémiologistes, les médecins, les usagers et leurs représentants, de gérer ce risque, notamment en participant ensemble à la mise en place d’un dispositif d’action. C’est cette mise en oeuvre que nous allons présenter ici. Elle s’est déroulée sur quelque six ans, entre 1997 et 2003, a connu différentes phases, notamment des périodes de crise, au début, en 1998, et lors de la révision d’une deuxième circulaire ministérielle, en 2002-2003. Ces crises retiendront toute notre attention en soulevant une série de questions. Comment gérer les risques ténus, insondables? Quelles décisions les différents acteurs prennent-ils à leur propos? Comment interagissent-ils pour parvenir à des accords? Quelle est la nature de ces accords : équilibrés ou favorisant certains acteurs au détriment d’autres?

Dans la recherche présentée ici, où la question traitée est proche de l’univers scientifique et médical, les associations auront une place centrale dans un univers d’expertises contrastées et dans le cadre exemplaire d’un risque impossible à déterminer. Cadre extrême — et situation limite — qui permet de mettre en évidence les possibilités persuasives des acteurs associatifs. Comment ont-ils agi pour conquérir cette place et pour mettre leurs concurrents hors-jeu? Comment ont-ils utilisé leurs ressources rhétoriques et réussi à disqualifier les discours qui allaient à l’encontre de leurs revendications?

Prophylaxie des accidents d’exposition sexuelle au VIH : définition et chronologie

À partir de 1996, les associations thérapeutiques de différentes molécules ont marqué une révolution dans le traitement de l’infection à VIH. Quinze ans après le signalement des premiers cas de sida, des thérapeutiques efficaces étaient enfin disponibles. Elles allaient changer profondément le vécu de cette maladie jusqu’alors considérée comme létale et la transformer en une maladie au long cours. Ces possibilités thérapeutiques ouvraient aussi de nouveaux horizons sur le plan de la prophylaxie. Jusqu’alors, des tentatives d’enrayer la transmission du sida de la mère à l’enfant et lors d’accidents d’exposition au sang de professionnels de la santé avaient donné lieu à l’administration préventive du traitement utilisé avant 1996, l’AZT. Après cette date, les accidents professionnels étaient traités par une trithérapie, comme un sida déclaré. À partir de 1997, émerge, aussi bien en France qu’aux États-Unis, la question de traiter aussi les expositions non professionnelles, contacts sexuels ou partage de seringues. Le traitement est réservé aux urgences, car il doit se faire dans un délai très court (Merchant, 2000). Cette question est épineuse, car les conséquences de la mise à disposition de cette prophylaxie pourraient provoquer une recrudescence des prises de risques au sein des populations exposées. De plus, l’administration d’une trithérapie pendant un mois coûte cher, provoque des effets indésirables et, surtout, il n’existe pas de preuves de l’efficacité de cette prophylaxie. Elle s’appuie tout au plus sur des conjectures.

Comme c’est l’habitude dans ce genre de démarche, le ministère de la Santé français met en place en avril 1997 un groupe de travail sur la prophylaxie précoce de l’infection à VIH composé majoritairement de professionnels de la santé (médecins, épidémiologistes) et de quelques membres d’associations de lutte contre le sida, parmi lesquelles Act Up ne figure pas dans un premier temps. Dans un article du journal Le Monde daté du 26 juin 1997, cette association riposte en accusant les autorités sanitaires d’organiser « l’inégalité des soins », et dénonce le caractère « clandestin, inaccessible et sélectif » de cette « trithérapie du lendemain » dont elle exige qu’elle ne soit plus « réservée au personnel soignant ». Les choses se précipitent ensuite. Le 24 juillet, avant même que le groupe de travail rende ses conclusions, une lettre signée du secrétaire d’État à la santé, Bernard Kouchner, est envoyée aux CISIH, instance de suivi des services hospitaliers en charge des thérapies du VIH. Elle porte sur la « conduite à tenir face aux situations à risque, en particulier dans la perspective d’une éventuelle thérapie antirétrovirale ». La situation à risque est exemplifiée par « la rupture de préservatif entre partenaires sérodiscordants », qui permet, « par analogie et en cas de risque avéré » d’étendre les recommandations portant sur les accidents professionnels. Le 12 août, une circulaire de la Direction générale de la santé[1] (DGS) porte sur le dispositif transitoire de prise en charge des personnes exposées au VIH hors d’un cadre professionnel. Elle insiste sur un point : « aucune facturation ne doit être faite au patient ». « Aucun obstacle financier, précise-t-elle, ne doit empêcher un patient de bénéficier du traitement qui lui est prescrit... Il convient que prime l’urgence à traiter, si telle est l’indication médicale ». La question de la prise en charge financière demeure donc pendante et retombe sur les hôpitaux, lesquels doivent pourtant contenir leurs coûts.

Le dispositif transitoire ainsi mis en place est confirmé par une circulaire ministérielle du 9 avril 1998 qui pérennise le traitement prophylactique et précise les modalités de sa mise en place, toujours en dehors du cadre réglementaire de l’AMM[2]. La France est le seul pays occidental à mettre en place de telles mesures, avec si peu d’indications précises sur le statut sérologique de la personne source (Centers for Disease Control and Prevention, 1998). La circulaire revient à plusieurs reprises sur l’incertitude du traitement qui se décide « sur la notion de risque de contamination, sans preuve d’infection chez le sujet exposé ». Elle précise que « toute personne exposée à un risque est concernée » sans que soit défini ce risque et qu’il « s’agit de traiter des accidents ou des défaillances de la prévention, y compris dans le cadre de conduites à risque itératives », même si les personnes concernées se mettent sciemment en danger. L’accompagnement des mesures comprend un dispositif d’évaluation, prévu sur deux ans et confié au RNSP (Réseau national de santé publique)[3], l’instance alors en charge de la surveillance épidémiologique. Cette évaluation, achevée en juin 2001, ainsi que l’évolution des traitements, va conduire à une révision de la première circulaire, menée, comme nous le verrons, dans un climat conflictuel et sur une période assez longue, puisque la nouvelle circulaire, dont la révision est coordonnée par l’AFSSAPS [4] — ce qui signale que l’accent est placé non plus sur les indications au traitement, considérées comme acquises, mais sur la pharmacovigilance — ne verra le jour que le 2 avril 2003. Cette période de préparation de la deuxième circulaire est marquée par un climat de conflit, dont l’analyse des déterminants et des processus est au centre de cet article.

Méthodologie de la recherche

Au fil des années, les groupes de travail organisés par la DGS ont rassemblé, de manière régulière, un nombre restreint de personnes. Plus nombreuses étaient celles qui ont été convoquées aux différentes phases, mais dans la mesure où certaines se sentaient éloignées du problème, elles ne se sont pas toutes montrées assidues. En outre, il était plus difficile d’interviewer des personnes qui n’ont été présentes qu’au premier groupe de travail en 1997 : leurs souvenirs étaient flous ou bien il n’a pas été possible de retrouver leur trace. Les personnes les plus impliquées dans la dernière phase ont toutes été rencontrées. Certaines n’appartiennent qu’à une instance : les membres des associations (N=3), les épidémiologistes (N=2), un juriste, un membre de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), un urgentiste médecin référent. Les membres du ministère de la Santé (N=3) sont en même temps des médecins cliniciens, soit qu’ils exercent pendant leur mandat, soit qu’ils interrompent leur pratique clinique lorsqu’ils officient au Ministère. Une personne de l’AFSSAPS a simultanément une pratique clinique hospitalière. Au total, douze personnes ont participé à un entretien non dirigé d’une durée d’une heure en moyenne[5]. Il leur était demandé de raconter leur participation aux groupes de travail. Dans la mesure où ces personnes sont intervenues à différents moments, en fonction de différentes appartenances, il n’était pas souhaitable de déterminer a priori un guide d’entretien standardisé. Il s’agissait plutôt de s’adapter à leur discours. Les entretiens ont été retranscrits et analysés aussi de façon ouverte, sans catégories prédéterminées pour tous les entretiens, en se centrant sur la perception que les personnes interrogées avaient de leur contribution, de celle des autres membres, en fonction de leurs différentes appartenances, et sur un récit des controverses. Les entretiens sont des outils méthodologiques imparfaits du fait des défaillances de la mémoire et des partialités des positions, ainsi que d’éventuelles autocensures intégrées. C’est pourquoi il était nécessaire de croiser les données obtenues dans leur cadre avec celles issues des archives[6] : courriers, courriels, versions intermédiaires des circulaires, rapports, articles scientifiques et de presse grand public, — autant de matériaux eux-mêmes imparfaits, mais le croisement de ces différentes sources permet de reconstituer le puzzle des différentes positions, des échanges, en fonction des appartenances institutionnelles, reconstitution qui se nourrit d’analyses ayant précédé la nôtre et des hypothèses théoriques qui nous guidaient. Tel était l’objectif d’une démarche ne pouvant s’appuyer sur aucun standard préétabli et qui s’est fondée sur un croisement constant du matériel et un retour répété sur les données.

Confrontations des points de vue

La mise en place de la PAES/VIH ne peut être considérée comme conflictuelle. Dès 1997, l’extension de la prophylaxie professionnelle à une prophylaxie ouverte à un public plus large soumis à des « accidents » de prévention sexuelle est envisagée dans les pays occidentaux (Katz et Gerberding, 1997) et elle fait vite l’objet d’un consensus médical. Si la question du coût est abordée explicitement dans les publications internationales, notamment du point de vue de la prise en charge de ces coûts par les compagnies d’assurance-maladie, en France, cette question est reléguée au second plan. La première urgence est de sauver des vies humaines, de mettre les personnes à l’abri d’une maladie grave, quelle que soit la charge financière pour la collectivité. Se pose simultanément la question d’un relâchement de la prévention, qui fragiliserait la mise en place du dispositif prophylactique et il est souligné que tout dispositif de prise en charge doit s’accompagner de conseils préventifs, pour éviter les prises de risque récurrentes. Les textes produits au ministère de la Santé et dans les associations évitent néanmoins soigneusement de mettre en cause la personne qui s’expose au risque. Le terme récurrent accident de capote, euphémisme utilisé par les membres d’Act Up, désigne explicitement la rupture de préservatif, mais il concerne aussi toutes les situations où ce moyen de protection n’a pas été utilisé, pour quelque raison que ce soit.

Si la mise à disposition de la prophylaxie n’a pas soulevé de débats, en revanche, la controverse va se focaliser sur la longue phase de rédaction de la deuxième circulaire, alors que plane la perspective de réviser le dispositif à la baisse, par la restriction de l’accès au traitement préventif. Il s’agit de ne pas perdre ce qui est considéré comme un avantage acquis, alors même qu’il semble menacé par les données récoltées lors de la phase de suivi par l’Institut de veille sanitaire (Jourdan et al., 2000; Lot et al., 2001). Il apparaît tout d’abord difficile de savoir si les personnes qui ont reçu le traitement étaient exposées au risque de transmission, en l’absence de données sur la sérologie de nombreux partenaires. L’adhésion au traitement est mauvaise et nombre de patients ne vont même pas le chercher à la pharmacie de l’hôpital après la prescription par l’urgentiste, ou ils l’arrêtent avant le terme des quatre semaines, à cause d’effets indésirables, et aussi parce que leur angoisse est retombée. Le nombre de personnes incluses dans le suivi pour lesquelles une séroconversion est observée est très faible (2 sur 2 962 expositions avérées et 6 902 personnes traitées), sans qu’il soit possible de lier celle-ci à l’exposition au risque, exposition pour laquelle elles ont reçu une prophylaxie. Sur le plan du traitement, certaines molécules sont mal tolérées et donnent lieu à des effets indésirables graves. On le voit, ce suivi est bien loin d’une étude de cas-témoins en bonne et due forme, avec un groupe de contrôle, ce qui est impossible à réaliser. Il faut bien se contenter de données épidémiologiques imparfaites, mais disponibles. La conclusion du suivi est que la demande du patient prime dans la prescription. C’est pourquoi il est conseillé d’établir des algorithmes de prescription plus adaptés, dont les membres des associations craignent qu’ils impliquent une restriction de l’accès au soin. En outre, le suivi ne permet pas de lever l’incertitude sur l’opportunité de la prophylaxie évaluée sur la base d’un faisceau d’évidences toutes insuffisantes : essais sur des animaux, essais in vitro, prises en charges des accidents professionnels et de la prévention de la transmission de la mère à l’enfant lors de l’accouchement. De fait, le suivi ne fait que confirmer les incertitudes et les problèmes, ce qui ne peut qu’attiser la controverse et durcir les positions des acteurs.

Cadres d’interprétation

Quels sont les éléments constitutifs des controverses? Elles sont nourries de batailles de mots, de batailles de chiffres, émanant d’acteurs se situant à des positions différentes et permettent de révéler « les intérêts spécifiques, les préoccupations vitales et les suppositions cachées des différents acteurs » (Nelkin, 1979 : 7). Dans le cas étudié ici, la controverse émerge et se résout lors de la rédaction de la deuxième circulaire du 2 avril 2003 qui marque le consensus atteint, où les associations, notamment Act Up, occupent une position dominante. Et nous voyons se réaliser de nouveau ce que Nelkin observait avec acuité :

Les controverses sur la science et la technologie se développent à propos de valeurs politiques, économiques et éthiques concurrentes. Mais la dynamique des conflits reflète la dialectique entre le désir de l’efficience et les exigences de la technologie démocratique. La tendance à accorder une grande importance à l’efficience mène à définir les problèmes politiques en termes techniques... Ce qui s’oppose à l’attente largement partagée que les gens devraient être en mesure d’influencer les décisions qui affectent leur vie.

1979 : 20

Les termes mêmes de la définition du problème sont fondamentaux à la fois pour déterminer les actions qui seront mises en place et les oppositions ou les ralliements entre les différents acteurs (Benford et Snow, 2000; Cefaï, 2002; Schön et Rein, 1994). Le cadre interprétatif permet de faire la part du bien et du mal, de séparer les éléments pertinents des éléments secondaires. Il permet aussi de légitimer les décisions et constitue le fondement du processus d’influence.

Deux cadrages concurrents ont été élaborés à propos de la prophylaxie. Un cadrage épidémiologique, fondé sur un travail global sur des populations pour établir à la fois une échelle du risque, donc des recommandations de traitement, et un suivi de l’efficacité ou de la toxicité du traitement, pour établir une balance bénéfice-risque, où les infections susceptibles d’être évitées ne sont pas suffisantes pour contrebalancer le caractère dangereux des traitements. Selon les procédures habituelles, une balance coût-bénéfice a aussi été établie, mais elle a très vite été reléguée et n’a pas été prise en compte pendant les débats. Le cadrage des membres des associations s’appuie sur les éléments principaux suivants : l’application du traitement à toute personne qui fait la démarche de le demander aux urgences, ce qui aurait en soi une dimension préventive; le refus de distinction entre les « bonnes » et les « mauvaises » expositions au risque, dans le cadre professionnel ou lors de relations sexuelles, donc l’égalité de traitement pour toutes les personnes concernées par le risque, ainsi que le refus de la distinction entre homosexualité et hétérosexualité, hommes ou femmes, ce qui pourrait donner lieu à un jugement moral défavorable pour les gais. Tout multipartenariat non protégé doit être considéré comme dangereux et il importe de bannir du langage les termes de « populations à risque », stigmatisants, pour parler de « situations à risque ». « Une source hétérosexuelle multipartenaire présente plus de risques d’être contaminée qu’un homosexuel ou un Sud-Africain engagé dans une relation stable et durable » (Act Up, courriel, 7 mai 2002). Les membres des associations rejettent les chiffres de probabilités de transmission par acte, qui ne signifieraient rien ou qui pourraient signaler que le risque est très faible, ce qui conduirait à une diminution de la prescription de la prophylaxie, ainsi qu’à une baisse de vigilance dans la population. La prophylaxie est considérée comme un droit acquis sur lequel il ne saurait être question de revenir. Les membres des associations impliquées sont aussi eux-mêmes séropositifs. Ils revendiquent donc une connaissance intime de la maladie qui leur permet de réclamer l’exclusivité de la « propriété du problème » (Epstein, 1996).

Entre ces deux cadrages, se situent les positions plus composites des cliniciens qui traitent l’infection à VIH dans leur pratique hospitalière. Ils sont bien conscients de la nécessité de contenir les coûts qui fait partie de leur réalité quotidienne dans les unités de soins. Ils sont aussi concernés par l’angoisse des patients : « Le niveau de risque est très dépendant de votre paranoïa : quand vous êtes angoissé, tout le monde est à risque » (médecin urgentiste). Ils doivent leur apprendre à la gérer et la gérer eux-mêmes. Ils sont soumis à des contraintes de temps : l’espace de parole du patient est restreint et le meilleur moyen d’évacuer cette angoisse est de prescrire une prophylaxie au lieu de prendre le temps de discuter de la réalité de l’exposition au risque. Pourtant, les évaluations de la transmission par acte sexuel les amèneraient à conclure dans le face-à-face de l’entretien qu’en l’absence d’une sérologie positive vérifiée de la personne source, le risque est très faible : « Est-ce que pour 3 sur 10 000, je m’avale un mois de traitement antirétroviral? » (clinicienne). Donc ils ne peuvent s’appuyer sur des algorithmes clairs et ne peuvent cerner les conséquences de leur intervention. Cependant, puisque circulaire ministérielle il y a, ils s’efforcent de s’y conformer, en tant que membres de l’hôpital public, en dépit des doutes. « Combien de séroconversions on a évité? Je n’en ai pas la moindre idée, mais on n’a pas dû en éviter des tonnes. Si on a traité 5 000 patients, on a peut-être évité une ou deux contaminations... Je ne me pose pas la question d’argent. Je me dis : si on le fait, il faut le faire bien » (clinicienne).

Batailles de crédibilité et exposition au risque

Des « batailles de crédibilité » (Epstein, 1996) se sont focalisées sur la validité des données épidémiologiques, à deux niveaux; d’une part, les seuils de risque, c’est-à-dire les chiffres de la probabilité de transmission par contact sexuel avec une personne séropositive, qui figurent dans les annexes de la deuxième circulaire. Elles ont été rudes. « Dans cette affaire, nous dit un membre de Sida-Info-Service, il a fallu vraiment pinailler sur les mots, des fois sur une virgule, qui pouvait vraiment changer le sens de l’interprétation. » D’autre part, l’interprétation des résultats de la surveillance épidémiologique a été contestée par les associations. Comme le souligne un clinicien, membre de l’AFSSAPS : « Les chiffres du risque sont une boîte de Pandore où il y a des gens qui ne seront jamais contents. » Globalement, les opérations de mesure sont rejetées par les acteurs qui revendiquent une implication singulière. « Quand ce rapport prétend prendre en compte la réalité du terrain, il est inadmissible que les seules données présentées soient des statistiques détachées de la réalité » (Act Up, courriel, 7 mai 2002). Les arguments utilisés dans la mise en cause sont soit internes, se situant sur le terrain de l’épidémiologie, notamment pour ce qui est du traitement et de l’interprétation des données, soit externes, par un apport d’informations issues du terrain qui pouvaient changer le sens de l’interprétation. Les arguments internes se focalisent sur les chiffres pour les contester : « Le discours très scientifique de l’analyse du rapport bénéfice-risque est globalement très mauvais. On ne dispose pas aujourd’hui d’éléments nouveaux permettant une évaluation correcte du risque » (AIDES, courriel, 27 mars 2002). Il s’agit ici d’occuper le terrain des épidémiologistes, en déniant leur compétence et leur crédibilité. La controverse se concentre d’une part, sur la transmission par acte sexuel, notamment sur la plus incertaine, la fellation, et, d’autre part, sur les infections évitées.

La probabilité de transmission par acte sexuel est une donnée moyenne qui doit être revue dans le cadre clinique, à la lumière de la charge virale de la personne source et de l’immunité du receveur. Dans certaines circonstances, il apparaît impossible de se fier à la probabilité de transmission pour un acte. « C’est une statistique, ça ne correspond à la réalité pour personne », dit un membre de Sida-Info-Service. La difficulté à adopter une ligne de conduite commune face à une possibilité de transmission par fellation est soulignée par un membre d’AIDES. Elle se résout par une décision très floue qui renvoie au libre-arbitre du clinicien : « On s’est bagarrés sur la fellation... Ils ne voulaient pas de prescription. Et là, on a : “au cas par cas”. » De fait, la probabilité de transmission dans le cadre d’une fellation ne rend pas compte de la réalité des pratiques, plus complexes et difficiles à cerner : « Il est évident que dans le cadre de rapports homosexuels, fellation dans une petite soirée avec un ami, c’est pas le même risque que si c’est dans une backroom où on ne sait pas du tout ce qu’a fait l’autre, surtout quand on voit le manque total d’hygiène qui existe dans ces lieux-là » (AIDES). « Il est difficile d’évaluer le risque selon que du sperme a été dans la bouche ou pas, selon la charge virale des sujets sources et l’état de la bouche du sujet contact » (Act Up, courriel du 27 mars 2002). Il en est de même pour s’opposer à la prescription du traitement uniquement si la personne source s’avère infectée par le VIH, recommandation primordiale dans les pays étrangers : « Amener la personne source? Bien sûr, dans un monde idéal, mais quand on s’est tapé toute la backroom, c’est plus embêtant quand même » (AIDES). De toute façon, les chiffres de l’épidémiologie ne prennent pas en compte la dimension dramatique, individuelle, de la contamination. « Une personne contaminée, c’est une catastrophe sanitaire. Quand on est séropositif, on n’est pas séropositif à 0,3 %, à 3 %, c’est à 100 % et définitivement » (Act Up).

Les chiffres de surveillance sont aussi remis en question. Le fait qu’ils soient impossibles à interpréter ouvre la porte à des interprétations opposées. « Sur les 6 902 traitements donnés[7], affirme un membre d’association, il y a eu 2 séroconversions... La conclusion de l’INVS, c’est que ce n’est pas efficace. Ah bon? Ça fait 0,0002 % d’échec. Ça fait 99,99 quelque chose % de succès. Je trouve que c’est plutôt efficace! » (Act Up).

Au fond, ces batailles de crédibilité nous ramènent à quelques questions centrales : « De quelle nature est la connaissance qui permet d’avoir une parole autorisée? Y a-t-il une connaissance digne de ce nom en dehors de celle qu’engendre l’implication individuelle? » De fait, les décisions prises dans le groupe de travail préparant la rédaction de la deuxième circulaire ont consisté à privilégier la connaissance issue de l’expérience intime par rapport à celle issue de l’investigation scientifique. La perte de foi dans les experts concerne non seulement le public, mais aussi les instances politiques qui le représentent.

Les points de focalisation de la controverse : dimensions éthiques et émotionnelles

Faut-il traiter de la même manière les accidents d’exposition au sang des professionnels de santé et les expositions sexuelles, accidentelles ou conscientes? La réponse est positive, aussi bien pour les épidémiologistes que pour les médecins, pour le personnel politique et les membres des associations. Mais, elle n’a pas la même tonalité morale, pour les uns et les autres. Pour les scientifiques, une équivalence arithmétique est établie entre les probabilités de transmission dans le cadre professionnel (Katz et Gerberding, 1997) — soit un accident mettant en contact avec du sang provenant d’une personne dont la contamination est connue (0,0032 %, pour une piqûre avec une seringue infectée) — et les expositions sexuelles lors de rapports non protégés avec un partenaire infecté (notamment, si l’on prend les pratiques avec les plus hauts risques de transmission : anal réceptif, entre 0,008 % et 0,032 %; vaginal réceptif, entre 0,005 % et 0,0015 %)[8]. Une fois cette équivalence posée, il est possible d’attendre la même efficacité de toutes les prophylaxies, pourvu que le traitement débute dans un délai très court après le contact potentiellement infectant. La question qui demeure pendante est d’établir la séropositivité de la personne source. La généralisation de la prophylaxie ne se réfère pas à une extrapolation à partir des statistiques, mais elle s’appuie sur des valeurs : principe d’égalité et refus de la stigmatisation, donc à des « biens en soi » qui induisent une redéfinition des légitimités et des prérogatives (Dodier, 2003). « Ce qui nous a animé dans notre discussion, dit un militant, c’est l’injustice. » Si la prophylaxie est proposée systématiquement pour les accidents professionnels, dans un souci d’équité, elle doit l’être pour des expositions sexuelles. Act Up se montre le plus polémique et accuse les pouvoirs publics, en la personne du directeur général de la santé, de « continuer à opposer les bonnes et les mauvaises contaminations[9] », et ce, dans le but cynique de restreindre l’accès aux soins afin de contenir les coûts.

Cela nous amène à l’un des points nodaux de la controverse, l’accusation de mettre en danger la vie des personnes dans un but d’efficience économique. Habituellement, dans le cadre de la mise à disposition des traitements, les analyses coût-efficacité constituent un élément central. Même si elles sont très abondantes, les ressources de l’assurance-maladie ne sont pas indéfiniment extensibles et la contrainte de maîtrise des coûts pèse sur le système de santé. Or, il s’agit bien là d’un discours que les associations ne veulent pas entendre. Elles le rejettent en le taxant de cynisme et s’appuient sur la référence au scandale du sang contaminé qui nourrit depuis la fin des années 1980 la culpabilité des pouvoirs publics : des vies humaines ont été sciemment mises en danger du fait de motifs économiques et de la recherche de profit (Casteret, 1992; Feldman et Bayer, 1999). Les pouvoirs publics ne peuvent que faire amende honorable en ne tenant pas compte des impératifs économiques dans le cadre de la prise en charge de l’infection à VIH. Une analyse coût-efficacité ne peut que provoquer l’ire des associations. « Force est de constater que la conception économiste de tout dans le monde, c’est une donnée avec laquelle il faut qu’on fasse, mais il commence à y en avoir assez que ce soit l’économie qui prime sur tout » (AIDES). L’accent va plutôt être placé par les épidémiologistes sur une analyse bénéfice-risque, même si celle-ci n’est pas beaucoup plus acceptable. Pourtant, le suivi de la prophylaxie a bien donné lieu à une analyse en termes d’efficience mais celle-ci est restée confidentielle.

Les recommandations incitent à prescrire largement en termes d’indication, et à utiliser systématiquement les associations d’antirétroviraux les plus puissantes. Ces recommandations, au vu des résultats de la surveillance, ne prennent pas assez en compte les effets toxiques de ces traitements sur les sujets sains. Le risque d’effet secondaire grave, observé dans l’étude de 1999, apparaît en effet supérieur au risque de contamination pour la majorité des personnes traitées. Par ailleurs, une très faible proportion des personnes ayant bénéficié d’une prescription revient pour le suivi clinique et sérologique. L’étude coût-efficacité[10] a montré que pour les 1 210 personnes ayant eu recours au dispositif et pour lesquelles les informations sont disponibles, une seule infection aurait été évitée à un coût de 5,6 millions de francs[11] et que plus de 85 % des prescriptions concernent des expositions non coût-efficaces[12].

Les associations s’opposent à ce que le coût entre en ligne de compte, car sauver une vie, des vies, n’a pas de prix. Rien ne peut se comparer à la douleur incommensurable de la maladie et de l’éventualité de la mort. Et leurs membres « savent de quoi ils parlent » (Act Up). Ils connaissent cette réalité de l’intérieur. Donc, les émotions auxquelles ils vont faire appel sont l’indignation devant les méfaits des scientifiques et des pouvoirs publics, qui gagnent leur vie sur leurs malheurs, et la compassion, la solidarité, qui permettent de retourner aux valeurs fondamentales. Leur engagement est désintéressé, ils sont au service des autres et s’ils font référence au fait qu’ils sont eux-mêmes malades, ils ne militent pas pour assurer leur propre sauvegarde, mais pour enrichir de leur expérience intime une connaissance approfondie de la maladie et de ses conséquences individuelles et sociales, pour atteindre une authenticité dont ils sont les dépositaires véritables. En outre, la dramatisation qu’ils opèrent accroît la saillance du problème et le sort de cénacles scientifiques froids, indifférents aux réalités humaines.

Légitimité des points de vue face au risque

Devant l’évaluation du risque, les acteurs se trouvaient dans une grande indétermination, comme le souligne une clinicienne :

On a commencé par faire un état des lieux dans la littérature, les essais sur les animaux. La littérature, c’était vite réglé parce qu’il n’existe pas grand chose, si ce n’est des expériences disparates où on ne met jamais en évidence le bénéfice. Au maximum, on met en évidence les effets secondaires des traitements, leur mauvaise tolérance. Les modèles animaux, ça a été assez vite réglé, parce qu’il n’y avait quasiment rien... Donc toute recommandation repose sur un vide expérimental : ça ne repose sur rien... L’épidémiologie montre, ou laisse à penser, que depuis qu’on fait des traitements prophylactiques, il semblerait qu’il y ait moins de contamination. Mais il est difficile d’établir le bénéfice des antiviraux. Néanmoins, on est parti d’un principe, c’est qu’il y a probablement un bénéfice à donner des antiviraux, même si ce n’est pas une certitude.

Dans cette situation mouvante et dans l’impossibilité de se référer aux procédures habituelles, il s’agissait de hiérarchiser les points de vue où les données apportées par les épidémiologistes étaient supplantées par celles issues de l’expérience clinique ou individuelle. « Nous étions conscients qu’on ne ferait jamais un essai contre placebo pour savoir si ça marche chez l’être humain » (AIDES).

Ainsi s’affrontent deux objectifs qui sont souvent liés : utiliser de façon optimale des ressources disponibles dans une situation concrète caractérisée par des contraintes et des limites; ou faire le mieux possible en fonction de critères standardisés et d’objectifs définis en dehors de la situation concrète. Or, ce sont les acteurs visant le premier objectif qui ont eu la prééminence, ce qui mettait hors-jeu l’institution en charge des évaluations épidémiologiques. « Dès lors qu’on a affirmé qu’on n’aurait jamais la conclusion du bénéfice en termes d’efficacité et de prévention des contaminations, c’était plus tellement dans le champs de l’INVS » (AFSSAPS).

La légitimité des acteurs est établie sur la « propriété du problème » (Epstein, 1996). À qui appartient-il? Personne, du côté des experts, ne peut la revendiquer. Elle est donc dévolue au personnel politique et aux associations qui s’en saisissent. La suprématie de celles-ci induit une définition très individualiste du problème, à propos de laquelle aucune généralisation ne peut, et ne doit, être opérée. Soulignons que chaque cas procède d’une singularité radicale, irréductible à une approche de type épidémiologique. « Le risque de contamination est variable et doit être apprécié au cas par cas, en fonction de ce que décrit la personne qui vient se présenter dans un service d’urgence » (Act Up, courriel, 27 mars 2002). C’est donc le fondement même des démarches scientifiques incapables de produire des données fiables qui est sujet à caution. Et c’est le demandeur — malade en puissance — qui occupe le devant de la scène : il a un droit de regard sur les autres acteurs, y compris sur les soignants. Il doit avoir le dessus, comme les associations qui le représentent. L’urgence de l’éventualité concrète, vécue, de la mort prime sur toutes les autres considérations. « Il vaut mieux tout essayer pour éviter une contamination. Ce n’est vraiment pas drôle et je sais de quoi je parle » (Act Up).

Les recommandations mises en place en France se différencient de celles qui ont cours dans la plupart des autres pays occidentaux où la prophylaxie n’est administrée qu’aux personnes dont il est possible d’affirmer avec certitude qu’elle ont eu un contact sexuel avec un partenaire séropositif, ou dans le cas plus exceptionnel des viols (Centers for Disease Control and Prevention, 1998, 2005). Elles se réfèrent à une échelle de risque — au centre de la controverse — fondée sur les probabilités de transmission par acte sexuel, incluse dans les annexes de la deuxième circulaire. Du point de vue des médecins traitant, cette mesure du risque est coupée de la réalité : « Ces chiffres, ils n’ont pas beaucoup de sens. Et surtout, ils ont été faits pour des populations non traitées » (clinicienne). Elle n’aurait pas été d’un grand secours pour la décision clinique, car les probabilités de transmission sont très minimes dans tous les cas de figure : « Quand on connaît les chiffres, ils sont très, très faibles, et je crois que s’ils étaient connus de la population générale, plus personne n’utiliserait le préservatif » (Sida-Info-Service). Cependant, les recommandations sur la base de l’échelle de risque ont été modifiées à la suite d’échanges houleux pour aboutir à un élargissement des conseils de prescription. « Ces chiffres, en fait, on ne les utilise pas, on ne va pas embrouiller la tête des gens avec. Ce qu’on dit, c’est qu’un rapport non protégé suffit à contracter le sida » (AIDES). Dans cette dernière éventualité, la prophylaxie concernerait tout le monde... Ce à quoi s’opposent les cliniciens : « On noie le poisson. À force de vouloir concerner tout le monde, on ne dit pas la vérité » (clinicienne), la vérité étant une exposition au risque, différenciée selon l’appartenance à des populations exposées, parmi lesquelles les gais — qui fournissent les gros contingents des militants d’association de lutte contre le sida (Adam, 1997; Broqua, 2006; Kirp, 1999) — sont en première ligne. Vérité inavouable : l’appropriation du problème par les associations disqualifie des discours dérangeants politiquement, même lorsqu’ils sont fondés sur l’objectivité apparente de la démarche scientifique. Ces débats, et les anathèmes qui les sous-tendent, sont à situer dans le cadre de la prégnance de la « cause libérale » (Dodier, 2003) dans la lutte contre le sida qui a d’emblée engendré un traitement social spécifique de cette maladie caractérisé par la sollicitude envers les personnes atteintes et la présence d’un discours et d’actions « politiquement corrects » (Robins et Backstrom, 1991).

Positions des acteurs : dogmatisme ou pragmatisme

Des nombreux acteurs mis en présence lors de l’élaboration du dispositif, il faut retenir les plus impliqués : le personnel politico-administratif, c’est-à-dire les membres de la DGS, les épidémiologistes, soit les membres de l’InVS (RNSP jusqu’en 1999), les membres de l’AFSSAPS — car des médicaments sont en jeu — les médecins cliniciens, urgentistes ou non, et les membres des associations de lutte contre le sida, parmi lesquelles Act Up acquiert une visibilité particulière, comme cela a pu être observé dans le cadre de la mise en place d’autres politiques publiques (Barbot, 2002; Paicheler, 2002). En définitive, une ligne de différenciation sépare, voire oppose les acteurs : leurs positions sont soit dogmatiques, quoique de deux façons différentes, soit pragmatiques.

  • Le dogmatisme des membres des associations, notamment d’Act Up, les amène à adopter un point de vue radical et inébranlable sur la disponibilité du traitement, quelles que soient les incertitudes. Proches de la maladie, ils en connaissent les effets délétères et même une mauvaise solution de prévention leur apparaît supérieure au vécu de la maladie. Ils considèrent la demande de prophylaxie comme une démarche difficile qui ne peut être motivée que par la connaissance de l’intérieur de l’exposition au risque par une personne « qui sait bien ce qu’elle a fait » (Act Up). De ce fait, toute demande devient légitime et tout refus ne peut être assimilé qu’à une injustice, si ce n’est à un scandale qu’il faut dénoncer avec vigueur.

  • À l’opposé, le dogmatisme des épidémiologistes est scientifique. Ces derniers sont attachés aux standards idéaux de leurs méthodes, même lorsqu’ils sont improbables. Ils ont foi dans les chiffres qu’ils produisent, même s’ils savent que leur fondement est mouvant. Les situations concrètes d’exposition aux risques, avec leurs multiples variations, ne font pas partie de leur univers : ils n’ont pas de contact avec les patients, et les chiffres théoriques ténus des probabilités de transmission pour différentes pratiques sexuelles, notamment dans le cadre de la sexualité orale, les autorisent à élaborer des recommandations qui peuvent sembler excessives ou hasardeuses aux autres acteurs. Dans le cas présent, le moyen de gérer l’incertitude de leurs données est de conseiller une prescription plus ciblée, donc plus étroite et mieux contrôlée. Ainsi, pour les uns, le risque est appréhendé sur des variables sélectionnées au moyen d’opérations mathématiques et fait partie de la routine de la vie professionnelle. Pour les autres, le risque est un événement de la vie insupportable, qu’il faut éviter à tout prix.

  • Dans cette configuration, les cliniciens ont une position intermédiaire, pragmatique. Ils savent que la probabilité de transmission est faible, que l’efficacité du traitement est indéterminée ou limitée et que l’adhérence au traitement est mauvaise, mais ils sont en contact direct avec les patients, avec leur demande pressante et leur angoisse[13]. « L’élément moteur, dans la prescription, c’est l’angoisse du patient, ou sa capacité à la gérer » (clinicien, urgentiste). De fait, ils jouent un rôle de passeurs entre les exigences des membres des associations et la rigueur des épidémiologistes : ils comprennent les deux positions, mais les jugent excessives. Ils se livrent à un bricolage, en fonction des contraintes et des ressources dont ils disposent. Et ce bricolage fait partie intégrante de la dimension empirique de la médecine en actes. Comme il fait partie du travail politique qui consiste au premier chef à établir des arbitrages, notamment entre des objectifs contradictoires, à s’efforcer de maintenir la balance entre différentes catégories de citoyens, tout en évitant les débordements sociaux ou médiatiques, enfin, à tenir compte des réalités du terrain pour dévier d’objectifs théoriquement meilleurs.

Ainsi, les acteurs appartiennent à des instances dont les missions sont différentes : mesurer, administrer, traiter, contester et exiger. Leur présence dans le même « forum hybride » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001) les amène cependant à chercher des terrains d’entente pour aboutir à des consensus, pour arriver à la rédaction concertée d’une circulaire. Ce consensus ne s’obtient pas en équilibrant les points de vue de tous. Il a pu au contraire se faire au détriment de certains acteurs. Ainsi, un représentant d’Act Up a manifesté une forte opposition aux conclusions que l’InVS a tirées du suivi des prescriptions de prophylaxie pour accidents d’exposition sexuelle au VIH et aux recommandations qu’il a formulées sur cette base. Cela a donné lieu à des échanges très vifs. Et les représentants de l’InVS ont été mis à l’écart par la DGS alors qu’ils avaient un rôle central dans la rédaction de la première circulaire et qu’ils devaient être chargés de sa révision. Des réunions ont ainsi été organisées sans eux. Leur avis n’a plus été pris en compte. Une autre institution, l’AFSSAPS, a été chargée par la DGS de prendre le relais au motif que, dans cette deuxième phase, le problème principal était celui de la pharmacovigilance[14], de la tolérance au traitement — selon les choix d’associations de molécules — et du contrôle de ses effets secondaires. La DGS a ainsi clairement fait le choix de privilégier le point de vue des associations face à une institution publique sur laquelle elle s’appuie habituellement pour le suivi de l’évolution des maladies en France, donc avec laquelle il lui est nécessaire de travailler. En passant le relais à l’AFSSAPS, elle déplaçait le problème, mais aussi elle s’adressait à des acteurs proches des cliniciens, voire eux-mêmes cliniciens, et, même si leur pratique s’était cantonnée à des essais de médicaments, il faut souligner que ceux-ci se font dans un cadre clinique, face à des personnes, qui sont objets d’une attention spécifique, alors que les épidémiologistes font usage d’ « outils d’objectivité à distance » (Barbot, sous presse).

Conclusion

La question de la portée du cas particulier présenté ici se pose légitimement. Nous trouvons-nous devant un cas d’espèce ou les phénomènes observés sont reproductibles dans d’autres contextes, pour d’autres pathologies? Il est certes difficile d’apporter une réponse définitive à cette interrogation. Nous aurions néanmoins tendance à penser que la gestion collective de la PAES/VIH exerce un « effet de loupe » sur des processus sociaux qui auront tendance à se développer et qui s’inscrivent dans une « modernité thérapeutique participative » (Dodier, 2003; Barbot, sous presse) fondée sur le respect de la volonté des usagers et s’inscrivant dans une montée de l’individualisme repérée depuis de nombreuses années, mais qui trouve ici une manifestation emblématique.

Au centre de la controverse que nous avons analysée se situe un conflit d’expertise. Et nous voyons affirmée l’existence d’une expertise profane (Paicheler, 2002), malgré le côté paradoxal de l’association de ces deux termes. L’affrontement se focalise sur l’opposition de la mesure et du vécu. Il s’agit tout d’abord pour les membres des associations de lutte contre le sida d’invalider la mesure, ou d’occuper son territoire. Dans cet objectif, sont contestés les instruments, les opérations de mesure et les données produites, et ce, à plusieurs niveaux. L’infection à VIH, la maladie, la mort sont incommensurables : ce ne sont pas des événements qui peuvent se réduire à des équations. Ce sont des scandales qu’il s’agit de dénoncer. En revanche, les associations ont une exclusivité sur le territoire du vécu : elles veulent en transmettre la singularité, le sens et la dimension émotionnelle. Elles considèrent que c’est l’expérience concrète — et non les chiffres — qui doit faire autorité. L’expertise des scientifiques, des professionnels serait selon elles une production de mercenaires motivés par des motifs abstraits quand ils ne sont pas cyniques. Elles les présentent comme les suppôts d’un pouvoir qui se montre pourtant très enclin à transiger et à défier les règles habituelles du fonctionnement institutionnel. Ils seraient enfermés dans des routines, imperméables au malheur d’autrui. À ces procédures établies, il s’agit d’opposer la subversion et d’atteindre non plus un consensus balancé entre les différents acteurs, mais un accord sur les positions extrêmes des acteurs qui se présentent comme les plus impliqués, atteints qu’ils sont dans leurs corps mêmes. De fait, la confrontation est ramenée dans le territoire du politique, par un jeu d’occupation et d’expulsion. Alors qu’il est couramment affirmé que nous vivons dans l’ère du gouvernement des experts, nous observons des phénomènes contraires : les experts sont rejetés hors du jeu politique où reviennent en force des processus de dramatisation, où images fortes, narrations exemplaires et émotions prennent la prééminence et où l’efficience et la rationalité sont déqualifiés.

Quant à la problématique du risque, elle devient centrée sur la question de l’exposition. Afin de surmonter l’obstacle que représenterait un tel investissement politique et financier dans un risque aussi insaisissable que ténu, elle se centre sur la singularité des situations tout en opérant une montée en généralité qui se fonde sur les valeurs morales du rejet de la discrimination et d’un droit à la protection de la vie.