Corps de l’article

I

Une paille très haut dans l’herbe

ce léger souffle à ras de terre :

qu’est-ce qui passe ainsi d’un corps à l’autre ?

Une source échappée au bercail des montagnes,

un tison ?

On n’entend pas d’oiseaux parmi ces pierres

seulement, très loin, des marteaux[1]

Dans un poème repris dans le recueil Airs de 1967, Jaccottet évoque l’image d’un souffle faible, cherchant la continuité « à ras de terre ». S’y trouve juxtaposé le mot de « paille » indiquant une verticalité frêle qui n’est pas sans rappeler l’image de l’homme : le « souffle » est aussi ce qui passe d’un syntagme nominal à l’autre, ce qui fait tenir deux sens opposés (vertical et horizontal) dans un mouvement de tissage, laissant après lui ces vers qui se terminent successivement en e muet, comme pour mimer ce qui est destiné à s’effacer. Entre les deux strophes se partagent aussi deux pôles, celui de la singularité et celui de la pluralité (une paille, une source, un tison / oiseaux, pierres, marteaux), créant des effets d’échos, entre l’Un et le Multiple. L’opposition sémantique est à observer également dans le choix des termes du dernier vers de la première strophe : source et tison. Le souffle est ainsi comparé à la fois à une origine nouvelle et à la quasi-fin d’un cycle de vie (que semble mimer l’interruption rythmique) : comme si « l’ancien souffle lyrique » (Mallarmé), s’interdisant désormais le libre épanouissement des mots, parce que trop tardif, continuait à couver. Le redoublement de « souffle » en « source » nous laisse pressentir cette reprise de la vocalisation qui préfigure un chant poétique.

Le distique formant la deuxième strophe suggère l’absence d’oiseaux, dont le vol et le chant sont remplacés par la juxtaposition de « pierres » et de « marteaux » évoquant efficacement une étendue déserte ; c’est sur ce fond que le souffle imperceptible est placé, comme le signe d’une figure absente. Cette formule oxymorique indique un mode d’apparaître spectral et éphémère : Jaccottet s’obstine ainsi à figurer sous diverses formes cette présence à la limite de l’absence, comme si cette négativité était originaire et qu’elle alimentait même son écriture — « Je dévore comme nourriture souhaitable ce qui n’est peut-être qu’absence[2] », écrit Jaccottet dans une note de 1962.

Nous nous proposons d’interroger dans cet article cette figuration d’absence chez Jaccottet, qui s’exprime à travers un motif symbolique qu’il a privilégié dans les années soixante, à savoir ce souffle qui, par sa présence invisible même, semble soutenir le vide et l’absence, les modeler ou moduler : c’est un mot ou à peine une image, « fantomatique[s] comme un souffle indistinct[3] », pour citer l’expression de Pierre Fédida.

L’absence est d’abord celle du sujet je : on peut rappeler la leçon du détachement de soi réitérée par Jaccottet, en quelque sorte conforme à la tendance à la dépersonnalisation volontaire du sujet depuis Mallarmé. L’image blanche du souffle, par son invisibilité et par son rythme, devient inséparable de l’élaboration du langage poétique chez des poètes comme Jaccottet, se proposant comme l’indice métonymique du sujet en son retrait. On pourrait dire, en citant l’expression de Blanchot sur Rilke, que la poésie est parfois conçue chez Jaccottet comme « l’intimité respirante, par laquelle le poète se consume pour accroître l’espace et se dissipe rythmiquement[4] ». Le souffle peut ainsi représenter pour Jaccottet le support matériel du sujet en son absence, en sa perte de conscience, cette « présence absente que l’espace a bue[5] » de Rilke ; montant du vide non seulement spatialisé, mais aussi temporalisé, c’est-à-dire du blanc et du silence, il dissémine, comme le support de la voix, les mots qui vont former un réseau fragile sur l’air ou sur la feuille.

Pour revenir aux poèmes laconiques du recueil Airs, on observe que l’évocation du souffle va souvent de pair avec le recul du je, ce qui se manifeste à travers plusieurs marques formelles : dans le poème cité plus haut, ce sont les déictiques, les interrogations et la modalisation (« seulement ») ou encore le pronom on qui signalent le je derrière la scène énonciative : ces dispositifs semblent constituer le geste discret d’un « simple doigt tendu[6] » au profit du je qui (s’)impose le sens. Il n’est pas étonnant que le titre même du recueil, Airs — dont le pluriel renvoie évidemment à la polysémie, à savoir l’air matériel, la mélodie, voire l’errance (« erre ») — indique le je qui, en se laissant presque oublier, s’interrompt et s’interroge[7].

Ainsi lit-on dans un autre poème d’Airs publié en même temps : « Qu’est-ce qui se ferme et se rouvre / suscitant ce souffle incertain / ce bruit de papier ou de soie / et de lames de bois léger ? » (P, 127). L’image est encore comme tracée en négatif ; elle suggère un mouvement analogue à celui de l’expansion et à la contraction pulmonaire qui, faisant alterner l’exhalation et l’inhalation, le dépliement et le repliement, provoque un autre bruit aimé de Jaccottet : le froissement subtil et presque imperceptible des matières fines, autre signe de la présence absente, bruissement jadis oraculaire, rapporté par des poètes comme Hölderlin ou Leopardi. L’absence serait cette fois celle du divin, de l’inspirateur qui confère leur sens aux mots et aux êtres et est responsable de leur unité et de leur cohérence.

On sait que les traditions mystique, religieuse et philosophique de l’Occident comme de l’Orient font largement usage de ce motif du souffle animant le corps, semant la vie, comme le symbole d’un principe divin invisible, sinon métaphysique. Si c’est une généralité, on n’a pour ainsi dire pas fini d’explorer la puissance imaginative qu’il dégage dans la poésie de Jaccottet et dans celle de ses contemporains[8]. Le souffle, pour emprunter l’expression nietzschéenne, semble y circuler encore comme « l’ombre de Dieu », voire comme l’ombre de la métaphysique.

Avant que la suite de poèmes Leçons (1969) ne mette en relief le rôle du souffle de la vie (quelques séquences évoquent le poète assistant à une agonie), Jaccottet, dans ses notes ou ses textes en prose, faisait appel à ce motif en tant que figure indéfinie perturbant la limite traçable entre le moi et le non-moi, le corporel et le spirituel. On peut se demander s’il est possible d’associer ce caractère d’entre-deux à une sorte de « troisième genre » — ni intelligible, ni sensible, ni modèle, ni copie — tel que Platon l’introduit dans le Timée, c’est-à-dire à la chôra : ce lieu sans lieu — sorte d’arrière-fond hors du représentable caractérisé comme « le réceptacle et comme la nourrice » (Timée, 48e-49e), « comme dans un rêve » (52b), — est l’indistinction première appelant nécessairement à la comparaison, à la figuration[9].

C’est en particulier dans La semaison que ce souffle indistinct et inclassable devient un leitmotiv d’écriture. Dans une note dense de 1960, souvent citée, l’acte seul de respirer est représenté comme ce qui échange l’air du dedans et celui du dehors, l’organique et l’atmosphérique, mettant ainsi en jeu la limite ou l’enveloppe du moi :

Dehors, dedans : que voulons-nous dire par dedans ? Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? La page blanche est du dehors, mais les mots écrits dessus ? […] le mot a d’abord été en moi, puis il sort de moi et, une fois écrit, ressemble à un entrelacs, à un dessin dans le sable […].

Mais le dedans que nous opposons au dehors […] n’est nullement dehors, nullement dedans : comme les ondes émises et reçues, il circule, et se matérialise s’il se heurte au dehors. Deus interior intimo meo, Dieu plus intérieur que moi-même, absolument intérieur, absolument pas dehors. Dieu, dedans de la parole, Souffle. Parole-passage, ouverture laissée au souffle. […] Rien n’est achevé. Il faut sentir cette exhalation, et que le monde n’est que la forme passagère du souffle.

S, 42-43

Derrière la formule augustinienne de l’intimité extrême de Dieu semble se profiler ici le souffle hymnique de Hölderlin et sa remémoration de l’éther d’Empédocle, cette âme du monde entourant la terre et pénétrant les corps. Ici encore à l’intérieur de cette double référence chrétienne et grecque, ce souffle est ce qui ignore radicalement la contradiction logique, incarnant à la fois une puissance transcendante d’animation et une force immanente inscrutable, assurant sans rupture le passage entre l’expiration et l’inspiration.

Issu de la pensée, qui n’a « ni forme, ni poids, ni couleur » (S, 42) sur la tablette mentale, le mot-souffle sort et s’inscrit sur le subjectile de la page blanche. Au moment où la pensée s’articule, le mot est, comme dans un rêve, à l’orée de l’image, comparé ici « à un entrelacs, à un dessin dans le sable » ou aux « hiéroglyphes sur les plages » (P, 38) dans un poème antérieur à cette note, s’effaçant à mesure de son inscription, sans origine ni fin. Le mot, en se séparant du je, peut ainsi ressembler à des graffiti anonymes laissés sur une plage, sur une muraille : sans doute doit-il être un/le « passage » entre l’inscription définitive d’un sujet et le véhicule d’une mémoire collective entassée, pour citer l’expression de Jaccottet, « dans les soubassements de notre pensée et de nos rêves[10] ». On entrevoit également ici le souvenir des romantiques chez qui le poète représentait la voix de tout, surtout celui de Hölderlin qui, marqué par l’hymne pindarique, souhaitait un retour pacifiant dans la Nature.

Le « passage », autre mot-clé de Jaccottet dont on ne saurait trop souligner l’équivocité, met discrètement en relief non pas les deux extrémités qui se confrontent, mais le suspens passager, le milieu en mouvement, l’ouverture et le tracé ; significativement, Jaccottet l’a fait rimer avec « message » dans un poème (P, 77), comme si cette idée de traversée, d’« à travers », de trans ou de messager, était elle-même son message[11].

« Rien n’est achevé […] » : Jaccottet valorise ainsi l’inachèvement de l’oeuvre, voire celui de la vision du monde, en laissant circuler ce souffle dans un mouvement scandé par la diastole et la systole, en remettant en route la conspiration du moi et du monde, de l’homme et du divin. Plus que le poème et la note, le texte en prose essaie de capter le monde en transition comme en changeant d’air. On le verra dans un texte contemporain du recueil Airs, où le souffle devient l’indice du passage de ses figures absentes.

II

Dans le premier texte de Paysages avec figures absentes, qui donne son titre à l’ensemble du recueil, Jaccottet commence justement par la recherche du souffle ou du murmure dans la quotidienneté environnante de Grignan. Même si le cycle des mythes semble clos, ce texte, par le truchement de la description et de la narration, présente encore des figures fuyantes, met en scène l’inachèvement du deuil du divin.

Dans cette prose publiée pour la première fois en 1964, la saison choisie est l’hiver, saison où, le paysage étant dépouillé de tout ornement, l’on est obligé de se recueillir, de se retourner vers la terre d’où vont secrètement germer de nouvelles vies, comme le laissent entendre certains poèmes d’Airs. Si l’automne est le soir de l’année, temps de la récolte et du souvenir, l’hiver sera celui du « tison » : son mode est celui de la réminiscence, car celle-ci est, comme chez Hölderlin, l’oeuvre des poètes par excellence.

Le poète qui cherche à vivre ici, cherche la lumière de là-bas, en l’occurrence, celle de l’Antiquité, « la lumière philosophique » de Hölderlin, dont la grâce lui transparaît à travers l’imaginaire de tableaux — de Poussin ou de Lorrain — qui constituent des scènes de son paysage mental. Ce « paysage » donc, pour paraphraser Stierle, est ce qui offre au sujet lyrique un cadre dans lequel son identité problématique tente de se situer face à la société qui le nie[12]. À l’intérieur de ce cadre, le sujet lyrique, comme pour marquer son existence aléatoire, fera s’articuler le voir et le dire, le phénomène et le logos, le lieu et la formule.

On sait cependant que Jaccottet doit abandonner l’immédiateté de la vue au profit de la patience de l’écoute ou de la lenteur du ressouvenir dans un texte comme celui-ci ; il faut quitter le visible à un moment donné et tendre les oreilles, car le non-visible est pour lui « le plus révélateur et le plus vrai » (PFA, 27). L’attention que Jaccottet accorde ici au non-visible, d’abord à l’ouïe — retardant le plein de la vue — peut naturellement avoir un sens religieux (l’écoute de la voix de Dieu), voire évoquer Empédocle : « Méfie-toi de ce trop grand crédit qu’on accorde à la vue de préférence à l’ouïe […][13] ». En effet, c’est le régime général de l’image qui était mis en cause à l’époque : la fixation de quoi que ce soit par une image symbolique est même rejetée, le texte lui-même prenant la forme d’une succession de « dessins dans le sable », renouvelant la trace de l’absence. Le poète fait ainsi appel au mot de « transfiguration », mot qui peut être associé au souvenir de Hölderlin : « comme si le sol était un pain, le ciel un vin » (PFA, 10). Il doit cependant montrer qu’il écarte ce mot trop chargé du sens théologique chrétien qui l’étouffe et l’achève malgré son préfixe trans : « ce sont les choses seules qui se transfigurent, n’étant absolument pas des symboles, étant le monde où l’on respire, où l’on meurt quand le souffle n’en peut plus » (PFA, 19 ; nous soulignons). Le choix d’un terme religieux est donc délibéré. Par ailleurs, avec ce geste d’effacer à moitié son discours, le poète nous place dans l’aire intermédiaire entre la chose et le symbole, la présence et l’absence, comme dans un rêve.

C’est la rumination de ce qu’il a vu, une déambulation dans le souvenir qui aide Jaccottet à transformer le terrain familier en une sorte de panthéon dispersé ; dans cette espèce de promenade initiatique inaugurant la dissociation du moi, il pense au « “Trésor” de Delphes » (PFA, 26) et croit alors sentir « l’immémoriale haleine divine » (PFA, 31). Jaccottet, faisant allusion aux « éternelles figures du Désir [14] » (PFA, 33) dans les tableaux de la Renaissance, superpose le réel à son imaginaire, signale qu’il se réfère en quelque sorte à la mémoire de ce qui n’a pas eu lieu, et ce, poussé par le désir de retrouver les liens avec le sacré révolu qui se présente sous les signes grec et polythéiste. Cette origine lointaine dans le savoir semble, comme chez Hölderlin ou Nietzsche, encore accessible à Jaccottet par moments. Le souffle remplit alors une fonction capitale dans le non-visible : c’est le passage d’air dans les narines qui semble déclencher comme chez Proust ce flottement du monde présent et sa conjonction avec le lointain passé : Jaccottet évoque ainsi ce « parfum […] comme montant d’un autre monde » (PFA, 15). Le souffle qui apporte le parfum semble assurer la survivance ancienne : « Dans l’intérieur de ces lieux était un souffle, ou un murmure, à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais, déchirant de fraîcheur, déchirant de vieillesse » (PFA, 29-30). C’est le moment où le plus lointain passé semble correspondre à l’intimité la plus profonde du poète, où celui-ci accuse volontiers le trouble de sa mémoire, comme s’il rejoignait un domaine infra-subjectif et pré-individuel, « les soubassements de notre pensée et de nos rêves ». Alors, le sujet je ne s’affirme pas face au monde historique ou naturel, il l’intériorise comme celui-ci l’incorpore ; il est en continuité, en relation chiasmatique avec celui-ci[15]. Cet appel anachronique conjugue aussi l’expérience du temps avec celle du lieu : « Aire choisie, délimitée par le vent, site d’obélisques semés par le souffle d’un Passant invisible, tout de suite et toujours ailleurs… » (PFA, 16). Jaccottet rapproche bientôt cette idée d’un lieu circonscrit par l’air, de celle du « paradis » (PFA, 23) dispersé sur la terre — dont avaient parlé avant lui Novalis, puis Gustave Roud. Chez un poète post-romantique stigmatisé en figure errant dans les ruines, les obélisques et les colonnes se prêtent aisément à la reconstruction mentale du temple détruit, à l’intérieur duquel on pouvait, protégé par l’enceinte, se recueillir collectivement [16]. Cette intimité secrète de l’espace en quelque sorte maternel, Jaccottet la désignera successivement par des formules spatiales telles que « cercle de collines », « enclos » et enfin « centre » : « Qu’est-ce qu’un lieu ? Qu’est-ce qui fait qu’en un lieu comme celui dont j’ai parlé au début de ce livre, on ait dressé un temple, transformé en chapelle plus tard : sinon la présence d’une source et le sentiment obscur d’y avoir trouvé un “centre”[17] ? » Le souffle nous emmène à présent à ce lieu symbolique associé à la structure du temple. Et la réponse par excellence à la question « Qu’est-ce qu’un lieu ? » peut être dieu, comme si la paronomase n’était pas dénuée de sens, comme si les dieux et leurs lieux étaient inséparables[18] (cette citation extraite de Clara de Schelling dans une note de 1987 viendra confirmer le souci du poète, à vingt ans de distance : « Il y a aussi un mystère propre que recèle le lieu comme tel […]. Les oracles des Anciens n’étaient-ils pas non plus liés à certaines régions, n’avaient-ils pas une place déterminée […][19] ? »).

Ainsi on trouvera de manière dispersée, dans l’oeuvre de Jaccottet, de telles formules évoquant le mystère de la situation de la parole, de sa proximité distante, temporelle ou spatiale. Tout comme le début de « Patmos » de Hölderlin — « Tout proche et difficile à saisir, le dieu[20] ! » —, Jaccottet, à proximité de quelque chose qui convoque ce représentant du divin, se trouve d’emblée dans le pli du proche-lointain, du dedans-dehors, dans un centre « dont la circonférence est nulle part », semblable à celui de Pascal. L’ombre du divin inspirateur resurgit par intermittence dans ce recueil : « la phrase qui semble m’être soufflée » (PFA, 63), exprimant la « tranquillité dans le centre » (PFA, 106). Ces formules sont lourdes de signification, car c’est comme si Jaccottet obéissait au Verbe ou au Logos et transcrivait cette parole divine censée être naturelle au plus haut degré. En plus du pneuma que nous avons évoqué, semble ici resurgir la phônè, cette voix sans origine qui traversait le paysage grec, à la fois intérieure et extérieure aux signes. Mais, il nous faut ajouter que son écriture ne peut plus être « pneumatologique » (c’est-à-dire destinée à être tout de suite comprise, et même à effacer son être-là[21]), car même si Jaccottet reste platonicien par sa formation, il demeure au fond étranger à la critique de l’idéalité du sens par la philosophie. Chez Jaccottet, c’est l’indétermination qui est la praxis de la pensée : en faisant alterner l’évocation et l’effacement, celle-ci tâtonne, touffue d’hésitations et d’auto-contradictions.

En effet, la part capitale d’ambiguïté réservée à l’écriture, cette suspension du sens au bord de l’obscur, peut être associée à l’absence (du sens) de Dieu — de la métaphysique, de la religion : l’échelle de l’idéalité soutenant le monde en dehors du monde ne semble plus de mise, car elle était désertée par le Dieu garantissant les conditions du sens en tant que signifié transcendantal. Cette question de Jaccottet dans L’ignorant semble l’expression même de la déréliction de l’homme : « Où est le donateur, le guide, le gardien ? » (P, 63).

« “[J]e” ne suis jamais athée », écrit Blanchot, c’est-à-dire que le je comme centre s’affirme toujours par rapport à un je d’altitude, et que l’athéisme véritable doit signifier le retrait simultané des deux « je ». C’est là l’optique de la théologie spéculative selon laquelle le retrait de l’instance universelle fait s’écrouler la légitimité sémantique du singulier : l’athéisme, pour Blanchot, n’est qu’une pure prétention tant que le sens peut s’offrir au regard comme lumière ou unité[22]. « L’incertitude » tant mise en relief par Jaccottet témoignerait aussi de ce vacillement de la conscience à la première personne, répercuté au niveau énonciatif. C’est encore par Hölderlin qu’on peut établir un lien entre ces deux auteurs en apparence si éloignés. S’il est, comme Jaccottet l’écrit à propos des derniers hymnes de ce dernier, « difficile de tirer un sens même des poèmes les plus retouchés et les plus hagards » et qu’il semble que « tout alors se rapproche (tout, c’est-à-dire à la fois les dieux et les choses, mais aussi bien les pensées […]) » (PFA, 152), c’est peut-être aussi que le recul du « gardien » fait basculer la perspective individuelle dans laquelle peuvent s’agencer les réseaux de renvoi et se constituer les rapports de significations. Tout se passe comme si, longtemps après Hölderlin, un autre poète repartait à la recherche obstinée de leur « souffle incertain » ou encore de leur « ombre respirante[23] », dans le but de réordonner ses mots et d’y retrouver sens, de revivifier ce qui n’est plus que l’agrégat des signes sur la surface ; comme si, pour emprunter l’expression à Jaccottet lui-même, il tentait de « découvrir, inventer […] le chant de l’absence […], la respiration de qui se trouve sur un rivage au-delà duquel s’étale à l’infini un abîme » (ES, 171).

« Le chant de l’absence », telle serait la formule de Jaccottet, à comprendre surtout au sens du génitif subjectif, c’est-à-dire que c’est l’absence même qui chante : presque quarante ans après, Jaccottet redécouvre cette « musique [qui] naît du sentiment de la fin » chez Maurice de Guérin qui, « comme Roud, […] trouve la voix au moment où il s’effraie du tarissement de son inspiration[24] ». Le départ des Muses, on le sait, c’est ce que doivent ressasser les voix majeures de la modernité : Blanchot creuse la négativité en disant, à propos de Celan, que même des énoncés comme « Dieu est mort » ou « l’homme est mort » font partie d’un langage encore puissant et ne soulignent pas assez « l’oubli, la défaillance, l’indigence — l’extinction du souffle : seules marques de poésie[25] ».

Dans un monde sans Dieu ni dieux, monde où la terre est dégagée de toute finalité, un poème n’est plus qu’un hymne de rien[26], « psalmodié à deux doigts au-dessus de la terre » (S, 47), tout comme le souffle flottant « à ras de terre », ayant perdu de vue le ciel ou le céleste. Pour Jaccottet, être cloué au sol ne signifierait sans doute qu’être en deuil du céleste, avoir perdu la possibilité du vol et de la vue à partir du dehors du monde, et on pourrait peut-être dire que l’oeuvre elle-même, à la limite, ne cesse de dire cela, au-delà de telles ou telles suites dites « du deuil ».

Il est significatif que la seule issue conçue par Jaccottet soit l’insouciance totale, c’est-à-dire l’état affranchi à la fois de la mémoire et de l’oubli, comme semble le dire ce passage du poème d’Airs que Jaccottet lui-même cite au début de Paysages avec figures absentes : « Peut-être maintenant qu’il n’y a plus de stèle / n’y a-t-il plus d’absence ni d’oubli » (PFA, 32). Pas une stèle, ni même une trace : car parler de l’absence du divin serait aussi en quelque sorte continuer à croire en son retour, c’est « même le seul discours capable de garder pure la transcendance divine » comme le dit encore Blanchot[27]. Jaccottet, au lieu de feindre d’accepter l’incroyance, interroge la possibilité qu’il y a encore de croire sans croire au sens strictement religieux, autrement dit, il pose la question de « la fidélité » (ES, 88 ; italiques de Jaccottet), question lourde de sens, comme si être fidèle à quelque chose, être fidèle dans l’oubli de soi, voire du Dieu était la condition capitale du bonheur : « Il me semblait, peut-être à tort, que n’importe quelle insouciance de Dieu était préférable à ce glacial et placide usage de son nom » (ES, 74).

« En baptisant nos abîmes du nom de ‘‘Dieu’’, nous commettons deux erreurs, écrit Jean-Luc Nancy, nous comblons les abîmes, en leur attribuant un fond, et nous blasphémons […] le nom de “Dieu”, le nom en en faisant le nom de quelque chose [28]. » Ainsi le poète est-il justement celui qui refuse de réifier et de classer cette béance, au risque de tomber dans l’agnosticisme. Un passage souvent cité de la fin de Paysages avec figures absentes dit ceci : « En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre […] c’est la pensée qu’il y a de l’inconnu, de l’insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l’histoire l’a nommé tour à tour » (PFA, 179 ; italiques de Jaccottet). Absolue certitude de l’indécidable, seule foi en l’incroyable ; simultanément, la transcendance vire à l’immanence[29], devient cette extériorité intime telle qu’elle est exprimée dans la note de La semaison que nous avons citée plus tôt. Jaccottet poursuit en effet : « Réfléchissant à cela, j’en arrive à constater que néanmoins, en tout cas, il m’oriente, du moins dans le sens de la hauteur » (PFA, 179 ; italiques de Jaccottet). L’image peut être celle d’un homme qui tombe vers le haut comme l’Empédocle hölderlinien, ou encore, comme le dit Jaccottet lui-même, celle du « vol de l’âme vers l’abîme des hauteurs » (ES, 88).

Le fait que Jaccottet en arrive à mettre en question cette double altérité, celle de l’au-delà comme celle de l’en-deça mérite réflexion. Le poète semble nous signaler que sa subjectivité est clivée par cette double figure de l’autre — qu’il a aussi appelé « le Tout-autre », en lui attribuant l’image du souffle (S, 39) —, à savoir celle de l’autre transcendant qui se porte garant de son être et celle de l’autre de la pensée, de l’ordre de l’affectif et du somatique bordant la conscience : Dieu et l’inconscient. Or, la métaphysique moderne, tenue de supposer la pleine maîtrise du sens par la subjectivité posée comme fond, postule Dieu comme opérateur de ce système et se voit obligée d’écarter l’inconscient. Du fait qu’ils s’excluent l’un l’autre, s’établit entre eux un parallèle. Mais la poésie, aux côtés du mysticisme et de la religion, subsistant en marge de cette certitude de la ratio, assurerait en quelque sorte la survivance de ces deux figures de l’autre, le divin et l’affectif, impossibles à rationaliser, à ranger dans le cognitif. Comme on le sait, Freud a rapproché le fondement du sentiment religieux de l’inconscient. Citons ici, à titre de comparaison, la célèbre formule de Lacan qu’on rapproche du panthéisme-athéisme spinoziste : « La véritable formule de l’athéisme n’est pas que Dieu est mort […] c’est que Dieu est inconscient[30]. »

C’est bien Hölderlin qui avait mis en rapport, au moyen de sa réflexion spéculative, le divin et l’inconscient. Si l’homme est le lieu de la conscience, les dieux, dans l’inconscience totale, ont besoin de l’homme pour s’éprouver eux-mêmes. Ainsi, on lit, dans une variante de l’hymne « Le Rhin » : « Les Bienheureux n’ont aucun sentiment d’eux-mêmes[31] ». La figure du poète devant « rester debout, tête nue […] sous les orages de Dieu[32] » est ainsi conçue, à l’instar de celle du Christ et de celle d’Empédocle, comme « Conciliateur » entre le Dieu et l’homme, entre l’inconscient ignorant toute limite et la conscience bordée par la finitude. On peut se rappeler ces mots frappants de Hölderlin jeune impressionné par Spinoza « athée », et brûlant du désir d’Absolu, de Dieu : « Mais que faire alors de la foi de mon coeur, qu’anime de façon irrécusable le désir d’éternité, de Dieu ? Mais n’est-ce pas ce que nous désirons qui inspire les plus grands doutes ? […] Qui donc nous aidera à sortir de ce labyrinthe ? Le Christ[33] ». Une phrase du début de La Promenadesous les arbres de Jaccottet, là où il interrogeait même ce que serait pour lui « l’expérience poétique », résonne étrangement : « Comment nierais-je cette rage de l’Absolu[34] ? ».

À la fin de Paysages avec figures absentes, à propos de Hölderlin justement, Jaccottet, avant d’évoquer les figures du Christ et d’Empédocle, rappelle la rencontre du poète allemand avec l’Illimité qui a paru « dans le monde ou à travers le monde (ici, dans ou à travers le fleuve) » (PFA, 146 ; italiques de Jaccottet), c’est-à-dire le Neckar ou le Rhin, comme une sorte d’apparition incarnée : « Ainsi dans certaines figures du monde visible, c’était l’Inconnu, l’Invisible, l’Infini qui venait à sa rencontre » (PFA, 147). C’est ainsi que Hölderlin assigne à son Empédocle l’acte de suicide qui se traduit par cette fusion avec l’infini.

L’invisible absorbant le visible, l’Illimité engloutissant la limite : Jaccottet appellera « le saisissement, la stupeur » (PFA, 147) ce moment « bienheureux » où disparaît en quelque sorte la conscience individuelle. Cette « stupeur », quasi synonyme de « l’expérience poétique », faisant croire « que le monde est continu, qu’il ne peut y avoir aucune rupture absolue » (PSA, 27), ne semble pas sans rapport avec « l’Ouvert » rilkéen, même si Jaccottet, alors qu’il situe Rilke par rapport à Hölderlin dans le dernier chapitre de Paysages avec figures absentes, n’a pas été pas tenté par ce rapprochement. L’« espace angélique » fondant le visible et l’invisible, dont l’accès est possible par cette sorte de stupeur animale impliquant la totalité de l’être sans que l’on ait la conscience, sans que l’on ait recours à la représentation — Rilke lui-même l’explique ainsi : « cette liberté indescriptiblement ouverte qui, pour nous, n’a peut-être ses équivalents, extrêmement momentanés, que dans les premiers instants de l’amour, quand l’être voit dans l’autre, dans l’aimé, sa propre étendue, ou encore l’effusion vers Dieu[35] ».

Pour Jaccottet compte aussi cette sorte d’indistinction primitive, souvent exprimée comme le moment d’absorption de soi par le monde sensible — cet oubli de soi, cette absence du je, quasi ek-statique. Comme pour revenir au « rapport affectif le plus confiant avec le monde extérieur[36] » qu’a l’animal, ou la plante, la poésie doit servir d’ouverture à un monde avant tout sensible, c’est-à-dire libéré du souci de la constance intelligible que prétendent assurer les diverses formes du savoir ou celles de la foi. Cette note de 1971 en témoigne : « Brûler, en esprit, tous ces livres, tous ces mots — toutes ces innombrables, subtiles, profondes, mortelles pensées. Pour s’ouvrir à la pluie qui tombe, traversée de moucherons, d’insectes » (S, 157). Une des difficultés majeures du poète consiste à parler ce langage sans accent codé, c’est-à-dire mystique ou religieux, tout en restant à proximité, « avec tout le savoir dont notre conscience est chargée » (S, 99 ; italiques de Jaccottet). En dehors de tous les savoirs et de toutes les pensées dogmatiques, il faudrait s’exposer en quelque sorte à la force de la physis, entendre ce murmure destiné à personne et sans vocation. Si l’oracle n’a décidément pas lieu, il nous restera ce moment vide et indéfiniment ouvert qu’il faudrait accepter comme tel : c’est ce qu’écrit également Jean-Christophe Bailly dans Adieu, livre pour lequel Jaccottet exprime une sympathie profonde dans La seconde semaison (SS, 208).

III

Tout au long de son parcours, Jaccottet, comme on le sait, insiste sur une autre façon d’être mené à cette sorte d’ouverture : l’émotion suscitée par la musique, là où le pouvoir des Muses semble persister sous forme d’un pur affect sensible. Bien plus que les bruits de la nature ou les chants d’oiseaux, c’est la musique qui nous porte à cet état d’euphorie, de transe. On dit souvent des « “inflexions” singulières » (S, 259) propres à certains poètes, de leur « musique », qu’elles dessinent une trajectoire mentale, hybride, d’espace-temps, comparable à ce que Rilke appelait Weltinnenraum (espace intérieur du monde) ou encore « espace angélique », un « espace aussi intact que l’intérieur d’une rose[37] ». Jaccottet semble s’en inspirer quand il évoque, à propos de Schubert, « l’ébauche de temple dessiné par Hölderlin vieux, le modèle d’architecture intérieure, la rose sonore qui s’épanouit à chaque écoute » (S, 274). On voit bien que ce passage sur la musique sert en quelque sorte de point nodal à ses diverses figurations imaginaires : réapparaît ici la structure du temple aérien hébergeant l’intime, tel le « feuillage de notes comme abri » (S, 250) ; mouvementée, la musique se présente comme l’écriture hiéroglyphique évanescente donnant aspect au vide et au silence.

« La rose sonore », cette figure constituée d’un fin jeu anagrammatique faisant se croiser l’audible et le visible, s’inspire peut-être d’une série de poèmes en français de Rilke, intitulée « Rose » : « tu crées ton propre espace ; / tu te mires dans une glace / d’odeur[38] ». Il n’est pas impossible, comme semble le faire Jaccottet ici, d’appliquer à cette rose rilkéenne l’image de la musique servant à refléter notre sentiment et faisant se rencontrer le dedans et le dehors comme dans un miroir. Dans le poème de Rilke intitulé « À la musique », qu’a justement traduit Jaccottet[39], sont également mentionnés un « paysage pour l’ouïe » et un « espace du coeur », formules faisant s’articuler le temps et l’espace, l’ouïe et la vue, l’intime et le lointain dans un pli sans rupture figuré comme « versant autre de l’air », doublure inaperçue, semblable au tain de l’écran visuel. Ainsi le premier vers du poème : « Musique : souffle des statues » propose une autre belle expression oxymorique, qui connote cette fois la psyché, l’âme, et la force qu’a la musique d’émouvoir l’immobile. « Musique, ô étrangère », interpelle encore Rilke dans ce poème, prenant la musique pour souveraine inaccessible, dans la filiation des poètes lyriques chez lesquels l’amour impossible affine la langue, la conduit au chant. Jaccottet n’est pas insensible à cette tonalité rilkéenne, notamment à son usage proprement lyrique de la fonction phatique, à cette adresse à la musique, ici comparée avec l’étrangère, la passante.

Aussi n’est-ce pas un hasard si on découvre, dans les poèmes de l’époque de L’ignorant ou d’Airs (de 1952 à 1964), plusieurs appels lancés vers « l’âme », appels d’autant plus lancinants que « âme » est un mot difficile à employer, comme le dit Jaccottet alors qu’il compare Schubert et la musique contemporaine (SS, 153). « La poésie mélancolique et sentimentale est une respiration de l’âme[40] », avait écrit Leopardi ; on peut rapprocher cette phrase gnomique de ce que dit Jaccottet de Schubert, dont les oeuvres tardives pour le piano représentent « une veine de mélancolie dans l’air le plus limpide » (S, 271). Ainsi lit-on dans « Le Livre des morts » qui conclut L’ignorant : « Âme soumise au mystère du mouvement, / passe emportée par ton dernier regard ouvert » (P, 89). L’assonance entre « âme » et « passe » rappelle efficacement le mouvement de traversée, associe l’âme à l’oiseau (« passe avec le passage irrésistible des oiseaux », écrit-il plus loin). Le poème liminaire d’Airs y fera écho : « l’âme errante » est « celle qui chante avec la voix la plus pure les distances de la terre » (P, 95). On peut se rappeler le « chant de l’âme » de Hölderlin, mais ici s’esquisse plutôt un lien profond entre l’âme, le chant, le regard, l’oiseau, l’ouverture et le mouvement de passage[41]. Un distique souvent commenté d’un poème d’Airs dit ceci : « Qu’est-ce donc que le chant ? / Rien qu’une sorte de regard » (P, 154). Comme une question sans réponse, le chant et le regard s’élancent dans le vide ; ils sont les déterminations négatives de chacun : le chant serait l’absence, la négation même du voir, comme un mode invisible du regard[42]. C’est le dernier Rilke qui évoquait le chant poétique capable de garder le visible en le transformant en invisible, dans un passage dont Jaccottet a pu s’inspirer : « Car comment supporter, comment sauver le visible, si ce n’est en en faisant le langage de l’absence, de l’invisible ? Et comment parler cette langue qui reste muette, à moins qu’on la chante éperdument, sans aucune velléité de se faire comprendre[43] ».

Le chant, de l’ordre de l’affectif et du pathique, comme une « fusée » ou une « flamme [44] », se jette dans le vide, trace un trait au-dessus du néant. « Chanter, c’est être », dit l’un des Sonnets à Orphée, à propos duquel Jaccottet exprimait récemment « l’espoir qu’il y ait un lien profond, sinon une identité entre le ‘‘chant’’ et l’‘‘être’’, c’est-à-dire que les oeuvres parlent d’un sens » (C, 122) : être, mais plutôt au sens d’ek-sister, de se porter hors de soi, « de traverser une limite, un mur, de circuler dans ‘‘l’Ouvert’’ » rilkéen, sinon dans « ‘‘l’autre état’’ » musilien, comme Jaccottet l’écrit une fois encore à propos de Schubert (C, 71). L’accent est mis cette fois sur ce passage de la limite, voire sur la force de son élan et sur son intensité, son exubérance, comparable au joi des troubadours[45]. Le rapprochement de la poésie avec la musique n’est pas convenu, car il est envisagé à leur origine même : il s’agit de la traversée de la distance et de l’espace que chacune doit effectuer pour atteindre et toucher l’autre. Cela s’appelle, pour paraphraser Lacoue-Labarthe, la joie, l’émotion déchirante[46].

Dans « Le mot joie » de Jaccottet, ce mot est dit « incompréhensible », de la même manière que ceux d’« âme » ou d’ « amour » semblent imprononçables[47]. Mais « joie » se double instantanément de « soie », comme « souffle » de « source », tous ces mots servant encore à créer des allitérations et des assonances, amorces du concert des vocables, changeant l’absence et le deuil en jeu créateur, voir en Trauerspiel (au sens littéral du terme, c’est-à-dire en jeu du deuil). Et ce jeu, ici en l’occurrence celui de mots, servira à créer, à tisser une sorte de spatialité, de figure rythmée, à partir d’un noyau germinal.

Dans une note de 1982, Jaccottet cite ainsi Michaux, sans le commenter : « Musique longtemps proche de la poésie. Une flûte de roseau suffisait. Quand le souffle l’approche et la traverse, la nostalgie en sort. […] L’espace alors la faisait et elle rendait l’espace » (SS, 53 ; italiques de Jaccottet). L’origine des instruments à vent est associable à l’appel d’un absent ; comme il traverse un tuyau, « souffle autour de rien [48] », ce souffle séminal transforme le vide en un espace qui résonne. Et le chant, qu’il soit instrumental ou vocal, s’adresse à l’autre en frayant l’espace d’absence à l’aide d’un souffle premier.

Touché, l’autre reçoit l’appel. Starobinski, citant la traduction de l’Odyssée par Jaccottet, parle d’Ulysse qui, attaché au mât, écoute le chant des sirènes : « La séduction de la voix qui chante là-bas ne peut être perçue et goûtée, jusqu’au déchirement, que par celui qui accepte la dure discipline d’être ici[49]. » C’est l’ici qui nous permet de savourer le que véhicule le chant. Ce pouvoir du chant propre à la poésie déploierait une sorte d’ « espace potentiel », zone intermédiaire entre ici et , entre le moi et le non-moi, entre le dedans et le dehors, provoquant ce mouvement de transport, ici au sens de metapherein, c’est-à-dire transférer, métaphoriser, traduire même, par exemple de la voix dans l’écriture, du chant dans la mutité. Fédida, s’inspirant donc de Winnicot et de Ponge, souligne qu’« Écrire est l’acte fondateur — essentiellement poïétique— de l’entendu, là où présence veut dire négativité potentielle de l’absence[50] ». Au temps d’Homère, la poésie comme le chant n’existait que dans la mémoire : son support était aérien et vocal, ainsi la fixation par écrit impliquait nécessairement l’éloignement de son origine[51]. Néanmoins, cette négativité se fait au profit d’une autre potentialité, la figurabilité de l’absence, par le mouvement de jet vers le subjectile, par la traversée de l’écart entre la voix et l’écrit, par l’élaboration du dispositif visuel et sonore de l’écriture, bref, par cette capacité de trans qui pourrait peut-être servir à caractériser tout acte poïétique.

Ainsi, cette définition que donnait Jaccottet de la poésie récemment résume-t-elle à nos yeux sa fidélité au langage poétique encore capable de convertir le manque en une possibilité de chant, combinant la voix et l’écrit, le temps et l’espace :

Le langage de la poésie m’est toujours apparu comme […] celui qui sait tirer un chant, ou une simple chanson, de nos peines, légères ou violentes, de nos voyages — dans le temps, dans l’espace du dehors comme dans celui du dedans —, qui bâtit une musique même à partir de l’ombre et de l’absence[52].