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Dans son dernier essai, Le rideau, Milan Kundera revient sur le geste de Cervantès, qui inaugure l’âge du roman :

Le pauvre Alonso Quijada a voulu s’élever en personnage légendaire de chevalier errant. Pour toute l’histoire de la littérature, Cervantès a réussi juste l’inverse : il a envoyé un personnage légendaire en bas : dans le monde de la prose. La prose : ce mot ne signifie pas seulement un langage non versifié ; il signifie aussi le caractère concret, quotidien, corporel de la vie. Dire que le roman est l’art de la prose n’est donc pas une lapalissade ; ce mot définit le sens profond de cet art[2].

C’est ce mouvement profanatoire du roman qui semble animer cette créature étrange, dessinée par Kundera et ornant la page couverture de l’édition chinoise de l’essai de François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès :

Figure

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Cette bête à peine esquissée n’est sans doute pas humaine : quatre doigts, quatre orteils, de grandes oreilles, un cheveu en tire-bouchon, un large sourire. Sa main tient une fleur à la tige démesurément longue. La créature pointe un doigt de son autre main, beaucoup plus long que tous les autres, vers le sol, que le dessinateur a suggéré par un trait horizontal.

Cette bête est-elle ridicule ? Il est vrai que, culbutant ainsi, tête en bas et postérieur dans les airs, elle peut sembler mal à l’aise, écartelée entre le haut et le bas. Certes, on peut d’abord être amusé par les traits de la bête. Mais un sentiment de perplexité s’impose : la créature chute-t-elle réellement ? Ne s’élève-t-elle pas plutôt ? Si l’axe du dessin est vertical, est-il nécessairement descendant ? La créature qui tombe emporte-t-elle depuis les hauteurs une fleur dont la tige n’est pas sans rappeler la ficelle d’un ballon ou d’un cerf-volant ? N’attrape-t-elle pas plutôt une fleur qui s’élève, qui s’envole ? Pointe-t-elle du doigt le sol qu’elle s’apprête à quitter ?

Les quelques lignes de ce dessin pourraient bien illustrer la complexité et l’ambiguïté des relations entre la prose — comprise comme l’aspect corporel de la vie mis en valeur par le roman — et le sacré — compris comme une vérité unique et inviolable qui confère du sens aux événements[3] — dans les romans de Milan Kundera. La seule chute vers la prose ne suffit pas. Nous croyons que la sphère sacrée constitue un monde stable qui joue un rôle majeur dans la mise en valeur de la matière romanesque. Un rôle qui dépasse largement sa simple présence ironique. Nous croyons que certains éléments mythiques peuvent donner du relief à l’aspect corporel de la vie. Du même coup, cette matière corporelle peut modifier en retour l’image et la signification des mythes et des autres éléments sacrés que le roman convoque. Entre le sacré et la prose la relation n’est pas à sens unique : les deux sphères sont unies par un mouvement de va-et-vient — entre une mémoire du mythe et le sol où se déroule la vie des personnages — présent à travers toute l’oeuvre de Milan Kundera. C’est ce jeu oscillatoire, cette tension fondamentale du roman kundérien, que nous étudierons ici. La vie de personnages de L’insoutenable légèreté de l’être permettra d’en esquisser quelques traits[4].

La démythification et la conquête de la prose

Si l’on en croit les essais de Milan Kundera, le roman s’est construit sur les ruines fumantes du désenchantement, de la désacralisation du monde. Comme Lukács[5], le romancier considère que Cervantès est le héraut de cet art né avec le crépuscule des dieux :

Quand Dieu quittait lentement la place d’où il avait dirigé l’univers et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l’absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ; l’unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagèrent. Ainsi, le monde des Temps modernes naquit et le roman, son image et son modèle, avec lui[6].

Cette absence d’une vérité transcendantale arbitrant les conflits entre des vérités relatives révèle en outre que la vacance divine est consubstantielle à un resserrement autour de l’individu pensant, désormais seul face à lui-même et à l’immanence des phénomènes terrestres, dépouillés de leur valeur anagogique. C’est ainsi que l’individu ouvre les yeux et découvre l’aspect prosaïque de la vie ; c’est cette prise en compte de la prose qui permet l’éclosion du roman.

Nul doute, donc : la fracture entre le sacré et le roman est franche. Non seulement le roman semble s’éloigner à jamais de cet illo tempore de l’épopée et du mythe, mais il doit aussi mettre à mal les mythes qui pourraient nuire à sa prise en compte de la prose. Kundera précise : « Je ne suis pas contre la révolution, ni contre la maternité, ni contre la jeunesse, ni contre la poésie, mais j’ai une envie irrésistible de démythifier certains mythes[7] ». Il s’agit donc de profaner le mythe en le jetant « hors du temple [8] », sur le sol dédivinisé de la prose.

Dans une critique de La vie est ailleurs parue dans Le Nouvel Observateur, Claude Roy décrit cette force profanatoire du roman de Kundera en évoquant « un croche-pied donné à la fausse réalité emphatique afin de la faire tomber de son haut dans la trivialité réelle[9] ». Cette image du « croche-pied » n’est pas sans rappeler ce que Bakhtine a étudié dans L’oeuvre de François Rabelais : le rabaissement, « c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité[10] ». Si nous pouvons être enclins à voir le travail kundérien de démythification comme une forme moderne de ce « rabaissement », il faut quand même prendre acte des réserves de Bakhtine, qui semble appréhender de telles assimilations du réalisme grotesque à des oeuvres modernes :

La parodie médiévale ne ressemble en rien à la parodie littéraire purement formelle de l’époque moderne.

Comme toute parodie, celle-ci rabaisse, elle aussi, mais ce rabaissement a un caractère purement négatif, privé d’ambivalence régénératrice. C’est pourquoi la parodie, en tant que genre, et les rabaissements de toute nature ne pouvaient évidemment pas conserver à l’époque moderne leur immense signification antérieure [11].

Dès Don Quichotte, le changement est notable :

Les corps et objets commencent à prendre, sous la plume de Cervantès, un caractère privé, personnel et ce faisant, ils rapetissent, se domestiquent, sont ravalés au rang d’accessoires immobiles de la vie quotidienne individuelle, d’objets de convoitise et de possession égoïste. Ce n’est déjà plus le bas positif qui donne la vie et rénove, mais un obstacle stupide et moribond qui se dresse en travers de toutes les aspirations à l’idéal. Dans la vie quotidienne d’individus isolés, les images du bas corporel, tout en conservant une certaine valeur négatrice, perdent presque intégralement leur force positive ; leur lien avec la terre et le cosmos se rompt et elles se réduisent aux images naturalistes de l’érotisme banal. Chez Cervantès pourtant, ce processus n’en est encore qu’à son début[12].

Si cette individualisation des éléments de la prose apparaissait déjà dans le roman de Cervantès, on peut croire que le pôle positif et régénérateur du rabaissement a été gommé depuis ou considérablement affaibli. D’un rabaissement qui régénère, le roman est-il passé à la banalité prosaïque ? Le rabaissement chez Kundera se limite-t-il à un pôle négatif qui réduit les images du bas corporel « aux images naturalistes de l’érotisme banal » ? Après tout, ces mots de Bakhtine rappellent ceux qu’emploie le docteur Havel, personnage des Risibles amours, qui ne se considère pas comme un Grand Conquérant donjuanesque, mais bien comme sa version appauvrie, le Grand Collectionneur, qui « a fait entrer l’érotisme dans la ronde de la banalité[13] ». Si l’induction est séduisante, il serait présomptueux d’étendre le jugement d’un personnage à toute l’oeuvre, d’autant plus que le romancier, dans Le rideau, écrit que « la prose, ce n’est pas seulement le côté pénible ou vulgaire de la vie », mais « aussi une beauté jusqu’alors négligée : la beauté des sentiments modestes, par exemple de cette amitié empreinte de familiarité qu’éprouve Sancho pour don Quichotte[14] ». À la lumière de cette affirmation, peut-on croire que certains sentiments et éléments prosaïques révèlent une beauté régénératrice ? Si tel est le cas, sont-ils clairement identifiables parmi tous les éléments prosaïques qui jonchent le sol ? N’existe-t-il pas un danger d’indifférenciation de la prose qui risque de rendre le « coté pénible ou vulgaire de la vie » indiscernable de cette « beauté des sentiments modestes » ?

L’écueil de l’indifférenciation : vers une prose sans relief ?

Dans un article sur Flaubert, Isabelle Daunais conclut que le roman est « un art conquis seul, par la seule force du travail et de la patience, sans secours extérieur, indépendant de toute transcendance, un art qui, parce qu’il ne vient pas de l’“autre monde”, permet de l’affronter[15] ». Comment le roman peut-il affronter cet « autre monde », celui des croyances et des illusions, expression d’un « accord catégorique avec l’être[16] » qui comble le besoin humain de « juger avant de comprendre[17] » ? Certes, l’ironie, qui est la perspective du roman selon Kundera[18], corrode patiemment ces mythes et autres croyances. Mais à force de les jeter au sol, l’ironie ne finit-elle pas par figer le roman dans un scepticisme absolu ? Vladimir Jankélévitch, dans L’ironie, écrit :

La vie ironique est donc pure négation et relativité : elle flotte entre des réalités particulières sans se poser nulle part, et sa richesse elle-même n’est autre chose que ce refus d’adopter une image de préférence aux autres ; elle joue des tours à ses amis comme à ses ennemis et, à force de trahir tout le monde, elle reste seule, maigre et désabusée, parmi ses lubies[19].

Ce scepticisme et l’absence des valeurs de l’« autre monde » mènent-ils à la disparition des points cardinaux du roman ? Heidegger constate :

Si Dieu, comme Cause suprasensible et comme Fin de toute réalité, est mort, si le monde suprasensible des Idées a perdu toute force d’obligation et surtout d’éveil et d’élévation, l’homme ne sait plus à quoi s’en tenir, et il ne reste plus rien qui puisse l’orienter[20].

Dans de telles circonstances, comment un romancier tel que Kundera, qui ne peut compter sur l’« autre monde » et qui cherche à profaner tous les mythes, peut-il construire son roman ? Embourbées dans l’immanence du monde où le sens n’est jamais donné, les variations sur des thèmes existentiels qu’explore le roman kundérien finissent-elles par tourner à vide, sans repères et sans fondations qui les soutiennent [21] ? Le personnage romanesque n’est-il pas perdu sur un sol sans relief ?

Isabelle Daunais traite de ces problèmes dans une étude consacrée aux qualités du personnage romanesque. Elle illustre son propos en évoquant une sorte de fleuve que traverse le personnage, depuis la « rive mythique et ancestrale — rive des épopées, des légendes, des contes, de la tragédie — où tout événement trouvait sa résolution dans l’ordre immuable des choses et des canevas séculaires, où le héros était axiologiquement assuré du sens de ses actions[22] », jusqu’à la rive de l’indifférenciation, qu’il doit éviter d’aborder.

Le danger qui le guetterait alors, peut-on supposer, serait de ne plus pouvoir reconnaître comme telles les infinies possibilités qui s’ouvrent à lui, de considérer le monde où il se trouve non plus comme un territoire plein d’imprévus et à tout moment porteur d’étrangeté, mais comme un espace sans relief où toutes choses seraient égales et indifférentes[23].

Selon Isabelle Daunais, la définition du personnage romanesque réside dans sa capacité à garder le cap et à éviter d’aborder autant la rive de l’épopée (ce qui le conduirait à renier son essence romanesque et son évolution depuis Don Quichotte), que la rive de l’indifférenciation (ce qui le jetterait dans un continuum matériel dédivinisé où il finirait sans doute par s’effacer, ses qualités gommées par la perte du relief qui devrait normalement baliser son parcours romanesque). Michel Biron, à l’approche de cette rive de l’indifférenciation, pose une question cruciale : « Contre qui ou contre quoi se bat le héros, si tant est que ce mot ait encore un sens dans l’égalitarisme contemporain[24] ? ». Comment un romancier comme Milan Kundera, qui a une conscience aiguë de l’histoire du roman depuis son appareillage de la rive de l’épopée, peut-il éviter l’écueil de la démythification absolue ? À quelles conditions le personnage peut-il lever la tête et suivre son parcours romanesque ? À quoi le roman peut-il bien s’agripper ?

Kundera est conscient du défi que la prose dédivinisée lance au roman. Dans un entretien avec Philip Roth, il évoque une image qui n’est pas sans rappeler le fleuve romanesque d’Isabelle Daunais :

Oui, l’homme a recours à la même manifestation physiologique, au rire, pour signifier deux attitudes métaphysiques différentes. […] Ces deux rires comptent parmi les plaisirs de la vie, mais portés à l’extrême, ils révèlent aussi une apocalypse à deux visages : le rire enthousiaste des anges fanatiques, tellement convaincus du sens de leur monde qu’ils sont prêts à pendre quiconque ne partage pas leur joie ; et l’autre, qui s’élève en face et proclame que tout est devenu absurde, que les enterrements eux-mêmes ont sombré dans le ridicule, que le sexe de groupe n’est plus qu’une pantomime comique. La vie humaine est bornée par deux abîmes : d’un côté le fanatisme, de l’autre le scepticisme absolu[25].

Cette réflexion de Kundera fait écho au Livre du rire et de l’oubli, et plus précisément à la partie intitulée « La frontière ». Pour le romancier, cette frontière sépare de « quelques millimètres à peine[26] », d’un côté, la vie qui trouve son sens dans la sexualité, dans les rites, dans les institutions ainsi que dans tout ce qui informe l’existence humaine, et, de l’autre, l’écroulement de cette existence, désormais dénuée de sens. Le roman doit se tenir en équilibre sur cette ligne de crête. Le romancier écrit :

Le bien du monde n’implique pas que les anges aient l’avantage sur les démons (comme je le croyais quand j’étais enfant), mais que les pouvoirs des uns et des autres soient à peu près en équilibre. S’il y a dans le monde trop de sens incontestable (le pouvoir des anges), l’homme succombe sous son poids. Si le monde perd tout son sens (le règne des démons), on ne peut pas vivre non plus[27].

Pour que cet équilibre existe, la prose ne doit pas être opposée au sacré compris comme « le pouvoir des anges » ; elle doit être mise en contact avec un sacré que l’on peut qualifier de romanesque (l’expression est de François Ricard). Ce sacré n’est pas jeté une fois pour toutes sur le sol de la prose, il s’inscrit plutôt dans le mouvement de va-et-vient du roman. Celui-ci est d’abord poussé vers le « bas » prosaïque et s’enfonce dans une prose que le romancier explore par ses variations sur quelques thèmes existentiels. Le mouvement est ensuite ascendant et consiste à « élever » le roman vers le sacré romanesque, c’est-à-dire vers une mémoire étriquée mais persistante d’un « haut » sacré. Est ainsi ouvert, au coeur des lieux dédivinisés, un espace mythique qui peut ancrer ces variations et le parcours des personnages dans son cadre immémorial et dans sa temporalité cyclique. Ce mouvement est bien un mouvement de va-et-vient, qui empêche le roman de se figer en bas (où le danger de l’indifférenciation guette toujours) comme en haut (ce qui constituerait un retour en amont du roman ainsi qu’au sacré « traditionnel »). Il permet aussi de parer aux menaces de l’indifférenciation.

Le mouvement oscillatoire entre le sacré romanesque et la prose : la mise en échec de l’indifférenciation

Isabelle Daunais écrit, à propos du personnage et de ses qualités :

Cette rive mythique et ancestrale […] n’a jamais cessé d’agir sur le roman, d’abord comme repoussoir, c’est-à-dire par opposition ou par contraste, mais aussi par effet d’attraction. Car même s’il a depuis longtemps abandonné cette rive et qu’il en incarne même le détachement, le personnage romanesque ne l’a pas entièrement effacée de sa mémoire. En quittant l’espace clos et autotélique du monde mythique pour les hypothèses illimitées du monde prosaïque, il n’a pas tout laissé derrière lui. Il a emporté les histoires ou à tout le moins le canevas des histoires qui peuplaient ce monde mythique et, tout en entreprenant pour lui-même une nouvelle aventure, a continué de se les raconter[28].

Isabelle Daunais, en reconnaissant une mémoire du mythe propre au personnage romanesque, propose ici une solution au problème de l’indifférenciation, soit le souvenir d’un canevas qui non seulement informe la structure du récit, mais balise aussi le parcours du personnage. Ces réminiscences d’un illo tempore, semblables à de vagues rumeurs provenant de la rive opposée du territoire prosaïque, constituent une mémoire qui étend ses racines jusqu’au tréfonds de l’humanité et supplée à la brièveté de la vie du personnage romanesque. À défaut de cette mémoire, le personnage, inexpérimenté, risquerait de demeurer borgne et de suivre un parcours romanesque erratique.

Aussi la mémoire du mythe a-t-elle une temporalité propre, différente du temps linéaire [29] qu’elle croise tout au long du roman : un temps cyclique, qui constitue une sortie de l’Histoire, comme le souligne Mircea Eliade à propos de l’ontologie « primitive » :

Dans la mesure où un acte (ou un objet) acquiert une certaine réalité par la répétition de gestes paradigmatiques et par cela seulement, il y a abolition implicite du temps profane, de la durée, de l’« histoire », et celui qui reproduit le geste exemplaire se trouve ainsi transporté dans l’époque mythique où a eu lieu la révélation de ce geste exemplaire[30].

Certains motifs des romans de Kundera — qui, comme le rappelle celui-ci, s’enrichissent d’une signification nouvelle à chaque répétition[31] — trouvent ici un ancrage : ils sont à la fois forts du geste originel qu’ils réactualisent à chaque répétition, mais aussi de la tradition qui en procède, même si la signification ou le geste exemplaire en soi finissent par se perdre dans la nuit mythique. L’attache que constitue ce « puits du passé » (Thomas Mann) a d’ailleurs été évoquée par Kundera dans Les testaments trahis, où il cite ainsi l’auteur de La mort à Venise :

Nous nous trouverions devant un phénomène que nous serions tentés de qualifier d’imitation ou de continuation, une conception de la vie selon laquelle le rôle de chacun consiste à ressusciter certaines formes données, certains schémas mythiques établis par les aïeux, et à leur permettre de se réincarner[32].

L’écueil semble contourné. Si des éléments prosaïques — comme l’amitié de Sancho et de don Quichotte — régénèrent le rabaissement moderne, certains d’entre eux se voient enrichis d’une mémoire du mythe qui les ancre dans un cadre stable[33], ce qui permet d’éviter qu’ils soient « noyés » dans une prose indifférenciée et sans relief. Pour le dire simplement, tout se passe comme si une part de mythe était inoculée à la prose. L’action romanesque peut ainsi osciller entre le ciel et la terre, comme les vies de Tomas et de Iakov Staline, dans L’insoutenable légèreté de l’être.

La tension mythique de Tomas

Au tout début de L’insoutenable légèreté de l’être, Tomas est à la fenêtre de son appartement. Il ne sait trop s’il doit choisir Tereza ou ses « amitiés érotiques » (ILE, 25). Le personnage, conscient que « l’homme ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car il n’a qu’une vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures, ni la rectifier dans des vies ultérieures » (ILE, 19), ne peut guère s’échapper et choisir avec certitude, du haut d’un promontoire, quel parti prendre. Au coeur de sa réflexion semble pourtant sourdre une image comme un viatique :

Il regarde dans la cour, les yeux fixés sur le mur d’en face, et cherche une réponse.

Il revient, encore et toujours, à l’image de cette femme couchée sur son divan ; elle ne lui rappelait personne de sa vie d’autrefois. Ce n’était ni une maîtresse ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit.

ILE, 18

Une représentation, qui semble antérieure à sa propre vie, vient s’interposer entre son souvenir d’une jeune femme et son dilemme. Tereza n’est plus Tereza : elle est un enfant trouvé. Tout à coup, l’image de l’enfant projette la vie de Tomas dans un espace mythique qui pallie sa propre inexpérience, cette femme « ne lui rappela[nt] personne de sa vie d’autrefois ». Bien que le mythe de l’enfant trouvé ne permette pas à Tomas de savoir à ce moment-là s’il poursuivra ou non sa relation avec Tereza, sa réflexion a quand même pu s’ancrer dans la longue durée de la mémoire du mythe, réservoir d’images qui suppléent à la brièveté de la vie humaine.

Mais cette image mythique n’est pas qu’un ornement qui donne du relief et informe les réflexions du personnage[34] : la mémoire du mythe finit par se jouer de Tomas et le contraint à agir à l’intérieur de son cadre. Le personnage n’a pas le choix :

Peut-on laisser dériver sur les eaux furieuses d’un fleuve la corbeille qui abrite un enfant ! Si la fille du Pharaon n’avait pas retiré des eaux la corbeille du petit Moïse, il n’y aurait pas eu l’Ancien Testament et toute notre civilisation ! Au début de tant de mythes anciens, il y a quelqu’un qui sauve un enfant abandonné.

ILE, 23

On notera que la récupération de l’enfant trouvé semble lestée de toutes les scènes similaires qui se sont répétées à travers l’Histoire ; ici, le narrateur évoque Moïse dans sa corbeille, mais il aurait aussi bien pu se souvenir de Persée enfermé dans un coffre [35], d’Oedipe sur le Cithéron ou de Romulus recueilli par une louve. L’image s’appesantit sur Tomas, écrasé par la responsabilité ; il doit répéter, « réactualiser » l’acte de la fille du Pharaon, sans quoi il pourrait compromettre une chaîne d’événements semblable à celle qui constitue notre civilisation. Il n’a d’autre choix que d’accomplir, lui aussi, le geste exemplaire.

Pourtant, avant Tereza, le mythe de l’enfant trouvé n’avait aucune prise sur la vie de Tomas : le romancier, qui vient d’évoquer quelques pages auparavant l’injonction du mythe de l’enfant trouvé, rappelle que Tomas a décidé, un « dimanche où la mère [de son fils] l’avait encore une fois empêché à la dernière minute de sortir avec son fils, […] qu’il ne le verrait plus jamais de sa vie » (ILE, 24). Prêt à quitter son fils auquel il n’est lié « par rien, sauf par une nuit imprudente » (ILE, 24), Tomas voudrait au contraire mourir à côté de l’enfant trouvé, cette Tereza qu’il a recueillie chez lui et qu’il n’a vue que deux fois. Tout se passe comme si le personnage avait changé de « régime mythique », que le mythe de l’enfant trouvé s’était imposé par la seule figure de Tereza.

Mais quel pouvait être le régime mythique précédant celui de l’enfant trouvé ? On ne le retrouve que vers la fin du roman : c’est le mythe de l’hermaphrodite primitif du discours d’Aristophane dans Le banquet de Platon. Alors que Tomas vient de rêver à la femme qu’il a toujours désirée et qui s’impose à lui comme l’« es muss sein ! », comme l’impératif de son amour, la mémoire du mythe s’active :

Il se souvint du mythe célèbre du Banquet de Platon : autrefois, les humains étaient hermaphrodites et Dieu les a séparés en deux moitiés qui errent depuis lors à travers le monde et se cherchent. L’amour, c’est le désir de cette moitié perdue de nous-mêmes.

Admettons qu’il en soit ainsi ; que chacun de nous ait quelque part au monde un partenaire avec lequel il ne formait autrefois qu’un seul corps. Cette autre moitié de Tomas, c’est la jeune femme dont il a rêvé. Mais nul ne retrouvera l’autre moitié de soi-même. À sa place, on lui envoie une Tereza au fil de l’eau dans une corbeille. Mais qu’arrive-t-il, plus tard, s’il rencontre vraiment la femme qui lui était destinée, l’autre moitié de lui-même ? À qui donner la préférence ? À la femme trouvée dans une corbeille ou à la femme du mythe de Platon ?

ILE, 344-345

Le conflit se produit à la fois au niveau du sol (Tereza contre toutes les femmes dont il faut trouver le « un millionième de dissemblable » parmi les « neuf cent quatre-vingt-dix neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes de semblable » (ILE, 286)) et dans une sphère mythique qui hante et dépasse à la fois Tomas percevant de vagues échos de cette tension entre deux mythes, qui écartèle sa vie. Ce n’est qu’à la toute fin du roman que cette tension semble se calmer, que l’impératif mythique, qu’il s’agisse de la recherche de la moitié perdue ou des soins prodigués à l’enfant trouvé, s’estompe pour laisser toute la place à la vie qui s’achève. Tomas, vieilli, conclut : « Personne n’a de mission. Et c’est un énorme soulagement de s’apercevoir qu’on est libre, qu’on n’a pas de mission » (ILE, 454). Dans les dernières pages, tout se passe comme si le personnage, sans le poids mythique qui a donné du relief à son existence, ne pouvait que s’effacer, en mourant sur une route de campagne.

L’écartèlement du personnage kundérien : l’exemple de Iakov Staline

L’oscillation entre le sacré romanesque et la prose permet donc de consolider certains pôles qui ancrent le roman : dans L’insoutenable légèreté de l’être, ce sont la tension mythique et ses résonances qui animent le parcours de Tomas. Si cette oscillation est constitutive des actions et des réflexions de ce dernier, certains autres personnages kundériens sont ontologiquement constitués par ce double mouvement. Ces personnages écartelés entre le ciel et la terre condensent l’ambiguïté et la complexité des relations entre le sacré et la prose. Le fils de Staline, qui n’apparaît que brièvement dans L’insoutenable légèreté de l’être, est l’un d’eux.

Iakov Staline, prisonnier dans un camp allemand durant la Deuxième Guerre mondiale, est incapable de supporter les remontrances de ses codétenus britanniques, qui lui reprochent de souiller et de ne jamais laver les latrines. Il se suicide. « Proférant vers le ciel d’atroces jurons russes, il s’élança vers les barbelés sous courant à haute tension qui entouraient le camp. Il se laissa choir sur les fils » (ILE, 349). Nul doute que ses vociférations ne furent pas innocemment dirigées vers le ciel : elles illustrent bien la colère et la honte de « l’ange déchu », du « fils de Dieu » (ILE, 350) dont l’existence a été rejetée au plus bas, c’est-à-dire dans la merde.

Lui qui portait sur ses épaules le drame le plus sublime qui se puisse concevoir (il était à la fois fils de Dieu et ange déchu), fallait-il qu’il fût maintenant jugé non pas pour des choses nobles (concernant Dieu et les anges) mais pour de la merde ? Le plus noble drame et le plus trivial incident sont-ils si vertigineusement proches ?

ILE, 350

Comment le sacré peut-il être aussi proche de banalités prosaïques comme le lavage des latrines ? La frontière est ténue : une cicatrice à l’intérieur du personnage départage un territoire de réminiscences célestes, où tout était plein de sens, et un monde où l’on s’embourbe dans la merde. Pour Tomas, le poids de la tension mythique finit par s’estomper, pavant la voie à l’effacement du personnage, dont la mort elle-même est absente du roman[36] ; pour Iakov Staline, la délivrance ne peut passer que par le refus radical de la prose et par l’espérance de toucher, par l’éclat d’une mort « métaphysique » (ILE, 351), la nue qui l’a si vite rejeté. L’ange déchu doit se tuer pour espérer remonter vers le ciel. Mais le verdict est sans appel : « Son corps qui ne souillerait plus jamais les latrines britanniques […] resta suspendu [aux fils] » (ILE, 349). Le choix de l’attribut « suspendu » est révélateur : on dirait que l’envol de l’ange s’est figé au ras du sol, qu’Icare n’a même pas eu le temps de se brûler les ailes : un banal barbelé électrifié a coupé court à l’élévation du fils déchu.

La mort du fils de Staline permet au narrateur d’introduire une série de réflexions sur le kitsch, cette « négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré » (ILE, 357), ce qui pourrait laisser croire qu’un tel personnage est quelque peu risible, voire ridicule, avec ses souvenirs d’ange déchu pataugeant dans la merde. Pour le dire comme Maria Nemcová Banerjee, « le corps de Iakov Staline, fiché à la mortelle clôture, semble être une parodie grotesque de celui du Christ, inutile, cloué pour l’éternité à sa croix non rédemptrice[37] ». L’aspect grotesque ne cache cependant pas le drame du personnage. Entre le vaudeville et la tragédie, le sort de Iakov Staline laisse perplexe. Un peu, d’ailleurs, comme la bête de Kundera, présentée en introduction.

À la lumière du suicide de ce personnage, la question peut être posée : la coexistence du sacré et de la prose constitue-t-elle un régime ontologique trop lourd pour un personnage, écrasé sous le poids du mythe ? Ce qui donne de l’ampleur à la vie du personnage peut-il aussi le tuer ? Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Tomas finit par se dégager de sa tension mythique et meurt ; Iakov Staline, prisonnier d’une tension analogue, n’a d’autres choix que de se suicider. À tout prendre, le personnage romanesque fait peut-être les frais d’un art pris entre deux rives, entre celle de son passé — le mythe et l’épopée — et celle de l’indifférenciation. Cet art pourra-t-il rester longtemps au milieu du « fleuve » ? Ne devra-t-il pas, un jour, aborder un rivage ?