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[M]es rapports avec autrui-objet sont faits essentiellement de ruses destinées à le faire rester objet[1].

Jean-Paul Sartre a publié des romans et des nouvelles au cours des treize premières années de sa vie d’écrivain. Sa carrière de romancier-nouvelliste démarre en juillet 1938, quand « Le mur » paraît dans la Nouvelle revue française, et elle prend officieusement fin en décembre 1949, après la parution, dans Les Temps Modernes, du second extrait de « Drôle d’amitié », qui aurait dû faire partie du quatrième et dernier tome des Chemins de la liberté. À la même époque, l’auteur s’adonne aussi à la critique littéraire entre 1938 et 1943, il écrit une série d’articles consacrés à différentes oeuvres, qui ont été pour la plupart repris en 1947 dans Situations I. Puis, au lendemain la Deuxième Guerre mondiale, il se fait le porte-étendard de l’engagement avec une série de manifestes qui comprend notamment les quatre parties de Qu’est-ce que la littérature ?, diffusées une première fois dans les TM en 1947, et rassemblées en 1948 dans Situations II.

Articles de critique littéraire et manifestes pour l’engagement font une large place au genre romanesque. Parmi les seize textes réunis dans Situations I, neuf sont consacrés à des romans ou à des récits : Sartoris et Le bruit et la fureur de William Faulkner, 1919 de John Dos Passos, La conspiration de Paul Nizan, La fin de la nuit de François Mauriac, La méprise de Vladimir Nabokov, Choix des élues de Jean Giraudoux, L’étranger d’Albert Camus et Aminadab de Maurice Blanchot. On peut ajouter à cette liste un article sur Moby Dick d’Herman Melville qui est paru en 1941 et qui n’a pas été repris par la suite[2]. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, une part importante des prises de position sartriennes concerne les romans, et les romanciers de longs extraits du manifeste définissent une poétique du roman qui concorde avec l’engagement, tandis que rien de tel n’est entrepris pour la poésie, le théâtre ou les différents types d’essai.

Les critiques réunies dans Situations I ont été à ce jour moins étudiées que d’autres parties de l’oeuvre sartrienne. La poétique du roman élaborée dans Qu’est-ce que la littérature ? a, de son côté, moins retenu l’attention des critiques que les parties de ce même essai portant sur la distinction prose-poésie, sur l’histoire littéraire française, sur le rapport auteur-lecteur ou sur la situation de l’écrivain en 1947. Il n’en demeure pas moins que l’important rôle joué par la critique du genre romanesque et par la réflexion sur la poétique du roman dans la genèse du parcours sartriens ont déjà retenu l’attention. Benjamin Suhl s’est penché sur les théories philosophiques qui sont en germe dans les essais de Situations I et qui ont été pleinement développées dans L’être et le néant. La biographe Annie Cohen-Solal a démontré que ces mêmes essais ont constitué une sorte de laboratoire dans lequel Sartre a pu réfléchir indirectement sur sa conception de la modernité romanesque et sur son propre travail de romancier. Pratiquant la sociologie bourdieusienne de la littérature, Anna Boschetti a resitué la publication des articles dans le cadre d’une stratégie de positionnement dans le champ littéraire de production restreinte. Benoît Denis a pour sa part montré de quelle façon la poétique du roman défendue dans Qu’est-ce que la littérature ? participe de la théorie plus large de l’engagement[3].

Une autre caractéristique essentielle de l’ensemble diversifié que forment les critiques sartriennes consacrées aux romans et aux romanciers mérite de retenir notre attention. Chacun des romans analysés dans Situations I appartient soit à la littérature française, soit à la littérature américaine. De même, les considérations à propos de la poétique du roman qui se trouvent dans Qu’est-ce que la littérature ? sont accompagnées par la description des techniques narratives élaborées par « le Français » ou par « l’Américain ». Voilà, au fondement de l’appréciation sartrienne des genres romanesques, une stricte bipartition géographique et culturelle, d’autant plus significative que, dans le cas des articles de critique littéraire comme dans celui du manifeste, elle recouvre des appréciations opposées sur le plan de la qualité esthétique et de la valeur politique des oeuvres. Tandis que les dithyrambes ne sont pas rares dans les textes et les passages consacrés aux romanciers des États-Unis, le traitement que Sartre réserve à ses concitoyens n’est jamais loin de l’éreintement.

La lecture de Situations I montre que, quand il est question des Français, le titre de « romancier » est accordé avec parcimonie par le critique Sartre. Même s’il apprécie la « phénoménologie » qu’il retrouve dans La conspiration, même s’il loue le « dosage complexe d’histoire et d’analyse [qui] fait la grande valeur de [ce] livre[4] » et même s’il salue la justesse de la description qui y est donnée de la jeunesse bourgeoise des années 1930, il juge que Paul Nizan n’a pas pour autant écrit un roman. La conspiration est plutôt un « témoignage dur et vrai » (SI, 29) qui appartient au genre du traité ou de la démonstration. Le livre est à ce titre comparé aux ouvrages de Marx, de Freud — références prestigieuses — et à ceux, fort démodés dans les années 1930, d’Auguste Comte (SI, 26 et 29). Un texte beaucoup plus durement éreinté, La fin de la nuit de François Mauriac, se voit reprocher son caractère hétéroclite où le lecteur peut trouver un peu de tous les genres littéraires, à l’exception du roman : « Appellerez-vous “roman” cet ouvrage anguleux et glacé, avec des parties de théâtre, des morceaux d’analyse, des méditations poétiques ? […] La Fin de la nuit n’est pas un roman — tout au plus une somme de signes et d’intentions. M. Mauriac n’est pas un romancier » (SI, 56). Moins sévère à l’endroit de Camus, Sartre n’en vient pas moins à conclure, après avoir longuement analysé L’étranger, qu’il ne lui donnerait « pas sans hésitation [le] nom » de roman « [o]u alors ce serait, à la manière de Zadig et de Candide, un court roman de moraliste, avec une discrète pointe de satire et des portraits ironiques, qui […] reste très proche au fond, d’un conte de Voltaire » (SI, 121). L’oeuvre de Camus aura auparavant été comparée avec les « “géométries passionnées” de Pascal [et] de Rousseau » (SI, 100), avec les « Moralistes français […] précurseurs de Nietzsche » (SI, 101) et, référence plutôt ambiguë dans une critique publiée sous l’Occupation, avec les écrits de Charles Maurras, « cet autre méditerranéen dont [Camus] diffère pourtant à tant d’égards » (SI, 102). La référence au maître à penser de L’Action française revient dans l’article consacré à Aminadab, cette fois d’une façon pleinement dépréciative, qui vise à distancer au maximum Blanchot de Kafka avec lequel il a été comparé par une partie de la critique française de l’époque : « Sur une transdescendance [sic] teintée de maurrassisme, le fantastique fait l’effet d’être plaqué » (SI, 140). Blanchot est dès lors moins un romancier ou un véritable écrivain fantastique qu’un jeune auteur ambitieux ayant relativement bien réussi « une version d’après un thème » (SI, 141). De tous les auteurs français dont il est question dans Situations I, seul Giraudoux est considéré comme un romancier à part entière. Choix des élues est néanmoins rattaché à une oeuvre qui n’est pas romanesque, la philosophie d’Aristote, de façon à montrer que le type de représentation proposée et que la technique narrative adoptée dans ce texte sont complètement dépassés : « Voici qu’un univers romanesque paraît, nous séduit par son charme indéfinissable et par son air de nouveauté ; on s’en approche, et on découvre le monde d’Aristote, un monde enterré depuis quatre cents ans » (SI, 96-97).

En plus d’être comparables à des genres littéraires qui ne sont pas romanesques, les oeuvres françaises analysées par Sartre ne sont pas, selon lui, écrites d’une manière qui convient au roman. Chacun des auteurs pèche, soit par une trop grande poéticité, soit par un trop grand classicisme, soit par un caractère trop emprunté, soit par plusieurs de ces vices. Chez Ramon Fernandez, évoqué dans la critique de 1919, le recours systématique au passé simple de l’indicatif fait en sorte que « l’événement [raconté] ne nous touche pas » (SI, 16). Dans les pages consacrées à Faulkner, Proust se fait reprocher son « éloquence », son « goût des idées claires » et son « intellectualisme » (SI, 77). Le style de La conspiration, qui se compose de « longues phrases cartésiennes », est « beau », « sec et négligent », mais n’est pas pour autant « un style de romancier, sournois et caché ». C’est plutôt « un style de combat, une arme » (SI, 30). Le « classicisme de M. Mauriac » débouche pour sa part sur des « discours trop clairs » ; en parcourant La fin de la nuit, le lecteur reconnaîtra la « coupe de phrase chère aux auteurs comiques du xviiie siècle » (SI, 54). Encore plus classique, l’aristotélicien Giraudoux offre, par l’entremise de sa narration, un « monde propret, fini, hiérarchisé, rationnel jusqu’à l’os », ce pourquoi Choix des élues peut être considéré comme « le roman de l’Histoire Naturelle » (SI, 96). Aux antipodes, le style adopté par Camus dans L’étranger peut être comparé à celui d’Hemingway, ce qui, sous la plume de Sartre, est particulièrement élogieux. Ce type d’écriture se ramène toutefois, comme le kafkaïsme de Blanchot, à une collection d’« artifices [qui] nous sont déjà trop familiers » (SI, 139), sans compter que, à travers la technique américaine empruntée pour raconter l’histoire de Meursault, Sartre décèle une poésie pompeuse, qui est, s’il faut l’en croire, la véritable manière de Camus :

Nous savons déjà que M. Camus a un autre style, un style de cérémonie. [C’est le style du Mythe de Sisyphe.] Mais, en outre, dans L’Étranger même, il hausse parfois le ton ; la phrase reprend alors un débit plus large, continu […]. À travers le récit essoufflé de Meursault, j’aperçois en transparence une prose poétique plus large qui le sous-tend et qui doit être le mode d’expression personnel de M. Camus.

SI, 113-114

Cette difficulté partagée à atteindre au romanesque véritable et à adopter un style qui convient au roman sans être pour autant un emprunt de circonstance s’explique, chaque fois, par l’idéologie de l’auteur étudié, et ce, bien que les idéologies successivement incriminées diffèrent du tout au tout. L’aurait-il voulu, Nizan n’aurait pas pu écrire un roman. C’est qu’il est membre du Parti communiste français : « Un communiste peut-il écrire un roman ? Je n’en suis pas persuadé : il n’a pas le droit de se faire le complice de ses personnages » (SI, 29). À l’opposé, rien n’interdit qu’un chrétien soit un grand romancier : Sartre, comme nombre d’écrivains de sa génération et de la génération précédente, admire Dostoïevski sur lequel il s’étend assez longuement au début de l’article consacré à La fin de la nuit. C’est pourtant le catholicisme de Mauriac qui explique les faiblesses les plus criantes de son oeuvre : « J’admets que M. Mauriac est sérieux lorsqu’il parle en chrétien de la Destinée. Mais lorsqu’il en parle en romancier, je cesse de le suivre » (SI, 40). La philosophie de Camus romancier a pour sa part le défaut d’être trop visiblement parente du rationalisme d’hier et d’aujourd’hui : « l’univers de l’homme absurde est le monde analytique des néo-réalistes. Littérairement le procédé a fait ses preuves : c’est celui de L’Ingénu ou de Micromégas ; c’est celui de Gulliver. Car le xviiie siècle a eu aussi ses étrangers » (SI, 116) ; « L’Étranger est une oeuvre classique, une oeuvre d’ordre, composée à propos de l’absurde et contre l’absurde » (SI, 121). Blanchot souffre d’avoir été proche de L’Action française. Sartre lui reproche d’être « un écrivain français et persuadé qu’il faut “penser français” » (SI, 123). Enfin, l’art du roman de Giraudoux est miné à la base par le classicisme ou, pour reprendre les termes de Sartre, par un « logicisme rigoureux, une morale de l’équilibre, du bonheur, du juste milieu » (SI, 96).

Comment expliquer cette série de critiques négatives ? L’une des plus importantes causes du rejet en bloc de tous les Français est donnée dans le passage suivant, où Sartre éreinte Mauriac et où il s’en prend par la même occasion à l’ensemble de la production romanesque hexagonale de l’entre-deux-guerres :

Pourquoi cet auteur sérieux et appliqué [Mauriac] n’a-t-il pas atteint son but ? C’est péché d’orgueil, je crois. Il a voulu ignorer, comme font du reste la plupart de nos auteurs, que la théorie de la relativité s’applique intégralement à l’univers romanesque, que, dans un vrai roman, pas plus que dans le monde d’Einstein, il n’y a de place pour un observateur privilégié, et que dans un système romanesque, pas plus que dans un système physique, il n’existe d’expérience permettant de déceler si ce système est en mouvement où en repos.

SI, 56-57 ; je souligne

Sartre s’emploie non seulement à discréditer un auteur en particulier, mais aussi à circonscrire une « mentalité partagée » plus vaste et spécifique à la France. En plus de conduire à l’erreur philosophique ou scientifique, cette « mentalité partagée » est impropre, sur le plan esthétique, à la composition, soit d’un roman véritable, soit d’un roman véritablement en prise sur le monde contemporain. Sartre s’attaque, chez Mauriac comme chez les autres romanciers français, à la prétention de pouvoir adopter, sur la société et l’être humain, un point de vue souverain. Selon le critique, c’est parce que le Français est, par tradition nationale et culturelle, un être croyant en la suprématie de sa raison et en la possibilité d’acquérir, grâce à la littérature, une vision totalisante du réel, qu’il ne peut parvenir à composer de véritables romans, ce genre étant par essence un genre de la relativité généralisée.

L’incompatibilité radicale entre un état d’esprit national qui serait propre à la France et le genre romanesque est l’un des présupposés les plus solidement implantés dans le système de la critique littéraire sartrienne : il structure encore, dans Qu’est-ce que la littérature ?, une longue prise de position contre la technique romanesque française :

Le procédé de narration qu’utilise Maupassant […] constitue la technique de base pour tous les romanciers français de sa génération, de la génération immédiatement antérieure et des générations suivantes […]. [Il] y a un milieu commun, une trame commune à tous leurs romans, qui n’est pas la subjectivité individuelle et historique du romancier, mais celle, idéale et universelle, de l’homme d’expérience […].

[Dans] une France bourgeoise, cultivée jusqu’au dernier arpent, découpée en damier par des murs séculaires, figée dans ses méthodes industrielles, sommeillant sur la gloire de sa Révolution, aucune autre technique romanesque ne peut être concevable ; les procédés nouveaux qu’on a tenté d’acclimater n’ont eu qu’un succès de curiosité ou sont demeurés sans lendemain : ils n’étaient réclamés ni par les auteurs ni par les lecteurs ni par la structure de la collectivité ni par ses mythes[5].

Par l’entremise de semblables critiques, Sartre s’en prend moins à quelques romans français véritables qu’il ne travaille à reconduire un topos : celui de l’écrivain français typique qui serait culturellement dépassé et qui, du coup, serait incapable d’inventer une esthétique romanesque susceptible de rendre compte adéquatement du monde moderne.

Ce trait essentiel de la critique littéraire sartrienne prend davantage de relief lorsque l’on considère ce que l’auteur dit à propos des romanciers américains et de leurs oeuvres. La critique consacrée à 1919 de John Dos Passos prend fin sur une note on ne peut plus élogieuse : « Le monde de Dos Passos est impossible — comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal[6], — parce qu’il est contradictoire. Mais c’est pour cela qu’il est beau : la beauté est une contradiction voilée. Je tiens Dos Passos pour le plus grand écrivain de notre temps » (SI, 24-25). À l’extrême opposé de ce que l’on retrouvait dans la critique de La fin de la nuit, le texte analysé est érigé au rang des plus grands chefs-d’oeuvre du genre romanesque. Il représente le modèle par excellence de ce que doit être le roman.

Contre romans et romanciers français, dont Sartre veut se distinguer, pourquoi avoir précisément choisi de louer 1919 ? Il ne fait pas de doute que c’est parce que cette oeuvre particulière s’accorde avec les goûts de Sartre, avec les intuitions philosophiques qui seront bientôt systématisées dans L’être et le néant et, plus important que tout, avec ses propres ambitions de romancier. On sait que les mécanismes de l’écriture qui engagent le lecteur à prendre position et que Sartre retrouve chez Dos Passos, tels le simultanéisme, la reprise d’un style d’écriture journalistique, la mise en scène de personnages aliénés par l’opinion publique et l’orchestration virtuose d’un ensemble contradictoire de points de vue partiels et partiaux sur la réalité, ont eu une influence décisive sur la conception de « L’enfance d’un chef », dernière nouvelle du recueil Le mur, et sur l’écriture du Sursis, deuxième tome des Chemins de la liberté.

Des techniques narratives similaires sont toutefois présentes chez des auteurs tels que James Joyce et Virginia Woolf, que Sartre a pratiqués, pour lesquels il professait en privé une admiration non moins grande que pour l’auteur de 1919, mais qui n’ont pas, pour autant, été gratifiés d’un article élogieux. C’est que, à côté des oeuvres elles-mêmes et de leur modernité, la situation des romanciers anglo-saxons européens ne suscite pas une fascination comparable à celle qu’exerce le monde dans lequel les écrivains des États-Unis prennent la plume. Comme le rapporte Simone de Beauvoir dans ses mémoires, où elle s’exprime au nom de Sartre et au sien, les Anglais « se situaient dans une société bien assise, ils ne nous ouvraient pas des horizons[7] ». À l’extrême opposé, l’auteur vivant aux États-Unis tel que Sartre le dépeint dans Situations II aborde une « vie neuve [qui] est chose intimidante et sans point de comparaison, c’est un bloc de marbre sombre qu’il mettra longtemps à dégrossir » (SII, 206). Le choix de 1919 comme modèle romanesque s’explique dès lors non seulement par des raisons strictement formelles et poétiques, mais aussi par l’américanité de John Dos Passos, par son rattachement à une « mentalité partagée américaine » présupposée, qui est, en elle-même et par elle-même, une valeur sûre en ce qui concerne le genre romanesque, exactement comme la francité de Mauriac, de Camus et de Giraudoux était donnée pour une entrave à la réussite de leurs oeuvres respectives.

À première vue, les deux critiques consacrées à William Faulkner semblent invalider cette hypothèse. Sartre est en effet pour le moins mitigé à l’endroit des romans Sartoris et Le bruit et la fureur. Ses prises de position lui ont valu et lui valent encore des critiques sévères de la part des spécialistes et des admirateurs de Faulkner[8]. En y regardant de plus près, il apparaît pourtant que cet écrivain est éminemment valorisé par Sartre. Que le texte sur Sartoris ait été la première des critiques littéraires sartriennes et que Faulkner soit le seul auteur à qui deux articles sont consacrés montrent déjà l’importance particulière du romancier américain. Dès les premières lignes du recueil, c’est l’une des oeuvres de William Faulkner qui exemplifie ce qu’est un « bon roman » : « Avec quelque recul, les bons romans deviennent tout à fait semblables à des phénomènes naturels ; on oublie qu’ils ont un auteur, on les accepte comme des pierres ou des arbres, parce qu’ils sont là, parce qu’ils existent. Lumière d’août était un de ces hermétiques, un minéral » (SI, 7). Sartre poursuit en établissant un panthéon de génies au sein duquel se retrouve l’auteur qu’il entreprend d’analyser : « Cet “homme” de Lumière d’août — je pensais l’homme de Faulkner, comme on dit l’homme de Dostoïevski ou de Meredith, — ce grand animal divin et sans Dieu […] je l’avais accepté sans critique » (SI, 7). On a déjà vu qu’un autre panthéon des génies du roman, destiné celui-ci à établir la grandeur de Dos Passos, accolait le nom de Faulkner à ceux de Kafka et de Stendhal : « Le monde de Dos Passos est impossible — comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal ». Inversement, dans la critique de La fin de la nuit, Faulkner et ses dialogues romanesques sont évoqués afin de dénigrer, par comparaison, la faiblesse des dialogues mauriaciens (SI, 54)[9]. Si Sartoris et Le bruit et la fureur, moins admirés que Lumière d’août, suscitent de sérieuses réserves de la part de Sartre, celui-ci ne cherche jamais pour autant, comme il le fait avec Mauriac, Nizan et les autres Français, à remettre en question le statut de romancier de William Faulkner ni à minimiser l’importance de son art. Bien au contraire.

La valeur présupposée de l’américanité dans la poétique du genre romanesque que Sartre élabore par l’entremise de ses critiques est également à l’oeuvre dans l’article consacré à Moby Dick. Un peu comme il le faisait dans Lumière d’août, Sartre s’extasie ici sur un roman qu’il présente comme un « formidable monument[10] ». Melville est de son côté « le plus “moderne” des écrivains[11] ». De manière on ne peut plus révélatrice, Sartre ne s’en tient pas à la seule glorification, mais profite de l’occasion pour éreinter l’un de ses concitoyens, Jean Giono, dont il déprécie le travail de traducteur. La faiblesse de la version française de Moby Dick n’est pas tant liée aux choix des mots ou des expressions, ce à quoi Sartre, qui ne parlait pas l’anglais, s’intéresse peu, mais à la mentalité de Giono. L’auteur de Colline est aux yeux de Sartre un « paysan […] un de ces terriens que Melville méprisait tant […] [un homme qui s’est fait] laboureur par décret, un peu comme Barrès s’était fait lorrain[12] ». C’est cette mentalité terrienne, conservatrice et française qui interdit toute compréhension véritable entre le traducteur et l’auteur, puisque celui-ci serait pour sa part un marin, un « moderne », un homme du voyage et du mouvement. À ce compte, on peut se demander comment Sartre est quand même parvenu à apprécier Moby Dick à sa juste valeur…

Après la guerre, le théoricien de l’engagement poursuivra dans la même veine. Qu’est-ce que la littérature ? idéalise John Steinbeck et Richard Wright qui sont opposés à l’écrivain français en général et à Julien Benda en particulier[13].

Reste à se demander ce que « américain » signifie exactement sous la plume du critique Sartre lorsqu’il sert à qualifier, soit un romancier, soit un ensemble de techniques narratives. L’une des caractéristiques essentielles de ce terme, c’est qu’il ne désigne jamais l’ensemble complet des écrivains originaires des États-Unis. Pour l’auteur des Situations, les « Américains », ce sont John Dos Passos, William Faulkner, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Richard Wright, ainsi que, à l’occasion, Erskine Preston Caldwell et Dashiell Hammett. Jamais le philosophe existentialiste ne considère les auteurs qui sont ou qui ont été proches de la vie littéraire européenne et dont les oeuvres se rapprochent ostensiblement de quelque tradition artistique issue du vieux continent. Dans ses essais et ses manifestes, Sartre ne parle pas plus de Henry James que de Francis Scott Fitzgerald ; lorsqu’il s’intéresse à Hemingway, ce n’est jamais pour rappeler son passage dans le cercle parisien de Gertrude Stein. Une seule exception Vladimir Nabokov, qui, en raison de son cosmopolitisme, de son hyper-intellectualisme et des raffinements de sa prose, est justement le seul auteur américain négativement critiqué par Sartre. Parce qu’il est d’origine russe, Nabokov est d’emblée considéré comme « un enfant de vieux » (SI, 58-59), l’un des « descendants essoufflés et cyniques de Dostoïevski » (SI, 61). L’auteur polyglotte est déprécié par une argumentation aux relents barrésiens, ce qui est pour le moins curieux venant du philosophe à qui l’on doit L’être et le néant :

Il existe, à l’heure qu’il est, une curieuse littérature d’émigrés russes ou autres, qui sont des déracinés. Le déracinement de M. Nabokov, comme celui d’Hermann Carlovitch [le héros de La méprise] est total. Ils ne se soucient d’aucune société, fût-ce pour se révolter contre elle, parce qu’ils ne sont d’aucune société. Carlovitch en est réduit par suite, à commettre des crimes parfaits et M. Nabokov à traiter, en langue anglaise, des sujets gratuits.

SI, 61 ; l’auteur souligne

À l’image des textes français qui sont analysés par Sartre, La méprise n’est pas une véritable oeuvre romanesque, mais plutôt un « étrange roman avorton » (SI, 59), qui pèche par excès d’autoréflexivité, se « [dissolvant] dans son propre venin » et se rangeant, par le fait même, dans la catégorie fortement dépréciée de « la littérature savante » (SI, 60).

Par opposition, dans les oeuvres de ceux qu’il appelle les « Américains », Sartre apprécie une forme de primitivisme. Chez les écrivains des États-Unis qu’il admire, Sartre cherche — et trouve — une jeunesse culturelle, c’est-à-dire une indépendance supposée par rapport aux traditions artistiques préexistantes, qui permettrait à ces auteurs de forger intuitivement une technique romanesque neuve, seule susceptible de représenter adéquatement, dans l’immédiateté la plus crue, la complexité et la violence du monde moderne. Ce présupposé devient, après la Deuxième Guerre mondiale, une évidence posée a priori qui permet de construire un discours généralisant sur la littérature. Les « Américains », considérés comme un ensemble homogène, sont à partir de 1945 systématiquement opposés à l’ensemble non moins homogène des « Français », de manière à montrer comment la jeunesse et la modernité des premiers a eu un effet roboratif sur la vieillesse et l’obsolescence des seconds. Au cours d’une conférence prononcée à Yale en 1946, Sartre explique par exemple ceci :

Nous n’avons pas recherché par délectation morose des histoires de meurtre et de viol [dans le roman américain] mais des leçons pour le renouvellement de l’art d’écrire. Nous étions écrasés, sans en être conscients, par le poids de nos traditions et de notre culture. Les romanciers américains, sans traditions et sans aide, ont forgé, avec une brutalité barbare, des instruments d’une valeur inestimable. […] Nous avons utilisé de manière consciente et intellectuelle ce qui était le fruit du talent et d’une spontanéité inconsciente[14].

S’adressant l’année suivante à un public français dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre ne dit pas autre chose :

Quant aux Américains ce n’est pas par leur cruauté ni par leur pessimisme qu’ils nous ont touchés : nous avons reconnu en eux des hommes débordés, perdus dans un continent trop grand comme nous l’étions dans l’histoire et qui tentaient, sans traditions, avec les moyens du bord, de rendre leur stupeur et leur délaissement au milieu d’événements incompréhensibles. Le succès de Faulkner, d’Hemingway, de Dos Passos n’a pas été l’effet du snobisme, ou du moins, pas d’abord : ce fut le réflexe de défense d’une littérature qui, se sentant menacée parce que ses techniques et ses mythes n’allaient plus lui permettre de faire face à la situation historique, se greffa des méthodes étrangères pour pouvoir remplir sa fonction dans des conjectures nouvelles.

SII, 255-256

L’utilisation faite par Sartre du terme « Américains » montre d’une part que, dans l’imaginaire littéraire de la société française de cette époque, et vraisemblablement d’autres sociétés, la représentation souvent fortement stéréotypée de la civilisation d’où est issue une oeuvre (ou un corpus d’oeuvres) infléchit la réflexion que le critique formule à propos de l’esthétique, du sens et de la modernité de cette oeuvre (ou de ce corpus d’oeuvres). La manière dont Sartre joue les « Américains » contre les « Français » révèle que le caractère national des différentes littératures, qui n’a cessé de s’imposer au moins depuis Johann Gottfried Herder et Mme de Staël, et qui tend à expliquer les différences entre les formes par des différences de sensibilités, de traditions, de mythologies, de tempérament nationaux[15], constitue une variable-clé dans le système de la critique sartrienne. Si l’on considère que, dans les critiques de Situations I, dans Qu’est-ce que la littérature ?, ainsi que dans les autres oeuvres philosophiques, romanesques et théâtrales qu’il fait paraître à la même époque, Sartre entend illustrer et défendre la prépondérance de la liberté, de la lucidité, de la rationalité cartésienne et de la possibilité qui est offerte à chacun de se choisir en toute connaissance de cause et en toute responsabilité à partir de la situation dans laquelle il se trouve, c’est-à-dire un système philosophique qui rejette le déterminisme national, de même que toutes les formes de déterminisme, associées à la mauvaise foi, on mesurera à quel point l’idéologie de l’enracinement national restait encore prédominante lorsque, dans les décennies 1930 et 1940, venait le temps de penser l’esthétique des oeuvres romanesques. Ces textes rarement relus par la critique que sont les articles repris dans Situations I, cet aspect peu étudié de Qu’est-ce que la littérature ? qu’est la poétique du roman engagé révèlent tous deux l’existence d’une tension irrésolue, chez Sartre, entre ce que la sociocritique nomme l’idéologie de l’auteur et l’idéologie de l’oeuvre.

D’un autre côté, le terme « Américains » montre que Sartre sait jouer à son avantage de cette connexion qu’il pose a priori entre civilisation et forme narrative. Par l’entremise du discours qu’il tient sur les « Américains » et les « Français », l’auteur des Chemins de la liberté donne sa propre expérience de lecteur et d’écrivain pour l’exemple typique de ce qui a marqué l’ensemble de la littérature française de son époque. Sartre se met implicitement en scène comme le représentant par excellence d’un possible renouveau de la littérature romanesque française. C’est le sens que revêt la première personne du pluriel utilisée dans la conférence prononcée à Yale. En disant « Nous avons utilisé de manière consciente et intellectuelle ce qui était le fruit du talent et d’une spontanéité inconsciente », Sartre étend son point de vue sur la littérature et sa propre pratique de romancier à ce que sont censés penser et faire l’ensemble des écrivains français de l’après-guerre. Le procédé était déjà à l’oeuvre dans le titre de la conférence « American Novelists in French Eyes », qui donne lui aussi le point de vue de Sartre pour le point de vue de tous les Français. Il n’en va pas autrement lorsque, en 1947, l’année même où reparaissent dans Situations I ses critiques de Dos Passos et de Faulkner, Sartre présente le succès des romanciers américains, auquel peu de Français ont autant travaillé que lui, comme le « réflexe de défense d’unelittérature ».

Si le discours teinté de déterminisme national qui oppose « Américains » et « Français » mine le système philosophique sartrien de l’intérieur, il est en contrepartie d’une utilité certaine dans la mise en scène de lui-même que Sartre élabore dans ses critiques littéraires. En dénigrant ses concitoyens et en faisant l’éloge des romanciers d’outre-Atlantique, Sartre parvient à gagner sur les deux tableaux : il se place au centre d’une dialectique qui lui permet à la fois de dépasser les autres Français, enfermés dans un rationalisme dépassé, et les Américains, trop « spontanés » pour saisir intellectuellement toutes les implications de leur propres réalisations littéraires. Au moment où il explique romans et romanciers américains, Sartre met en scène un nouveau type d’écrivain français dont il se fait implicitement le principal représentant. Et cet écrivain français, toujours bourgeois, cultivé et rationaliste, mais susceptible de comprendre, d’apprécier et de s’accaparer la brutalité de la jeune Amérique par le recours à la critique littéraire philosophique, n’a certainement pas peu contribué à provoquer ce que d’autres ont appelé la « naissance du “phénomène Sartre”[16] »