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Qu’en est-il du journal dans À la recherche du temps perdu, dans cette fresque romanesque composée par un « romancier-sociologue[1] » au flair social particulièrement aiguisé ? Comment Proust a-t-il étoffé son oeuvre de cette médiation essentielle qu’était le périodique, au moment où celui-ci, par l’importance de sa diffusion, de sa variété et de son lectorat manifestait de façon éclatante l’avènement d’une société médiatique ? On connaît la place du Figaro, à la fois dans la genèse de l’oeuvre — à l’origine du Contre Sainte-Beuve il y avait un projet d’article destiné à ce journal — et dans la Recherche elle-même, puisque le projet d’article sur Sainte-Beuve devient un article fictif dans le roman, dont le narrateur espère longuement la publication[2]. On sait aussi que, comme bien de ses confrères écrivains du xixe et du début du xxe siècle, Proust a participé aux journaux de son temps[3]. Pourtant, personne ne semble avoir pris la mesure de la présence, massive, du journal dans le roman de Proust[4], et l’avoir analysée comme telle. En explorant dans un premier temps les modalités et les grandes occurrences de l’inscription du journal dans le roman [5], cet article voudrait montrer comment le journal est chez Proust l’objet d’une intense appropriation, et, en outre, comment le romancier fait du journal un sujet mondain à part entière, étoffant en cela la portée sociale de son oeuvre. Parce qu’il est un objet intermédiaire du monde réel absolument fascinant, servant à qualifier les personnages, à donner matière à une réflexion sur l’écriture, le temps, l’histoire et sur les médiations qui ont cours désormais dans le monde moderne, on cherchera à montrer aussi que le journal accompagne discrètement le processus de la création chez Proust : la présence du journal marque indirectement, mais radicalement, la poétique romanesque proustienne, en tant que signe d’un monde où les anciennes sociabilités ont été remplacées par la communication à distance, par l’écriture, les médiations, — par le roman lui-même. Littéralement, À la recherche du temps perdu raconte donc l’histoire de la fictionalisation de la mondanité, la fiction d’un monde éclaté que le journal, forme-mosaïque emblématique de la modernité, a contribué à suggérer au roman.

I. « Le pouvoir qu’a pris aujourd’hui la publicité[6]… »

C’est en ces termes que Proust, dans un passage consacré aux espérances mondaines de Mme Saint-Euverte, montre comment le journal a créé la mondanité médiatique : celle que la « foule » (ce mot figure dans le même passage), étrangère aux événements mais curieuse, peut lire dans les carnets mondains du Gaulois et du Figaro. Ainsi voit-on d’emblée le petit monde de la Recherche s’animer au contact du périodique, le lire et le commenter.

Le journal, c’est d’abord l’un de ces gestes familiers du quotidien : lire dans le train (II, 15 ; III, 706), dans le cabinet d’attente d’un médecin (II, 25), au bord de la mer (II, 35), au petit-déjeuner (II, 130). À la station d’Incarville, tandis que, dans le petit train, il est en route pour la Raspelière, le narrateur observe des passagers qui « étaient venus seulement acheter leurs journaux » (III, 495) : le journal s’insère dans la fiction comme l’objet « innocent » d’une civilisation, objet anodin du réel lié aux gestes du quotidien. Du Grand Hôtel de Balbec, au réveil, on peut entendre les cris sur la plage des marchands de journaux (III, 176), appels lancinants d’un monde extérieur plus ou moins lointain.

Les personnages du roman de Proust sont tous de grands lecteurs du journal. M. de Norpois (I, 432) et la princesse Sherbattof (III, 251 et 433) lisent la sérieuse Revue des deux mondes ; la vieille dame que salue Gilberte lorsqu’elle joue aux Champs-Élysées ne se sépare jamais de son Journal des débats (I, 390, 397 et 399) ; Charlus lit parfois le Times (II, 583) ; un soir le duc de Guermantes jette un oeil au carnet du Temps (II, 866), mais ce journal austère de la bourgeoisie est plus conforme aux goûts du docteur Cottard (III, 260). Lorsqu’on entre dans le salon de la princesse de Parme, on aperçoit ici et là un « magazine » (II, 746) ; le maître d’hôtel des Guermantes lit Lectures pour tous (IV, 425). Non seulement les personnages de Proust lisent le journal, mais certains d’entre eux — outre le narrateur[7] — y publient des articles, parfois quelques lignes seulement. Les parents de certaines jeunes filles que le narrateur rencontre à Balbec ont écrit au Gaulois pour se plaindre de la difficulté des sujets d’examen imposés à leurs enfants (II, 243). Norpois — outre la Revue des deux mondes — s’est beaucoup servi du Temps à des fins politiques en 1870 (IV, 216). Pendant la guerre, Brichot, Morel, Norpois, sont les chroniqueurs des événements (IV, 83) ; Charlus ne cesse d’ailleurs de se moquer des « lieux communs » dont sont farcis les articles de Brichot (361-364 et 369-372) parus dans Le Temps (370), mais ces mêmes articles valent malgré tout au professeur les invitations du « grand monde » (469). Charlus a aussi recommandé Morel à « un journal » pour qu’il y écrive « des sortes de chroniques moitié humoristiques sur la musique » (III, 726). En revanche certains esprits malveillants et anonymes écrivent des « petites chroniques » sur M. de Charlus pour le discréditer :

Un peu avant la guerre, des petites chroniques, transparentes pour ce qu’on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l’une intitulée : « Les mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances.

IV, 346

Outre la mention de « Pampille » (III, 293) — la femme de Lucien Daudet signait sous ce pseudonyme la rubrique de mode dans L’Action française —, on ne relève enfin qu’un seul journaliste professionnel dans la Recherche : celui que gifle Saint-Loup dans les coulisses du théâtre où se produit Rachel (II, 478), et dont la fumée du cigare incommode le narrateur…

Le journal est le médiateur des deux grands événements historiques dont les ondes de choc traversent la Recherche : l’Affaire Dreyfus et la guerre. Chez Proust en effet, les événements d’ampleur historique ne sont pas vécus directement par les personnages : ceux-ci se les approprient plutôt grâce au journal. Charlus commente ainsi l’arrestation de Dreyfus : « Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu’on le dit, je ne fais pas attention aux journaux ; je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m’intéresser » (II, 584). L’intérêt ici n’est pas l’événement en soi, mais la façon dont les personnages se « positionnent » face à sa représentation médiatique. Si Charlus est ce grand représentant de la noblesse européenne pour qui les affres de la patrie et les agitations journalistiques importent peu, à l’opposé du spectre social un patron de café lit et récite consciencieusement le contenu des articles de journaux qui traitent de l’Affaire (II, 700). Le prince de Guermantes, secrètement converti au dreyfusisme, lit en cachette Le Siècle et L’Aurore (III, 107) ; la princesse fait de même (III, 109). Dans Le temps retrouvé, on apprend que le mari de Mme Bontemps a été beaucoup critiqué par L’Écho de Paris pour ses prises de position en faveur de Dreyfus (IV, 305).

On peut soutenir que tout l’épisode de la guerre dans Letemps retrouvé n’est perçu que médiatisé par le journal et les « communiqués » (IV, 330), les rumeurs du champ de bataille, les annonces officielles et « les incidents lus dans les journaux » (IV, 308), longuement commentés par Mme Verdurin. C’est en mangeant un croissant le matin que celle-ci apprend dans le journal, les larmes aux yeux, la nouvelle du naufrage du Lusitania (IV, 352). Lorsque le narrateur observe les permissionnaires dans Paris, ils lui paraissent revêtir un aspect « irréel » car la seule réalité de la guerre pour lui n’était jusque-là perceptible que par le journal (IV, 336). Or, cette perception médiatisée du réel est parfois l’objet d’une réflexion sur la nature même de la réalité, et la créance que l’on peut accorder au journal. Charlus, encore une fois, est particulièrement critique à cet égard : « La vérité c’est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils en faire autrement puisqu’ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s’agit ? » (IV, 364). Il ajoute, un peu plus loin, commentant les événements militaires et les tractations diplomatiques : « Je vous disais que le public ne juge le roi de Grèce et le roi des Bulgares que d’après les journaux. Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal, puisqu’ils ne les connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j’ai beaucoup connu […] Constantin de Grèce, qui était une pure merveille » (IV, 366). Cette critique se retrouve çà et là dans la Recherche, on y reviendra : le journal est une médiation souvent trompeuse pour qui ne connaît pas directement la réalité. Certes, dans la mesure où le baron de Charlus pratique une sociabilité internationale, les nouvelles mondaines et diplomatiques lui paraissent sans substance. Charlus est en outre animé d’une germanophilie qui le pousse à se moquer de l’optimisme des journaux français sur les nouvelles du champ de bataille. Mais ces critiques se fondent sur un élément important du journal : bien que celui-ci, par le mandat référentiel qui le définit, cherche à rendre compte du monde contemporain, il y a toujours un certain écart entre le journal et la réalité ; et c’est précisément sur cette distance que Proust fonde sa réflexion sur le journal et ses effets sociaux.

II. La sociabilité distante

Effet essentiel de la distance : si le journal est un objet intermédiaire du monde réel, c’est d’abord qu’il est une intermédiation entre les personnages. C’est dans L’Écho de Paris que le narrateur apprend, par exemple, que le premier président de Caen a reçu la Légion d’honneur (III, 149). La mort est un événement très médiatisé dans la Recherche : « une note parue le matin dans les journaux » répand la rumeur de la mauvaise santé de Bergotte (III, 360), puis sa mort (III, 693). Un matin, le narrateur prend connaissance dans le journal de la mort de la Berma (IV, 41), de même que les proches de Mme de Guermantes lui dissimulent les journaux qui annoncent la mort de Saint-Loup (IV, 430), à la guerre.

On peut soupçonner toute la complexité du rapport social distant que suppose le journal lorsque, par exemple, le narrateur a le sentiment de s’observer lui-même au travers des traits de Saint-Loup. Il lui vient alors cette comparaison à l’esprit : « Je m’apercevais tout à coup moi-même du dehors, comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace » (II, 402). Chez Proust, tout savoir social, et donc potentiellement tout savoir sur soi, est inclus dans une médiation : médiation du regard, médiation des autres, des rumeurs, des textes, de l’art… Toutes demandent interprétation et relancent les réflexions du narrateur. Pénétrant peu à peu dans le souvenir de Combray, le narrateur se rappelle des « personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté » (I, 16). Les savoirs sociaux sont approximatifs, indirects et mouvants. Toute la Recherche est ainsi fondée, dès son incipit, sur l’imagination de la société, non sur sa connaissance directe et certaine. Certes, comme l’illustre la célèbre comparaison avec le monde des « castes fermées » (I, 16), la grand-tante du narrateur, ses soeurs, le grand-père, tout le petit monde de Combray vit dans ses certitudes sociales, et Proust montre à quel point cette perception que se fait de l’extérieur le clan familial est erronée. Le petit univers de Combray craque en réalité de toutes parts et la fiction s’apprête à déranger un monde jusque-là paisible : le monde extérieur, le « réel », tout ce qui, donc, va devenir le roman et s’offrir aux découvertes du narrateur, insiste pour percer la coque lisse de Combray. Or, c’est bien le journal qui est l’intrus dans cette petite société, Le Figaro notamment qui, après une mention des Débats roses (I, 7), est le premier périodique d’importance à faire son entrée dans la Recherche (I, 22). Le grand-père du narrateur a appris dans « un journal […] que M. Swann [le père de Charles Swann] était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X » (I, 20-21). Lecteur du carnet mondain par « intérêt historique » (I, 21) parce qu’il lui donne accès au monde fascinant des grands hommes d’État, le grand-père ne fait pas figure d’exception. Si les deux soeurs de la grand-mère sont étrangères à tout « potin » (I, 21), on apprécie malgré tout les « anecdotes » (I, 14) contées par le grand-père à propos de la famille de Swann, et personne à Combray ne peut ignorer la mention de Swann dans les mondanités du Figaro (I, 22). Swann lui-même avoue d’ailleurs à la famille du narrateur son « dédain » pour le journal et ses futilités mondaines (I, 26). Quant au narrateur, c’est lui aussi par le journal qu’il aura d’abord accès, de façon indirecte, à la mondanité et à ses grandes personnalités : « C’était du reste par le docteur Percepied que j’avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d’une revue illustrée où elle était représentée dans le costume qu’elle portait à un bal travesti chez la princesse de Léon » (I, 172). C’est dans les « journaux illustrés » que le narrateur a aperçu la photographie « d’un neveu de l’empereur d’Autriche » (II, 337), le prince de Saxe, et qu’il croit reconnaître au théâtre. Lorsqu’il rencontre Saint-Loup pour la première fois, à Balbec, le narrateur songe à la réputation du neveu de Mme de Guermantes : « On savait que ce jeune marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. Tous les journaux avaient décrit le costume dans lequel il avait récemment servi de témoin au jeune duc d’Uzès, dans un duel » (II, 88).

En fait, comme la guerre et l’Affaire Dreyfus, la mondanité de la Recherche est placée directement en lien avec le journal, objet d’intercession, de manipulations et de diffusion d’informations. Le carnet mondain est très présent dans le roman et le narrateur parle « de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer » (IV, 338)[8]. L’amusement des deux amis provient évidemment de la rhétorique figée du carnet, et le narrateur ne s’empêche pas de la pasticher à l’occasion (III, 48, 67 et 651). Le carnet permet même au narrateur d’apprendre certaines choses sur une soirée où il était pourtant présent : « Je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée » (II, 56)… Mais Proust prend aussi plaisir à développer toute une sociologie du snobisme lié au journal mondain, particulièrement présent dans Le côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe.

Le journal diffuse des informations sur les fréquentations que l’on voudrait parfois dissimuler. Ainsi d’une « vieille dame » qui a reçu dans son salon une cantatrice mondaine réputée, « et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait chipé l’artiste italienne ignorât l’événement avant qu’il fût accompli. Pour que celle-ci ne l’apprît pas par les journaux et ne s’en trouvât pas froissée, elle venait le lui raconter » (II, 495). Certaines dames qui ont rendu visite à Mme Verdurin après la soirée organisée par Charlus espèrent qu’on ne publiera pas leurs noms dans le carnet (III, 750). À l’inverse, les Guermantes ne manquent jamais de se faire inscrire au carnet des visites de funérailles : « on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire » (III, 729). Charlus a beau la dédaigner, il a parfaitement conscience de la puissance de la presse et n’hésite pas à s’en servir. Lorsqu’il organise une soirée chez Mme Verdurin, il y voit « un organe de divulgation non négligeable », qui accélère et amplifie les ondes de choc mondaines, comme la présence de personnalités connues ; presse et célébrité forment ainsi une sorte de « mégaphone à une manifestation qui sera ainsi rendue audible à un public lointain » (III, 725).

Le journal est donc un enjeu pour les mondains. Lorsqu’elle tente d’obtenir le plus de monde possible pour sa soirée, Mme de Saint-Euverte espère en réalité faire illusion sur les lecteurs du futur carnet. Et c’est pour Proust l’occasion de réfléchir à la place qu’occupe le journal dans la mondanité :

C’est que la prééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et soirées, dans Le Gaulois ou Le Figaro, sans être jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde que par le journal, l’énumération des ambassadrices d’Angleterre, d’Autriche, etc., des duchesses d’Uzès, de La Trémoïl, etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était un des derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. La plupart des personnes citées avaient bien été présentes. Mais chacune était venue à la suite d’implorations, de politesses, de services, et en ayant le sentiment d’honorer infiniment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchés que fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne font illusion qu’aux lectrices de « Mondanités ».

III, 70

Le narrateur fait donc sienne la critique de l’écart qui existe inévitablement entre l’événement et sa représentation médiatique : le carnet permet de faire illusion sur le lecteur quant à la valeur d’un salon, en influençant son imagination. Or, certains salons mondains sont complices de cette publicité, et ces salons ne sont pas les « vrais » : « on parlait infiniment plus dans les journaux de ces prétendus salons que des vrais » (II, 494). Certains mondains ne sont pas dupes : ainsi le salon Saint-Euverte, du point de vue des Guermantes, est-il « une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du Gaulois » (III, 83). La mondanité médiatique suppose une croyance en la représentation, et même la vieille duchesse de Guermantes, à la fin du Temps retrouvé, ne peut pas y échapper : « telle situation n’existe que dans les esprits qui y croient et […] beaucoup de nouvelles personnes […], si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d’aucune fête élégante, croiraient qu’elle n’occupait en effet aucune situation » (IV, 569). Certaines lectrices du journal manquent donc l’essentiel des prestiges réels : « Elles glissent sur une fête, vraiment élégante celle-là, où la maîtresse de la maison pouvant avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d’être “parmi les élus”, ne demande qu’à deux ou trois, et ne fait pas mettre le nom de ses invités dans le journal » (III, 70). En fait, le journal ne trompe que ceux qui n’ont pas une connaissance préalable du monde, qualité presque innée. « Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s’il lisait dans un journal les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance de chic de ce dîner » (I, 239). Odette n’a pas cette finesse : « Odette faisait partie des personnes […] qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles appartiennent » (I, 239). Il en est du même des Cambremer qui, en villégiature dans la région de Balbec et invitant la vieille duchesse de Cambremer, rêvent d’une mondanité prestigieuse qui rayonnerait à partir du journal :

Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain du Gaulois, l’entrefilet qu’ils cuisineraient eux-mêmes en famille, toutes portes fermées à clef, sur « le petit coin de Bretagne où l’on s’amuse ferme, la matinée ultra-select où l’on ne s’est séparé qu’après avoir fait promettre aux maîtres de maison de bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient le journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y figurer […]. Enfin le jour béni arrivait : « La saison est exceptionnellement brillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concerts d’après-midi, etc. » Dieu merci, le nom de Mme de Cambremer avait été bien orthographié et « cité au hasard », mais en tête.

III, 164

On le voit, le narrateur est assez critique, ou du moins lucide, à l’égard du journal et de l’utilisation que l’on peut en faire. Il fustige, en deux longues pages de La prisonnière, la « vulgarité d’esprit » du type du « journaliste philosophe » qui a prétention à donner de grandes leçons, la plupart du temps fausses (III, 768-769). Il considère, un peu à la manière de Charlus, que le journal trompe le lecteur non averti, sur des renseignements « que donne la presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens » (IV, 542). Si certaines personnes se laissent souvent berner, comme « Françoise [qui] croyait les réclames des journaux » (II, 620) ou encore les étudiants de Brichot qui sont éblouis par les « récits » consacrés à leur professeur dans certaines « revues » (III, 262), les mondains quant à eux confondent « l’élite » avec les noms diffusés par les « journaux mondains » (III, 773). La mondanité, pour reprendre le mot essentiel de l’analyse de Deleuze, est une grande émettrice de « signes[9] », et c’est pourquoi elle est trompeuse : « La première de nos croyances, c’est d’attribuer à l’objet les signes dont il est porteur[10] ».

Ainsi le carnet, comme le journal en général, n’est pas seulement un élément de l’action, un objet du drame : c’est aussi un élément de réflexion, il suscite le commentaire du narrateur sur les savoirs sociaux et leur diffusion. Proust a parfaitement conscience de l’importance du journal dans la vie moderne, et il relèvera comme exceptionnelle la situation que suscite la guerre en chamboulant la mondanité médiatique :

Sans doute, dans les temps habituels de la paix, une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n’en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d’informations […], la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg : être vu à la table de Mme Verdurin.

IV, 312

On ne peut mieux exprimer l’importance d’une culture mondaine toute imprégnée de l’imprimé et que seules des circonstances inouïes restreignent encore aux seuls contacts directs des invités.

III. Imaginer la mondanité, faire oeuvre d’art

C’est donc bien toujours la distance entre le journal et la réalité, l’écart entre la lettre et la chose, qui alimente la réflexion du narrateur. Or, cela n’est pas sans conséquence sur le roman, voire sur la poétique qui le fonde. Dans un passage consacré aux rumeurs qui courent dans le monde, le narrateur écrit : « Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du “monde”, des gens qui ne l’ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à l’infini et nous reste inconnue » (II, 568). Plus loin encore — mais les exemples de réflexions ainsi consacrées à la part mystérieuse de la socialité abondent dans la Recherche — le narrateur ajoute : « [U]ne personne n’est pas […] claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard […], mais une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe » (II, 367). Il admet alors : « mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination » (III, 401). Il apparaît ainsi qu’une part importante de la matière sociale de l’oeuvre sera davantage puisée à la source d’une mondanité imaginée que d’une mondanité directement vécue. Tout le dynamisme de la vie sociale imaginée, Proust le résume en forme d’aphorisme : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres » (I, 19), courte phrase qui trouve son équivalent inversé à la fin du roman : « Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée » (IV, 34). En somme, la fiction du roman repose sur l’invention des fictions que s’inventent les personnages. Cela, à commencer par le narrateur, qui n’est pas insensible à cet égard aux charmes du journal.

L’imagination est en effet aiguillonnée par la médiation : érotisme, jalousie et rêveries peuvent provenir des lectures anodines du journal. Le narrateur soupçonne qu’Albertine a rencontré Léa chez les Verdurin après avoir lu le carnet du Figaro (III, 655) : l’imagination s’embraye, la morsure de la jalousie se fait plus vive : « Aurais-je pu nier que c’était le programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin d’Albertine ? » (III, 657). L’imagination du narrateur paraît subordonnée à ces lectures du quotidien, qui font de la réalité une chose à la fois distante et toute proche. Telles ces femmes inconnues dont le nom est inscrit au « compte rendu d’un bal » et qui sont, de leur absence même, plus « désirables » (III, 663), ou encore certaines jeunes filles (« il me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux » [III, 120]), et cette autre encore « dont j’avais vu le nom dans le compte rendu mondain d’un journal, parmi “l’essaim des charmantes valseuses” » (IV, 567). En ces occurrences, le carnet mondain ne fait plus sourire, mais rêver ; il trompe un lecteur complice, qui aime à se laisser bercer par ses illusions : « On lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. […] On écoute les douces paroles du rédacteur en chef comme on écoute les paroles de sa maîtresse » (IV, 330). Dans la rêverie, la distance est abolie, ou au contraire — mais cela revient au même — elle occupe toute l’imagination en se confondant avec la réalité : ainsi bien sûr des songes du narrateur sur la société fabuleuse des Guermantes (II, 328 et suiv.), ou encore ceux de Swann qui, mondain recherché, souhaitera pourtant en vain de présenter Gilberte à Mme de Guermantes :

[Q]uand Swann dans ses heures de rêverie voyait Odette devenue sa femme, il se représentait invariablement le moment où il l’amènerait, elle et surtout sa fille, chez la […] duchesse de Guermantes […]. [I]l s’attendrissait quand il inventait, en énonçant les mots eux-mêmes, tout ce que la duchesse dirait à Odette, et Odette à Mme de Guermantes, la tendresse que celle-ci témoignerait à Gilberte, la gâtant, le rendant fier de sa fille. Il se jouait à lui-même la scène de la présentation avec la même précision dans le détail imaginaire qu’ont les gens qui examinent comment ils emploieraient, s’ils le gagnaient, un lot dont ils fixent arbitrairement le chiffre.

I, 462 ; nos italiques

C’est dans cet espace incertain, fait d’espérances et d’imaginations prospectives, ou encore de remémorations, que le poète peut rêver ; c’est dans ce creux que les fictions du personnage s’emballent. Ici, le travail de l’écrivain est essentiel et la notion de distance a valeur réflexive : c’est par le texte imprimé que Proust compose une oeuvre qui exprime le caractère médiatique-médiatisé de la société moderne[11]. Peut-on dire que le journal est, sinon le centre, du moins un élément fondamental de cette poétique ? Tout porte en effet à le penser, si l’on se fie à cet épisode d’Albertine disparue où l’article du Figaro a enfin paru (IV, 148 et suiv.)[12]. Car en somme, le narrateur annonce en ce passage pourquoi il pourrait bien substituer la littérature au temps perdu de la mondanité, s’installer définitivement dans l’écart imaginé que l’écriture lui permet de creuser. Or, c’est bien l’expérience de la publication dans Le Figaro qui lui suggère cette idée.

Dans ce passage, le narrateur s’émeut de ce « pain spirituel qu’est un journal », « pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, et reste le même pour chacun tout en pénétrant à la fois, innombrable, dans toutes les maisons » (IV, 148). En éprouvant les délices de la publication, le narrateur entreprend de réfléchir à cette curieuse expérience de la divulgation d’une pensée par les grâces de l’écriture imprimée. En s’imaginant à la place de ses lecteurs, il ressent une forme toute particulière d’être-ensemble : « Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal » (IV, 148). Se lire dans un journal, c’est aussi se lire comme un autre ; lire le journal, c’est être avec les autres et les imaginer : c’est pour cela qu’on peut voir là une sorte de glissement entre mondanité, journal et littérature. Car la littérature est une forme de sociabilité : « Il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir encore par là accès auprès d’eux [les amis], pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur coeur » (IV, 152). Le vocabulaire est très mondain (être reçu, plaire, parler). Si les amis « s’éloignent » quand on écrit, c’est que l’écriture est un plaisir « intérieur, spirituel, solitaire, […] que je pouvais trouver non en causant avec eux mais en écrivant loin d’eux » (IV, 152). La publication dans ce journal très mondain qu’est LeFigaro annonce donc paradoxalement la retraite hors du monde et le début de l’écriture :

Si je commençais à écrire, pour les [mes amis] voir indirectement, pour qu’ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m’ôterait l’envie de les voir, et la situation que la littérature m’aurait peut-être faite dans le monde, je n’aurais plus envie d’en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde mais dans la littérature.

IV, 152

« [L]es voir indirectement » : mots essentiels. Ce qu’on a suggéré plus haut de qualifier de « sociabilité distante » met en branle le travail esthétique, distance ressentie concrètement par le narrateur grâce au journal. C’est lui — parce qu’il est une publication imprimée et collective, qui offre, plus encore que le livre, tous les jours, une relation indirecte avec les autres et provoque la conscience forte d’une communauté immatérielle et anonyme — qui fait prendre conscience au narrateur que cet éloignement est propice à l’art, et que le renoncement à la mondanité « vécue », voire à l’amitié, permet le triomphe de l’imagination. On connaît l’importance de la figure singulière du Renonçant dans la création moderne, et il est intéressant ici qu’elle soit suggérée au narrateur par l’expérience commune, collective, voire triviale, qu’est le journal, conférant à l’oeuvre la promesse d’une socialité future tendant à l’universel[13]. L’oeuvre qui s’annonce ainsi sera donc silencieuse, composée dans la solitude, loin des causeries inutiles et des « paroles toutes physiques », que « les lèvres […] choisissent » : « Les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence » (IV, 476). Métaphore discrète, l’obscurité créatrice rejoint ici le noir des caractères typographiques.

Certes, le journal est le symbole d’une civilisation qui « oublie », dont la mémoire est défaillante, ce qui le place bien loin des préoccupations d’un art qui cherche à retrouver l’essence du temps. Mais cette amnésie, si elle puise dans l’art sa rédemption, s’impose aussi précisément parce que la société moderne est désormais médiatique, accumulant l’imprimé, croulant sous le papier. En réalité, tout un passé dort dans la presse mais personne ne s’en souvient : on « ignore que les hommes qu’encense le journal du matin furent déconsidérés jadis » tandis que les petites querelles mondaines d’autrefois sont de « ces histoires [qui] dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne les savait plus » (IV, 527). Ce qui guette la mondanité médiatique, pourtant affichée ostentatoirement, c’est l’oubli : oubli par exemple de la valeur réelle du salon de Mme Villeparisis — nulle du vivant de la marquise, au plus haut après sa mort grâce à ses Mémoires —, oubli aussi d’une mondaine aussi recherchée que Mme Leroi et que Mme de Villeparisis rêvait en vain d’avoir chez elle (II, 491-492). « Aujourd’hui personne ne sait plus qui c’est, ce qui est du reste parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l’index des Mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle Mme Leroi occupa tant l’esprit » (IV, 542).

La presse est aussi le symbole du temps perdu, au sens d’une dépense vaine de temps, car « en lisant les journaux », le lecteur peut avoir « l’illusion de trouver dans les événements qui se sont produits […] un profit pour son intelligence et une excuse pour son oisiveté » (III, 590). Toutefois, en réfléchissant au statut du journal, Proust a aussi l’intuition que les règles de la mémoire et de l’oubli ne sont pas si prévisibles. Il écrit ainsi :

Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l’humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l’oubli soit moins vraie qu’une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d’un événement, d’un chef-d’oeuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l’Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un fait par lui-même moins important, d’un poème de peu de valeur, qui date de l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement ? Peut-être n’en est-il pas tout à fait de même pour la courte vie humaine.

I, 469

Le journal consacre ainsi à la fois la mémoire et l’oubli ; il est la source d’une archive future ensevelie sous son propre poids. On sait de quelle façon la révélation finale du Temps retrouvé viendra préciser la place qu’occupera l’art à cet égard : rendre le temps sensible dans son essence, là où à première vue le journal offre, par exemple, une représentation éphémère de la mondanité, purement anecdotique. Or si la littérature est ce qui révèle l’essence du Temps[14], c’est-à-dire « les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps », c’est malgré tout, par contraste, les choses « qui se rapportent au temps, au temps dans lequel baignent les hommes, les sociétés, les nations » qui feront la matière de l’oeuvre et y occuperont « une place importante » (IV, 510)[15]. Voilà pourquoi le journal, aussi futile soit-il, symbole par excellence des scansions temporelles d’une civilisation, est l’un des emblèmes essentiels du temps dans la Recherche.

Tout paraissait opposer journal et roman : l’un discontinu, composite, fait d’accumulation et d’un choeur d’écrivains-journalistes aux styles divers, l’autre composé dans le patient labeur de la continuité du style de l’écrivain solitaire. Et pourtant, comme la broderie d’une « robe » (IV, 610), la littérature est aussi accumulation de morceaux, de fragments, ici un « bout de page qui n’est plus qu’une dentelle » (IV, 611), là des « paperolles » rassemblées par Françoise. Dans leurs soubassements, les deux poétiques — romanesque et médiatique — sont plus voisines qu’il ne semble. L’oeuvre, écrit le narrateur dans les dernières pages du Temps retrouvé, sera composée grâce à l’aide de Françoise, collant les morceaux « comme elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé » (IV, 611 ; nos italiques). La littérature (mais n’est-ce pas vrai aussi du journal à sa façon ?) comble des vides, se construit dans le temps tout en le racontant. Sur le mode de la nostalgie et du souvenir, elle raconte le lien social en le défaisant, elle le tisse en le racontant — mais comme révolu en même temps, et sous la menace d’une « durée éternelle [qui] n’est pas plus promise aux oeuvres qu’aux hommes » (IV, 621).