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Introduction

La thèse d’Erik Peterson, Le monothéisme : un problème politique[1] publiée en 1935, dépend indubitablement du contexte national socialiste de l’Allemagne, mais ne saurait pour autant s’y réduire. La réplique de Carl Schmitt[2] dans la deuxième Théologie politique de 1969 (neuf ans après la mort de Peterson) et les théologies dites politiques des années 1970 de Johann Baptist Metz et Jürgen Moltmann[3] (auxquelles l’on pourrait ajouter les théologies de la libération), attestent la postérité de l’ouvrage de Peterson. Mais cette postérité n’en est pas moins contrastée en raison, d’une part, de la critique schmittienne de type conservateur de la thèse de Peterson, et d’autre part, de la théologie politique de type protestataire (ou prophétique) par Metz et Moltmann.

De façon parallèle à ce débat, la théologie politique a été également l’objet de recherches approfondies par l’historien médiéviste Ernst Kantorowicz[4] et le philosophe Eric Voegelin[5]. À l’exception de Carl Schmitt, nous laisserons délibérément de côté ces auteurs pour nous en tenir tout d’abord à la problématique défendue par Peterson et surtout à la critique de la méthode qui inspire son analyse de l’originalité théologique du christianisme.

La thèse de Peterson selon laquelle la dogmatique trinitaire et l’eschatologie chrétienne ont dissous toute théologie politique constitue le point nodal à partir duquel l’argumentation du théologien s’organise. Nous la faisons nôtre dans son principe, mais nous ferons aussi la critique de cette argumentation trop réductrice, qui ne permet pas, de plus, une conversion de sens de l’expression théologie politique, conversion pourtant vérifiable par l’histoire du christianisme. Cette critique ne vise donc pas à disqualifier cette thèse, mais à la reconsidérer pour mieux en faire valoir la fécondité, à savoir, comment est possible la mutation d’un ordre politique (celui de la chrétienté) légitimé par l’hétéronomie religieuse, en un ordre politique légitimé par l’autonomie séculière ; ce faisant la question de la compatibilité ou de l’incompatibilité entre une théologie politique chrétienne et la démocratie libérale peut se poser à nouveaux frais.

I. La problématique générale de la thèse de Peterson

La conception de l’originalité du christianisme par Peterson suppose de mettre en évidence deux préalables : l’un d’ordre historique, à savoir les années 1930 durant lesquelles l’Allemagne est dominée par l’idéologie national-socialiste. L’autre est lié au statut de la théologie sur lequel il s’exprime en 1925, alors qu’il est encore protestant, dans un article intitulé « Qu’est-ce que la théologie ? ». En substance, il affirme, en opposition à Bultmann, que la théologie est le prolongement de la révélation du logos développée dans le dogme. De même, dans un article publié en 1929 intitulé « L’Église », il expose, entre autres critères, que l’Église n’existe qu’en tant qu’envoyée aux païens, en raison du refus de croire au Christ. C’est cet envoi aux païens qui justifie pleinement l’universalité du peuple de Dieu qu’est l’Église.

Lorsque Peterson rédige Le monothéisme : un problème politique en 1935, ces deux préalables se conjuguent. C’est ainsi que le théologien, devenu catholique, s’oppose catégoriquement aux thèses raciales des nazis et à leur ralliement par les « chrétiens allemands » ainsi que par les tenants de la « Reichtheologie ». Ceux-ci promeuvent l’idée selon laquelle il y aurait une continuité du Saint Empire romain germanique au Reich nazi. Il en résulte pour ce courant théologique, l’acceptation de la conception nationaliste du peuple et de l’universel impérial, parfaitement cohérente avec celle du christianisme. Le monothéisme : un problème politique doit donc être clairement situé dans ce contexte dramatique au cours duquel Peterson reprend deux articles, intitulés « Göttliche Monarchie » (1931) et « Kaiser Augustus im Urteil des antiken Christentums » (celui-ci étant accompagné d’un sous-titre : « Beitrag zur Geschichte der politischen Theologie », 1933), qu’il fusionne pour donner consistance à sa thèse. La fusion et le remaniement de ces deux articles permettent d’articuler le problème conceptuel de la monarchie divine avec celui, politique, de l’Empire romain (la monarchie humaine). La critique de la prétention à une théologie politique chrétienne repose en effet entièrement sur l’analyse du concept métaphysique et cosmologique de monarchia, tout d’abord en provenance d’Aristote pour lequel il n’est pas bon qu’il y ait une pluralité de souverains. Cette conception métaphysique se déplace ensuite chez un disciple anonyme du philosophe, qui considère que Dieu n’est pas lui-même la puissance, mais la clé de voûte de la constitution monarchique du cosmos. Autrement dit, « le roi règne, mais ne gouverne pas ». Enfin, il revient aux Pères de l’Église de transformer le concept de monarchia à la faveur de la définition de la théologie trinitaire. Pour autant, le rapport à la monarchie (monarchia) universelle impériale romaine est l’objet d’une apologétique, notamment avec Eusèbe de Césarée. Père de l’Église contemporain de Constantin, il se fait l’avocat de la conjonction providentielle entre l’universel impérial de l’Empire romain et celui de l’Église. Cette apologétique monarchique est vigoureusement critiquée par Peterson en lui opposant le dogme trinitaire et la conception eschatologique de la paix d’Augustin, celle-ci étant radicalement incompatible avec la paix d’Auguste. Ainsi par le truchement de l’analyse de l’évolution du concept de monarchia et de la critique d’Eusèbe de Césarée, Peterson se livre à la dénonciation du ralliement de certains chrétiens au régime nazi. L’adhésion à un chef, un Empire universel et à un peuple (une race) ne saurait être confondue avec l’adhésion à la doctrine trinitaire (Un en trois), à l’universalité de l’Église et au peuple de Dieu. Le Dieu des chrétiens règne par lui-même sans le recours à une monarchie humaine, est une thèse à tous égards opposée au roi qui règne mais ne gouverne pas. Le christianisme a dès lors réglé la question théologique du monothéisme comme problème politique. À la suite de Grégoire de Nazianze, Peterson affirmant que la monarchie des chrétiens est celle du Dieu trinitaire, le problème théologico-politique est donc définitivement identifié au principe de la monarchia de la philosophie grecque et du monothéisme israélite, notamment défendu par Philon. Cependant, pour pertinente que soit cette analyse érudite de l’évolution polysémique du concept de monarchia, et de la contestation de la justification théologique du nazisme, elle n’en pose pas moins un problème de méthodologie historique. La thèse de Peterson, reposant uniquement dans la deuxième partie de son traité sur le moment de l’Antiquité chrétienne, fait l’impasse sur l’histoire du christianisme médiéval, du temps des Réformes et de l’Âge classique. Or, c’est au cours de ces siècles que le christianisme, sous ses configurations ecclésiales multiples, a converti la signification du concept de théologie politique. C’est cette thèse, à la fois juste théologiquement et discutable historiquement (y compris sur le plan de l’histoire philosophique depuis l’avènement de la chrétienté) que nous devons examiner par la mise en évidence de la spécificité chrétienne d’une théologie politique[6].

II. La thèse de Peterson : pertinence théologique et problème historique

C’est en tant qu’historien moderniste, spécialiste du problème théologico-politique aux xvie et xviie siècles que nous nous intéressons au Monothéisme : un problème politique. Ces deux siècles, se trouvant à la jointure de la sortie médiévale de la politique[7] et de l’entrée dans la pleine modernité, constituent l’apothéose de la théologie politique de chrétienté par la montée en puissance des monarchies absolues de droit divin. Cette époque charnière de l’histoire européenne vient ainsi corroborer la thèse de Peterson, à savoir le lien, pour ne pas dire la relation d’identité établie entre les monarchies divine et humaine et le théologico-politique, défini par le théologien comme « problème[8] ». À la lumière de ce grand moment du théologico-politique chrétien, le titre de cet ouvrage pourrait être : « La monarchie comme configuration du théologico-politique », accompagné d’un sous-titre : « Le monothéisme chrétien comme solution au problème politique des monarchies divine et humaine », ce sous-titre résumant en lui-même la thèse de l’impossibilité théologique d’une théologie politique chrétienne (au sens d’une justification théologique de l’ordre) tout en prenant, par cette reformulation, une distance critique par rapport à la thèse de Peterson.

Indubitablement, la thèse formulée au terme de son ouvrage donne raison à Peterson tant qu’il s’en tient aux arguments théologiques fondamentaux de la foi chrétienne[9]. Mais elle le prend simultanément en défaut au regard d’une véritable méthode historique. Cette critique ainsi formulée apparaîtra a priori impertinente, car Peterson a lui-même enseigné l’histoire de l’Église. Il ne faut pas toutefois se méprendre sur ce que signifie « histoire ». L’histoire dite de l’Église, enseignée comme un département de la théologie n’implique pas, loin s’en faut, l’adhésion plénière à une complète autonomie de l’histoire comme science humaine de plein exercice. Les arguments mis en évidence par Peterson, de nature foncièrement métaphysique, accréditent cette faiblesse dans la méthodologie historique. Carl Schmitt a bien vu cette faille et n’a pas manqué de disqualifier ainsi la thèse du théologien. Disqualification d’autant plus justifiée que Peterson ne consacre que quelques pages à l’histoire du christianisme, exclusivement limitées à l’aube de l’ère chrétienne.

Pour autant, recourir à une argumentation historique ne met pas en cause le fond de la thèse de Peterson, du moins tant qu’il s’agit d’accréditer l’originalité du monothéisme chrétien. Cependant, la vérification historique apporte les moyens de mettre en lumière le rapport ambivalent du christianisme avec le statut politique qui lui a été conféré depuis l’empereur Constantin, et par voie de retour, le statut ambivalent de la légitimation théologique des pouvoirs séculiers de type monarchique. Comme on le constatera, une théologie politique chrétienne vise aussi bien la dimension politique de l’Église que celle, théologique, du pouvoir séculier. Nous rejoignons par cette approche la controverse de Carl Schmitt avec Erik Peterson.

Recourir à une méthode historique revient à donner raison à Schmitt bien que nous n’adhérions pas à « sa » théologie politique unilatéralement orientée par une problématique de juriste soucieux de promouvoir une théorie décisionniste de la souveraineté[10]. Inversement, la thèse théologique de Peterson est pertinente à la condition qu’elle soit infléchie par la reconnaissance historique de l’ambivalence du christianisme dans son rapport au politique, et ceci en raison même de son originalité théologique. À l’impossibilité théologique d’une théologique politique chrétienne, il convient par conséquent de distinguer entre une disqualification théologique d’une théologie politique de type païen et une justification critique a posteriori d’une théologie politique chrétienne. Établir cette distinction permet ainsi de rendre compte de l’ambivalence chrétienne par rapport au politique. Si cette ambivalence vaut pour toutes les formes de régimes politiques, c’est surtout sous sa forme monarchique, à commencer par celle, impériale, qu’il faut l’appliquer, la monarchie étant identifiée à la problématique théologico-politique.

Il n’en demeure pas moins que s’imposera de poursuivre la réflexion sur la forme démocratique de la politique : de la monarchie impériale à la démocratie libérale, une définition théologique chrétienne de la politique a-t-elle perdu toute pertinence ?

Poser la question revient d’emblée, pour nous, à tenter de penser la possibilité de dissocier le théologico-politique de sa forme monarchique. C’est dès lors se porter en faux contre l’analyse « historique » et anthropologico-religieuse que sous-tend la thèse de Peterson tout en en reconnaissant le bien-fondé théologique. S’impose par voie de conséquence d’interroger les concepts de théologie et de politique. Si comme Peterson le pense, le dogme trinitaire a dissous toute pertinence théologique du politique, et ce faisant de la monarchie divine et humaine comme principe métaphysique, c’est le concept même de théologie qui a changé de signification. En outre, si le dogme trinitaire (il faudra aussi s’interroger sur l’importance du dogme de l’Incarnation) a transformé la signification païenne du concept de théologie, il n’a pu qu’en résulter une transformation du concept de politique, la définition dogmatique de la foi chrétienne étant étroitement liée dans le contexte du ive siècle à la mutation de l’empire romain en empire chrétien. Autrement dit, la transformation du concept de théologie par la révélation chrétienne a généré une révolution religieuse : le passage du monde du Dieu mésopotamien au Dieu hellénistique et au Dieu vétérotestamentaire[11] puis au Dieu trinitaire (et incarnationnel). De cette révolution religieuse a résulté une révolution politique, au sens ou le rapport au pouvoir politique monarchique a perdu sa signification sacrale-païenne. C’est précisément l’analyse de cette révolution théologico-politique qui manque à Peterson. Elle aurait pourtant donné une véritable solidité à sa thèse de l’invalidité théologique du politique en monothéisme chrétien par la conversion de sens de l’expression « théologie politique ».

III. La théologie trinitaire et incarnationnelle : de la révolution religieuse à la révolution politique du christianisme, un changement de paradigme

1. Un changement de paradigme métaphysique et religieux

La transformation chrétienne du concept de théologie appelle indubitablement à un changement de paradigme dans l’histoire : ce changement est de nature métaphysique et anthropologico-religieux. Le passage du principe de l’Un « monarchie divine et humaine », comme l’analyse très subtilement Peterson, au monothéisme vétérotestamentaire (sur lequel il conviendrait de s’arrêter en raison de l’absence d’analyse historique) atteste cette révolution religieuse, le point d’aboutissement étant le monothéisme chrétien formulé au ive siècle par la spéculation trinitaire. Mais le point d’aboutissement est aussi, ce que ne dit pas Peterson, un point de départ dans l’histoire européenne du christianisme, à commencer par les potentialités théologico-politiques que contient la révolution introduite par la révélation chrétienne.

Sur le plan dogmatique stricto sensu, l’affirmation théologique du Dieu trinitaire, dont les trois Personnes divines sont égales les unes par rapport aux autres, implique une « déhiérarchisation » du concept de Dieu. Autrement dit, en accord avec la thèse de Peterson, le Dieu trinitaire du christianisme opère une transformation métaphysique, le principe de l’Un étant habité en lui-même par l’altérité des trois Personnes divines[12]. Il n’est pas dans une extériorité purement hiérarchique par rapport au monde en ce sens que les Personnes divines communiquent entre elles et s’adressent à l’homme ici-bas. L’Église est une institution de l’Esprit, qui, à la suite du Christ poursuit sa présence sur le mode sacramentel et de la Parole. Ne saurait être en conséquence dissocié du dogme trinitaire, le dogme de l’Incarnation du Christ. En la Personne du Christ cohabitent dans une union sans mélange le divin et l’humain. Cette union sans mélange introduit à la fois un principe de distinction et d’unité, et ce faisant d’égalité entre le divin et l’humain[13].

L’Incarnation corrobore ainsi la déhiérarchisation du rapport entre Dieu et l’homme. Les concepts métaphysiques, en provenance de la philosophie grecque, sont réemployés à des fins théologiques ; ils n’éliminent pas le principe unitaire, mais l’infléchissent considérablement en raison de la théologisation du concept de Personne. Les hommes, créés à l’image des Personnes divines, sont dès lors égaux entre eux par analogie avec le mystère trinitaire[14].

L’Église est cette communauté de disciples qui prend sa source dans le mystère trinitaire, et ne saurait y déroger au nom de sa fidélité et de la mission eschatologique qui est la sienne, à savoir l’accomplissement du règne de Dieu. En d’autres termes, l’Église est signe sacramentel d’un règne qui est d’une tout autre nature que celui, politique, des règnes terrestres[15].

Ainsi, quatre instances théologiques spécifient le christianisme : la Trinité, l’Incarnation du Christ, l’Église et l’eschatologie (il conviendrait d’ajouter le péché, question théologique qui mériterait un développement en tant que tel). Peterson insiste particulièrement sur la première et la quatrième[16]. Ce sont ces quatre instances théologiques qui transforment le statut du concept de théologie. Elles bouleversent le cadre métaphysique et théologico-politique païen, et vétérotestamentaire. Par là même, le concept de religion en est transformé. À l’instar de la métaphysique, il n’est pas éliminé comme tel, mais « converti » à l’aune du Dieu révélé en Jésus-Christ[17]. Si la religion a perdu son statut romain de « religion civile » (theologia civilis)[18] ou politique, garantie d’un ordre hiérarchique, elle réapparaît par nécessité historique. La parousie (l’eschatologie) n’étant pas encore pleinement accomplie, la nécessité d’un culte, d’une liturgie, d’une médiation sacramentelle, d’une organisation ecclésiastique, d’une orthodoxie (les hérésies en étant le corollaire), et d’une politique s’impose afin de pérenniser la foi chrétienne eschatologique. Dès lors, le maintien d’une structure métaphysique et d’une religion, quoique christianisée, conduit à réhabiliter une hiérarchie aux effets de sens théologico-politiques par la constitution d’un ordo chrétien. Là, réside tout le paradoxe du christianisme inhérent à sa structure théologique (un en trois, vrai Dieu/vrai homme, Église, institution divine et humaine, eschatologie-histoire)[19]. Cette structure est vérifiable par sa socialisation historique et plus précisément par son établissement politique comme religio licita à partir de l’édit de Milan de 313[20].

Non que l’histoire contredise les principes théologiques fondamentaux du christianisme, mais elle les adapte, d’où la question sur laquelle les historiens se sont souvent interrogés, à savoir s’il y a eu christianisation de la société païenne ou paganisation au moins relative du christianisme. Le « métissage » correspond plus à la réalité. S’il y a indubitablement une unité de la foi chrétienne, le christianisme n’a jamais existé autrement que selon des modalités au point de constituer des paradigmes comme l’affirme le théologien Hans Küng[21]. Que le christianisme ait emprunté un éthos païen pour pénétrer le monde romain est attesté historiquement, le Nouveau Testament en constituant la première empreinte. Il n’en a que plus transformé la Pax romana par nécessité historique.

Telle est bien toute la signification de l’ambivalence du christianisme par rapport à la sphère politique : dans le contexte de son établissement officiel par Constantin, la monarchie impériale « transforme » le christianisme tout en requérant son affinement dogmatique, et réciproquement l’antique institution impériale ne sera plus jamais ce qu’elle a été[22].

2. Christianisation de l’Empire, politisation du christianisme : un changement de paradigme théologico-politique

Le ive siècle fait incontestablement date, car il est le moment historique, celui du paradigme oecuménique hellénistique au cours duquel la révolution religieuse introduite par le christianisme entraîne une révolution politique. L’Église primitive nous fait part de sa réflexion en la matière comme l’indique Rm 13,1-8[23] et 1 P 2,13-17, sans compter les affirmations cosmologiques[24]. L’Épître aux Romains en particulier est abondamment utilisée en régime de chrétienté, pour lui prêter des significations souvent opposées les unes aux autres. Mais c’est précisément le moment constantinien « impérial » qui déterminera la matrice théologico-politique chrétienne. Elle traversera les siècles jusqu’aux Lumières rationalistes, et même bien au-delà, si l’on considère l’enseignement magistériel du Siège romain au xixe siècle[25]. C’est ce que Peterson n’a pas vu, en tout cas il ne le dit pas dans Lemonothéisme : un problème politique.

L’enjeu de la révolution politique du christianisme est dans son principe la conséquence de la théologie qu’il promeut : elle comporte tous les réquisits de la « déhiérarchisation » du divin et appelle la « déhiérarchisation » du politique. Les querelles théologiques des ive et ve siècles en sont un excellent révélateur[26]. Est ni plus ni moins en jeu le « destin » du christianisme. Sans la définition d’une orthodoxie, point d’hérésies et d’intolérances[27], certes, mais ne pas définir une orthodoxie aurait ouvert la voie à une récupération « religieuse » néo-païenne ou vétérotestamentaire du christianisme. Il ne fallait pas moins que le Dieu des chrétiens soit clairement trinitaire et incarnationnel. L’empereur ne peut être divinisé, seul le Dieu trinitaire est Dieu et seul le Christ est Dieu vraiment fait homme. On l’aura compris, l’opération de désacralisation du politique par le christianisme réside dans le coeur même de la foi chrétienne. Comme l’a remarquablement démontré Gilbert Dagron dans Empereur et prêtre[28], le césaropapisme appartient plus à un prisme occidental qu’à une réalité historique avérée. En outre, l’impossible « césaropapisme » ou « papalocésarisme » est profondément enraciné dans l’anthropologie biblique : le « sacré » chrétien n’est pas le sacré païen[29], il appartient à la catégorie de la sainteté ; la sanctification de l’ordre créé opère une rupture avec la clôture du cosmos. Cette notion, qui a pris un contenu spécifiquement biblique dans les livres de l’époque grecque, n’en signifie pas moins au regard de la pensée hellénistique l’idéal d’un ordre clos sur lui-même. Cet ordre englobe aussi bien l’homme que les dieux. Au contraire, dans la perspective biblique, les représentations cosmologiques sont au service du projet de salut. C’est dans ce cadre biblique que prend sens le schéma création/salut. La notion de création suppose et implique un continuum historique sous l’égide de l’action divine qui lui donne sens, et de surcroît offre la possibilité d’un salut. De façon corrélative, le caractère historique de la révélation israélite et chrétienne introduit une conception linéaire du temps, et par conséquent rompt avec un temps cyclique. Cette nouvelle configuration religieuse appliquée à la théologie chrétienne implique la « victoire » de son orthodoxie, qui est aussi une « victoire » politique, en ce sens que le concept de politique n’a plus vocation, en tant que tel, à être une politeia englobante et hiérarchique dont le centre vital était l’empereur[30].

À cet égard, la coïncidence historique parfaite entre la convocation des premiers conciles oecuméniques, à commencer par celui de Nicée en 325, pour définir les premiers dogmes de la foi et l’établissement du christianisme comme religion d’empire, n’est pas en effet le fruit du hasard. Le positionnement politique de la nouvelle religion (au sens juridique du terme) requérait la définition d’une orthodoxie, concept ignoré par l’ancienne religion romaine[31]. De cette orthodoxie, il résulte avec Eusèbe de Césarée un discours théologico-politique chrétien[32]. L’Église est autant coextensive avec l’Empire qu’elle lui fait face. La problématique des deux pouvoirs spirituel et temporel est née !

Certes, l’Église s’accommode[33] de l’empire et réciproquement, et pour cause ! La première a besoin de l’empire pour se pérenniser, en quelque sorte, en toute sécurité, le deuxième a besoin de l’Église pour sa légitimité « divine » et sa sécurité « sacrale[34] » mais le « divin » et le « sacré » n’ont plus la même signification. Si la conception hiérarchique du politique et de la religion, en raison de cette alliance historique, est encore vouée à une longue carrière, il n’en demeure pas moins que le malentendu entre les principes fondamentaux de la théologie chrétienne, de l’organisation théologico-politique monarchique de l’empire et des futures royautés se révélera au grand jour au cours des siècles de la chrétienté médiévale. Ce malentendu sera encore plus manifeste avec le processus de sécularisation-autonomisation des États modernes entre les xvie et xviie siècles.

Proposer cette herméneutique de l’histoire théologico-politique du christianisme, marquée à l’aune de l’ambivalence, implique de mettre à jour le ressort profond de ce malentendu. Il peut se résumer par la formulation suivante : l’impossible stabilité du théologico-politique chrétien. C’est cette instabilité qui corrompt à l’intérieur de cet ordo toute conception hiérarchique indiscutable de la composition théologico-politique des sociétés chrétiennes européennes. Mais quel est le fondement de cette instabilité ?

3. L’impossible stabilité de la médiation christique, ecclésiale et politique

C’est à nouveau le corpus théologico-dogmatique chrétien qu’il nous faut interroger. L’égale altérité entre les Personnes divines au sein du mystère trinitaire et la parfaite conjonction du divin et de l’humain en la Personne du Christ (parfaite conjonction dans la distinction) sont la condition théologique de cette instabilité. La double altérité entre les Personnes divines et dans la Personne du Christ interdit toute réduction de Dieu à l’Un, toute fusion ou séparation du divin et de l’humain dans et par le Christ. La transcendance divine ne peut dès lors être « captée » par le « naturel » religieux de l’homme. C’est en ce sens, nous semble-t-il, que nous pouvons affirmer que le christianisme ouvre un paradoxe anthropologique considérable : il est la religion de la sortie de la religion au sens où il n’est pas religion par essence, mais par nécessité historique. Le nouveau régime de la transcendance que le christianisme introduit dans sa radicalité trinitaire et incarnationnelle, interdit toute captation religieuse destructrice d’une authentique transcendance.

Si la prédication évangélique en devenant la « religion chrétienne » se déploie selon le caractère propre à la religion, à savoir l’englobement de la condition terrestre (avec les intolérances multiséculaires des Églises chrétiennes), ce n’est, une fois encore, que par nécessité historique. S’en tenir à une rémanence, sans histoire, de la religion et du sacré, ne permet pas de prendre véritablement au sérieux l’originalité chrétienne. Si le christianisme n’était que la rémanence du besoin religieux de l’homme, la transcendance trinitaire et incarnationnelle n’aurait eu aucun effet déstabilisateur dans l’organisation des sociétés européennes, région du monde où le christianisme a accompli un rôle matriciel. L’englobement religieux chrétien est donc une réalité historique sur le fond d’une originalité théologique sans précédent. La mise en oeuvre politique de la théologie chrétienne ne peut être que déstabilisante en raison même de la transcendance qu’elle propose au monde ici-bas, en conformité avec le message eschatologique de salut de la prédication évangélique. L’égale altérité entre les Personnes divines et entre le divin et l’humain dans le Christ constitue l’impossible clôture de Dieu sur lui-même, et par voie de conséquence d’un cosmos où le divin serait en harmonie avec l’humain et réciproquement.

En témoigne La Cité de Dieu, pour paraphraser l’oeuvre de saint Augustin[35], qui ne peut être que dissymétrique à la cité des hommes, de même, l’eschatologie à l’histoire et le royaume de Dieu aux « royaumes » politiques. Toute « chrétienté » est en ce sens toujours utopique par rapport à la réalité visée. Son ambition, depuis la constitution d’un Empire romain chrétien, de faire coïncider le non-coïncidable, démontre par l’histoire que la relation dissymétrique entre le divin et l’humain, introduite par la transcendance chrétienne, requiert une médiation pour conjoindre le divin et l’humain. Médiation christique d’abord, médiation ecclésiale ensuite par laquelle l’englobement est paradoxalement rendu possible, mais dans l’instabilité propre au paradoxe chrétien. C’est donc en raison de l’impossibilité effective de l’englobement qu’est rendue possible l’altérité dont le centre est le Christ-Médiateur. L’originalité trinitaire s’effectue pleinement par le Christ-Médiateur à la suite duquel l’Église a vocation de poursuivre sa présence-absence.

Elle est cette présence réelle (sacramentelle et de la Parole) d’un corps absent par laquelle l’Église ne peut véhiculer une religion close au nom même de sa fidélité à la pleine réalisation du royaume eschatologique. L’Église ne peut donc ni être englobée par son statut de religion ni englober cette dernière, ni être englobée par la sphère politique, pas plus qu’elle ne peut englober celle-ci. Le christianisme transforme par conséquent le sens de la « religion » et du « politique ». La tension entre le royaume déjà là par le Christ-Médiateur et l’anticipation de son accomplissement définitif par la médiation de l’Église rappelle que cette dernière est une institution indispensable, mais seconde par rapport au Christ, et que la sphère politique est le cadre de sociabilité humaine indispensable, mais second, de la condition humaine par rapport à l’accomplissement du royaume. Cet accomplissement étant toujours différé, la condition historico-politique et religieuse de l’homme n’en est que plus réactivée sous l’égide de la médiation politique et de la médiation ecclésiale (suite sacramentelle du Christ-Médiateur). Par ces médiations est signifié que le politique, à commencer par la monarchie impériale, ne se suffit plus à lui-même (par le truchement d’une légitimité « religieuse »), car il se sait investi par la légitimité transcendante du Dieu trinitaire et incarnationnel. C’est cette légitimité transcendante dont le centre est le Christ-Médiateur qui rend précisément impossible, par la médiation du caractère second et provisoire de l’Église, la stabilité des pouvoirs politiques, en ce sens qu’ils ne sont plus « sacrés[36] ». La médiation première, christique, et la médiation, seconde, ecclésiale, pour l’accomplissement eschatologique du royaume de Dieu a ainsi généré deux pouvoirs, spirituel et temporel. Ces deux pouvoirs, ayant deux finalités bien spécifiques, ne peuvent jamais complètement s’harmoniser et sont de plus, en raison du statut ecclésial de la médiation, l’enjeu de conflits récurrents[37]. La légitimité transcendante du pouvoir, à l’aune de l’économie chrétienne du salut ne peut jamais être absorbée. Le caractère indispensable de la médiation en christianisme rend paradoxalement celle-ci jamais totalement satisfaisante, d’une part, pour l’Église, parce qu’elle n’est pas le Christ-Médiateur, et d’autre part, elle n’est pas plus satisfaisante pour la sphère politique, car celle-ci n’a pas « naturellement » vocation à remplir un office eschatologique, même lorsque le pouvoir temporel ou l’État sont « chrétiens ». C’est cette médiation, à la fois indispensable au nom de la fidélité à l’Évangile, et à la fois impossible dans sa plénitude en raison du caractère par définition relatif de la temporalité historique, qui réactive l’instabilité de l’ordo chrétien.

Le caractère « sacré » du temporel n’est plus qu’une apparence, sa vocation est dans son ordre propre d’oeuvrer à la sanctification de l’ordre terrestre en étant pourvoyeur de justice et protecteur de l’Église[38]. L’expression même de pouvoir temporel, typiquement chrétienne, indique que le pouvoir politique est constitué pour « un temps » par opposition à la finalité spirituelle (eschatologique) supérieure de l’Église.

Dès lors, l’impossibilité théologique d’une théologie politique chrétienne, en opposition au théologico-politique identifié à un cadre païen, est pleinement pertinente. Ce qui ne l’est pas est son impossibilité en tant que telle. L’analyse de Peterson, pourtant juste dans sa conclusion, échoue dans la mesure où elle n’autorise aucune conversion de sens de l’expression « théologie politique ». Or, ce qui vaut pour la transformation de concepts philosophico-métaphysiques (notamment le concept de monarchia comme l’analyse Peterson avec une grande pertinence) en concepts théologiques, de la religion païenne en religion chrétienne, vaut pour le changement de statut conceptuel de la théologie politique. La critique par Augustin de la theologia civilis de Varron est capitale à cet égard d’autant qu’elle s’inscrit dans l’oeuvre magistrale de cette théologie de l’histoire qu’est La Cité de Dieu. L’oeuvre de l’évêque d’Hippone est certainement à la source, du moins en contexte occidental, d’une conversion de sens de la théologie politique.

L’augustinisme politique, expression forgée par Mgr Arquillière[39], bien qu’il soit d’une flexible fidélité à l’égard de la pensée d’Augustin, en porte néanmoins la postérité intellectuelle et concrète jusqu’aux doctrines protestantes des deux règnes (Luther) et du double régime (Calvin)[40].

La conversion de sens du théologico-politique opérée par le christianisme, pose effectivement un « problème » comme tente de le démontrer Peterson. Mais ce « problème » constitue aussi une perspective, car il introduit de nouvelles catégories de pensées théologico-politiques. Ce sont ces nouvelles catégories qui façonnent un nouveau paradigme théologico-politique. Elles sont redevables aux instances théologiques énoncées : Trinité, Incarnation, Église, eschatologie, création. Parce que source de ces instances, la révélation en constitue la jointure. C’est par ces instances que la révélation de Dieu procède par médiation. Les deux médiations les plus décisives dans leurs effets de sens théologico-politiques étant, on l’aura compris, le Christ-Médiateur en vertu de l’Incarnation, et l’Église en vertu de sa capacité institutionnelle à nommer la source transcendante de la légitimité du pouvoir temporel. C’est par la médiation ecclésiale que se sont forgées les deux catégories les plus déterminantes du théologico-politique chrétien, à savoir le temporel et le spirituel, ces deux catégories étant mises en oeuvre par le rapport coextensif-conflictuel de l’une avec l’autre. À partir de ces deux catégories, trois autres sont à même de rendre intelligible le nouveau dispositif théologico-politique chrétien : d’une part, l’ambivalence, et d’autre part, la justification a posteriori, l’une appelant l’autre. Enfin, le paradoxe qui englobe les instances théologiques et les quatre catégories précédentes.

C’est de ces catégories qu’il convient d’explorer la portée historique et philosophico-politique au-delà de la monarchie impériale byzantine. Elles sont de nature à accréditer la thèse de Peterson tout en la reconsidérant : au coeur de cette reconsidération se trouve le rapport conflictuel entre le concept moderne de souveraineté politique, tant dans son moment royal « absolutiste » et séculier, que dans son moment démocratique-libéral, avec le christianisme.

IV. Les catégories du théologico-politique chrétien : ses développements paradigmatiques

1. Les catégories de « spirituel, temporel, ambivalence, justification a posteriori » : de la monarchie impériale à la démocratie libérale

L’ambivalence, que nous décrivons comme une catégorie, est d’abord, comme nous l’avons démontré, une attitude. Mais il s’agit de l’attitude topique des divers christianismes à l’égard du pouvoir temporel, d’où son établissement justifié en catégorie théologico-politique : l’ambivalence est la manifestation politico-religieuse du théologico-politique chrétien, autrement dit le christianisme ne peut soutenir un rapport coextensif avec la sphère politique qu’à la seule condition qu’il soit, par la médiation ecclésiale, son instance de légitimation critique. La légitimité théologico-politique du pouvoir n’est concevable que si l’Église peut le réguler, voir le renverser (excommunication, déposition, déliement des sujets de leur serment de fidélité, en sont l’attestation canonique[41]). Elle en est donc de près ou de loin la dépositaire théologique, d’où les tentations dites théocratiques ou inversement « d’apprivoisement » de l’Église par le pouvoir impérial (byzantin, carolingien, Saint Empire romain germanique) ou de l’édification d’Églises nationales (Églises anglicane, gallicane et luthérienne)[42]. On l’aura compris, l’attitude ambivalente de l’Église génère en retour celle des pouvoirs séculiers. Elle est donc la conséquence de l’impossible stabilité de la médiation chrétienne tant sur le plan ecclésial que politique. Il en résulte, en vertu de la légitimité critique de la sphère politique, une constante théologie politique de la justification a posteriori du pouvoir. Le pouvoir politique (en l’occurrence, la monarchie, principe de l’Un) est nécessaire, mais il ne saurait être « souverain » de plein exercice. Il ne l’est en aucun cas dans la sphère spirituelle (à savoir les doctrines religieuses) et ne l’est que conditionnellement au temporel. Le conflit des pouvoirs est dès lors inévitable (d’où le rapport coextensif paradoxal entre les deux pouvoirs). Spirituel, temporel, ambivalence et justification a posteriori mettent en oeuvre, sous l’égide des instances théologiques énoncées, la validité théologico-politique du christianisme tout en invalidant inévitablement le paradigme théologico-politique païen et notamment romain.

À cette conversion de sens, il pourrait être objecté que le christianisme sous sa configuration romaine, n’a pas manqué de se réapproprier par l’intermédiaire du droit canon, des instrumentalités juridiques en provenance du droit romain. Là aussi, le « métissage » intellectuel a fait son oeuvre, non certes, sans ambiguïté. Le premier État de l’ère chrétienne, n’est-il pas le « pouvoir pontifical[43] » ? C’est un aspect capital sur lequel, là encore, la vérification historique s’imposerait pour rendre compte de la genèse théologico-politique de l’État en Europe occidentale : en raison de la montée en puissance de la monarchie pontificale au xiiie siècle, la logique de l’imperium universel dans son versant ecclésiastique, s’est révélée incontournable pour l’émergence des monarchies royales. C’est dire que la problématique de la monarchie impériale au temporel (le Saint Empire romain germanique) et au spirituel (la papauté), est au coeur du paradoxe théologico-politique en opposition à celle de l’État royal qui ne prétend pas à l’universel, mais à sa souveraineté interne. La question de l’État pontifical comme développement de l’ecclésiologie romaine est une faille majeure de la thèse de Peterson, trop attachée à pointer l’analyse sur Eusèbe de Césarée et l’Empire byzantin auquel il oppose les deux cités augustiniennes[44]. Du paradigme hellénistique impérial byzantin à celui romain pontifical, c’est toute la dynamique conflictuelle entre le spirituel et le temporel, par le truchement de l’ambivalence chrétienne et de la justification a posteriori de la sphère politique, dont il est question. Cette dynamique est porteuse de la métamorphose, en d’autres paradigmes, de l’instabilité de la médiation chrétienne. Les monarchies royales de droit divin aux xvie et xviie siècles (Angleterre et France) constituent le premier paradigme de cette métamorphose à l’intérieur duquel viendra se loger au xviie siècle le deuxième paradigme, celui, philosophique, de l’État de droit souverain absolutiste et séculier, et enfin le troisième et dernier paradigme, celui de la souveraineté démocratique délestée de toute légitimation théologico-politique, aux xviiie et xixe siècles. Ces trois paradigmes appellent à la mise en évidence de la catégorie de paradoxe.

2. La théologie politique chrétienne : l’histoire d’un paradoxe

Le problème politique du monothéisme chrétien a pour corollaire le problème théologique de l’empire romain. Ils sont fondamentalement incompatibles l’un par rapport à l’autre. C’est par son hellénisation et sa latinisation que le christianisme[45] a pu pénétrer l’Empire au point d’être adopté comme religio licita. Pour autant, les deux « problèmes » politique et théologique sont restés entiers, d’où la dualité des pouvoirs spirituel et temporel. Comme nous l’avons vu, cette dualité est d’abord une problématique impériale, byzantine et latine. Le problème politique du christianisme renvoie donc au problème théologique de la monarchie impériale. Le premier des paradigmes théologico-politiques chrétiens est en dépendance complète de l’identification entre monarchie et Empire, d’où le problème de compatibilité entre l’universel impérial romain-oriental et l’universel de l’oecuménicité chrétienne. Tous les autres paradigmes théologico-politiques chrétiens découleront de celui, fondateur, du christianisme impérial byzantin. Après la chute de l’empire romain d’Occident, le rêve de « restauration » de l’empire à l’aune du christianisme est celui de la « foi » en la compatibilité, désormais possible, entre l’universel impérial romain et l’universel chrétien[46]. Le christianisme n’a pu devenir chrétienté que grâce à ce « métissage », matrice de l’ambivalence et de la justification a posteriori du théologico-politique chrétien. Le rapport du spirituel et du temporel est né du rapport enfin possible (après des siècles de persécutions) entre une « certaine idée » de la monarchie, celle universelle de l’empire et la vocation universelle du christianisme au nom de la prédication de l’unique royaume de plénitude. La monarchie impériale est donc paradoxalement la matrice fondatrice du théologico-politique chrétien[47]. De même que le christianisme est devenu par nécessité historique une religion, il est devenu corrélativement par nécessité historique, politique. Le christianisme a revêtu la fonction occupée par l’ancienne religion romaine tout en subvertissant la signification de ce qu’était son statut de « religion civile » (theologia civilis). C’est en se coulant dans cette logique que l’Église a dû forger ses propres catégories théologico-politiques afin de subvertir la theologia civilis païenne. Il lui fallait rendre paradoxal ce qui était harmonieux : le théologico-politique chrétien n’est plus le continuum de la religion et du politique, mais la compatibilité paradoxale entre deux logiques universelles incompatibles, en raison même de sa théologie. L’impossibilité de la stabilité de la médiation christique, ecclésiale et politique au sein de la condition historique, se traduit par la compatibilité paradoxale du spirituel et du temporel (d’où les multiples modèles du rapport coextensif entre le spirituel et le temporel), de la transcendance théologique et de l’immanence politique. L’Église, fondée par les Apôtres, ne peut être en totale adéquation avec Celui qui est sa pierre d’angle, de même le spirituel et le temporel, par « nature » distincts, aspirent toujours à se conjoindre dans une unité plénière, tout en demeurant irrémédiablement deux. Le monisme est voué à ne se manifester que sous la forme d’une aspiration ou d’une tension, mais c’est toujours le dualisme qui l’emporte. Le théologico-politique chrétien ne « s’incarne » jamais, il est voué à osciller entre une tentation en quelque sorte « monophysite » (monisme) et une réalité « nestorienne[48] » (dualisme). C’est selon cette logique du paradoxe chrétien, par le truchement de son ambivalence et de la justification a posteriori d’une légitimité théologique du politique, que le théologico-politique est dissous en christianisme. Mais cette dissolution, en raison de la nécessité historique d’en passer par l’édification d’une théologie politique, doit être comprise d’abord comme un « programme » sur la très longue durée de l’histoire européenne. Il n’y a pas un déjà-là de la dissolution ou de l’impossibilité, mais plutôt un déjà-là et un pas encore au titre du royaume eschatologique déjà réalisé, et encore en voie d’achèvement. Cette tension paradoxale est si vraie qu’elle ne peut que conduire à nous interroger sur une effective dissolution du théologico-politique chrétien dans les sociétés démocratiques-libérales. Cette dissolution est indiscutable si l’on s’en tient à leur constitution autonome-séculière. Mais elle ne signifie pas pour autant que le paradoxe théologico-politique est devenu évanescent en tant que tel. Adhérer à cette thèse, sans plus de regard critique, reviendrait à établir une confusion entre l’articulation opérée à partir de la monarchie impériale et de la chrétienté, du spirituel et du temporel, et la dynamique du paradoxe chrétien en tant que telle[49]. La logique de séparation entre les sphères politique et religieuse, effectuée par les démocraties libérales, n’implique pas l’absence d’une relation d’un autre type entre les États modernes et les Églises. Mais engager la réflexion sur cette voie nécessiterait, comme nous l’avons déjà énoncé, une analyse beaucoup plus précise de la dynamique du paradoxe théologico-politique de la chrétienté. Nous n’en indiquerons ici que la structure d’ensemble, afin de situer le passage du paradigme théologico-politique du temps des Réformes et des monarchies de droit divin à celui de la philosophie politique de l’Âge classique, philosophie sur laquelle un examen attentif s’imposerait pour expliquer plus précisément la genèse de la démocratie libérale.

V. La monarchie royale : un moment théologico-politique capital entre la monarchie impériale et la démocratie libérale

Si les principes fondamentaux de la théologie chrétienne portent en eux-mêmes les réquisits du paradoxe théologico-politique du christianisme, ils ne constituent pas pour autant la mise en oeuvre unilatérale d’un programme. Nous l’avons déjà laissé apparaître par la conjoncture historique devenue favorable pour l’Église à l’ère constantinienne. Attirer l’attention sur le lien entre structure théologique et conjoncture historique revient à faire prévaloir une méthode d’analyse dont nous avons dit qu’elle a manqué à Peterson. C’est cette sédimentation réciproque entre théologie et histoire qui nous permet de vérifier qu’une théologie politique chrétienne ne saurait être impossible depuis le contexte de la monarchie impériale jusqu’au contexte contemporain des démocraties libérales. Mais entre ces deux formes d’organisation politique doit être clairement identifiée la monarchie royale, les royautés anglaise et française constituant le caractère topique de ce type de monarchie. La revendication de leur souverain à être « empereur en son royaume » atteste la continuation de la problématique impériale, mais selon la logique de l’État royal. Cette métamorphose n’a été possible qu’à la faveur de l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, puis de celui des Carolingiens et du déplacement géographique du Saint Empire romain germanique, enfin, au xvie siècle, de la crise de l’universel médiéval. Crise dont il convient de préciser qu’elle atteint aussi bien l’Empire que le Siège romain, expression ecclésiale de la logique impériale. En raison de cette métamorphose en plusieurs étapes, l’État royal est constitutif de la singularité de la trajectoire théologico-politique européenne occidentale. Aspirant à la souveraineté, c’est-à-dire à l’indépendance au temporel vis-à-vis du Siège romain et du Saint Empire, la monarchie royale génère un nouveau développement de la matrice théologico-politique chrétienne. Le concept d’imperium est dès lors au service de l’édification d’un État, dont la montée en puissance sous sa forme royale-sacrale, se poursuivra jusqu’à la Glorieuse révolution de 1688 en Angleterre et jusqu’à la Révolution de 1789 en France. Ce que le Siège romain affirme sous la forme juridico-canonique de la plenitudo potestatis, ces deux monarchies royales, en opposition au Pontificat romain, le développe avec le concept de souveraineté séculière-sacrale. Par souveraineté (ou royauté) sacrale, nous entendons l’affirmation d’un pouvoir par délégation divine directe.

La genèse de l’État royal est un phénomène capital dans l’histoire politique et religieuse de l’Europe. Elle est fondatrice du processus de déliaison entre le spirituel et le temporel, notamment dans sa phase de maturation (absoluité du pouvoir monarchique) et d’achèvement (démocraties libérales) entre les xvie et xixe siècles : la catégorie « temporel » s’est transformée en catégorie de l’État, et la catégorie « spirituel » en catégorie de l’Église. Au cours de ce long processus historique, « l’État et l’Église » signifient l’apparition d’une véritable distinction, pour ne pas dire d’une séparation entre ces deux sphères : séparation sur le mode du schisme avec le Siège romain (Angleterre) puis séparation avec l’Église (France républicaine). Autrement dit, la genèse de l’État moderne en Europe occidentale constitue le suprême paradoxe du théologico-politique chrétien. La formation de cet État en dépend par conséquent complètement (les guerres civiles de religions), et en même temps celle-ci n’est possible qu’à la condition de sortir de ce paradoxe. Et si l’État moderne ne peut être ce qu’il est qu’en sortant de ce paradoxe, la question radicale de la fin du paradigme théologico-politique chrétien ne peut que se poser, tant la théologie chrétienne dans ses conséquences politiques est structurée par ce paradoxe. Dès lors, en raison du changement de statut de la raison politique, la genèse théologico-politique de l’État appelle une redéfinition du rapport entre le politique et l’eschatologie. La sphère politique ayant désormais sa fin propre, n’obéit plus à un cadre hiérarchique à l’intérieur duquel la vie politique est subordonnée à une fin supérieure spirituelle. Par voie de conséquence, l’eschatologie est renvoyée à elle-même au sens où la finalité spirituelle de l’Église ne peut plus s’appuyer sur la puissance temporelle. La séparation de l’« État » et de l’« Église » s’enracine dans la désarticulation entre la raison politique et l’eschatologie. Séparation, qui, dans l’ordre métaphysique, signifie la séparation de l’âme et du corps[50]. C’est cette séparation qui rend caduques les catégories de « spirituel » et de « temporel » (au sens de la chrétienté médiévale). L’« Église » n’a plus vocation à être un pouvoir spirituel et l’« État » n’a plus également de signification temporelle, l’une et l’autre au sens théologico-politique du terme. L’État est ou il n’est pas. Comme l’indique l’étymologie du mot status, l’État ne repose par définition que sur lui-même. La fin du théologico-politique chrétien de chrétienté[51] se joue dans cette déliaison et reconfiguration du spirituel et du temporel. Ces catégories sont sécularisées et autonomisées l’une par rapport à l’autre. Pour autant, avec la fin des catégories du paradoxe, du spirituel, du temporel et de la justification a posteriori des pouvoirs séculiers, la fin du théologico-politique chrétien de chrétienté ne disqualifie pas définitivement une théologie politique chrétienne, car l’ambivalence du christianisme à l’égard des pouvoirs séculiers demeure. Dans le cas contraire, la fin de l’ambivalence serait ni plus ni moins la fin de l’annonce chrétienne. Or, dès le temps de l’Église primitive et des persécutions, l’ambivalence chrétienne s’est manifestée.

Dès lors, cette catégorie peut se renégocier dans le cadre des démocraties libérales, car elle est constitutive du christianisme comme en témoignent l’Église primitive et celle des premiers siècles, alors qu’elles étaient « séparées » de l’Empire. On ne saurait pour autant amalgamer l’Église indivise d’avant, et les christianismes d’après la chrétienté d’où la difficulté de repenser une théologie politique hors chrétienté. Néanmoins, ce n’est pas tant la division du christianisme qui constitue un obstacle pour repenser une nouvelle théologie politique, mais l’avènement de l’État démocratique-libéral dont le processus de légitimation procède de la volonté des individus. Autrement dit, la légitimation autonome-séculière de la sphère politique s’oppose à celle, hétéronomico-religieuse de la théologie politique de la monarchie impériale, puis à celle de l’État royal médiéval, et enfin à celle de la royauté absolue de droit divin au xviie siècle (France et Angleterre). La genèse de l’État et des sociétés démocratiques-libérales ne saurait donc s’expliquer indépendamment de ce long processus paradoxal qui met en lumière le caractère polysémique du phénomène théologico-politique en régime chrétien.

La transformation de la légitimation hétéronomico-religieuse en légitimation autonome-séculière[52] du pouvoir civil met à jour le paroxysme de l’instabilité de la théologie politique en raison de l’instabilité de la médiation promue par la Révélation chrétienne, et de l’incompatibilité du concept de souveraineté avec ses instances théologiques. Cette incompatibilité, qui est déjà en gestation avec les monarchies royales absolues de droit divin, accède à sa pleine signification philosophique avec les théories philosophiques de la souveraineté de l’État. C’est par l’investigation des aspects anthropologiques, politiques et religieux de la philosophie du xviie siècle (celle de Hobbes en particulier) que nous pourrions corroborer, d’une part, la thèse de Peterson selon laquelle la dogmatique trinitaire et l’eschatologie chrétienne ont dissous toute théologie politique ; mais d’autre part, c’est en raison de cette thèse que nous pourrons mettre en évidence, au moins succinctement au terme de cette analyse, une herméneutique théologico-politique de l’autonomisation des sociétés séculières européennes, non élaborée par Peterson, de part l’absence de mise en oeuvre, aussi bien d’une véritable méthode historique que d’une intelligibilité philosophico-politique du christianisme. C’est cette herméneutique qui conditionne la possibilité de redéfinir la signification nouvelle d’une théologie politique à l’âge des démocraties libérales contemporaines.

Conclusion

L’immense mérite de la thèse de Peterson est d’interroger les conditions de possibilité d’une herméneutique théologico-politique du christianisme. Si l’absence d’une véritable méthode historique chez Peterson ne le permet pas, sa thèse en apporte au moins partiellement les réquisits métaphysiques et théologiques. C’est donc à son insu que cette herméneutique théologico-politique est concevable. Nous avons voulu ouvrir la voie à cette possibilité par la mise en évidence des instances théologiques de la Révélation chrétienne et de catégories qui rendent intelligibles la conversion de sens du théologico-politique païen en théologico-politique chrétien, dans le contexte nodal de la mutation de l’Empire romain en Empire chrétien. Cette conversion de sens implique un rapport théologique à l’histoire en raison de la déhiérarchisation du divin opérée par le dogme trinitaire, celui de l’incarnation, et de la tension entre la plénitude du royaume de Dieu encore à réaliser (instance eschatologique) et la condition politique marquée à l’aune du caractère temporel des pouvoirs séculiers (d’où l’ambivalence séculaire entre le temporel et le spirituel) et enfin en raison de la justification a posteriori du temporel. Mais cette conversion de sens n’a été possible qu’en vertu du changement de statut du concept de religion. Celle-ci contient désormais en elle-même la nécessité d’une orthodoxie pour se définir dans la vérité qu’elle annonce. Or, c’est précisément l’orthodoxie comme norme doctrinale de la vérité définie par l’Église qui mobilise la nécessaire et impossible stabilité des médiations ecclésiale (pouvoir spirituel) et politique (pouvoir temporel). Le paradoxe de l’orthodoxie est qu’elle est une norme qui « vient d’en haut », pourtant définie par les hommes. Sa source divine et son élaboration humaine conditionnent son statut normatif, spirituel d’abord, et temporel ensuite. La double médiation ecclésiale et politique n’en est que plus requise. Mais la pente naturelle du « détenteur » de la médiation étant de la monopoliser pour lui-même, les conflits sont inévitables entre les médiations spirituelle et temporelle. La médiation chrétienne (dans sa double dimension spirituelle et temporelle), « prolongement » de la médiation christique, est par excellence l’instance théologique de la conversion de sens chrétienne du théologico-politique. Mais c’est simultanément la médiation chrétienne, mobilisée par la nécessité historique et théologique d’une orthodoxie, qui est aussi par excellence le haut lieu des conflits (en raison même de l’élaboration humaine de la vérité qui « vient d’en haut »), et source de nouvelles conversions de sens du théologico-politique chrétien. De cette conversion de sens originelle (et qui se reproduit dans l’histoire du christianisme) qui structure la dynamique paradoxale de la Révélation chrétienne, dont sa conséquence institutionnelle est la nécessaire et en même temps impossible stabilité de la médiation ecclésiale, il résulte trois conséquences.

  1. C’est cette médiation nécessaire et instable qui a généré, d’abord, au cours des siècles médiévaux, et ensuite, de façon déterminante au xvie siècle, la crise de la médiation de la vérité chrétienne. C’est cette crise de la médiation qui est à l’origine de l’autonomie de la sphère politique, et par voie de conséquence de la genèse du concept d’État, en premier lieu dans son versant monarchique « absolutiste » de droit divin, et en deuxième lieu dans son versant philosophique contractualiste, « absolutiste » puis libéral. De l’intérieur de cette nouvelle configuration politique sont issus aux xixe et xxe siècles les États démocratiques-libéraux dont la légitimité repose sur la philosophie individualiste des droits de l’homme, à tous égards opposés à une légitimation théologico-politique du pouvoir.

  2. La reconsidération de la thèse de Peterson que nous proposons permet ainsi de penser une herméneutique théologico-politique du christianisme, dont les potentialités se sont appliquées en l’occurrence à l’histoire européenne et occidentale. Par cette herméneutique est rendue intelligible, d’une part, la conversion de sens du théologico-politique païen par le christianisme et d’autre part, la transformation de la légitimité hétéronomique des pouvoirs politiques en légitimité autonome-séculière, en vertu des multiples crises de la médiation. Cette herméneutique permet dès lors de disposer des moyens théoriques de rendre compte de l’autonomisation-sécularisation des sociétés européennes, ce que Carl Schmitt nomme l’ère des neutralisations et des dépolitisations[53]. Autrement dit, l’État moderne séculier n’est possible qu’à la condition de sortir du paradoxe théologico-politique de chrétienté. L’État moderne séculier exprime par la voie politique la sortie de la religion, « de la religion de la sortie de la religion » : ce qui est potentiellement inscrit dans la foi chrétienne, à savoir qu’elle n’est religion que par nécessité historique, redevient réalité sous la figure de l’État moderne séculier, car il implique en raison de son existence la relégation du christianisme hors champ politique. Non que le christianisme soit dénué de tout caractère religieux à l’âge des sociétés séculières, mais son statut de religion n’est plus le même, car il a perdu sa fonction de structuration-légitimation du pouvoir politique. Il est dès lors renvoyé à long terme, comme religion, à la seule conviction de la société des individus.

  3. Une théologie politique chrétienne n’est pas pour autant caduque. Historiquement, elle correspond aux paradigmes théologico-politiques de la chrétienté qui associent transcendance théologique et hétéronomie du pouvoir. Or, si l’avènement de l’État moderne démocratique a rompu avec la légitimation chrétienne du pouvoir, c’est par nécessité de fonder la souveraineté selon des postulats séculiers, ceux-ci étant incompatibles avec une légitimité hétéronomique-religieuse. Mais cette légitimité ne signifie pas que la référence à une transcendance théologico-politique, dégagée de la confusion entre transcendance et hétéronomie religieuse, ne puisse pas à nouveaux frais être pensée. Pour ce faire, la tâche de cette nouvelle théologie politique revient à reconsidérer la signification de la séparation entre les sphères religieuse et politique. Cette reconsidération nécessite de recourir ni plus ni moins à l’originalité de la théologie chrétienne, originalité clairement perçue par Peterson, mais dont il n’a pas pensé les conséquences : c’est, autrement dit, une nouvelle conversion de sens que doit effectuer le christianisme à l’ère des sociétés démocratiques. La théologie trinitaire et incarnationnelle élaborée par l’Église aux ive et ve siècles, dont nous avons dit qu’elle a impliqué une déhiérarchisation du divin par la notion d’égalité des Personnes divines, trouve toute sa pertinence dans les sociétés démocratiques. L’égalité est un concept-clé du fondement philosophique des États séculiers depuis le xviie siècle. Ce ne serait donc pas la moindre des contradictions que le christianisme qui porte au coeur de sa théologie dogmatique la notion d’égalité, ne puisse conjuguer une théologie politique avec la société des égaux ! Si la notion de hiérarchie n’a plus de justification philosophique en démocratie, n’est-ce pas d’abord en raison de sa matrice théologico-politique chrétienne ? Le conflit, pour ne pas dire l’incompatibilité entre théologie politique et démocratie repose sur la confusion déjà soulignée entre transcendance et hétéronomie. C’est cet amalgame que la théologie chrétienne doit surmonter. Ne pas se consacrer à cette tâche ambitieuse ne peut que conduire à enfermer les démocraties dans une autonomie close, et le christianisme dans la transcendance tout aussi close de l’hétéronomie religieuse.

Peterson nous a permis de faire la moitié du chemin. Nous lui devons beaucoup. Il n’en demeure pas moins que la conversion de sens du théologico-politique, qu’il n’a pas imaginé possible, s’impose à nouveau. Telle est notre ambition, à savoir de penser les conditions théologiques d’une civilité commune, conditions d’un nouvel universel à l’âge démocratique et de la mondialisation.

Ce projet dépasse largement l’étude beaucoup plus restreinte à laquelle nous nous sommes consacrés. Il s’agissait en l’occurrence de mettre en oeuvre les concepts spécifiques à une théologie politique chrétienne issus de la monarchie impériale, et à ses conséquences philosophico-politiques au xviie siècle. Mais c’est grâce à ces deux grands moments de l’histoire et de la pensée européenne que nous pouvons rendre intelligible l’émergence du paradigme démocratique-libéral.