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Dès qu’il a utilisé, en 1966, l’expression « théologie politique », J.B. Metz annonçait qu’elle devait correspondre à un point de vue de théologie fondamentale[1], qui était précisé, l’année suivante, comme devant constituer un « trait fondamental de la conscience théologique en général[2] ». Née de la volonté d’être un « correctif critique de l’extrême individualisme[3] » des théologies en vogue à cette époque, la théologie politique a progressivement formulé des exigences, dont elle a exposé le caractère incontournable pour une théologie qui se voulait fidèle à son identité chrétienne. Acquérant les proportions d’une véritable école[4], le mouvement de la théologie politique a massivement suscité le débat, rendant aussi, de ce fait, tout à fait significative la place qu’il a prise dans le paysage théologique[5]. Cependant, une des conditions d’une réception durable de la théologie politique reste sa capacité à être explicitée dans tous les domaines de l’enseignement universitaire de la théologie : se réclamer de la théologie politique suppose d’être en mesure de décrire la façon dont sa propre théologie correspond aux exigences présentées par la théologie politique.

Il s’avère que la réception de la théologie de J.B. Metz est un phénomène très différencié, dépendant du fait que le théologien de Münster a eu une pensée en évolution et qu’en outre, comme école, la théologie politique n’a sans doute pas non plus achevé ses développements. Dans sa réception, la théologie politique a fait l’objet d’interprétations différentes, quelquefois incompatibles entre elles[6], qui affectent nécessairement sa mise en oeuvre comme projet d’une théologie fondamentale. Aujourd’hui encore, la réception de la théologie politique est affectée par la diversité de son interprétation. Présenter les différentes phases de la formulation de la théologie de Metz, et par là, proposer une interprétation de cette pensée, ne présente donc pas seulement l’intérêt historien de décrire une pensée significative pour une époque, mais constitue un véritable dialogue critique avec les représentants de la théologie politique, dont l’enjeu n’est autre que l’exercice actuel de la théologie.

Partant du constat que, au cours de son élaboration et à part quelques points secondaires, la pensée de Metz n’a pas connu de rétractation, mais seulement une progressive explicitation de ses orientations fondamentales, notre lecture présentera d’abord les trois périodes que les commentateurs retiennent habituellement pour interpréter cette pensée. La deuxième partie de notre texte reviendra sur une réflexion que la théologie politique a dû développer, du fait de son attention à « la situation spirituelle de notre temps[7] ».

I. Trois phases dans la théologie de J.B. Metz

La périodisation en trois phases de l’oeuvre de Metz n’est apparue clairement, chez ses commentateurs, que durant les années 1980[8]. Les dates le plus souvent retenues sont, en 1966, l’apparition de l’expression « théologie politique » et, en 1969, celle de la définition de la foi comme mémoire. Cependant, si nous décrivons l’évolution de la pensée de Metz comme la progressive prise de conscience de principes théologiques qui, une fois formulés, ont clairement défini les orientations de sa théologie, nous ne pouvons nous contenter de voir l’apparition de termes spécifiques comme les dates principales de cette pensée. Il convient plutôt de considérer la formulation de thèses qui s’avèrent fondamentales pour la théologie politique. Dans ce sens, nous proposons de situer le début de la théologie politique dans l’année 1965, qui a connu la formulation de deux thèses fondamentales : a) le monde, que la théologie doit considérer, est histoire[9] ; b) la réflexion théologique doit désormais comprendre la transcendance comme celle de l’avenir[10]. Quant à la transition entre une première et une deuxième phase de la théologie politique, il faut en effet tenir que la formulation de la thèse de la foi comme mémoire (1969) marque une date, mais que son sens est fixé par des formulations ultérieures : la mémoire en laquelle consiste la foi chrétienne est mémoire de la souffrance (1971)[11]. C’est au regard de l’histoire humaine de la souffrance qu’il faut discuter la relation entre l’histoire de l’émancipation, c’est-à-dire l’histoire de la libération de l’homme par lui-même, et l’histoire de la rédemption, c’est-à-dire de la libération de l’homme par le Christ (1972)[12]. Nous proposons donc de voir, entre la première et la deuxième phase de la théologie politique, une période de transition qui s’étend depuis la définition de la foi comme mémoire jusqu’à la conférence « Erlösung und Emanzipation » de 1972. Après cette conférence, nous pouvons considérer que la théologie de Metz a fixé les principes qui définissent son orientation, même si les réflexions ultérieures peuvent corroborer le sens et la portée de ces principes.

Cependant, affirmer une périodisation de l’oeuvre de J.B. Metz n’a de sens que par une caractérisation de sa pensée dans chacune de ces périodes.

1. La période d’une pensée transcendantale influencée par M. Heidegger

De sa formation à l’école du thomisme transcendantal[13], le jeune étudiant d’Innsbruck a gardé une pensée préoccupée par la question de l’être. Mais par sa lecture de l’oeuvre de M. Heidegger, sur laquelle il a écrit sa dissertation doctorale de philosophie, il a été en contact avec un point de vue transcendantal qui ne correspond pas exactement à celui que lui ont enseigné ses professeurs d’Innsbruck, E. Coreth et K. Rahner entre autres. Si le point de vue transcendantal se définit en général (pour Heidegger comme pour le thomisme transcendantal) par la recherche des conditions a priori de la connaissance de l’objet[14], les positions diffèrent en ce que, là où K. Rahner voit finalement cet a priori comme exclusivement référé au sujet, Heidegger le voit comme lié à la situation de l’homme dans son monde (et donc dans son histoire) : sa détermination ne peut avoir lieu que de façon empirique[15]. La différence entre les deux points de vue transcendantaux tient donc au fait que d’un côté l’histoire ne joue aucun rôle dans la description de l’être comme a priori de la connaissance, tandis que de l’autre, cet a priori consiste en l’être désormais compris comme temps, et donc dépendant de l’histoire.

Dans sa dissertation de philosophie, Metz défend, comme ses professeurs d’Innsbruck, la tradition de la métaphysique occidentale. Cependant, les traces de la pensée de M. Heidegger se retrouvent dans la dissertation de théologie que Metz rédige sous la direction de K. Rahner. Si, dans cette dissertation, l’anthropocentrisme de la pensée de Thomas d’Aquin est mesuré à l’aune de l’anthropologie théologique développée par K. Rahner, la justification théorique du travail, exposée dans le premier des quatre chapitres de la dissertation, ressortit à la pensée de Heidegger : le sujet historique est décrit comme un sujet qui interprète la pensée de ses prédécesseurs, et qui, de ce fait, modifie sa forme de pensée (c’est-à-dire sa propre compréhension de l’être) et, par là, transforme l’histoire. Une des conséquences de cette compréhension historique est qu’une pensée philosophique (telle que celle de K. Rahner) doit être considérée comme dépendante de l’histoire, et donc sujette à des dépassements causés par cela même qui fonde historiquement l’être de l’homme et dont la mise en lumière ressortit à la théologie[16].

Même si elle montre comme possible la critique ultérieure que Metz a adressée à la théologie de Rahner (en particulier à la thèse des chrétiens anonymes), la caractérisation, que nous fournissons, de la période transcendantale de l’oeuvre de Metz, ne vise pas seulement à décrire la pensée qu’il a, plus tard, déclaré avoir quittée. Le point décisif est que dès les années de sa formation universitaire, Metz a une pensée de type herméneutique et historique[17], qui veut prendre en compte, de façon théologique, l’homme dans son historicité et son intersubjectivité concrètes[18].

2. La théologie politique dans sa première phase

La pensée temporale du théologien de Münster constitue le terrain qui a rendu possible le concept de théologie politique, dont la formulation est historiquement liée à la fréquentation, dès 1963, d’Ernst Bloch, à qui Metz reconnaît devoir l’idée d’un primat anthropologique de l’avenir. De cette façon était définie, lorsqu’elle apparaissait pour la première fois, l’expression « théologie politique » :

Le rapport entre la foi et le monde se laisse définir théologiquement à l’aide du concept d’une « eschatologie critico-créatrice » ; une telle théologie doit être en même temps une « théologie politique »[19].

En insistant sur l’idée d’un primat de l’avenir lié à la foi biblique en la promesse, Metz décrivait une médiation négative entre les réalités intramondaines et l’accomplissement eschatologique, qu’il exprimait à l’aide du concept de « réserve eschatologique », et qui constitue le principe formel de la théologie politique en sa première phase :

[Les identifications et politisations directes des promesses chrétiennes] méconnaissent totalement cette « réserve eschatologique », en vertu de laquelle chaque état de la société atteint par l’histoire apparaît comme provisoire[20].

Ainsi définie, la théologie politique trouvait son geste caractéristique dans une dénonciation des limites historiques des réalisations sociales concrètes et dans la critique des idéologies qui consistent à présenter comme définitive une réalisation sociale donnée. La théologie prenait ainsi en compte le désir contemporain de liberté et d’émancipation, mais rappelait, à la suite d’Emmanuel Kant, que la véritable majorité se trouve dans un souci concret (et pratique) pour les conditions publiques de l’exercice de la raison critique. Dans ce sens-là, l’Église était définie comme « institution de liberté critico-sociale[21] ».

La publication, en 1968, du volume Zur Theologie der Welt donna lieu à de vives critiques qui contraignirent Metz à préciser sa pensée. Dès 1969, il reconnaissait abstraite et plurivoque sa définition de l’Église, et avouait son incapacité à décrire des comportements ecclésiaux concrets. Lorsque les critiques lui demandaient de préciser le caractère spécifiquement chrétien de sa théologie, il convenait du caractère ambigu d’expressions telles qu’« eschatologie productive[22] ». Précisément pour remédier au fait que l’idée de « réserve eschatologique » ne permettait pas de spécifier de façon chrétienne l’avenir eschatologique auquel elle se référait, Metz a formulé la thèse selon laquelle la foi est mémoire :

Je voudrais signaler une figure de la compréhension chrétienne de la foi, qui se manifeste tout au long de la tradition biblique : la foi comme memoria, comme souvenir (Erinnerung). La foi chrétienne est ici comprise comme ce comportement par lequel l’homme se souvient des promesses qui ont eu lieu et de l’espérance vécue vis-à-vis de ces promesses, et par lequel l’homme se lie à ces souvenirs en déterminant sa vie. Ce n’est ni le modèle intellectualiste de l’adhésion à des énoncés de foi, ni le modèle existentiel de la décision indisponible d’existence, qui se trouve au premier plan de l’interprétation de la foi, mais la figure du souvenir. Dans la foi, les chrétiens accomplissent la memoria passionis, mortis et resurrectionis Jesu Christi ; ils se souviennent, en croyant, du testament de son amour, dans lequel la seigneurie de Dieu apparut parmi nous justement au travers de ce que la seigneurie a été initialement déposée parmi les hommes, de ce que Jésus s’est déclaré aux « modestes », aux exclus et aux opprimés, et qu’il a annoncé cette seigneurie advenante de Dieu justement comme force libérante d’un amour sans réserve[23].

La description de la foi comme mémoire présente un double avantage, qui répond aux critiques spécifiquement théologiques que le volume Zur Theologie der Welt avait suscitées. Tout d’abord, le contenu du souvenir peut spécifier comme chrétien le geste de la théologie qui prend cette mémoire comme son paradigme. Ensuite, le fait que ce souvenir modifie le comportement du sujet, précisément dans la perspective de l’avenir, confère à la foi la fonction de référer le passé à l’avenir. Cependant, en 1969, faute de discuter de ce que le contenu du souvenir chrétien a de spécifiquement chrétien, Metz autorisait encore une interprétation abstraite de sa démarche théologique : le concept de souvenir « subversif et dangereux[24] », qui apparaît à l’occasion de cette réponse, ne porte en soi rien qui le spécifie de façon chrétienne.

3. La théologie politique dans sa deuxième phase

À partir des mises au point de Diskussion zur « politischen Theologie », un apport précis des intellectuels de l’École de Francfort devient visible dans l’oeuvre de Metz. La théologie politique leur doit le concept de mémoire des souffrances passées, qui est explicitement nommé en 1971[25], et que Metz, en 1969, ne faisait que suggérer lorsqu’il commençait à exposer les potentialités de sa description de la foi comme mémoire[26]. La souffrance devenait un argument central de la théologie politique : la souffrance humaine constitue un fait qui est de nature à mettre en cause une conception évolutionniste de l’histoire où la liberté humaine et la responsabilité historique n’auraient pas leur place, puisque le progrès y arriverait nécessairement. Parce que la souffrance met en cause le sens de l’histoire, cette histoire doit précisément être lue de façon dialectique. Une raison qui se veut critique ne peut ignorer le non-sens que représente la souffrance. De ce fait, si la théologie politique doit assumer sa fonction de critique des idéologies, elle doit faire droit à des déterminations anthropologiques telles que la souffrance, la joie ou la tristesse.

Cependant, le rôle du souvenir de la souffrance a connu une évolution à laquelle il convient d’être attentif : en identifiant directement la foi à la mémoire de la souffrance de l’humanité, la conférence donnée à New York, en novembre 1971, interdit désormais de comprendre le recours théologique à la souffrance comme un argument simplement extérieur à une foi qui s’exprimerait comme liberté critico-sociale et qui « se servirait » de cette souffrance pour dénoncer les compréhensions unidimensionnelles de l’histoire. Sur ce point, il semble possible de parler d’une véritable inversion dans le propos de Metz : là où l’idée de réserve eschatologique était la préoccupation première, la souffrance de l’humanité, et plus précisément, l’histoire de la souffrance, sont progressivement passées au premier plan. La mémoire subversive et dangereuse est désormais comprise comme mémoire de la souffrance. Le retournement que représente cette nouvelle terminologie est manifesté par l’apparition, l’année suivante, de l’expression « histoire de la rédemption (Erlösungsgeschichte)[27] ».

L’apport le plus décisif de la conférence de 1971 est de présenter la mémoire de la souffrance comme une médiation négative du sens de l’histoire. En effet, en définissant la foi comme mémoire de la souffrance, Metz transpose, à l’intérieur même de la mémoire, la tension qui existe entre la mort et la résurrection de Jésus, comme aussi entre le passé souffrant de l’humanité et l’avenir eschatologique qui lui est promis. Comprise comme mémoire de la souffrance d’autrui, la foi chrétienne apparaît comme une attitude paradoxale : le salut chrétien rend possible et nécessaire le souvenir de ce qui contredit ce salut, et inversement, l’affirmation de ce salut a lieu comme constat, invitant à l’action, de ce qui contredit ce salut. Cet aspect paradoxal de la foi chrétienne tient à l’actualité du salut chrétien : prendre le salut chrétien au sérieux, c’est le voir comme un défi. Cesser de voir le salut comme un défi, pour le considérer comme une affaire réglée, c’est l’enfermer dans le passé, et donc le considérer comme une réalité intramondaine :

Mais que signifie une memoria passionis qui se comprend elle-même, dans la foi, comme memoria resurrectionis ? Qu’appelle-t-on rendre la « résurrection » accessible par la mémoire de la souffrance ? Une telle foi pascale peut-elle s’exprimer aussi en symboles communicables à la société, ayant une force de critique libératrice ? À mon avis, une telle foi en la résurrection s’exprime en ce qu’elle donne — « à contre-courant » — la liberté de prêter attention aux souffrances et espérances du passé et de s’exposer au défi des morts. Pour elle, il n’y a pas seulement une révolution qui transforme les choses de demain, pour les générations à venir, mais aussi une révolution qui décide autrement du sens des morts et de leurs espérances (W. Benjamin !). La résurrection communiquée par la mémoire de la souffrance signifie : il y a une dette à l’égard des morts (es gibt einen unabgegoltenen Sinn der Toten), des vaincus d’autrefois, des oubliés. Le potentiel de sens de l’histoire ne tient pas seulement aux survivants, aux vainqueurs et à ceux qui ont réussi ! Le « sens » n’est justement pas une catégorie réservée aux vainqueurs[28].

Le propos a été repris l’année suivante par la conférence donnée lors du congrès de théologie dogmatique et fondamentale, qui a eu lieu à Munich en décembre 1972. Par rapport à celle de New York en 1971, elle présente un double apport. Le premier consiste dans la terminologie utilisée par la thèse même de la conférence, qui précise les termes de la mise au point de 1969 :

Une rédemption libérant dans et par le Christ d’une part, une auto-libération émancipatrice, révolutionnaire et critique de l’homme d’autre part ; une histoire de libération sotériologique et une histoire de libération émancipatrice doivent être discutées au regard de ce que je voudrais appeler, un peu grossièrement et non sans hésiter, l’histoire humaine de la souffrance — en sachant bien qu’elle n’existe qu’au pluriel : comme histoires de souffrance, qui démolissent et abattent brutalement, qu’on peut toujours raconter avec émotion, mais qui sont impossibles à rendre au sens propre dans une argumentation systématique[29].

« Histoire de la rédemption » désigne désormais une perception de l’histoire et du contexte qui sont caractérisés par les tragédies de l’humanité. Cette perception détermine la foi comme question de la justice due aux souffrances de l’humanité, question qui s’exprime théologiquement comme question de la théodicée[30]. Cette dernière est alors comprise comme prise en compte du fait que la souffrance concrète est la principale objection à l’encontre de la foi et de l’affirmation de Dieu.

Le deuxième apport de la conférence de 1972 consiste dans l’énoncé des conséquences gnoséologiques de la définition de la foi comme mémoire : est affirmée l’incapacité de l’argumentation systématique à rendre compte de la « non-identité (Nicht-Identität)[31] » de la souffrance. Tout discours purement systématique (même en théologie) suppose un sens a priori de l’histoire, indépendant du déroulement concret de l’histoire, ce qui revient à décrire la souffrance humaine comme un détail de cette histoire. Le choix bien connu de Metz en faveur d’une théologie narrative trouve là son motif. À partir de 1978, la réflexion que Metz a développée au sujet d’Auschwitz illustrait particulièrement cette insistance.

Parce qu’elle fixe l’interprétation de la notion de mémoire dangereuse, la conférence de 1972 représente un seuil dans l’évolution de la théologie de Metz. Pendant sa deuxième phase, la théologie politique a confirmé et explicité les orientations fondamentales ainsi énoncées. Parmi les explicitations les plus notables, il faut signaler le recours à la notion de suite du Christ, qui reprend, en termes concis, les différentes implications de la définition de la foi comme mémoire de la souffrance : cette notion permet de fonder la dimension pratique de la théologie fondamentale que Metz développe, sans occulter le caractère pathétique qui tient à la définition de la foi comme mémoire de la souffrance[32]. La suite du Christ est une pratique référée à la foi au Christ : elle a une signification double et indissociable, à la fois mystique et politique[33].

Un autre apport particulier accompagne ce recours à la suite du Christ : l’attitude apocalyptique de l’attente proche est décrite comme indissociable de la suite du Christ, l’une et l’autre sont « comme les deux faces d’une même pièce de monnaie[34] ».

Pourtant, nous autres chrétiens, n’offrons-nous pas au monde le spectacle pénible d’hommes qui parlent certes d’espérance mais qui, en réalité, n’attendent plus rien ? L’existence chrétienne porte-t-elle encore une attente et une nostalgie orientées par le temps ? Les chrétiens, et aussi les religieux, ont-ils encore véritablement le regard tendu vers la fin (das Ende) ? Attendent-ils encore une fin — pas seulement pour eux-mêmes, dans la situation de catastrophe que représente la mort individuelle, mais pour le monde et son temps ? Une limitation et une fin du temps (Ende der Zeit) sont-elles encore pensables ? Ou bien l’attente de la fin du temps n’a-t-elle pas été reléguée de longue date dans le royaume de la mythologie, parce que le temps lui-même est devenu un continuum homogène d’où toute surprise est exclue ; une mauvaise infinité ; une « éternité » vide, laminée et dissoute à la façon de l’évolution, dans laquelle absolument tout peut arriver, sauf une chose : qu’une seconde « devienne la porte par où le Messie entre dans l’histoire » et dans laquelle ce sera, de ce fait, l’heure du temps (in der es deshalb Zeit wird für die Zeit)[35] ?

Dans les années 1970, il s’agit pour Metz de distinguer une attente active et marquée par l’apocalyptique, d’une attitude qui ne fait que croire attendre, et n’attend nullement, parce qu’affectée par une conception évolutionniste de l’existence et du temps[36]. Le lien entre la suite du Christ et l’attente apocalyptique de la fin des temps détermine la façon dont Metz comprend la subjectivité référée à l’histoire humaine de la souffrance : lorsqu’il vit de l’attente apocalyptique de la fin des temps, le croyant a une perception particulière de la réalité des choses, qui est la perception du danger et de la souffrance. La mémoire de la souffrance s’exprime comme attente du retour du Christ et inversement, lorsqu’elle a lieu comme attente du retour du Christ, la perception du temps est une perception du danger du temps, de la souffrance qui s’y trouve[37]. La perception apocalyptique du temps a lieu dans la prise en compte de la souffrance de l’humanité : le sujet perçoit le temps, celui de l’humanité entière, comme le concernant. L’attente apocalyptique et la mémoire de la souffrance sont, au même titre, expression d’une subjectivité solidaire, qui ne s’exprime pas comme tendue vers un accomplissement solidaire de l’histoire de l’humanité, si elle ne porte pas le poids de l’histoire des souffrances humaines.

Qu’ils fassent leurs ou non les orientations de la théologie politique, les commentaires récents de l’oeuvre de Metz font preuve d’un consensus assez large : les thèses formulées au début de la deuxième phase de la théologie politique sont la plupart du temps reconnues comme caractéristiques de la réflexion du théologien de Münster[38]. Cependant les développements plus récents de la théologie de Metz, où les principes évoqués ont été mis en oeuvre dans le cadre d’une analyse théologique de la situation spirituelle du temps, peuvent contraindre à un regard critique sur la réception de l’oeuvre du théologien de Münster.

II. Une question relative aux dernières évolutions de la théologie de Metz

Il n’est pas possible de présenter ici les différents chantiers où Metz a mis en oeuvre sa théologie[39], en tête desquels il faudrait nommer la prise de conscience du fait que désormais la théologie a pour situation « l’après Auschwitz ». Parce qu’elle est particulièrement représentative de l’orientation temporale de la théologie de Metz, limitons-nous à un examen de sa position par rapport à la situation postmoderne. Ayant, lui aussi, connu une évolution, le diagnostic de la période postmoderne présente plusieurs caractéristiques que nous devons tenir ensemble. Dès 1985 et à partir d’une lecture de l’oeuvre de Friedrich Nietzsche, Metz caractérise le contexte postmoderne par le fait que la mort de Dieu, qui pouvait définir la période moderne, doit désormais être liée à la mort de l’homme[40]. En 1987[41], ce diagnostic présente plusieurs autres aspects. D’une part, la période postmoderne est caractérisée, toujours à partir des écrits de Nietzsche, par la présence active du mythe du temps sans fin. D’autre part, la controverse avec les auteurs postmodernes commence à porter sur leur dénonciation des grands récits, parmi lesquels il faut compter le monothéisme judéo-chrétien. Enfin, Metz caractérise la crise actuelle comme une crise de la mémoire (de la souffrance)[42].

L’examen que nous proposons trouve un point de départ possible dans l’analyse de l’emploi, par Metz, du terme « mythe » qui, d’un point de vue étymologique, signifie « récit[43] ». Le motif pour lequel le théologien de Münster insiste sur la narrativité (souligner la dimension publique et sociale de la foi chrétienne) ne peut lui permettre d’identifier simplement les deux termes « récit » et « mythe ». Chez lui, à une exception près[44], le terme « mythe » a depuis longtemps un sens franchement et unilatéralement péjoratif, qui vient du fait que Metz assume et dépasse le geste moderne de la critique du mythe[45]. Le terme « grand récit » (Großerzählung) fait, quant à lui, l’objet d’une utilisation nuancée. La posture critique de la théologie politique impose à Metz de répondre à l’objection postmoderne selon laquelle ces grands récits, que sont les monothéismes, en particulier le monothéisme judéo-chrétien, menacent l’individualité, génèrent les patriarcalismes et se trouvent à l’origine des idéologies suspectes de totalitarisme[46]. La réponse donnée est précisément celle du caractère négatif de l’universalisme fondé sur l’expérience de la menace et de la souffrance[47] :

À l’époque du pluralisme, cet a priori de la souffrance, avec son universalisme négatif, fonde — selon la figure d’une métaphysique négative — la prétention à la vérité. Finalement, l’histoire n’est (es gibt die Geschichte) — dans le sens d’un grand récit (Großerzählung) qui oblige à la vérité — que comme histoire de la souffrance[48].

Précisément parce que la souffrance n’est pas une idée abstraite et anhistorique, donc, parce qu’elle n’est pas un mythe, elle est susceptible de vérité dans l’histoire. En optant pour un modèle de vérité qui risque la non-identité et ne s’enferme pas dans l’identité de type grec, Metz donne à sa théologie un caractère négatif qui provient de la description qu’il donne de la foi : parce qu’elle est mémoire de la souffrance de l’humanité, elle constitue une médiation négative du sens de l’histoire. Dans la mesure où ce sens de l’histoire dépend de son déroulement concret, et où la foi chrétienne doit se montrer sensible à la situation, nous pouvons déjà dire que l’expression « théologie négative (negative Theologie)[49] », précisément dans le sens d’une théologie qui met en avant le récit de la souffrance humaine, caractérise la façon dont la théologie de Metz satisfait aux critères théologiques de la notion de « récit ouvert », telle que Lieven Boeve la définit et la met en oeuvre comme catégorie centrale de sa réflexion[50] : le récit doit rester ouvert à l’événement[51], mais dépend en même temps du contexte dans lequel il est narré.

Il convient d’insister sur le fait que cette réponse à la critique postmoderne des grands récits n’est pas complètement neuve : elle consiste en la reprise de l’attitude, plus ancienne et que nous avons évoquée, que Metz a adoptée à l’endroit de la critique moderne du mythe. Si le théologien de Münster partage le refus moderne du mythe, et ne peut s’entendre sur ce point avec les tenants postmodernes des « petits » mythes, il a, depuis longtemps, dépassé ce refus, pour dénoncer, dans la critique moderne du mythe, une inféodation à d’autres mythes, ceux de la modernité qui, dans les formulations de Metz, ont successivement été l’existence séparée du monde, l’évolution, l’universelle faisabilité, et enfin le temps sans fin.

Le lien entre le terme « mythe » et l’idée d’une théologie négative[52] tient au fait que le théologien de Münster utilise depuis longtemps ce terme dans un sens tout à fait invariable, proche de « gnose[53] », d’instrument d’une consolation à bon compte, parce que représentant un discours atemporel. Au fur et à mesure de leur formulation, ce terme désigne les interdits de la théologie politique : le mythe a pour effet de provoquer l’apathie et d’éteindre à la fois le souvenir de la souffrance, la question de la théodicée et le langage de la prière[54]. À la fin des années 1980, la critique adressée au goût postmoderne pour le mythe consiste donc en ce que, comme les théories atemporelles, le mythe peut conduire à passer sous silence la souffrance humaine et ainsi à perdre la singularité du sujet. Si la théologie politique fait le choix du récit, c’est uniquement dans la mesure où, au lieu d’éteindre la question de la théodicée, il la maintient vive : le récit de la souffrance est l’instrument privilégié par lequel s’exprime la théologie négative. La critique de la mise en oeuvre en théologie chrétienne, en particulier en christologie et en théologie trinitaire, de la rationalité de type grec, tient à ce principe[55]. Le monothéisme biblique, que défend la théologie politique[56], réfère à l’histoire humaine de la souffrance. Par conséquent, il est décrit comme un « monothéisme réflexif (reflexiver Monotheismus)[57] », un monothéisme au « flanc eschatologique » sensible à la souffrance[58], et donc respectueux de la singularité de l’individu.

Dans ces dernières années, les disciples de Metz ont massivement souligné ce caractère négatif de la théologie de Metz[59]. S’il est heureux que la théologie politique souligne la critique des mythes qui s’exprime dans les monothéismes sous forme de l’interdiction des images et qui leur confère leurs capacités politiques et démocratiques, le prix qu’elle paye pour cela reste cependant élevé : la théologie politique affirme ce que le christianisme a de commun avec la foi vétérotestamentaire, mais ne parvient pas encore à décrire ce qu’il a de spécifique[60]. Le refus du mythe, par lequel Metz défend le grand récit du christianisme et la revendication de catégories de langage sensibles au temps[61] appartiennent à une discussion qui concerne tout monothéisme. Dans ce sens, les représentants de la théologie politique déclarent qu’une christologie conforme aux exigences de la théologie politique est encore à formuler.

La réception, par les disciples de Metz, de la pensée de leur maître fait cependant preuve d’un trait qu’il nous faut souligner : la discussion du caractère négatif de la théologie politique n’est pas replacée dans le cadre du diagnostic complet, que l’on trouve chez Metz, de la situation postmoderne comme situation spirituelle du temps. Or, le diagnostic de cette situation, que Metz décrit donc à la fois comme crise de Dieu (mort de Dieu), crise de l’homme (mort de l’homme), crise de la mémoire (de la souffrance) ou crise du temps (comme temps avec fin), est caractérisé par deux énoncés, dont Metz décrit la relation : notre époque connaît une crise de la mémoire, qui fait perdre à la fois le sens de Dieu et celui de l’homme ; la crise du temps consiste dans la présence, à l’arrière-plan de la modernité, du mythe du temps sans fin, qui s’oppose au message biblique d’un temps avec fin et qui rend impossible la mémoire[62]. À partir d’un tel diagnostic, Metz affirme la nécessité de revenir à un éthos de la mémoire, et recommande, entre autres, l’attention aux institutions porteuses de la mémoire que sont les Églises. Cependant, si Metz décrit la conception du temps avec fin comme une condition de possibilité d’une pratique du souvenir, il ne répond pas à la question, déterminante dans le contexte de la crise postmoderne, de savoir si l’affirmation elle-même d’une fin des temps, par laquelle la foi renvoie à autre chose qu’elle-même, a une fonction historique. Il ne dit pas si l’énoncé d’une fin des temps est un mythe, au sens où il emploie ce terme, ni dans quelles conditions il est possible d’énoncer la fin des temps de façon non mythologique.

La critique que nous émettons au sujet du statut de l’affirmation de la fin des temps concerne le caractère concret et pratique de la théologie politique. Prise de façon isolée, l’affirmation d’une théologie négative encourt le danger d’être réduite à l’impératif abstrait de la pratique de la mémoire, impératif qui serait formulé indépendamment d’une analyse concrète du fait chrétien aujourd’hui. Abstraite reste une recommandation de la pratique de la mémoire, qui ne se référerait pas au sujet de cette pratique et se dispenserait d’un examen des possibilités historiques de sa mise en oeuvre. Si l’affirmation d’une fin des temps est une caractéristique inaliénable de la foi chrétienne concrète, et si l’Église est un paramètre incontournable du fait chrétien aujourd’hui, cette caractéristique de la foi chrétienne peut-elle être affirmée indépendamment d’un discours ecclésiologique qui s’engage sur des éléments concrets de description de l’Église[63] ? Le discours d’une théologie pratique ne passe-t-il pas nécessairement par une ecclésiologie explicite[64] ?

Parce que l’oeuvre de Metz laisse en suspens certaines questions déterminantes, la réception de son oeuvre promet d’être encore l’objet de débats passionnés, qui ne peuvent qu’être utiles à la réflexion et la recherche théologiques.