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Introduction

Régulièrement depuis 1935 resurgit le débat qui opposa en son temps E. Peterson et C. Schmitt dans le cadre de l’avènement du national-socialisme pour savoir si l’on peut calquer les concepts politiques sur ceux de la théologie. Dans les années 1960 à nouveau, au début de la crise qui secoua les sociétés modernes, le débat rebondit en Europe avec la nouvelle théologie politique de J.B. Metz et la Théologie de l’espérance de J. Moltmann[1]. Critique à l’égard d’un christianisme « bourgeois », J.B. Metz appelait l’urgence de la réalisation des promesses eschatologiques dans l’histoire. La discussion s’est poursuivie avec des accentuations spécifiques en Amérique latine dans le cadre des théologies de la libération[2]. À quoi répond dans les années quatre-vingt-dix la critique en un sens de nouveau « petersonienne » des théologiens de la Radical Orthodoxy récusant une ontologie générale qui enferme ensemble Dieu et le monde et présente l’idée d’une Église capable d’action comme corps politique à travers la liturgie[3].

L’objet de cette étude est de faire remarquer une résurgence de la question théologico-politique tout au long du xxe siècle en écho au débat inaugural qui opposa Peterson à Schmitt dans les années 1930. La théologie politique souvent critiquée dans ses formes européennes mais aussi latino-américaines[4] est pourtant sans cesse relancée. La raison en serait, c’est du moins l’hypothèse exploratoire qu’on voudrait développer ici, que le passage de la modernité à la postmodernité recèle une question irrésolue. Elle aurait une double face : d’une part, elle traduirait l’incertitude du christianisme sur son rôle dans les sociétés pluralistes et relativistes, et d’autre part, elle interrogerait l’affirmation chrétienne de Dieu sur son versant pratique, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’important n’est pas tant le Dieu auquel on croit, que ce qu’il donne de réaliser dans l’histoire et la société.

Pour donner corps à cette hypothèse, il convient de repartir brièvement de la thèse radicale d’E. Peterson pour vérifier ensuite la matière dont s’organise la rémanence du théologico-politique, d’abord avec la nouvelle théologie politique de J.B. Metz, puis avec les nouvelles approches de la Radical Orthodoxy. L’ampleur des corpus exclut une étude exhaustive de chacun des auteurs indiqués. Il s’agit pour le moment de nourrir un cahier des charges de la théologie politique contemporaine avec une problématique interrogative pour des travaux exploratoires qui pourront être approfondis ultérieurement. Le débat entre la nouvelle théologie politique de Metz et la manière dont la Radical Orthodoxy envisage le lien entre la théologie et le politique apparaît suffisamment emblématique de la question irrésolue au xxe siècle pour s’en tenir à lui dans le cadre limité de cet essai.

I. Le débat Peterson vs Schmitt des années 1920

La question de la théologie politique au xxe siècle a été posée au cours du débat qui opposa le théologien d’origine protestante E. Peterson (1890-1960), devenu catholique le jour de Noël 1930, au philosophe C. Schmitt (1888-1985), favorable aux thèses du national-socialisme. Selon Peterson, Schmitt serait le premier à avoir utilisé techniquement l’expression « théologie politique » dans son essai Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre der Souveränität de 1922[5]. La thèse de Peterson est que l’affirmation chrétienne du monothéisme trinitaire a mis fin à toute théologie politique. Il l’établit à l’époque du national-socialisme allemand en opposition aux chrétiens allemands voulant fonder une Église du Reich et en opposition à Carl Schmitt[6] pour qui les concepts politiques qu’il s’agit d’élaborer doivent être résolument calqués sur ceux de la théologie.

Pour Schmitt, le catholicisme doit être considéré comme le fondement de l’État moderne dans la mesure où tous les concepts de la doctrine moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. La théologie est donc par nature politique et l’Église un corps politique, car, qu’elle le veuille ou non, elle ne peut pas ne pas produire des effets sur la structuration de la société et de l’État dans lesquels elle est insérée. À cela s’oppose Peterson dont la thèse est que l’élaboration du monothéisme trinitaire et le développement de l’eschatologie chrétienne chez Augustin ont mis fin à toute velléité de théologie politique en libérant la foi chrétienne de ses attaches avec l’Imperium romanum[7]. Selon lui, en effet, ce n’est pas au christianisme qu’on doit la sacralisation du pouvoir impérial à Rome, et plus généralement du pouvoir souverain après la chute de l’empire romain, mais davantage à la fusion, opérée par Philon (13 av. J.-C.-54), du monothéisme cosmique de l’Antiquité tardive et du monothéisme juif. C’est cette conception philonienne qui influença par la suite les théologiens chrétiens marqués par l’arianisme qui tenaient un monothéisme non trinitaire. Au contraire, dans le cadre d’une théologie authentiquement trinitaire, la notion de pouvoir souverain ne saurait renvoyer à l’exercice d’une volonté solitaire et contribuer à la sacralisation du pouvoir civil. Mais il est vrai que cette conséquence n’a pas été tirée sur le plan politique par les théologiens en question.

Pour appuyer cette idée, Peterson présuppose l’existence d’une théologie politique au début de l’ère chrétienne qui aurait subi un premier grand tournant dans la controverse entre le théologien alexandrin du iie siècle, Origène (vers 185-251), et l’écrivain païen, Celse (iie s.). Ce dernier défend la nécessité du polythéisme, seul capable de conserver son unité politique à l’Empire romain. En effet, selon lui, les différents peuples qui composent l’Empire ne pourront pas observer une loi unique partout sur la terre comme le propose l’universalisme chrétien. Origène lui oppose la capacité du Logos divin à transformer les âmes en vue d’une unification de la terre dans un avenir eschatologique.

Selon Peterson, l’approfondissement de la théologie trinitaire au ive s. implique une vision de l’histoire dans laquelle la confusion entre la monarchie divine et la propagande politico-théologique n’est plus possible. Le monothéisme en tant que problème politique se termine donc par une fin de non-recevoir envers l’idée même d’une théologie politique chrétienne, entendue du moins comme la légitimation d’une théologie qui accepte de promouvoir comme authentiquement « chrétienne » une forme d’organisation politique déterminée, ainsi que cela pouvait être le cas de la théologie politique de Schmitt. Ce dernier qui accepta un moment de collaborer avec le régime nazi dont il fut, un temps, le théoricien jusqu’à son rejet en 1936 à cause de son « libéralisme », plaidait en effet pour une réconciliation entre le national-socialisme et le christianisme.

Cependant, il n’est pas sûr que Peterson se soit lui-même rigoureusement tenu à cette radicale fin de non-recevoir de toute théologie politique. En effet, dans son ouvrage Christus als Imperator[8], écrit à l’époque du national-socialisme, il soulignait le primat du Christ Roi afin de l’opposer à toutes les souverainetés du monde, ce qui aboutissait à relativiser tous les pouvoirs. Dans le climat de l’époque, une telle prise de position, aux implications politiques indéniables, ne déboucha pas sur une proposition réellement positive qui aurait opposé à la politique nazie d’autres principes politiques[9]. En fait, Peterson se limitait à justifier une attitude de « résistance critique ». Cette limitation de la théologie politique à une fonction critique est une constante de la réflexion catholique dans le domaine de la théologie politique même de la part de ceux qui ont tenté de la dépasser.

C’est ce que montre la postérité de la théologie politique trinitaire issue du débat Schmitt vs Peterson en Allemagne. Elle s’est développée selon deux axes : d’un côté, avec le théologien catholique, devenu évêque de Rottenburg-Stuttgart puis cardinal, Walter Kasper dans le sens d’une recherche vers les conséquences politiques du monothéisme trinitaire[10] ; de l’autre, avec Johann Baptist Metz[11], théologien de Münster, catholique lui aussi, qui a explicité le thème d’une « théologie politique » comme « théologie fondamentale pratique ». Mais ni l’un ni l’autre n’ont réellement donné corps, politiquement parlant, à cette intuition théologique. Cependant, Metz peut être considéré comme un théologien politique dans la mesure où toute sa recherche est sous-tendue par l’affirmation qu’une théologie responsable ne peut laisser en dehors de son champ de préoccupation l’impact de la foi dans l’histoire et la société et qu’elle doit, au contraire, en vérifier sans cesse la nature évangélique[12]. À ce titre son influence fut déterminante, en particulier sur la théologie de la libération.

II. La nouvelle théologie politique de J.B. Metz

1. La théologie du monde

Dans les années 1960, le disciple de K. Rahner, qu’est le théologien de Münster J.B. Metz, utilise le concept de théologie politique à partir d’une réflexion qu’il engage sur la théologie du monde[13]. C’est sur la base de l’énoncé formel selon lequel Dieu agit sur le monde dans une réalité historique que J.B. Metz met en lumière l’action exercée par Dieu dans l’événement de l’incarnation. Or la vérité de l’incarnation constitue comme l’horizon d’une compréhension de l’autonomie du monde authentiquement chrétienne.

Metz a analysé dans ce livre la méprise monophysite qui a consisté à penser l’incarnation du Verbe de Dieu comme un dépassement de la différence entre le sacré et le profane de telle sorte que le christianisme serait fondamentalement une lutte contre la mondanéité du monde et que l’histoire du salut consisterait en une divinisation progressive du monde. Ce que cherchait à dire au contraire l’expression traditionnelle « d’union hypostatique », c’est précisément que la nature humaine n’apparaît pas comme quelque chose de transitoire et d’irréel mais qu’en Jésus-Christ, elle trouve au contraire sa consistance propre. En Jésus-Christ, Dieu n’absorbe pas l’altérité mais il l’adopte et la fait devenir encore plus autre ; en l’adoptant il la libère dans la particularité de son être propre. Cette lecture que J.B. Metz fait du dogme christologique le conduit à voir dans l’événement de l’incarnation la figure type du rapport entre Dieu et le monde. Par une extrapolation du principe christologique, il comprend le rapport de Dieu au monde à la lumière de l’adoption de la nature humaine en Jésus-Christ.

L’événement de l’incarnation donne ainsi à penser un nouveau mode de relation entre Dieu et le monde qui n’est ni un rapport de concurrence entre l’homme et Dieu ni une distance malheureuse entre eux à résoudre. Cette méprise réside, selon J.B. Metz, dans le fait que l’adoption du monde est envisagée sous le modèle de la nature et non de l’existence. Dès lors, par le fait qu’il est adopté par Dieu, le monde devient un « morceau » de Dieu, et Dieu un secteur de l’univers. Si tel était le cas, le rapport de Dieu au monde ne pourrait être envisagé que comme un rapport concurrentiel de deux réalités situées sur un même plan et nous devrions alors souscrire à la critique qui voit dans l’idée d’incarnation un engloutissement de l’altérité porté par une crainte de la différence et fondé sur un schème fusionnel.

Une théologie du monde créé appelle chez le théologien de Münster une théologie du salut qui ne peut donc pas consister à résorber la distance fondée par l’acte créateur ; car alors, il est impossible de comprendre une quelconque continuité entre création et salut. Le salut consiste bien plutôt à maintenir cette altérité suscitée par Dieu et à la mener jusqu’à son accomplissement. Ainsi donc, en adoptant notre monde en Jésus-Christ, Dieu n’absorbe pas la réalité qu’il assume mais au contraire, « la venue de Dieu dans notre monde augmente le poids spécifique du monde[14] ». Une telle affirmation conduit Metz à penser jusqu’au bout l’altérité du monde vis-à-vis de Dieu et comprendre l’autonomisation du monde comme la réalisation même de sa christianisation.

Selon Pour une théologie du monde, la modernité donne à l’homme l’expérience d’un monde dédivinisé. Cette perception constitue pour beaucoup un ébranlement profond de la conscience croyante ; cette désacralisation est comprise par beaucoup comme une disparition de Dieu. Elle constitue un ébranlement tant que l’homme s’obstine à comprendre son existence sur un double plan et selon une double vérité : celle du monde et celle de la foi. J.B. Metz dénonce ainsi différentes tentatives théologiques qui, en prônant une « ouverture au monde », continuent de présupposer que la mondanéité du monde est en quelque sorte opposée à la compréhension chrétienne du monde et continuent ainsi de refuser le principe de la sécularisation du monde. Il invite au contraire tout chrétien à comprendre son rapport au monde comme une continuation de l’adoption libératrice du monde en Jésus-Christ. Car, si l’adoption du monde en Jésus-Christ augmente le poids spécifique du monde, s’il rend le monde encore plus monde en le menant à l’accomplissement de son autonomie, alors comment ne pas considérer que le mouvement d’autonomisation progressif du monde — au sens où il se dote de structures sociales, politiques, économiques qui sont indépendantes de toute référence religieuse — peut constituer une réalisation du dessein de Dieu sur le monde ?

1.1. « Mondaniser » le monde

La thèse que soutient J.B. Metz et qui l’achemine vers la nouvelle théologie politique consiste à affirmer que c’est le christianisme qui rend possible cette différenciation toujours plus grande du monde et de Dieu. Car plus le monde devient ce qu’il est, plus il réalise ce pour quoi il est créé ; « christianiser le monde, cela ne veut pas dire qu’il faille faire de lui autre chose que… le monde[15] ». Christianiser le monde ne consiste pas tant à lui ajouter des éléments qui lui sont étrangers qu’à le replacer dans sa vérité originelle, qu’à le faire parvenir à sa réalité propre. Dès lors, lorsque nous parlons d’art « chrétien », de philosophie « chrétienne », de morale « chrétienne », cela ne doit pas signifier que l’art, la philosophie ou la morale devraient se voir recouvrir ou surcharger de quelque chose d’étranger qui les orienterait dans la bonne direction ou leur conféreraient une vérité nouvelle. Il s’agit bien plutôt de mener l’art, la philosophie, la morale à leur vérité originelle et de développer toutes leurs virtualités propres. Une telle conception du monde et de son autonomie conduit J.B. Metz à dénoncer une compréhension de la fin des temps envisagée comme une divinisation au mauvais sens du terme ; comme la perte par le monde de sa consistance propre. Le monde de la fin des temps dans la perspective de J.B. Metz est bien plutôt un monde où toute chose est accomplie dans sa réalité propre et son autonomie la plus parfaite.

On peut déjà noter ici les deux éléments qui confèrent ses caractéristiques aux commencements de la nouvelle théologie politique : le monde comme histoire et la transcendance comme avenir[16]. Ajoutons, sans pouvoir prendre le temps de l’analyser en détail dans le cadre de cette réflexion, que ce monde reste marqué par l’ambiguïté entre une autonomie accomplissant le dessein créateur de Dieu et une autonomie pécheresse marquée par l’opposition à Dieu. Mais fondamentalement, ce que J.B. Metz refuse, c’est l’assimilation pure et simple de l’autonomie du monde (ou sa sécularisation) avec son opposition à Dieu. En son fondement, l’autonomie du monde est bonne et réalise le dessein de Dieu.

1.2. Le monde comme histoire

Devant le divorce que Metz enregistre entre la prédication du Royaume de Dieu inauguré en Jésus-Christ et l’interprétation que l’Église faisait de l’histoire moderne, comment comprendre que le Christ est encore agissant comme Seigneur exerçant sa souveraineté sur le monde ? En refusant de dissocier comme deux réalités étrangères l’histoire du monde et l’histoire du salut, Metz cherche alors à mettre en oeuvre une autre interprétation, plus positive, de l’évolution de la pensée moderne. Un rejet catégorique de la sécularisation des temps modernes trahit « une conception dangereusement extrinséciste de l’histoire du salut et un positivisme théologique qui ne prend pas vraiment au sérieux le fait que l’esprit du christianisme est durablement inséré dans la chair de l’histoire du monde[17] ». La thèse de J.B. Metz est donc que la mondanéité du monde, à travers le processus moderne de sécularisation, s’est affirmé en son principe, non pas contre mais par le christianisme. « Elle est à sa racine un événement chrétien et témoigne ainsi, pour l’état présent du monde, de la puissance de “l’heure du Christ” qui agit à l’intérieur de l’histoire[18] ».

Nul doute que la théologie de la sécularisation[19] développée notamment par le théologien protestant F. Gogarten a grandement inspiré la pensée de J.B. Metz. Toutefois, si Gogarten cherche à mettre en oeuvre une interprétation chrétienne et positive de la modernité, sa théologie de la sécularisation est fondée sur la distinction luthérienne entre l’Évangile et la loi qui délimite deux domaines séparés : le domaine de la foi et de la justification par Dieu, et le domaine des oeuvres accomplies par l’homme. Le théologien catholique J.B. Metz, refusant la théorie luthérienne des deux cités cherche à fonder christologiquement la mondanéité du monde dans l’événement de l’incarnation lui-même. La position critique de Metz vis-à-vis de la théologie de Gogarten est motivée par le souci de dépasser toute opposition entre l’ordre du salut et l’ordre de la création. Dieu n’est pas devenu totalement étranger au monde marqué par le péché, mais « le christianisme ne comprend le caractère créé du monde que dans l’horizon de l’histoire du salut[20] ». Or l’approche dialectique sur laquelle s’est construite la première théologie de la sécularisation ne parvient pas à penser cette continuité entre création et salut et aboutit finalement à nier que l’histoire temporelle de ce monde ait une signification réelle pour le salut ; ce salut serait alors un salut sans histoire.

2. La foi dans l’histoire et la société

2.1. Une théologie corrective

À cette théologie du monde, l’ouvrage La foi dans l’histoire et la société apporte les compléments qui définissent la nouvelle théologie politique de Metz. De 1969 à 1977, l’auteur développe une recherche qui prend résolument l’orientation d’une théologie politique du sujet[21]. Elle représente un correctif très important à la théologie du monde[22]. Une théologie de la rédemption remplace une théologie de l’incarnation, le sujet politique succède au monde.

L’aspect d’un monde non encore totalement réconcilié déjà présent dans Pour une théologie du monde devient désormais central. Metz diagnostique dans le discours théologique de l’époque le risque d’un oubli de l’aiguillon apocalyptique de la sotériologie[23]. Cette absence de réflexion sur le jugement eschatologique au profit d’une théorie de la réconciliation universelle conduit à l’apathie et à la justification de tout ce que nous faisons maintenant dans l’ordre politique et social. La mémoire d’Auschwitz et le dialogue avec la philosophie juive au travers des penseurs de l’École de Francfort contribuent à la redécouverte chez Metz du caractère messianique de la foi chrétienne. Cet oubli a progressivement conduit, selon l’auteur, la religion chrétienne à s’identifier à une religion de vainqueurs qui se focalise sur une histoire déjà réconciliée et non comme la tension avivée d’une réconciliation qui a commencé mais qui n’est pas encore achevée et dont les victimes représentent le signe et l’aiguillon[24].

2.2. Le sujet politique comme sujet souffrant

Le sujet blessé et souffrant vient désormais au premier plan de sa réflexion. Metz puise dans cette histoire des vaincus une intelligibilité de la praxis : « […] la constitution pratique de la théologie […] ne comporte donc pas seulement une praxis morale, mais également la praxis sociale, par conséquent les attitudes désignées comme metanoia, exode, et, en elles toujours, le “suivre” Jésus, sont des formes constitutives pour l’acte de penser Dieu et pour le savoir christologique eschatologique, et ils ont nécessairement une structure sociale et politique : cette perspective indique la signification profonde du discours sur la “théologie politique”[25]. » Ce climat pathétique du sujet souffrant vise à libérer la praxis sociale d’une conception anthropologique qui conçoit le sujet dominateur de la nature. Celui-ci pense l’histoire du point de vue des vainqueurs[26]. Metz avait déjà critiqué les théologies du sujet impuissantes à décrire selon lui le caractère politique de toute existence humaine[27]. La théologie politique de La foi dans l’histoire et la société entend donc dénoncer la prétendue innocence politique de la religion qui s’économise le combat pour la libération des sujets oppressés[28]. La perspective est ici ecclésiologique. Il ne s’agit pas d’appliquer le message chrétien à la vie présente. Il est question d’une Église qui est appelée à se recentrer sur le Dieu de Jésus qui n’est pas celui des vainqueurs mais celui des victimes. Ce Dieu suscite l’Église à résister dans son action à l’apathie de la société de consommation et au repli sectaire[29]. Pour cela Metz mobilise les ressources de la mémoire chrétienne.

2.3. La mémoire chrétienne

Le théologien continue de puiser ses sources dans sa conversation intellectuelle avec l’École de Francfort. Il emprunte à H. Marcuse et à T. Adorno la notion de mémoire subversive[30]. La foi chrétienne est ainsi pour Metz comme un souvenir eschatologique susceptible d’ouvrir l’avenir : « […] la foi chrétienne est une attitude où l’homme se souvient des promesses annoncées et d’espérances vécues à cause de ces promesses, une attitude où il se lie à ces souvenirs pour vivre sa vie[31]. » Ni le modèle de l’adhésion à des vérités révélées ni celui de la foi existentiale anhistorique ne sont susceptibles de soulever une puissance critique à la hauteur de ce que peut faire le mémorial chrétien[32]. L’Église s’atteste ainsi comme celle qui communique cette mémoire dangereuse de la liberté acquise par le Christ dans sa Pâque. La foi s’accomplit dans la memoria passionis, mortis et resurrectionis Jesu Christi [33]. C’est par ce biais que la théologie politique du sujet devient christologique. Ceci signifie que le potentiel de l’histoire ne tient pas uniquement aux vainqueurs, à ceux qui réussissent mais aussi aux vaincus. La foi comme memoria remémore le Dieu de la passion de Jésus qui est le véritable sujet de l’histoire universelle de la souffrance[34]. Siégeant en place de sujet, il en interdit l’occupation et partant tout totalitarisme.

3. L’avenir de l’histoire de la souffrance (après 1977)

3.1. La constitution pathétique de la praxis

Après La foi dans l’histoire et la société, Metz développe une théologie politique du sujet post-idéaliste centrée sur la mémoire subversive de l’Évangile. La catastrophe d’Auschwitz devient une question interne au discours chrétien sur Dieu[35]. Le Logos de la théologie s’enracine dans la mémoire de la souffrance qui contraint à une plus grande vigilance à l’égard de la tradition juive de la part de la théologie chrétienne.

La théologie après Auschwitz s’oblige à dire la responsabilité qu’elle prend dans les opérations intellectuelles qu’elle conduit dans l’histoire concrète des peuples et des Églises. La souffrance ne peut être désormais dissimulée derrière le rideau des concepts. Pourquoi, s’interroge Metz, la catastrophe des camps de la mort est-elle si absente des théologies de l’après-guerre[36] ? Il développe alors une christologie de la suite du Christ esquissée dans l’ouvrage de 1977 mais comme une christologie de la marche concrète et corporelle à la suite du Christ. C’est la dimension proprement messianique de cette christologie[37]. Jésus dans l’Évangile, explique-t-il, est interpellé par la souffrance des hommes et des femmes de son temps. Le christianisme risque de perdre cette compassion christique en déplaçant la question du côté du salut des coupables. « Le chemin de la suite du Christ, écrit Metz, conduit toujours dans l’obéissance au Père qui investit totalement la vie de Jésus ; sans elle, cette vie demeurerait absolument inaccessible pour nous ; c’est dans cette obéissance que la bienveillance de Jésus à l’égard des hommes, sa proximité avec les exclus et les humiliés, avec les hommes pécheurs et perdus, trouvent leur source. […] Une vie à la suite de Jésus est une vie qui se soumet à cette pauvreté de l’obéissance de Jésus[38]. »

Metz a ainsi construit une théologie fondamentale pratique centrée sur la constitution pathétique de la praxis chrétienne. Cette théologie mise sur la force intelligible de la praxis des sujets elle-même. Croire en Dieu se comprend comme cette espérance solidaire en lui qui appelle tous les sujets à être sujets devant sa face à la manière dont le Messie lui-même l’est devenu en traversant la mort sur la croix. Le rappel que la théologie chrétienne ne peut plus être la même après Auschwitz signifie que toute réconciliation paisible avec Dieu qui viserait l’apaisement des consciences à bon compte s’avère désormais impossible. Une praxis de la suite du Christ s’accompagne d’une herméneutique du danger, car la confiance messianique ne se confond pas avec l’euphorie du sens. L’attente du jour messianique ne cesse d’aiguillonner les chrétiens au regard de leurs tâches imprescriptibles dans l’histoire et la société. Cette attente nourrit leur compassion[39].

3.2. Les années 1990

Progressivement la prise en compte des penseurs de la postmodernité a obligé Metz à s’interroger sur la question de Dieu[40]. Le mot Dieu ne fait plus sens ni dans la société ni en quelque manière dans l’Église qui se trouve affectée par la sécularisation[41]. La postmodernité est analysée par Metz comme un retour du mythe ainsi qu’il l’avait déjà entrevu dans La foi dans l’histoire et la société, ch. XI, sur le souvenir. L’alternative se trouve entre les divinités du polythéisme qui viennent anesthésier la responsabilité ou compenser le vide de l’existence et le Dieu biblique qui libère des idoles. Le Dieu de la religion devient le Dieu thérapeute qui est sollicité pour un mieux-être mais qui n’engage pas une conversion radicale[42]. Le christianisme s’assoupit dans une vision du monde d’ordre esthétique. Enfermé dans une temporalité répétitive, le croyant en quête de bonheur se garde de rencontrer la souffrance. La conception dionysiaque de l’existence triomphe sur la praxis de la suite du Christ. Elle s’accompagne de la dissolution du sujet livré aux puissances de l’économie et de la technologie. La culture de la banalité envahit tout, y compris la religion[43]. À cela Metz oppose l’expérience de la non-identité entre le salut eschatologique et la réalité de l’histoire encore marquée par la souffrance. La théologie s’avère alors une théodicée[44] qui porte, à l’instar de Job, devant Dieu la question de la souffrance. C’est pourquoi une véritable compassion implique toujours une herméneutique du danger puisée dans la croix du Christ.

III. Interrogations adressées à Metz

La question que pose le projet de Metz est double : sa théologie politique est-elle politique, plus encore est-elle suffisamment théologique ? En fait, Metz développe davantage une morale politique en dégageant les conséquences, selon lui normatives, de la foi dans l’engagement des chrétiens[45]. Il propose une prise de position en faveur du pauvre et du petit et de toutes les victimes comme conséquence d’une prise au sérieux de la croix. Il voit là une affirmation du devoir qui s’impose aux chrétiens de travailler à l’advenue d’un être sujet pour tous dans le cadre d’une Église « démocratisée ».

La véritable force de proposition de Metz réside dans son refus résolu de la « religion bourgeoise ». C’est en cela qu’il aura un impact indéniable sur les théologies latino-américaines de la libération qui souligneront la nécessité de donner au salut chrétien une dimension réellement historique. Mais Metz — pas plus que les théologiens latino-américains de la libération ne pensent réellement l’efficacité propre à la foi sur le terrain du politique. Pour ces théologies politiques, l’efficace de la foi consiste essentiellement à constituer des sujets éthiques, à condition cependant que cette éthique soit pensée dans toute son extension, avec l’impact qu’il lui convient d’avoir délibérément dans le champ de l’action collective.

La théologie de Metz se veut pourtant effectivement politique, en ce sens que son apport essentiel est de démontrer qu’il n’y a pas de théologie politiquement innocente : le sujet de la théologie est toujours un être politique par son enracinement dans l’histoire et dans la société ; la relation à Dieu ne saurait donc être le fait d’un individu isolé. Metz entreprend donc une déprivatisation de la foi à l’encontre du mouvement qui, depuis les Lumières, avait établi une rupture entre l’existence religieuse et l’existence sociale[46] en vidant de son sens l’exigence chrétienne pratique du « suivre Jésus » entendu comme appel public. Cependant, cette entreprise de « déprivatisation » possède une double limite.

Tout d’abord, Metz a toujours affirmé son refus de toute « politisation » de la religion dans une sorte d’eschatologisation du politique qui ferait de sa théologie politique la caution sacralisante d’un projet politique déterminé. C’est l’enjeu de ce qu’il appelle « la réserve eschatologique ». Selon lui l’espérance chrétienne doit constamment maintenir ouvert un écart avec les réalisations toujours provisoires qu’elle obtient dans le cours de l’histoire et qui jamais ne peuvent être purement et simplement identifiées avec l’avènement du Royaume de Dieu. La foi entretient donc un rapport dialectique et critique permanent avec le présent historique. D’où l’opposition de Metz à la théologie de la révolution développée par le théologien belge Joseph Comblin établi en Amérique latine[47]. Mais cette retenue, qui fait Metz proche de Maritain, signale sans doute chez lui une conception encore très abstraite du politique en tant que tel qui en sous-estime le caractère fondamentalement polémique.

Certes, Metz souligne le caractère dangereux de la mémoire de la passion et de la résurrection qui engage résolument à la lutte sans recourir ni à la haine ni au mépris de l’adversaire[48]. Mais, arrive-t-il véritablement à prendre en considération la pluralité culturelle, la puissance des États et les rapports de force en jeu dans l’action politique concrète ? Ne lui fait-il pas ici défaut une réflexion sur « le politique » en tant qu’il n’unifie jamais globalement la société en général, mais toujours une société déterminée en fonction des groupes et des intérêts qui y sont en conflit, en y procédant à des arbitrages toujours provisoires et partisans ? Comme l’écrit en politologue J. Freund : « Le politique ne se pense pas en dehors de l’aventure humaine. Il a pour tâche d’organiser le mieux possible les conditions extérieures et collectives propres à donner à l’unité politique et aux membres qui y vivent les meilleures chances de répondre à ce qui est ou qu’ils considèrent individuellement comme leur vocation[49]. » La théologie politique de Metz demeure donc utopique dans la mesure où elle ne s’affronte pas aux inéluctables conflits de classe et d’intérêts. Si, selon Carl Schmitt, le couple « ami-ennemi » est bien le fondement de l’action politique dans une société donnée, il est nécessaire de préciser en quel sens le concept théologique de l’amour peut devenir un concept politique effectif. Faute de cela, Metz ne donne aucune clé pour résoudre les questions spécifiquement politiques. Ses catégories sont finalement moins politiques que sociales.

Plus que comme une théologie de la politique ou une théologie du politique, sa théologie se présente comme une éthique chrétienne de l’engagement. Cette limite est d’ailleurs explicitement confessée par son collègue et ami, le théologien protestant Moltmann, lorsqu’il écrit pour son propre compte : « L’expression éthique politique montre la route qui est la mienne[50]. »

À cette difficulté d’intégrer la complexité du politique comme tel s’en ajoute une autre proprement théologique. Metz déchiffre-t-il suffisamment comment les pratiques chrétiennes sont aptes à constituer les sujets éthiques dont il parle ?

La théologie fondamentale pratique de Metz se présente comme « une théologie du sujet » qui entend penser la contribution de la foi à l’avènement de sujets en résistance à l’apathie caractéristique des sociétés modernes avancées, largement dénoncée par les néo-marxistes de l’École de Francfort. Or, c’est une question de savoir jusqu’à quel point il parvient à penser le processus de la constitution du sujet qui est l’autre versant de ce programme.

En effet, le sujet dont parle Metz est un sujet de solidarité universelle. Il se constitue par la valorisation de figures singulières dans leur contexte social et par celle de leur décision personnelle et publique. Or, comme l’a bien vu Freund, pour qu’un sujet soit en mesure de se poser publiquement, il faut qu’il ait préalablement la ressource de se constituer dans l’intériorité de son moi propre et c’est là, selon ce dernier, que joue essentiellement le religieux qu’il définira alors comme secondairement politique[51], oeuvrant en un lieu frontière entre ce qui est immédiatement politique et ce qui ne l’est pas[52]. La théologie fondamentale pratique de Metz comme théologie du sujet, n’ignore pas ce point. Metz sait que l’expérience de chaque être humain, comme « moi » personnel, ne s’élabore pas dans la seule sphère politique mais d’abord dans des pratiques rituelles et narratives qui le mettent dans la position de répondre à un appel personnel et de se poser comme un sujet de désir qui est plus que la somme de ses expériences sociales[53]. Mais dans son insistance sur la nécessaire déprivatisation de la foi, Metz n’aborde que de manière évasive les pratiques proprement chrétiennes médiatrices de la constitution du sujet en son intériorité. Ici, c’est donc sur le versant proprement théologique que le projet de contribuer à une théorie et à une pratique du sujet, pris dans sa réalité historique et « empêtré dans des histoires », se trouve menacé d’abstraction.

Mais, la théologie de la libération va-t-elle beaucoup plus loin ? Sans refaire le parcours historique de cette théologie depuis l’aggiornamento du concile Vatican II et sa réception à la deuxième conférence de l’épiscopat latino-américain à Medellín (août-septembre 1968), il suffit de la définir comme cette théologie qui réfléchit la foi à partir de l’option préférentielle pour les pauvres en renouant avec la tradition biblique d’un Dieu qui intervient dans l’histoire pour sauver son peuple. À travers les communautés de base, elle a suscité des pratiques ecclésiales dignes d’intérêt mais en considérant le mouvement social comme un donné toujours déjà là qu’il suffirait d’accompagner. Elle le présuppose donc comme son bras séculier, progressiste et autonome par rapport à la foi. Sa difficulté apparaît sur le plan politique dans son embarras lorsqu’il s’agit de contribuer de manière significative à l’inspiration de ce mouvement social. Par ailleurs, du moins à ses débuts, la théologie de la libération travaille sur la base d’une religiosité chrétienne qu’elle considère comme un donné allant de soi, sans en mesurer la profonde fragilisation dans les sociétés latino-américaines comme en témoignent aujourd’hui l’hémorragie des jeunes vers les sectes et l’attirance vers le renouveau charismatique qui remplit les stades dans des cérémonies entre show et liturgie. En définitive, la question qu’on peut poser à la théologie de la libération est alors de savoir quelle est la « puissance » propre de la foi et comment elle se manifeste comme foi dans la libération des pauvres.

IV. Radical Orthodoxy : une rémanence petersonienne ?

C’est en opposition ouverte à la théologie politique de Metz, et à l’ensemble des théologies qui ont tenté de prendre pied dans le champ de la modernité que John Milbank, théologien britannique de confession anglicane, lançait en 1990 la thèse que : « Les théories sociales “scientifiques” sont en elles-mêmes des théologies ou des anti-théologies déguisées[54]. » Elles procèdent, en effet, d’une rupture avec la compréhension authentiquement chrétienne du rapport à Dieu comme rapport de participation auquel elles substituent un face-à-face fondamentalement juridique entre un Dieu impersonnel, législateur absent du monde, et une réalité autonomisée qu’il faut alors envisager « etsi Deus non daretur ». La modernité est alors définie par un mode de théologie que Milbank réfute et diagnostique comme plongeant ses racines dans le Moyen Âge. Cette théologie attribue aux êtres humains deux fins bien distinctes : l’une naturelle, l’autre surnaturelle, ce qui a engendré, comme Henri de Lubac l’a d’ailleurs relevé, à la fois un humanisme dénué de religion et une religion coupée de tout prolongement et de tout enracinement dans le domaine culturel. Pour un humanisme a-religieux, le monde finit par être réduit exclusivement à ce que l’homme peut pleinement vérifier. Faute de se doter d’une raison suffisante pour se valoriser, cet humanisme aboutit selon Milbank à une forme d’anti-humanisme de caractère nihiliste. De la même manière, une religion pure séparée de la culture se fait une idée purement formelle et extrinsèque du salut, et se trouve tentée de ne voir dans l’Église qu’une sorte d’organisation visant à administrer une pharmacopée du salut. La sécularisation est envisagée dans ce cadre comme l’enfant naturel d’une fausse théologie et d’une fausse ecclésiologie. Mais la théologie possède des ressources pour inverser ce processus, qui reste en dernière analyse assez abstrait malgré l’influence qu’il a sur la praxis sociale.

Milbank en ce sens se distancie nettement de l’interprétation metzienne de la sécularisation. En effet, là où les théologiens modernes interprètent la modernité (the secular) et la sécularisation qui l’accompagne comme le résultat d’une évolution interne au christianisme dans laquelle ce dernier accomplit sa vocation[55], Milbank la décrit comme la conséquence d’une hérésie chrétienne qui prend son lointain départ dans la décision de Dun Scott de penser Dieu et le monde tout ensemble, dans le cadre d’une ontologie générale, au lieu de penser l’être du monde à partir de l’être de son créateur[56]. Cette rupture s’approfondit ensuite avec le nominalisme et la Réforme. Les philosophies politiques de Hobbes et Machiavel en découlent puisqu’elles renouent selon Milbank avec l’ontologie païenne de la Rome antique basée sur le principe d’une insurmontable violence originaire que la vertu virile peut seulement atténuer sans pouvoir penser l’événement d’une réconciliation.

Alors que, dans le récit de la Genèse, la véritable liberté trouve sa condition dans la participation de l’être de l’homme à l’Être de Dieu, qui est aussi le fondement de la communion des hommes entre eux, Hobbes décrit un monde où tous sont en guerre les uns contre les autres. Cette conflictualité originaire, le politique peut la tempérer, mais sans jamais l’éteindre, parce que, considérés individuellement à « l’état de nature », les hommes, tous supposés égaux, sont par le fait même éternellement rivaux. Nous sommes là, selon Milbank, en opposition frontale à l’agapè chrétienne[57]. Cette opposition atteint son comble dans la déconstruction de toute idée de vérité par la philosophie postmoderne, qui n’est pas pour rien contemporaine de la mondialisation du marché qui génère une société du simulacre dans laquelle rien n’est vraiment désirable que le désir lui-même, parce que le marché n’a plus d’autre fin en soi que d’exciter le désir du consommateur quel que soit son objet.

John Milbank, avec des accents nietzschéens, oppose ces deux ontologies comme deux propositions globales d’existence incompatibles dont l’enjeu est une prise de position sur la vérité du monde. Dans le débat qui l’oppose au secular, il revient donc à la proposition chrétienne de développer une « contre-éthique », une « contre-ontologie » et un « contre-royaume[58] », en mettant en oeuvre des pratiques narratives, rituelles et sociales. En effet, une simple adhésion à l’idée de non-violence ne suffit pas « nous avons besoin de la mettre en pratique comme une compétence en apprenant à en parler le langage élaboré dans la Bible et accompli en Jésus et dans l’apparition de l’Église », cette dernière constituant « la forme concrète d’une pratique sociale non antagonique », c’est-à-dire d’une pratique sociale de l’agapè[59].

La perspective de Milbank trouvera une illustration particulièrement impressionnante dans les réflexions de William T. Cavanaugh[60] tirant les conséquences théologiques de la lutte de l’Église catholique contre la dictature du Général Pinochet. Il y récuse la distinction opérée par Maritain entre le spirituel et le temporel qui, conduisant l’Église à se penser comme « l’âme du monde », la condamne à l’impuissance parce qu’alors « elle n’agit en tant que corps ni dans l’espace ni dans le temps ». La même critique doit, selon lui, être adressée à la tentative de Metz de penser l’Église comme « un organe de critique sociale agissant comme un membre parmi d’autres de la société civile ». Dans l’un et l’autre cas, en effet, le discours théologique se trouve sans prise sur le domaine politique[61].

Cette prise, l’Église ne la trouvera qu’après avoir renoncé à se considérer comme « l’âme du monde » pour se déployer dans le monde sous la forme proprement corporelle que lui confère la pratique de l’eucharistie qui apparaît ici comme un acte proprement politique « impliquant une autre représentation de l’espace et du temps, où s’édifie un corps de résistance, le corps du Christ ». C’est ce corps immolé et ressuscité, poursuit-il, qui assure l’irruption du Royaume de Dieu dans le temps historique, c’est-à-dire dans la politique du monde[62]. Va dans le même sens, le travail de Catherine Pickstock. Dans une audacieuse confrontation de la théologie thomasienne de l’eucharistie et de la déconstruction derridienne, elle montre comment le sacrement « dramatise » le paradoxe de l’existence humaine en proie au doute qui la saisit quand elle considère qu’il n’existe aucune réalité physique ou naturelle à laquelle il soit possible d’accorder une totale confiance. Seule cette dramatisation eucharistique radicale permet de surmonter ce paradoxe caractéristique de la postmodernité, en confrontant le sujet à cette contradiction ultime de la déréliction et de la gloire du crucifié[63].

Reste à savoir dans quelle mesure nous avons ici affaire à une théologie capable de penser l’advenue d’un ordre politique conforme à l’Évangile. En fait, chez Milbank et dans la galaxie de théologiens qui s’est rassemblée autour de lui, l’action politique de l’Église demeure une action prophétique de résistance, plus proche qu’on ne pourrait s’y attendre du paradigme mystico-prophétique mis en oeuvre par la revue théologique Concilium. Il est vrai que Radical Orthodoxy se signale par une attention nettement plus soutenue, à la spécificité du message chrétien et à sa position polémique, voire antagonique, à l’endroit du nihilisme contemporain[64] d’une part, et, de l’autre, à la fonction médiatrice des pratiques narratives et rituelles les plus propres à la foi pour mettre en oeuvre une résistance effective au règne nihiliste du marché mondial unique. Mais cela suffit-il pour parler ici d’une véritable « théologie politique », au sens propre où ce terme désigne les formes d’exercice du pouvoir à promouvoir ?

Bref, du côté de Metz comme de Milbank, ne persiste-t-il pas une difficulté à développer une pensée consistante du « politique » ? Chez l’un et l’autre, en effet, le thème de la « résistance » domine plutôt que celui de la promotion ou de la proposition[65]. On ne voit donc pas que le cadre esquissé par Peterson d’une hétérogénéité entre le politique et le christianisme soit totalement dépassé ni que soit vraiment élucidé le lien que Peterson introduisit entre les deux aspects dans son livre de 1936, Christus als Imperator. C’est la raison sans doute de la récurrence du problème au xxe siècle.

Conclusion

Le débat entre Peterson et Schmitt présentait peut-être trop superficiellement un conflit entre deux positions radicales : l’hétérogénéité du politique et du théologique ou bien leur interdépendance. La résurgence de la question du théologico-politique au xxe siècle laisse percevoir une question irrésolue. Cela d’autant plus que les commentateurs de ces deux auteurs s’accordent pour montrer que ni l’un ni l’autre ne font tout à fait ce qu’ils disent[66]. Ce qui demeure indécis chez un auteur comme Metz c’est la nature du politique qui n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie. Reste également dans l’incertitude la consistance du politique chez un partisan de la Radical Orthodoxy comme Milbank. Sans doute faut-il percevoir dans ces pensées antagonistes leur commune attache à une éthique réformiste de la société qui ne se dote pas des outils suffisants pour envisager une invention de la société dans un monde où précisément l’avènement des sujets est en cause. Leur mérite est de relancer la question du théologico-politique sur le versant proprement théologique pour s’interroger comme le fait le dernier Metz sur la question de Dieu. Un débat entre ce dernier et la pensée de S. Hauerwas permettrait aussi de questionner l’approche théologique du politique dans les sociétés postmodernes libérales et pluralistes.