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Issu d’un colloque international ayant eu lieu à St. Jerome’s University, Waterloo, Ontario, du 11 au 13 novembre 2004, cet ouvrage collectif aborde une problématique extrêmement originale : celle des relations prenant place entre les dictionnaires français et les littératures du Québec et du Canada francophone. Ces relations, on s’en doute, s’inscrivent dans le cadre plus large des rapports, à la fois symboliques et institutionnels, entre le centre et la périphérie, rapports qui ont été bien analysés par les sociologues de la littérature, notamment dans le domaine des études francophones. Or, existe-t-il quelque chose qui incarne mieux le centre que le dictionnaire français, objet de prestige mais aussi instrument associé au pouvoir, notamment pour ces écrivains de la marge que sont les écrivains québécois, acadiens et franco-ontariens? Confrontés inévitablement au problème de la langue d’écriture, ces écrivains ne peuvent manquer, tôt ou tard, de se mesurer aux dictionnaires français et de prendre acte de leur richesse extraordinaire, mais aussi de leur inadéquation à rendre compte de la réalité socioculturelle de la francophonie canadienne. En retour, les rédacteurs de dictionnaires français sont placés dans l’obligation de composer, peu ou prou, avec ces écrivains pas comme les autres, qui manient des mots dotés d’un coefficient d’étrangeté qui bouscule, voire qui ébranle, une langue qui pourrait être considérée autrement comme une langue commune. C’est ce noeud de vipères, où s’entremêlent l’usage et la norme, qui fait l’objet des différents textes réunis dans l’ouvrage dirigé par Gerardo Aceranza.

La première partie de l’ouvrage regroupe sept textes qui abordent le rôle accordé aux dictionnaires français par des auteurs québécois, acadiens et franco-ontariens. Dans son texte intitulé « Quand Édouard, Maryse et les autres consultent le dictionnaire… ou Le dictionnaire comme argument narratif », Lise Gauvin dégage d’emblée, au moyen de l’usage que font des dictionnaires les personnages créés par Michel Tremblay et Francine Noël, deux types de pratiques : le respect de la norme, respect incarné, de façon atypique dans l’oeuvre de Tremblay, par le personnage d’Édouard, protagoniste du roman Des nouvelles d’Édouard, et la pratique transgressive, symptomatique du personnage de Maryse, figure centrale du roman éponyme. L’écriture romanesque de Tremblay est ainsi caractérisée par un fort penchant normatif, tandis que celle de Noël, qui s’avère plus ludique, tend à s’éloigner du français normé et codé. Pour sa part, dans « Du mot juste au mot rare. Dictionnaires et glossaires dans l’oeuvre d’Hubert Aquin et Jacques Poulin », Gilles Dupuis montre bien comment l’usage des dictionnaires et des glossaires chez les deux écrivains étudiés, l’un étant à la recherche du mot juste (Poulin), l’autre du mot rare (Aquin), aboutit à un même résultat, soit à l’impossibilité de trouver le mot capable d’adhérer au réel. Ceci définit pourtant l’esthétique de chacun de ces deux écrivains, soit le baroque chez Aquin et le dépouillement chez Poulain.

On notera que, par conséquent, chez tous ces écrivains, l’image du dictionnaire s’avère symptomatique du rapport difficile qui est entretenu avec la réalité. Dans cette perspective, le texte de Jacqueline Chammas, « Le dictionnaire, vade-mecum vers l’inceste », traite d’un cas limite, exprimé dans le roman La buse et l’araignée, de Jean-Yves Soucy, qui est consacré au désir incestueux d’une jeune fille pour sa mère, désir alimenté par les mots contenus dans les dictionnaires. Ces derniers ne sont plus des carrefours de la connaissance ni des sources de savoir, mais des outils techniques qui poussent la jeune fille vers une folie toujours plus grande. Cette folie juvénile est aussi présente dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, de Gaétan Soucy, comme le montre Emmanuelle Sauvage dans son texte intitulé « Gaétan Soucy. La petite fille qui aimait trop les dictionnaires : portrait d’une lectrice ». Dans le roman de Gaétan Soucy, la folie n’est toutefois pas provoquée par les dictionnaires, mais par une histoire familiale malheureuse, que la lecture des dictionnaires permet justement de dépasser.

L’excellent texte de François Paré, « Acadie Rock de Guy Arsenault ou le dictionnaire hors-norme », examine la question des normes lexicales et grammaticales dans les sociétés linguistiquement minoritaires à travers la charge menée contre elles par le poète acadien Guy Arsenault. Selon Paré, le sujet minoritaire ne parvient jamais à intérioriser complètement de telles normes, qui ne correspondent d’ailleurs pas avec ses actes de parole au quotidien, de sorte qu’il en vient à ressentir l’impression d’être dominé aussi dans sa propre langue. De façon lumineuse, Paré montre comment la poésie de Guy Arsenault, en dépit de sa naïveté et de ses maladresses, se propose d’échapper à cette domination, au moyen de la mixité linguistique et de l’incantation orale. Gerardo Aceranza, qui inverse en quelque sorte cette perspective dans son texte intitulé « “Ben quoi c’que tu fais avec toutes les affaires qu’on sait pas même le mot en français ?” L’urgence des dictionnaires chez France Daigle », en arrive à la même conclusion dans son étude des trois derniers romans de l’écrivaine acadienne. Les dictionnaires sont indispensables mais inutiles en même temps, car ils ne sont pas aptes à faire évoluer la langue des personnages vers un français plus normatif, considéré en dernier recours comme artificiel et déconnecté de la réalité. Emir Delic remarque la même ambivalence des dictionnaires dans le contexte franco-ontarien, dans son texte intitulé « La voix du dictionnaire dans French Town de Michel Ouellette : entre espérance et perdition ».

La deuxième partie de l’ouvrage réunit trois textes qui sont consacrés à la place qu’occupent les littératures d’expressions française du Canada dans les dictionnaires français et canadiens-français. Force est de reconnaître que cette place s’avère pour le moins discrète, comme le note Aline Francoeur dans son texte intitulé « Où sont passés nos écrivains? Les auteurs québécois et canadiens dans Le Petit Robert ». Sur 950 auteurs cités dans l’édition de 2001, seulement 21 sont canadiens et québécois, et le rôle qui leur est dévolu est limité, plus souvent qu’autrement, à illustrer des mots considérés comme des régionalismes (57 fois sur 76). Il va sans dire que beaucoup d’auteurs importants sont complètement ignorés par la rédaction du fameux dictionnaire. Patrice Brasseur brosse un portrait davantage positif de la place des régionalismes du français du Canada le Trésor de la langue française, en notant que les canadianismes y occupent une part somme toute respectable. Quant à Cristina Brancaglion, dans « La citation littéraire dans quelques dictionnaires canadiens-français : analyse des prononciations non standard », elle propose une étude très fouillée de la représentation du français parlé au Canada dans le Dictionnaire historique du français québécois réalisé par l’équipe de Claude Poirier et le Dictionnaire du français acadien d’Yves Cormier.

Deux témoignages d’écrivains québécois (Marco Micone et Daniel Gagnon) et un texte de Sylvie Perron faisant le point sur une série d’entrevues qu’elle a menée auprès d’écrivains québécois viennent compléter l’ouvrage en lui conférant une dimension plus essayistique.

L’ouvrage dirigé par Gerardo Aceranza ouvre ainsi des perspectives nouvelles, et qui promettent d’être fécondes, dans le champ des études consacrées aux littératures du Québec et du Canada. Il convient de mentionner la haute tenue des textes qui composent ce livre et la rigueur de sa composition d’ensemble. Il ne fait aucun doute que cet ouvrage s’avère des plus pertinents dans le domaine des études canadiennes et québécoises, et qu’il mérite de figurer en bonne place dans toute bonne bibliothèque.