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Introduction

De par le monde, l’enseignant est censé créer l’ambiance propice à l’épanouissement des apprenants en les motivant et en les autonomisant à devenir membres avertis et responsables de la société qui contribueront, à leur tour, au développement de leur communauté. Aussi bien par sa disposition que par ses connaissances et ses valeurs, le pédagogue se pose donc en véritable agent de changement qualitatif et social. En écho à ce rôle primordial, le professeur dans certaines sociétés passe pour l’être le plus important après Dieu et le monarque (Cyr, 1998 : 56). L’association du formateur au divin et au pouvoir politique n’est pas fortuite puisqu’elle met en relief la capacité de l’enseignant de forger les destins et suggère également la dimension politique des activités pédagogiques. Bien plus, ce rapprochement de l’éducateur de Dieu et du souverain peut, selon les contextes sociaux (degré de patriarcat et exclusion institutionnalisée de la femme, par exemple), attester la qualité paternelle du formateur.

Nous croyons que la fiction africaine francophone livre aux lecteurs des indices précieux sur le rôle, positif ou négatif, que joue le formateur dans la cité. Comme la critique prête très peu d’attention, pour autant que nous sachions, aux professeurs de métier, nous le jugeons utile de nous interroger sur l’image du corps professoral dans le champ littéraire africain. Spécifiquement, cet article propose une réflexion sur la manière dont le professeur, en tant que personnage, emploie son pouvoir quasi-divin dans le roman africain francophone. Le formateur dont il sera question dans cet article est l’éducateur, qui dans le système formel, colonial comme post-colonial, assure les cours ou surveille l’enseignement. Selon que le personnage-enseignant se fait l’opposant de ses élèves à l’instar du maître colonisateur et du tyran post-colonial ou conçoit son autorité comme ressource à exploiter au bénéfice de l’apprenant et de la société, nous le mettrons dans l’une de ces catégories : personnage-enseignant antipathique, personnage-enseignant ambivalent ou personnage-enseignant constructif.

Quatorze romans, sept par des hommes sept par des femmes, seront utilisés dans cette étude pour comparer les multiples images de l’enseignant. Le corpus est constitué de textes suivants : L’enfant noir (1953) de Camara Laye, Une vie de boy (1956) de Ferdinand Oyono, Saint Monsieur Baly (1973) de William Sassine, Une si longue lettre (1978/2000) de Mariama Bâ, La carte d’identité (1980) de Jean-Marie Adiaffi, L’appel des arènes (1982) d’Aminata Sow Fall, Lebaobab fou (1982) de Ken Bugul, Les ombres de Kôh (1983) d’Antoine Bangui, Destins parallèles (1985) de Kitia Touré, La petite filledu réverbère (1998) de Calixthe Beyala, Histoire d’Awu (2000) de Justine Mintsa, La petite Peule (2000) de Mariama Barry, Les jambes d’Alice (2001) de Nimrod et La mémoire amputée (2004) de Werewere-Liking. Couvrant plus de cinq décennies (1953-2004) et produits par des écrivains de sept pays (Laye, Sassine et Barry de Guinée, Oyono, Werewere-Liking du Cameroun, Bâ, Bugul et Sow Fall du Sénégal, Adiaffi et Touré de Côte d’Ivoire, Bangui de la République centrafricaine, Mintsa du Gabon et Nimrod du Tchad)[1], ces textes favorisent, outre l’intérêt du genre, des regards croisés sur la figure fictionnelle de l’enseignant à travers le temps et l’espace. Les oeuvres ont été également choisies en fonction des périodes qui encadrent les portraits de ces professeurs. Six d’entre elles (L’enfant noir, Une vie de boy, Saint Monsieur Baly, La carte d’identité, Les ombres de Kôh et La petite Peule) traitent du personnage-enseignant de l’époque coloniale, six encore (L’appel des arènes, Destins parallèles, La petite fille du réverbère, Histoire d’Awu, Les jambes d’Alice et La mémoire amputée) abordent le personnage-enseignant de l’ère post-indépendances et deux (Une si longue lettre et Le baobab fou) des périodes coloniale et post-coloniale.

Nous utilisons le terme « représentation » dans ses acceptions suivantes : « image », « configuration », « figure », « figuration », « tableau » et « profil ». La notion de représentation peut d’emblée éveiller la vieille polémique sur la capacité ou l’incapacité de l’art de refléter le réel. Pour Le Roux (2002), intellectuelle sud-africaine, la littérature, surtout celle des marginalisés, fournit des renseignements riches sur le non-dit du vécu humain. Contribuant au débat sur les fonctions mimétiques de l’art, Ogundipe-Leslie (1994 : 44), érudite nigériane, estime que la littérature, loin de refléter la société ou d’en émaner, en fait plutôt partie intégrante et doit, au même titre que les institutions comme la famille et l’État, être reconnue comme telle. Affirmant d’ailleurs que la littérature par sa nature même est un miroir de la société, mais pas dans un sens schématique, naturaliste ou unidimensionnel, Ogundipe-Leslie (1994 : 43-44) soutient que la littérature, malgré son caractère imaginaire, contient des renseignements qu’on peut utiliser pour l’étude et l’amélioration de la société.

Toutefois, si on reconnaît avec Borges, écrivain argentin, que « toute littérature est essentiellement fantastique [et que] l’idée de la littérature réaliste est fausse étant donné que le lecteur sait que ce qu’on lui raconte est une fiction » (Borges et Ferrari, 1990 : 35), l’on peut dire que le mensonge est constitutif de l’art créateur et des représentations fictionnelles. Pour notre part, nous nous appuierons essentiellement, dans cet article, sur la réflexion de Goethe qui a le potentiel, à notre avis, de concilier les deux positions antinomiques sur l’art. Aux dires de Goethe (Kayser, 1977 : 71), « le roman est une épopée subjective dans laquelle l’écrivain demande la permission de traiter l’univers à sa manière ». Si l’auteur se fait Dieu pour créer un monde romanesque, ce sont sa subjectivité, la part de réel qui lui est accessible et sa « vérité choisie » qui informent et gèrent la construction de cet univers. Dès lors que cette invention romanesque, comme peut-être toute invention, part du réel, aussi infirme qu’elle soit, on peut dire que le roman, à sa manière, se fonde sur le vécu et qu’il y a une part de vérité inhérente à cette épopée subjective, à ce mensonge créatif et créateur qu’est l’oeuvre romanesque. Ainsi la représentation fictionnelle se pose en invention ou mensonge qui renferme certains aspects de la réalité et s’octroie, par là même, la mission implicite ou explicite d’influencer — en modifiant, confirmant ou subvertissant — la sensibilité et l’idéologie du public.

Par ailleurs, que leur profil soit schématique, caricatural ou nuancé, les personnages-enseignants, dépeints comme hostiles ou bienveillants dans le corpus obéissent souvent aux types primordiaux dont foisonnent les contes, les fables et la littérature en général. Les fonctions et les actants répertoriés par Propp, Bremond et Greimas en sont révélateurs. Il y aura toujours dans les oeuvres littéraires des rôles impartis aux opposants et aux adjuvants. Antipathiques, les personnages-enseignants dans notre corpus font figure d’opposants, alors que les personnages-enseignants constructifs, qui jouissent de la faveur de leurs créateurs fonctionnent comme des adjuvants. Il faut dire pourtant que c’est l’idée dont l’écrivain se fait de sa mission qui détermine, avant tout, où placer tel ou tel personnage. En effet, la figuration des personnages-enseignants par les auteurs africains suit une certaine tradition qui veut que l’art soit fonctionnel et se consacre au développement sociopolitique de la communauté. Ainsi, les configurations des personnages-enseignants, comme antipathiques, ambivalents ou constructifs sont fonction d’un certain engagement, des perspectives moralisatrices et d’un nationalisme palpable.

1. Le personnage-enseignant antipathique comme symbole de la dictature ambiante

Le premier groupe qui retiendra notre attention dans cette enquête est celui de pédagogues hostiles, ceux-là mêmes dont la conduite constitue un frein au développement des élèves, de la communauté et de la nation. À l’hostilité de la part d’encadreurs il faut ajouter leurs réflexes violents et exploiteurs, dignes des colons. Il y a lieu de signaler au premier chef que l’image du directeur d’école de Kouroussa dans L’enfant noir, roman autobiographique de Laye, est loin d’être flatteuse. Nous avons affaire à un filou de professeur qui, non content de transformer les apprenants en domestiques, se fait complice des grands élèves pour tyranniser et exploiter les petits. De quoi obliger le père de Laye, dans un accès de colère, à l’humilier en public. À l’opprobre de cet officier viendra s’ajouter sa mutation.

L’un des textes les plus dénonciateurs de l’enseignement colonial, donc de l’ordre impérialiste est le roman autobiographique Les ombres de Kôh signé Antoine Bangui. Le protagoniste-narrateur-auteur voit dans le dysfonctionnement de l’instruction à l’école coloniale de Bossangoa l’indice d’un mal plus sinistre : la politique d’aliénation en vigueur dans tous les territoires français. L’institutionnalisation des sévices scolaires fait pendant à la violence coloniale patriarcale, le professeur à la disposition brutale tirant son inspiration et son credo des modèles machistes ambiants institués par le maître colonisateur :

J’étais assez insensible aux mauvais traitements [à l’école] qui avaient fini par m’apparaître normaux et logiques, puisqu’ils s’inscrivaient dans l’ordre social dans lequel nous vivions. Autour de nous, en effet, tout n’était que violence et abus d’autorité. Les gardes et les boys-coton fustigeaient hommes et femmes dans leurs champs. Au marché même, on recevait des coups.

Bangui, 1983 : 155

À la fois agents, figures et produits de l’assimilation, les professeurs coloniaux, d’origine africaine ou française, sont mus par la nécessité impérialiste de sevrer l’élève africain de son milieu socioculturel local. Corollaire, ils sont peu disposés, en situation de classe ou dans les activités périscolaires, à apprécier ou à utiliser les acquis culturels endogènes de l’apprenant africain tant il est vrai qu’en s’acharnant à la francisation de l’Afrique, ils élargissent l’écart entre la communauté africaine d’origine et l’école. Le constat est net : un tel enseignant colonial, se mettant au service de la métropole, utilise son potentiel quasi-divin d’influencer les destinées individuelles et collectives au préjudice de l’intérêt réel de ses élèves et de sa propre communauté.

Au demeurant, malgré l’indifférence affichée de Bangui aux rapports verticaux entre instituteurs et élèves, il avoue que le comportement du professeur hostile conduit au refroidissement de l’ardeur scolaire chez la plupart des écoliers, et donc à leur contre-performance et à leur déscolarisation. L’école revêt désormais dans l’imaginaire collectif, selon Bangui, les contours d’un « bâtiment sans âme » (Bangui, 1983 : 156) avec tout ce que cette expression suggère de mal.

Avec Histoire d’Awu, Mintsa brosse également un tableau négatif des formateurs gabonais après l’indépendance. Mille fois plus traumatisante que l’extorsion scolaire montée dans L’enfant noir de Laye et dans La petite Peule de Barry, le racket dont il est question dans Histoire d’Awu, renferme maltraitance d’enfants, trafic des bénéfices, exploitation financière des élèves, abus sexuel de filles comme de garçons, grossesse forcée, transformation des élèves en bêtes de somme aussi bien que marchandisation et falsification des notes. Il s’avère que le racket au collège de Mbiosi est coiffé par le puissant directeur d’école — lui-même implicitement soutenu par les instances gouvernementales —, ce qui ôte aux enfants suppliciés la chance de porter plainte contre leurs tortionnaires de professeurs. Les violences auxquelles les enseignants assujettissent les élèves à l’internat font penser à un camp de concentration colonial qu’on a, à première vue, du mal à associer à un pays indépendant. Néanmoins, à y voir de près, la romancière atteste par ce moyen que le système d’exploitation scolaire s’inspire du modèle colonial tyrannique. Tout se passe comme si rien n’avait changé après les indépendances nationales.

Au-delà de leur antécédent colonial, les réflexes brutaux du professeur aliénant reflètent également la violence des dictateurs post-indépendance. Sur cette base, on peut dire que le texte sur la violence de l’enseignant-personnage aliénant se lie au discours sur la violence institutionnalisée fictionnelle propre aux dictateurs postcoloniaux (Pères de nation, Personnes-États, chefs militaires, Présidents élus démocratiquement à vie) et sur la violence érigée en mécanisme de défense et d’autoperpétuation, spécifique au colonialisme. En d’autres termes, l’idéologie de devoir de violence localisable dans le comportement du personnage-enseignant antipathique se rattache d’un côte, à celle thématisée dans des « oeuvres coloniales » comme Ville cruelle (1954) d’Eza Boto et Ô pays, mon beau peuple (1957) de Sembène Ousmane et de l’autre, à celle des nouveaux maîtres africains telle que problématisée dans des récits post-coloniaux comme La chorale des mouches (2003) de Mukala Kadima-Nzuji, La plantation (2005) de Calixthe Beyala et La pièce d’or (2006) de Ken Bugul. Aussi peut-on dire que le discours sur le personnage-enseignant antipathique, tout comme celui sur le maître colonisateur violent et le tyran africain, fonctionne sur le mode de laideur. Dans l’oraison funèbre prononcée à l’occasion de la mort de Mongo Beti, Nganang (2003 : 270-271) établit, à ce propos, une relation d’antécédent à conséquent : la répression du système scolaire colonial étant à la base de la politique éducationnelle post-coloniale et du climat dictatorial contemporain, « montrer son intelligence en classe [et] partout ailleurs », sous les nouveaux maîtres, c’était s’exposer aux exactions[2]. Les thèses de Kom (2000) et de Ntonfo (2005) vont dans le même sens.

La persistance des habitudes pédagogiques impérialistes et des modèles coloniaux se fait voir également au Sénégal post-indépendance dans Une si longue lettre de Bâ. Les réflexes racistes d’un enseignant de philosophie au Lycée Blaise Diagne[3] de Dakar sapent de leur principe les règles fondamentales de la méritocratie et de l’enseignement.

Ken Bugul, à travers son récit autobiographique Le baobab fou, s’applique également à évoquer les sévices corporels scolaires et le climat d’insécurité qui ont pour conséquences inévitables les traumatismes, la déscolarisation et l’échec. En insistant sur le court-circuit de l’avenir prometteur de certaines de ses camarades en raison des blessures psychiques et physiques subies, la romancière souligne par là même la frustration des rêves individuels et collectifs par les professeurs hostiles.

Comme Bangui et Adiaffi avant elle, Ken Bugul établit un rapport rigoureux de causes et d’effets quant à la persistance du déracinement et au cercle vicieux de sous-développement. La formation extravertie et brutale infligée à la protagoniste-narratrice-auteure s’allie à un sentiment d’abandon maternel pour faire de Ken Bugul un être névrotique sans repères qui se désoriente d’office dans la vie adolescente et adulte, en Europe comme en Afrique. La veulerie, la drogue, la prostitution, le suicide manqué, l’aliénation et l’auto-flagellation sont autant d’éléments du drame de Ken Bugul qui seront encore mis en scène dans son roman Cendres et braises (1994). Jamais textualisation africaine des troubles caractériels ne fut plus convaincante.

Mis à part cette crise identitaire (personnelle mais emblématique), la romancière démontre aussi, dans son premier roman, que le système scolaire rude institué par le colonialisme ne produit que des professeurs brutaux qui, à leur tour, pérennisent l’ordre sadique jusqu’à l’époque post-coloniale. Parallèlement à ce premier cycle de violence s’affirme un autre sort inexorable. Si ceux qui fuient les tortures scolaires finissent par grossir les rangs des laissés-pour-compte, ceux qui supportent le même martyre deviennent meurtris pour toujours, constituant après leur formation « une élite encore plus frustrée, l’élite néocoloniale » (Bugul, 1982 : 156). Ainsi se concrétise le rôle négatif du professeur antipathique et de la nouvelle élite aliénante dans le déboussolement africain. Tout ceci concourt, sous la plume de Ken Bugul, à vider l’indépendance nationale de sa signification : « L’indépendance était comme la reconnaissance et l’officialisation de la dépendance » (Bugul, 1982 : 144). En effet, à l’exemple de Fanon (1952; 1961/1968) et de Rodney (1972), Ken Bugul, dans Le baobab fou, ne se fait aucun doute sur le rôle des enseignants africains colonisés, des « évolués » aussi bien que des dirigeants post-coloniaux comme agents du colonialisme et vecteurs de déstabilisation. Le passage de la colonisation à la satellisation se trouve ainsi facilité.

Il suffit pour s’en convaincre d’apprécier la covariance entre l’impérialisme et la politique de coopération ainsi énoncée éloquemment en 1964 par Georges Pompidou devant l’Assemblée nationale de France : « En fin de compte, et tout au moins, pour l’essentiel, la politique de coopération est la suite de la politique d’expansion de l’Europe du XIXe siècle, qui s’est marquée par la création ou l’expansion de vastes empires occidentaux » (Amondji, 1984 : 222). Les propos de M. Mba, premier président gabonais, lors d’une visite officielle à Paris en sont aussi symptomatiques : « Le Gabon est indépendant, mais entre le Gabon et la France rien n’a changé, tout continue comme avant » (Fanon, 1968 : 30).

Monsieur Adé, dans La carte d’identité d’Adiaffi, se range du côté des enseignants aliénants. Asservi aux valeurs impérialistes, tant ethnocides que glottophages, cet éducateur s’oppose violemment à l’utilisation de langues nationales dans le système scolaire africain, réduisant également ces langues au niveau de dialectes. Toutefois, comme le lui fait observer Mélédouman, son repoussoir, l’usage de langues indigènes dans l’enseignement, surtout au niveau primaire, facilite l’apprentissage. À cette première ironie vient s’ajouter une deuxième : c’est le même roi aveugle, Mélédouman, qui se trouve dans l’obligation d’expliquer à Monsieur Adé qu’il existe une différence fondamentale entre dialecte et langue. Ceci revient à dire que, en dépit et en raison de sa formation, Monsieur Adé n’est pas arrivé jusque-là à se déprendre de la pratique coloniale qui consiste à ne pas apprécier la langue indigène à sa juste valeur de langue mais plutôt comme dialecte ou patois. D’où la volonté de cet enseignant d’éterniser, contre l’intérêt de son propre peuple, les préjugés colonialistes à base raciste.

À ce propos, Lifongo Vetinde soutient qu’aucun roman africain de langue française n’a su présenter le thème de l’aliénation mieux que La carte d’identité l’a fait (Vetinde, 2002 : 868). Malgré son contexte colonial, le texte d’Adiaffi autorise à établir une correspondance entre les dimensions politiques et culturelles de la condition néo-coloniale.

Porte-parole d’Adiaffi, Mélédouman préconise un enseignement constructif sécurisant qui s’appuie sur le bagage antérieur de l’élève, exploite l’héritage culturel/linguistique de l’apprenant et réduit l’écart entre l’école et la communauté en rapprochant le passé de l’avenir. La position de Mélédouman rejoint celle du linguiste nigérian Awoniyi (1982 : ?) pour qui la langue maternelle aide surtout l’écolier à se repérer dans sa propre culture, repère qui l’aidera à mieux forger sa personnalité. Toujours d’après Awoniyi (1982 : ?), l’on ne peut infliger à un peuple pire forme d’injustice que de le divorcer de sa langue. Et ceci pour cause. S’il est vrai que le principe fondamental en théorie et pratique pédagogiques est l’adaptation de l’enfant à la vie de sa communauté, il s’ensuit que la dépossession de l’enfant de sa langue ne peut que lui causer la désorientation dont les troubles caractériels.

En pareille occurrence, le zèle dont font preuve par exemple des personnages-enseignants dans les romans de Bangui, Barry, Ken Bugul et Adiaffi pour les politiques langagières et pédagogiques hégémonisantes montre combien un tel modèle d’enseignant s’oppose à une éducation fondée sur l’intérêt de l’apprenant africain fragile en ces années formatrices. Cette formation suscite souvent chez l’élève ce que Levine (1986 : 171) appelle « schizophrénie politico-culturelle » qui assure la perpétuation de l’ordre colonial. Ken Bugul (1982 : 156), on l’a vu, considère des gens ainsi formés comme une élite frustrée et néocoloniale, soucieuse de se cramponner au modèle colonial. Un tel enseignement déstabilisant se distingue, en quelque sorte, de l’instruction primaire à base vernaculaire dispensée dans les territoires britanniques en raison de l’intervention des missionnaires et de la politique d’administration indirecte pratiquée par les maîtres colonisateurs anglais[4]. Néanmoins, comme l’affirme Rodney (1972 : 264), la scolarisation coloniale, dans l’ensemble, était une éducation destinée à faciliter la subordination, l’exploitation, la création de la confusion mentale et le développement du sous-développement[5].

En déshumanisant les enfants, encore à l’âge impressionnable, les personnages-enseignants dépeints par Bangui, Adiaffi, Ken Bugul et Barry se donnent pour but la séparation radicale de l’élève du patrimoine linguistique au profit de la politique d’assimilation en vigueur dans les colonies françaises. Mais ce faisant, ces formateurs aliénants, comme le dirait Memmi (1966), s’avilissent bien plus que leurs victimes.

L’opposition farouche de Monsieur Adé dans La carte d’identité à l’utilisation de langues vernaculaires dans le curriculum trouve son prolongement dans l’interdiction formelle de ces langues dans les enceintes scolaires, en situation de classe et en activités périscolaires. Les enfants qui passent outre à ce règlement draconien sont passibles de rossée et d’autres formes de répression non moins cruelles. Ces sanctions sont également un motif de véritable angoisse dans des oeuvres comme La petite Peule de Barry et Le baobab fou de Bugul. Dans Les ombres de Kôh, le fait même d’assujettir les enfants, jugés coupables de cette infraction, à un châtiment à base excrémentielle souligne à plus d’un titre l’acharnement déplacé de ces formateurs :

Trop d’anciens écoliers de Bossangoa doivent encore conserver dans leur mémoire l’odeur nauséabonde qui punissait leur naturelle spontanéité à s’exprimer dans leur langue maternelle. Que ce soit dans la cour de récréation ou en classe, il nous était en effet interdit de parler autrement qu’en français. Les fautifs, surpris par le maître, ou dénoncés par leurs camarades […] se voyaient aussitôt affublés d’une boîte de conserve, attachée au cou par une ficelle, dans laquelle croupissaient des excréments humains.

Bangui, 1983 : 155-156

On le voit bien, l’association de l’enseignant à la scatologie ici, preuve de la révolte du protagoniste-narrateur-auteur, sert à inscrire le récit dans la fiction africaine de la laideur et du dégoût illustrée par une série de textes comme Le devoir de violence (1968/2003) de Yambo Ouologuem, Tu t’appelleras Tanga (1988) de Beyala, Une vie de crabes (1990) de Tanella Boni, La chorale des mouches de Kadima-Nzuji, La république des chiens (2003) de Dakoumi Siangou et Le paradis des chiots (2006) de Sami Tchak. Si comme le soutient Ossouma (1995 : 117), « la production romanesque africaine […] semble se complaire dans l’organique, le biologique et le scatologique », force est d’ajouter que le topos de puanteur véhicule souvent « l’odeur du père » ou de ses substituts comme le personnage-enseignant antipathique.

Incarnation ou représentant de l’Autre, avatar du père redoutable, opposant intransigeant à l’épanouissement de l’enfant, l’éducateur hostile revêt surtout le visage de l’interdit, tant à l’ère coloniale qu’à l’époque post-coloniale. Avec l’énergie digne d’un ennemi implacable, ce demi-dieu redoutable s’emploie à mettre en application des règlements castrateurs en recourant à la violence. Celle-ci s’inscrit le plus souvent dans le règne brutal de l’arbitraire qui caractérise le paternalisme autoritaire colonial ou le totalitarisme néocolonial des Pères des Nations. On conçoit ainsi que les termes avec lesquels les élèves désignent ces formateurs comprennent, entre autres, horreur, dégoût, indignation, écart et castration.

Si des écrivains post-coloniaux comme Adiaffi, Bangui, Ken Bugul et Barry tiennent encore à dépeindre le personnage-enseignant antipathique colonial, une vingtaine d’années après les indépendances, cette démarche n’est qu’un moyen d’insister sur ce constat : la manipulation des structures sociales à l’époque coloniale comme à l’ère post-coloniale se fait en faveur de la métropole. Le réquisitoire s’avère particulièrement brutal chez Adiaffi, Bangui et Bugul dont les oeuvres, sorties dans les années quatre-vingts, coïncident avec un désespoir intime devant la consolidation du parti unique et des Pères de la nation en Afrique. Par contre, le roman de Barry, produit en 2000 après le discrédit du monolithisme politique, propose une image relativement moins farouche mais toujours pernicieuse du personnage-enseignant. La figuration de celui-ci s’insère dans un réseau complexe englobant pères « maternisés », mères « phalliques » et colons/ pères de la nation fantomatiques

Exception faite d’Histoire d’Awu, tous les textes sont écrits à la première personne favorisant ainsi un degré sensible d’implication du narrateur dans l’histoire qu’il relate, surtout chez Barry, Bangui et Ken Bugul dont les oeuvres sont d’ailleurs autobiographiques. Si le roman de Mintsa vaut par son exposé fin des pédagogues brutaux, celui d’Adiaffi se révèle un véritable exercice poétique, riche en symboles.

Mais quelle place accorder au genre dans la représentation des personnages-enseignants aliénants ? On note d’abord que tous ces formateurs sont des hommes, ceci traduisant la prédominance des enseignants masculins aussi bien à l’époque coloniale que dans certains milieux post-coloniaux (zone rurale et banlieue, par exemple). En outre, la présence encombrante — dans les textes cités — de ces figures machistes permet leur association avec les maîtres colonisateurs et les tyrans violents dans la mesure où les rangs de deux groupes étaient occupés, en général, par les hommes.

Deuxièmement, alors que les victimes (des enseignants bourreaux) décrites par les hommes sont masculines — Laye dans L’enfant noir, le garçon dans La carte d’identité et Bangui dans Les ombres de Kôh —, les romancières, quant à elles, se penchent sur les deux sexes : Mawdo Fall (garçon) dans Une si longue lettre, Barry (fille) dans La petite Peule et Ada (fille) dans Histoire d’Awu. Le choix de Bâ en dit long sur son message de compromis annoncé dès l’épigraphe de son roman. Loin d’être innocents, les autres choix trahissent les partis pris sexuels et politiques de Laye, Adiaffi, Bangui, Barry et Bugul : vision androcentrique chez les hommes, perspective féminine chez les femmes. On peut dire encore que les représentations des victimes féminines par les auteures cherchent à subvertir ou du moins à compléter les premières images masculines offertes par les hommes : Laye, Bangui et Adiaffi. Par ailleurs, les trois romancières semblent se plier à la consigne d’Ogundipe-Leslie (1994 : 63) : « The [African] female writer should be committed in three ways : as a writer, as a woman and as a Third World person; and all her biological womanhood is implicated in all three »/ « L’écrivaine africaine doit montrer son engagement d’abord comme écrivaine, puis comme femme, et enfin comme membre du tiers monde, sa maternité biologique impliquée dans tous ces trois rôles complémentaires ».

Le troisième point d’intérêt concernant la pertinence du genre à la représentation du personnage-enseignant, ce demi-dieu aux allures coloniales et néo-coloniales, réside dans l’angle pris par les auteures. Chez celles-ci, le tableau du formateur hostile, lié au domaine de l’intime et aux rapports mères-filles, approfondit encore la dimension genrée et politique de leurs oeuvres. Dans Une si longue lettre, le racisme du professeur caucasien suscite l’implication du foyer de la victime : écoeurement de la soeur aînée « prête à dire son fait au professeur » (Bâ, 2000 : 108) et l’intervention de la mère. Chez Ken Bugul et Barry, le tableau de la brutalité des professeurs préfigure et approfondit la représentation de l’insensibilité des mères, enclines à délaisser leurs filles mineures au profit de leurs intérêts personnels[6]. Les mêmes rapports difficiles entre mères et filles se manifestent dans Histoire d’Awu où le drame d’Ada, collégienne, se tisse autour de sa grossesse résultant d’un viol par un encadreur. La fille enceinte se verra par la suite abandonnée par sa propre mère. Le réseau « professeur hostile-maître colonisateur-père de la nation » est ainsi élargi pour englober « la mère dénaturée. ». Si les romanciers ont donc le même but de proposer une représentation négative du professeur qui tire son credo, sa morale et son autorité des modèles dictatoriaux (coloniaux comme post-coloniaux), cette configuration est influencée, comme nous venons de le constater, par les partis pris, le sexe et l’orientation des auteurs.

2. Le personnage-enseignant ambivalent

Le deuxième groupe de professeurs repérable dans la fiction africaine de langue française est celui de personnages aux identités ambivalentes. Le Maître d’École anonyme dans La petite fille du réverbère, autofiction de Beyala, remplit d’abord une fonction bénéfique dans la réalisation des rêves de Tapoussière, l’héroïne-narratrice du roman. Adjuvant compétent, il inculque à cette dernière des valeurs édifiantes et une attitude positive tout en lui dispensant l’enseignement cognitif approprié. Ces trois atouts concourent à assurer la réussite scolaire foudroyante de la petite fille. Les idéaux moraux du professeur ne laissent pas indifférents les lecteurs ni Tapoussière. Les deux personnes qui jouent les rôles de guide dans la vie de Tapoussière dite La Petite fille du réverbère sont, de fait, Grand’mère et Maître d’École. La protagoniste-narratrice va jusqu’à les investir de qualités christiques dont l’énonciation des paraboles didactiques, la transmission des préceptes, l’association à la lumière de connaissances et un certain caractère démiurgique.

Toutefois, l’image reluisante de Maître d’École, cette figure quasiment divine, a son revers. Dans un premier temps, il pratique une politique pédagogique sélective qui prive la plupart des élèves du droit à l’enseignement dans un Cameroun nouvellement indépendant. De la sorte, bon nombre d’élèves se trouvent en situation de déscolarisation tout comme le sont leurs homologues dans Les ombres de Kôh. La communauté et les individus se trouvent ainsi frustrés dans leurs légitimes aspirations au développement. Mais de loin, son comportement qui est le plus accentué par Tapoussière est l’attention romantique que le pédagogue voue à la belle élève Maria-Magdalena-des-Saints-Amours dont le nom aux résonances bibliques n’est pas sans constituer une évocation parodique. Même si la fille tentatrice est, dans une certaine mesure, responsable de la liaison dangereuse avec cette figure aux allures paternelles et divines, on sait pourtant que la déontologie professorale interdit les rapports intimes entre les maîtres d’école et les filles a fortiori les mineures qui sont à leur charge. Pour encore aggraver la situation, le formateur finit par rendre enceinte cette élève, grossesse qui ne fait que scandaliser certains membres de la communauté sans pour autant entraîner des sanctions ou des poursuites judiciaires.

L’attrait délirant que l’élève à la taille captivante exerce sur ses professeurs anime la dynamique de l’action dans le roman au nom évocateur Les jambes d’Alice de Nimrod. L’objet d’ardeur de l’enseignant tchadien est la lycéenne Alice, âgée de dix-huit ans. Basketteuse aux jambes charmantes, Alice devient, pour l’enseignant, le Graal qui restaure l’intégrité dans un contexte national fragilisé par la guerre. Nombreux sont les chants d’extase destinés, en conséquence, à Alice, le jeune professeur de lycée, dans le roman de Nimrod, s’inspirant de la philosophie hédoniste traditionnelle exposée par le patriarche Adi : « La lucidité est bonne, mais elle nous fatigue; nous lui préférons la brume des alcools » (Nimrod, 2001 : 71). Ainsi, pour le professeur amoureux, « Un pas qui tangue, une belle transe valent toutes les ivresses du monde » (Nimrod, 2001 : 37).

À la suite de Taboye (2003), Joubert (2003 : 130) craint que ce roman « ne heurte la pudeur et la sensibilité des lecteurs. ». Certains propos enivrants du formateur en l’honneur du corps d’Alice ne peuvent que blesser la susceptibilité de plus d’un lecteur pudique. Néanmoins, le sombre cadre de ce récit psychologique et hautement lyrique semble légitimer les chants épicuriens désespérés, devant le précipice, à l’amour. Autant de manifestations d’amour thérapeutique, autant d’illustrations de plaisir pour neutraliser les assauts banalisés de Thanatos. Ainsi, pour Bekri (2001 : 135), « dans le cadre infernal [les conflits incessants tchadiens], ce chant amoureux devient comme un grand défi, une résistance à la volonté de mort ». Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt que l’égarement moral de l’enseignant soit facilité par le fourvoiement réel, traduit par le déplacement, de deux sujets en pleine guerre civile.

On note, du reste, que le jeune professeur, dans un mouvement de rachat, après avoir renoncé aux rapports illicites avec Alice, se dévoue à la quête de sa femme et de sa fille, s’appliquant désormais à chroniquer les événements troublants de la guerre. Toujours à sa décharge, il a la lucidité de voir que tout désir profond, toute ivresse, renferme des inconvénients. Bref, la figure du jeune professeur en tant qu’amoureux impétueux, professeur égaré, mari reconverti, chroniqueur résistant et esprit éclairé revêt une certaine ambiguïté, sinon une identité multiple.

Il semble que l’image ambivalente de Maître d’École chez Beyala s’insère dans la logique de la première exergue de La petite fille du réverbère sur la mobilité des identités : « Il en va de l’identité d’un être comme de n’importe quelle matière : elle se recycle ». Chez Nimrod aussi, les identités fluctuantes du personnage-enseignant paraissent refléter les traits du sujet postmoderne/postcolonial « problématique » : décentrement, nomadisme et ambiguïté. Ainsi problématisée, la personnalité de ce personnage-enseignant se trouve appelée à se définir au gré des défis qu’il a du mal à maîtriser. Sans le fond moral du texte, le roman de Nimrod s’intégrerait, à notre avis, dans la mouvance du discours de l’angoisse cher à Efoui. « Il s’agit, affirme ce dernier, pour l’écrivain de refuser toute forme d’enfermement pour assumer cette part d’inquiétude permanente qui est l’exigence primordiale de l’écriture » (Efoui, 1992 : 44).

Présentés par des narrateurs autodiégétiques, les personnages-enseignants ambivalents sont, comme dans la première série d’enseignants, des hommes. Si leurs victimes sont des filles (Maria-Magdalena-des-Saints-Amours et Alice), il faut pourtant dire que Beyala ajoute un aspect intime à sa présentation sexospécifique, en l’occurrence la grossesse d’une fille-mère, dans la perspective d’accentuer la nature patriarcale de la société post-coloniale dominée par dieux androcentriques, Pères de la nation, valeurs impérialistes et « Papes de la littérature ».

Les deux textes sur le personnage-enseignant montrent qu’il y rarement l’objectivité parfaite ou des vérités acceptables à tous. C’est dans cet univers de manque de certitude parfaite que le romancier conçoit son art et qu’évoluent les personnages.

3. Le personnage-enseignant constructif

Le propre des formateurs appartenant à cette troisième catégorie est leur dévouement à l’instruction susceptible de promouvoir le développement de l’enfant aussi bien que celui de la communauté. Tous ces enseignants voient dans la personnalité de l’apprenant et dans la culture africaine des éléments positifs, voire des ressources à exploiter pour le bien-être collectif. Conscient des intérêts de l’élève, soucieux de réduire l’écart entre lui-même et l’apprenant, cet éducateur fait preuve d’empathie, de compassion et de respect à l’endroit des apprenants confiés à sa charge. Aussi fait-il souvent figure de parent gentil et de dieu bienveillant. Il va sans dire qu’en maîtres compatissants et généreux, ces enseignants se démarquent, par leurs dispositions, leurs propos, leurs valeurs et leur confiance, de deux catégories précédentes de professeurs. Quasi-divins, les personnages-professeurs constructifs jouissent du bon vouloir de leurs créateurs.

Par sa conscience professionnelle, M. Salvain, l’enseignant français dans Une vie de boy (1956) de Ferdinand Oyono, s’affirme un bon modèle pour d’autres pédagogues. Au risque même de son standing social et surtout de sa vie, il ose dresser, à l’interrogation du Commandant sur la performance académique des élèves africains, un bilan objectif des réalités scolaires coloniales au grand dam de ses frères de race. Qui plus est, il sait motiver ses élèves à se dépasser. Pour avoir prétendument raconté aux Africains qu’ils sont aussi humains que les Européens et pour avoir également déclaré aux siens que les indigènes peuvent faire preuve d’assiduité scolaire de même que les enfants des maîtres colonisateurs, l’instituteur se voit qualifié de traître par ses compatriotes xénophobes.

De même, Monsieur Baly dans Saint Monsieur Baly (1973) de Sassine ose affronter des préjugés vifs dans sa détermination d’ériger des bases solides pour la formation du nouvel Africain à l’époque coloniale. Ce faisant, il force l’estime de tous : ses fervents comme ses opposants. Le titre même du roman exprime la consécration du pédagogue. De son vivant, celui-ci est apprécié à juste titre comme « une aubaine pour nous, les pauvres, et pour le pays » (Sassine, 1973 : 131). Son ancien ennemi, le docteur André, fait cet aveu éclairant : « Il sait vraiment s’y prendre avec les enfants, le vieux Baly, ils [les élèves] ont encore progressé » (Sassine, 1973 : 196). La petite Fati en dit autant : « Mon père c’est le maire; […] il dit que c’est dans votre école seule que nous irons, mes frères et moi » (Sassine, 1973 : 210). On sait que le maire, dans le temps, témoignait de l’aversion à Monsieur Baly.

L’enseignement holistique dispensé à l’école de Monsieur Baly est sous-tendu par les axes suivants : instruction en langues nationales, approche pratique, esprit de partage, rejet du paternalisme, démystification de la figure du formateur, orientation technique et fonctionnelle ainsi que réhabilitation des mendiants. Toutes proportions gardées, ce genre d’enseignement visionnaire, à la différence de l’enseignement aliénant (colonial ou néocolonial), est apte à la promotion individuelle et communautaire.

Il y lieu également de dire que la formatrice européenne de l’École normale dans Une si longue lettre a exercé une influence positive sur la vie de ses élèves à l’époque coloniale. Elle assurait un enseignement qui « permettait un brassage fructueux d’intelligences, de caractères, [de] moeurs et [de] coutumes différents » (Bâ, 2000 : 27). Les buts de cette directrice sont tant formateurs que libérateurs. Ainsi programmé, cet enseignement ne fait pas table rase des connaissances antérieures de l’élève, mais valorise plutôt la réinsertion dynamique de l’apprenant dans sa communauté socioculturelle, lui inculquant donc la confiance de faire face aux défis de son monde multiculturel. Cette influence positive aidera Ramatoulaye et Aïssatou, en pionnières, à affronter avec courage milles tribulations sociales (préjugés patriarcaux, défis professionnels, infidélité maritale, mort réelle et symbolique du mari, machinations de la belle-famille) au fil de leurs vies adultes.

Si l’on peut objecter que les portraits de Monsieur Salvain dans Une vie de boy et de la directrice coloniale dans Une si longue lettre semblent idéalisés, dans la mesure où la politique française d’assimilation en vigueur ne permettait ni l’enseignement puérocentrique (fondé sur l’enfant) ni le brassage culturel, il demeure qu’il y avait parfois des éducateurs rebelles, ou du moins des pédagogues avertis, qui n’acceptaient pas tout ce que le discours officiel colonial leur racontait sur l’infériorité congénitale des colonisés. S’il est vrai que des brèches pointent toujours sous la rigidité apparente des idéologies, on est alors en droit de se figurer de tels encadreurs comme défenseurs fictionnels de l’éthique de la différence et de la diversité multiculturelle. Il est important ici également de tenir compte de ces propos de Jauss (1978 : 33) : « […] la fonction de l’oeuvre d’art n’est pas seulement de représenter le réel, mais aussi de le créer[7] ». À l’évidence, Bâ et Oyono, créateurs engagés, cherchent par ces représentations à influencer de manière positive la perception que les lecteurs se font des rapports raciaux et des relations professeur-élève.

Le même engagement anti-institutionnel des formateurs fictionnels se voit chez le professeur de sociologie et Pierre, directeur d’école, dans Destins parallèles de Touré. Malgré leur peinture en croquis, les deux éducateurs frappent par leur conscience professionnelle et leur statut quasi-divin. En véritables guides, ils orientent le deuxième Ki-Ca non seulement vers son destin mais surtout vers un enseignement « basé sur la vérité et la justice » (Touré, 1995 : 379). Défenseur des valeurs traditionnelles, de l’oralité et de la drummologie (art des tambours), le professeur de sociologie, surnommé Cassius Clay, en plus de l’instruction cognitive dispensée, enseigne à ses étudiants le savoir-vivre. Consciencieux, cet universitaire initie ses élèves aux pratiques avantageuses de la vie comme l’habitude de mieux observer sa localité et d’évaluer systématiquement les objectifs personnels, le tout dans le but d’assurer le développement individuel et collectif. Le formateur idéaliste Pierre, quant à lui, se consacre, corps et âme, à sa vocation en dépit des difficultés associées à la vie rurale ivoirienne. Si vers la fin du récit, le héros se voue à la charge d’oeuvrer pour le bien-être national, ce n’est pas seulement en raison des pratiques utiles apprises au prophète agonisant mais aussi du fait des préceptes appris aux deux modèles pédagogiques, Cassius Clay et Pierre.

Dans La mémoire amputée de Werewere-Liking, Halla Njokè reconnaît à l’universitaire Maître Minlon les mêmes qualités positives, qualités que la protagoniste-narratrice juge indispensables au renouveau africain. La protagoniste-narratrice voit cet universitaire comme catalyseur du progrès individuel et communautaire appelé à réhabiliter la mémoire et à faire comprendre au public cette vérité : « L’être devient ce qu’il apprend » (Werewere-Liking, 2004 : 43). La caractérisation du Maître Minlon frise, par endroits, l’apothéose, l’éloge d’un dieu.

L’appel des arènes d’Aminata Sow Fall permet également de nourrir des réflexions fécondes sur l’enseignement post-colonial dans la mesure où Monsieur Niang, porte-parole de l’auteure, offre une image positive du formateur. À son titre de « praticien réfléchi », il se démène pour créer le Nouvel Africain qui sait répondre aux appels de l’arène, symbole de la tradition, comme aux défis de l’école, matrice de la modernité. Dans un esprit constructif digne de Montaigne et de Rousseau, il focalise l’activité d’enseignement-apprentissage sur l’élève et fait du domaine affectif de celui-ci le socle de la pédagogie. Ainsi configuré, l’enseignement-apprentissage permet à Nalla, son élève, de lier l’expérience subjective aux nouvelles connaissances et d’établir des passerelles fonctionnelles entre passé et avenir. En sa qualité de psychologue adepte, Monsieur Niang dénoue le mystère entourant la distraction de Nalla causée par la rupture d’avec le milieu indigène nourricier. Aussi arrive-t-il à sécuriser ce dernier et à le mettre sur la voie de salut. L’observation qu’il fait aux parents de Nalla sur le malaise de l’enfant frappe par son caractère pénétrant :

Votre fils a un certain penchant pour l’esthétique de la forme, de la couleur et des sons, magnifiée par le courage et la force en mouvement. C’est cela qu’il découvre dans la lutte et c’est ce qui l’y attire… Les enfants ont souvent des dispositions que les parents ne cherchent pas à comprendre, surtout si elles heurtent leur perception de la vie…Les enfants aussi ont leur propre sensibilité, qui est différente de celle de leurs parents!.

Sow Fall, 1982 : 62

L’intervention salutaire de Monsieur Niang ne se limite pas à Nalla mais engendre aussi la symbiose de cultures chez Ndiogou, le père de son élève. Toute la politique assimilationniste incarnée par la mère de Nalla, Diattou (dont le portrait évoque celui de Jean Veneuse de René Maran), est déjouée par le contre-discours, le contre-projet et le reconditionnement mental initiés par Monsieur Niang. Sous ces conditions, Monsieur Niang est décrit par Borgomano (1984 : 54) comme un éducateur qui joue bien son rôle. Arungwa (1993) ne dira pas autre chose dans son évaluation de ce personnage-enseignant. L’on peut donc déclarer que Monsieur Niang remplit tous les critères de bon enseignement tels que formulés par Cyr (1998).

Étroitement liée au portrait des éducateurs qui jouent bien leurs rôles professionnels est l’image de l’enseignant consciencieux comme martyr. Le tableau le plus exemplaire de formateurs pareils est présenté par Histoire d’Awu de Mintsa. Prévenant et prévoyant, bon conseiller et « maître exemplaire » (Mintsa, 2000 : 98), Obame Afane porte secours aux élèves en situation de stress et de détresse. Prévenu plus tard par communiqué radio de son admission à la retraite, Obame Afane se voit négligé par les autorités, sa couverture sociale jamais versée par l’État néocolonial. Malgré ses efforts incessants (nombreuses visites contraignantes à la capitale, dépositions de maints dossiers auprès des instances bureaucratiques, consultation des forces occultes de « nganga », recours à l’aide des parents et des relations), il n’arrive pas à percevoir son dû jusqu’à sa mort dans un accident de la circulation lors de l’une de ses visites à la capitale. Son traitement kafkaïen par « l’ingrate et l’inhumaine administration » (Mintsa, 2000 : 102) souligne à quel point l’ordre établi peut se montrer aveugle dans sa méconnaissance du mérite des professeurs dévoués.

La maltraitance que les pouvoirs politiques gabonais réservent aux professeurs consciencieux — sans parler du racket scolaire qui semble jouir de la bénédiction de l’administration — indique clairement que le gouvernement ne se soucie pas de mettre sur pied un système éducationnel fonctionnel capable de rémunérer et de sanctionner les fonctionnaires de manière équitable. Ce déficit de motivation et de dissuasion se voit aussi dans l’incapacité à mobiliser les ressources humaines pour le développement durable. L’absence ou l’insuffisance de conditions favorables à l’épanouissement communautaire, causée vraisemblablement par les pouvoirs publics, fait que les vieilles habitudes coloniales s’éternisent au profit de l’élite néocoloniale minoritaire.

À y regarder de près, il n’est pas un hasard que Mintsa et Touré montrent le système scolaire au Gabon et en Côte d’Ivoire, deux pays africains de tendance mimétique et d’obédience capitaliste « sauvage » (Coquery-Vidrovitch et Moniot, 1974 : 424; Le Cercle Samory 1984 : v, 73, 94, 174, 345; Amondji, 1984 : 276; Grovogui, 2004 : 128-129) sous un jour extrêmement défavorable. Chez Touré, la dérive nationale se révèle corrélative au dysfonctionnement scolaire, les autorités politiques négligeant l’enseignement aussi bien que le bien-être collectif. Rien d’étonnant si le Ministre de l’Éducation nationale se présente comme l’ennemi public du code professoral, de la bonne gouvernance et de l’éthique en général. À l’exemple du texte de Mintsa, le sexisme traditionnel dans le roman de Touré fait bon ménage avec l’esprit mercenaire des gouverneurs, renforçant ainsi, ce qu’on peut appeler « le règne du dérapage sociopolitique », ou mieux « l’ordre du désordre ».

Abstraction faite d’Une si longue lettre, les personnages-enseignants constructifs présentés par les auteurs dont Sow Fall et Werewere-Liking sont, comme dans les catégories précédemment étudiées, des hommes. Au demeurant, Saint Monsieur Baly et L’appel des arènes, de par leurs narrateurs hétérodiégétiques, confèrent un certain ton objectif au portrait du personnage-enseignant. Par contre, Une vie de boy, Une si longue lettre, Destins Parallèles et Mémoire amputée, qui fonctionnent sur le mode subjectif, acquièrent le cachet de témoignage. De part ou d’autre, c’est le messianisme et l’engagement de leurs créateurs qui nourrissent les portraits laudatifs des éducateurs fictionnels. La dimension messianique (extensive dans Monsieur Saint Baly et dans L’appel des arènes mais limitée dans les autres) rattache ces textes à la perspective visionnaire de Jean Malonga (La légende de M’pfoumou ma Mazono) et de Sembène Ousmane (Ô pays, mon beau peuple et Les bouts de bois de Dieu).

Selon les critères d’héroïté tels qu’énoncés par Hamon (1977 : 154-161; 1984 : 43-102), les personnages mineurs comme Monsieur Salvain (Une vie de boy), la directrice anonyme (Une si longue lettre), Cassius Clay et Pierre (Destins parallèles) et Maître Minlon (La mémoire amputée) ne sont pas des candidats au statut de héros que méritent, par contre, Monsieur Baly (Saint Monsieur Baly), Monsieur Niang (L’appel des arènes) et Obame Afane (Histoire d’Awu) par leur exemplarité, leur autonomie, la fréquence de leur apparition et leur rôle déterminant dans l’histoire. Pourtant, ces personnages mineurs (les pédagogues valorisés), du fait de leur singularité et de leur standing moral, se voient attribuer des qualités héroïques par les héros-narrateurs de leurs histoires : Toundi (Une vie de boy), Ramatoulaye (Une si longue lettre), Ki-Ca (Destins parallèles) et Halla Njokè (La mémoire amputée). La raison en est que les héros-narrateurs qui incarnent la vision de leurs créateurs investissent une partie de leur héroïté dans ces enseignants exemplaires qui deviennent, en fin de compte, hérauts non seulement des auteurs mais aussi des héros-narrateurs et des lecteurs. Ceci revient à dire que ces professeurs constructifs partagent avec les « héros formels » de ces textes les marques du héros. Les propos de Tomachevski (1966 : 295) sur le héros permettent de voir dans un premier temps l’indispensabilité du héros à l’univers narratif et ensuite les motivations morales à l’origine de leur création : « Le rapport émotionnel envers le héros (sympathie-antipathie) est développé à partir d’une base morale. Les types positifs et négatifs sont nécessaires à la fable. […] Le personnage qui reçoit la teinte émotionnelle la plus vive et la plus marquée s’appelle le héros ».

Conclusion

Autant les enseignants antipathiques se singularisent par leur opposition au développement total de l’élève et de la communauté, autant les formateurs au comportement constructif essaient d’inculquer à l’élève le maximum de confiance et de savoir-vivre. Le premier tire sa morale et ses modèles du système politique étouffant qui encadre l’école. Figure paternelle castratrice, le personnage-enseignant aliénant s’associe à « l’odeur du Père » problématisée par Mudimbe (1981). Quant au second groupe, à qui le romancier a insufflé sa vision, il s’attache à la mission de forger positivement ses élèves. Entre ces deux groupes se voit la catégorie de professeurs ambivalents. Nous croyons que le public a tout à gagner d’une littérature qui, directement ou indirectement, lui offre des modèles (Monsieur Baly, Pierre) et contre-modèles pédagogiques (Monsieur Adé) convaincants afin de l’aider à opérer de bons choix vis-à-vis de l’enseignement adéquat destiné au développement intégré. L’aspect nationaliste de ces écrits encore moins l’engagement sociopolitique des romanciers étudiés n’est pas à démentir.

Si les auteurs de l’époque post-coloniale se penchent encore sur l’image du professeur de l’ère coloniale, cette démarche ne se fait que dans l’intention de montrer combien le colonialisme affecte la vie sociopolitique de l’Afrique contemporaine. Le travail nous a, en effet, fait voir que la décolonisation, loin d’être un événement, est un long processus dont le défi le plus lourd se situe au niveau psychologique.