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Introduction

Dans les essais critiques sur la littérature africaine, qu’elle soit de langue française ou anglaise, l’on a souvent reproché aux écrivains africains de s’incruster dans une voie qualifiée de « topicaliste » ou « documentariste », considérée être du ressort du journalisme. Les critiques anglophones tels que Larson (1971) et Olney (1973) ont utilisé ce terme pour désigner la tendance des auteurs africains à se servir des crises conjoncturelles et des problèmes courants de l’ère postcoloniale comme toile de fond de leur oeuvre fictionnelle. Le même reproche est formulé à propos des oeuvres francophones soit par les mêmes critiques ou d’autres tels que Benot (1970) et Kanters (1968). Par exemple, le roman Dramouss de Camara Laye (1966) avait été jugé inadéquat à cause d’une focalisation jugée exagérée sur le situationnel — le Goulag de Sékou Touré — au détriment d’une créativité artistique et littéraire. Cependant, ni la fréquence de cette condamnation ni la virulence des propos n’ont amené les écrivains africains à s’éloigner radicalement de la pratique qualifiée de documentariste. Au contraire, l’absence d’un système d’opposition au niveau institutionnel laissait à quelques téméraires, dont les écrivains, assez d’espace pour interpeller les dérapages politiques et réclamer une bonne gouvernance. Face à ce qu’ils perçoivent comme un devoir sacré, certains écrivains tels que Chinua Achebe, Wole Soyinka, Ngugi Wa Thiong’o, Ahmadou Kourouma et tant d’autres, s’accrochent jusqu’à ce jour au rôle didactique que leur confèrent leurs activités littéraires. Ils usent de la même logique que Sembène Ousmane qui, conscient de son impuissance d’atteindre les masses africaines analphabètes par les livres, a choisi le cinéma pour pallier au fossé de communication entre le messager et les masses.

La critique littéraire a toujours souhaité voir le roman africain se construire selon les règles structurelles, les modèles préétablis et inspirer les nouvelles créations : réitération du modèle réaliste oblige (Palmer, 1972). C’est à cette conjoncture que la question de généalogie, d’anticipation, et de la réalisation de certaines étapes dans l’évolution romanesque se pose avec acuité[1]. Elle se manifeste à des moments forts et opportuns où la critique littéraire s’interroge sur l’état du roman africain. Tout octroi d’un prix littéraire ramène sous les projecteurs la question de la qualité et de la valeur des oeuvres fictionnelles africaines ou antillaises (Beyala, 1996; Camara Laye, 1954; Chamoiseau, 1992; Mabanckou, 2006; Maran, 1921; Ouologuem, 1968). Pour cerner les paramètres de cette critique et sa logique d’intervention, il est indispensable de jeter un regard rétrospectif sur ces moments significatifs révélateurs de l’état du roman africain. Deux écoles de pensée émergent et se font concurrence. D’un côté, il y a une Afrique à laquelle on apprend l’art romanesque grâce aux modèles réalistes du 19e siècle. D’autre part, on postule une Afrique capable d’inventer ses propres outils narratifs tout en s’enrichissant des modèles existants dans les diverses écritures (ethnologiques, historiques). En outre, ce retour en arrière permettra d’évaluer les prises de position et la pertinence qu’elles ont dans le contexte actuel.

1. Le modèle réaliste du 19e siècle

L’historique de la genèse de la littérature africaine moderne du 20e siècle — allusion est ici faite aux pionniers tels que Lilyan Kesteloot, Senghor, et les autres — en situe le début au tournant du siècle dernier, à la croisée de la rencontre de l’Europe et de l’Afrique. Amorcée dans une atmosphère de conquête de l’autre, la rencontre s’est transformée en une relation qui repose sans équivoque sur l’usage de la force. L’Europe s’engageait en Afrique avec l’intention de mieux la connaître pour la « civiliser », la domestiquer, et l’asservir avec plus d’efficacité. La démarche établissait autant qu’elle confirmait un cadre de pouvoir qui allait régir les relations entre le nouvel arrivé et l’indigène. L’un était doté d’un ordre épistémologique qui lui accordait un savoir-faire herculéen, alors que l’autre, mis dans une situation d’indigence, attirait à sa rescousse l’intervention extérieure aventureuse. L’Afrique comme objet d’écriture avait motivé l’émergence de la littérature exotique et celle de la littérature coloniale dont la mission consistait à rapporter avec fidélité[2]. Plus tard, l’idéologie de la négritude reprenait ce manichéisme initial qui avait laissé dans son sillage de douloureuses expériences, mais cette fois-ci en l’enfermant dans une logique raciale. Comme le dit Fanon (1961), cette logique obnubilait deux phases antérieures, qui d’une manière ou d’une autre, débouchait sur un « cul-de-sac », une attitude qui embrouillait l’ordre généalogique des choses. Quand les Africains avaient commencé d’écrire, les critiques les rattachaient automatiquement au domaine anthropologique dont un des buts était la découverte des terres acquises pour mieux les apprivoiser (Chanda, 2004 : 30). Leurs cris n’étaient pas que « littérature de contestation de la domination coloniale et d’affirmation de la différence africaine », mais s’inscrivaient également dans un plan d’investigation anthropologique des nouveaux peuples (idem)[3]. Lebel nous rappelle cette manière de concevoir la création littéraire comme suit :

  1. C’est d’abord la période d’exploration et d’occupation effective du pays, à laquelle correspondra une littérature de découverte et de conquête, représentée par des récits de voyage, des comptes-rendus des missions, des notes de routes, des carnets de campagne et des reportages;

  2. Puis vient la période de reconnaissance méthodique et d’organisation, qui donnera naissance à une littérature technique et documentaire, c’est-à-dire à des ouvrages écrits par des spécialistes, par des savants et par des vulgarisateurs;

  3. Enfin le pays est administré normalement et s’ouvre au progrès matériel et moral; une littérature touristique et une littérature d’imagination domineront et se confondront parfois, bien que ces deux courants, comme nous le montrerons plus loin, doivent être distingués, la curiosité qui les alimente n’étant pas de la même essence (1931 : 76).

Le fondement de ces déclarations révèle la primauté dont jouissent les structures du pouvoir où les relations entre les entités en présence sont régies, comme l’a si bien exprimé Césaire (1969) à travers Caliban, par la maîtrise de l’épistémologie, base de légitimation de l’autorité politique et économique. Caliban a découvert que le rapport des forces entre lui et Prospéro a pour fondement le savoir enfermé dans les gros livres auxquels il n’a pas accès :

D’abord ce n’est pas vrai. Tu ne m’as rien appris du tout. Sauf, bien sûr à baragouiner ton langage pour comprendre tes ordres. […] Quant à ta science, est-ce que tu me l’as jamais apprise, toi ? Tu t’en es bien gardé! Ta science, tu la gardes égoïstement pour toi tout seul, enfermée dans les gros livres que voilà.

Césaire, 1969, Une Tempête, Acte I, scène 2

L’épistémologie devient un instrument permettant d’asseoir sa domination et, à la fois, une finalité en elle-même pour maintenir un équilibre de l’état des choses. On retrouve plutôt, bien qu’en filigrane mais épelée d’une façon évidente, la conception d’une Afrique terra nullius, terre vierge, l’image d’un continent en mal d’école en attente d’une main salvatrice pour la conjurer d’un gnosticisme superstitieux (Sycorax la mère de Prospéro). La voie qui amena l’Europe de l’état de barbarie à celui de civilisation, avec à son point culminant sa panoplie de découvertes, était mise généreusement à la disposition des peuples « sans écritures ». Ainsi dans le domaine littéraire, l’écriture conçue comme le fondement de toute activité littéraire, donnait-elle un tracé tout indiqué aux peuples qui découvraient les merveilles de l’alphabet[4]. Plus tard, quand les échelons inférieurs auront été gravis, l’accès aux formes plus sophistiquées — dans ce cas le roman — se poursuivrait par des processus calibrés d’adoption et d’adaptation. Malgré l’importance reconnue de l’oralité, l’apparition du roman et son évolution disposaient d’un scénario tout tracé : les structures et les critères de sanction remontaient au modèle réaliste du 19e siècle.

Les transformations du roman en Europe (Dickens, Balzac, Flaubert, Zola, Gide, …) ont eu lieu dans une situation d’évolution sociale et de changement de mode de production économique, notamment le capitalisme. La démocratisation du savoir et les changements dans le mode de production des biens avaient propulsé la bourgeoisie à l’avant-plan de la scène politique avec pour corollaire la focalisation sur le personnage (l’individuel). Les théoriciens du roman tels qu’Ian Watt et Georg Lukács ont établi la trajectoire du roman pris dans sa croissance comme un processus organique dont on peut discerner l’évolution. Les critères primordiaux d’un roman réaliste comprennent la trame à histoires réelles, les personnages bien évoqués et vraisemblables, les épisodes de la trame évoluant selon un engrenage logique, et le dénouement. Comme tout organisme vivant, le roman africain devait naître (L’Enfant noir, Larson, 1971), se consolider (Palmer, 1972), atteindre sa maturité, s’émanciper et éventuellement se métamorphoser en une forme plus sophistiquée telle que le nouveau roman (Ouologuem, 1968). Le traitement de deux romans illustrera ces schèmes discursifs examinés, à savoir A Man of the People (Achebe, 1966) et Le Devoir de violence (Ouologuem, 1968).

2. Critique littéraire et documentarisme

Les réactions au « documentarisme » du roman se divisaient en deux groupes diamétralement opposés : condamnation et approbation. Lorsque A Man of the People de Chinua Achebe fut publié en 1966, deux facteurs importants contribuèrent au succès immédiat de l’oeuvre, si on exclut la réputation déjà assise du romancier. D’abord, le roman fut primé d’un New Statesman Award, une reconnaissance légitime qui le propulsa sur la scène internationale. Ensuite, à cause de son dénouement jugé prophétique — annonciateur d’un coup d’état — non seulement le roman fut-il qualifié de « documentariste », mais des critiques tels que Olney (1973), Palmer (1972) et Larson (1971), s’appuyant sur les critères des grands romans du 19e siècle, le mirent au compte du simple journalisme, surtout quand deux mois plus tard, le général Ironsi prenait le pouvoir à Lagos amorçant ainsi une des périodes les plus contestées de l’histoire nigériane. Le jugement des critiques revenait continuellement à l’évolution du genre romanesque par rapport à la distance restante à parcourir. Pour Palmer, A Man of the People était une oeuvre bâclée; pour Roscoe (1971), on avait affaire à du simple reportage; pour Larson, on avait devant soi un roman de « situation » qui se penche sur l’éphémère à la manière journalistique. Le passage suivant de Palmer résume mieux la condamnation du documentarisme décrié par ces critiques :

De plus en plus, A Man of the People ressemble davantage à un tract chaque fois que le souci majeur d’Achebe d’exposer les maux du système politique de son pays prend le dessus. Achebe est tellement déterminé à délivrer un message didactique qu’il n’arrive pas à créer des situations, des personnages, et une trame susceptible de porter le roman de façon convaincante vers un dénouement adéquat.

1972 : 84, ma traduction

Roscoe (1971 : 130) reprenait les idées de déception en soulignant davantage le caractère fictionnel sous lequel les oeuvres romanesques doivent se tisser : « C’est l’illusion de la vie et non la vie réelle comme telle qui nous fascine. A cette fin, nous disposons des masses médias : la radio, la télévision, et surtout les journaux [...]; mais une oeuvre fictionnelle doit créer, et pas copier » (ma traduction). Larson (1971) rappelle la quasi-nécessité de s’en tenir à cette stipulation en grande partie pour répondre aux attentes de la critique. Il est vrai qu’une oeuvre fictionnelle doit déployer toute sa capacité de transformation, de gestion, et surtout d’intégrité de l’articulation de l’art romanesque. Cependant, tous les critiques n’avaient pas rejeté l’élément documentaire comme nuisible.

Au contraire, certains l’ont embrassé sans réserve en y décelant plutôt de grandes vertus susceptibles de révéler au lecteur la complexité du vécu africain. Parmi ces critiques, le Camerounais Melone s’avéra être le défenseur le plus acharné et il soulignait la valeur allégorique de la République fictive de Bori :

Le drame de Bori, telle une allégorie, prend alors valeur de symbole à l’échelle africaine. Il résume à lui tout seul, mais avec toute la force qui naît de la concentration dramatique, ce qu’on a appelé les maladies infantiles de l’Indépendance; le manque d’autorité des dirigeants, qu’ils confondent très vite avec la dictature sans discernement, le goût du lucre excessif né d’une endémique pauvreté, l’insuffisance des cadres, le désordre de l’économie et par-dessus tout l’exacerbation des passions politiques liée à une maladive propension à la palabre.

1973 : 103

On retrouvera dans cette ligne Simon Gikandi, Ngugi Wa Thiong’o, Berth Lindfors, Gareth Griffith et Sunday Anozie. Contrairement au roman nigérian décrié pour son documentarisme, Le devoir de violence (1968) souleva une admiration chez plusieurs critiques à cause de ses qualités narratives qui l’approchaient du nouveau roman.

Le couronnement spectaculaire de Yambo Ouologuem du Prix Renaudot n’était pas un acte fortuit parce que l’oeuvre se distinguait par sa virtuosité langagière, son verbe remarquable, et ses impétueuses combinaisons d’expressions idiomatiques. Selon les comptes-rendus et l’avis des nombreux critiques, Ouologuem avait séduit les milieux littéraires parisiens par sa verve, son charme poétique, son style et son élan irrésistible de tester les limites du langage. L’enthousiasme montre qu’il s’agissait aussi d’affirmer le principe de filiation, de généalogie et de dynamisme pour ceux qui privilégiaient la progression diachronique du roman africain. Si la critique parisienne s’était réjouie de l’abandon des sentiers battus aux complaintes contestataires propres à la négritude, en revanche, elle prenait acte de l’évolution du roman africain vers l’adoption des caractéristiques du roman moderne, voire du nouveau roman. Le Monde salua l’oeuvre comme « le premier grand roman africain […] digne de ce nom » (cité par Miller, 1983). Quant à Kanters (1968) du Figaro Littéraire, il le trouvait « un livre très beau et très fort ». Pour sa part, Peyre (1969) le décrivait comme « un très grand livre ». Pour Bosquet (1968), Yambo Ouologuem était « un grand intellectuel noir » qui après Senghor méritait d’être considéré comme « l’un des rares intellectuels d’envergure internationale que l’Afrique noire ait donné au monde ». La meilleure description qui donne une vision positive globale du roman reste sans doute celle de Benot :

Rien de plus émouvant, on dirait presque réconfortant, que l’unanimité des critiques littéraires parisiens, qui s’est manifestée au sujet du premier roman d’un universitaire malien : Le devoir de violence de Yambo Ouologuem. Tout le monde était enfin d’accord sur la « qualité littéraire » (notion vague, mais denrée de grande consommation chez les éditeurs et les critiques) de ce roman, que l’on s’empressait d’ailleurs d’opposer à tout le reste de la production romanesque africaine de langue française.

1970 : 127

Les commentaires chaleureux n’étaient pas l’apanage de la seule France, car l’accueil de la traduction anglaise dans le monde anglo-saxon en fut tout autant enthousiaste jusque sur les côtes américaines. Le New Times Book Review soulignait le caractère moderniste du roman en rappelant à ses lecteurs que le fait que Ralph Hunter avait traduit Günter Grass, Ferdinand Céline et Yambo Ouologuem n’était certes pas dû au hasard[5]. Ces trois auteurs avaient une base commune par leur façon de s’embarquer dans la création littéraire en adoptant une conception moderne, l’étape la plus récente du genre romanesque. À juste titre, la maîtrise par Ouologuem de cet art poussait dans l’ombre le genre engagé des premières années militantes, pour privilégier la célébration artistique et la vertu transformatrice de la littérature. Toutefois, on est en droit de se poser des questions sur les éléments romanesques pertinents qui ont permis ce succès.

D’abord, l’accueil enthousiaste de ce roman était dû au refus de l’auteur malien d’adopter le ton dur accusateur contre l’Europe qui était la mode de l’époque. Il avait eu l’audace de s’extraire des sempiternelles jérémiades pour rappeler à l’Afrique et aux Africains le rôle complice qu’ils ont joué dans leurs propres malheurs. Par cette oeuvre, un Africain disculpait l’Europe d’une tache rappelant les brutalités du commerce triangulaire et l’exploitation ignominieuse du continent noir. Comme le film Adanggaman (2001) de Roger Gnoan M’Bala, Ouologuem avait courageusement dénoncé la part active du continent dans son triste sort en dénonçant les fossoyeurs autochtones. Ainsi avec Ouologuem, une page douloureuse de l’histoire de l’Afrique venait d’être tournée. Ensuite, le roman révélait que l’adoption des techniques narratives avait évolué dans la direction anticipée.

Malgré l’accueil enthousiaste, des réactions d’indignation contre Ouologuem dominaient chez d’autres critiques, surtout les Africains. Selon ces derniers, l’utilisation d’autant d’énergie à une fin apologétique auprès du « colonisateur » ne rendait justice ni à l’histoire ni à la cause de l’Afrique meurtrie par tant de brutalités[6]. Avoir une oeuvre reconnue de façon spéciale pour ses qualités littéraires aurait été un badge d’honneur collectif si elle avait mis à l’avant-plan la recherche des voies et moyens pour extraire l’Afrique des multiples obstacles qui compliquaient son existence. En plus, le contenu du roman avait suscité des rancoeurs et une réaction viscéralement hostile à l’auteur malien tel que Mpiku l’illustre :

Selon Ouologuem, il n’y a rien de valable dans la Négraille si ce n’est que du mépris. Le salut ne peut venir que de l’extérieur. Le roman se termine sur une scène où l’Évêque et le Saïf, « parlent la même langue pour la première fois », la langue d’amour comme l’enseigne la religion chrétienne.

1971 : 139

Le refus de s’incruster dans le documentarisme au nom d’un humanisme quelconque a contribué à l’isolement d’Ouologuem. Si son cas avait soulevé des indignations qui forceront son éclipse, le « cas Beyala », par contre, n’aura causé qu’une simple désapprobation sans conséquences punitives significatives[7]. Est-ce que le « salut » de Beyala vient du fait qu’elle a pris ses distances vis-à-vis du reportage jugé monotone des années antérieures ? Autrement dit, si elle a atteint le diapason souhaité, quels sont les éléments qui démontrent cette maturation ? La controverse offre une occasion propice à tester la solidité de l’épistème du roman africain et d’examiner la question de tutelle et de généalogie qui divise la classe littéraire.

3. Beyala ou le test du modèle réaliste

Le scénario d’Ouloguem s’est reproduit dans le cas de Beyala pour son roman Les honneurs perdus primé du Prix de l’Académie Française (1996) et aujourd’hui célèbre par les accusations de plagiat. Après l’annonce du prix, Pierre Assouline déclencha « l’affaire Beyala » par son article dans le magazine Lire où il montrait des passages étrangement similaires à ceux dans l’oeuvre de Ben Okri, The Famished Road. Plus tard, suivirent d’autres passages curieusement « proches » de ceux de Quand j’avais 5 ans je m’ai tué de l’Américain Howard Buten; de ceux de La Vie devant soi de Roman Gary. Assouline s’interroge avec indignation sur les raisons d’un choix aussi maladroit :

L’affaire aurait pu en rester là si à l’automne dernier, quelques hommes encore verts particulièrement enthousiastes de son oeuvre ne s’étaient mis en tête de lui faire obtenir le Grand Prix du roman de L’Académie Française pour son dernier livre au titre prémonitoire, Les honneurs perdus. D’autres candidats étaient en lice. Albin Michel, maison bénite des dieux en 1996 dans la course au succès, présentait même d’autres auteurs, à la réputation immaculée, eux, tels qu’Eve de Castro et Christiane Singer. Las! Pour des raisons qui n’apparaissent pas très littéraires, il fallait que ce fût Beyala et nulle autre. En tout cas, certains Académiciens déployèrent tout leur talent et leur entregent afin d’entraîner toute la Compagnie sur cette pente savonneuse.

1997 : 9

Malgré les preuves probantes d’emprunts crus, abattre Beyala n’aurait pas été une mince affaire. D’abord, la romancière camerounaise s’est hissée à un niveau littéraire imposant par son talent et sa créativité littéraire. Depuis Mariama Bâ, nulle écrivaine africaine n’a imposé sa voix avec autant d’autorité sur la scène littéraire francophone ces deux dernières décennies. Chevrier rappelle ses débuts fracassants sur la scène littéraire en ces termes :

L’irruption sur la scène littéraire de Calixthe Beyala en 1987 a fait l’effet d’un pavé dans la mare. Car, non seulement son texte est une déclaration de guerre à la société patriarcale traditionnelle, mais encore s’accompagne-t-il d’un véritable programme destiné à rétablir la femme dans ses droits les plus élémentaires.

2001 : 22

Mais aussi, sa présence sur la scène littéraire baigne souvent dans une atmosphère de controverse et de débats houleux. Pontié rappelle le lecteur, preuve à l’appui, que Beyala adore la mise en vedette et aime oeuvrer sous les coups des projecteurs alimentés par une bonne polémique :

Madame Beyala le sait très bien, et l’a voulu ainsi. La quarantaine passée, elle déclare volontiers avoir atteint aujourd’hui une maturité personnelle et littéraire qui la protège de tous les dangers. Chacun sait, par ailleurs, que créer la polémique est le seul vrai péché mignon de la romancière. Bousculer l’ordre établi fait toujours un peu avancer les choses. Et Calixhe Beyala, elle, avance droit devant elle…

2003 : 74

Elle s’accroche sans broncher, égale à sa réputation de « femme rebelle » et prend la parole dans un pré-carré jadis l’apanage privilégié d’une catégorie d’hommes[8]. Sa maîtrise et sa compréhension du monde des éditeurs parisiens lui ont donné une certaine latitude de manoeuvre. Si ces accusations n’ont pas asséné un coup fatal à sa carrière littéraire, cela est dû aux conditions d’écriture et à l’espace idéologique où elle s’est investie. Ils ont amorti le choc au point d’enrager les défenseurs d’Ouologuem qui lui, à son époque, s’était vu mis à l’index sans le moindre espoir de réhabilitation. Comme l’oeuvre d’Ouologuem, celle de Beyala s’est engagée à réitérer les schèmes établis par les instances dominantes qu’elle veut illustrer.

La situation n’a pas évolué selon les prédictions rigides de Larson, de Olney ou de Palmer, bien que les règles du roman réaliste restent toujours la mesure d’appréciation. La thématique de Beyala plonge dans le sol africain, mais tout en ayant à l’esprit sa nouvelle réalité franco-africaine où on la surprend en pleine négociation pour l’espace migratoire dans une France en pleine mutation. Elle fait partie d’une génération d’écrivains, celle des « Africains sur Seine » selon le terme de Cazenave (2003), qui ne se concentrent plus exclusivement sur les problèmes africains. Contrairement à la génération de Mongo Beti, ils ne ressentent pas le devoir d’écrire inéluctablement l’Afrique, mais de s’en servir pour illustrer aussi, les problèmes de leur nouvelle patrie. Abdouraman Waberi (1995) tranche radicalement en privilégiant sa fonction d’écrivain d’abord, et ensuite les impératifs d’écrire l’Afrique en réponse à ses origines africaines. Ils transposent les problèmes locaux à un niveau plus globalisant comme l’écrivain congolais Manbackou avoue :

Par ailleurs, loin de mésestimer les périodes antérieures des lettres africaines, on constate que les thématiques aujourd’hui traitées par les écrivains dépassent l’idée de la collectivité, du « message obligatoire » qui ôtait à la création toute son indépendance. Les textes des auteurs de la nouvelle génération publiés en France scrutent l’individu dans sa condition quotidienne. C’est le cas pour les écrivains comme Daniel Biyaoula, Calixthe Beyala, Yodi Karone, Gaston Paul Effa, Jean-Luc Raharimanana. Si le « message » est toujours présent, il n’est plus impératif et a épousé les turbulences actuelles des sociétés africaines. Alors que chez Présence africaine ont paru plusieurs romans au sujet de l’immigration, Le Seuil, Stock, Le Serpent à Plumes et Actes Sud ont publié des titres qui évoquent le génocide du Rwanda. Dans un même registre, les « enfants soldats » ont inspiré Ahmadou Kourouma dans son dernier roman Allah n’est pas obligé.

2001 : 88

Toutefois, que Beyala soit classée ou pas sous un nouveau label qui corresponde à une réalité migratoire n’enlève en rien sa focalisation sur les problèmes africains comme matière active de son écriture. Elle fait revivre les basses couches de la population africaine et notamment celle des femmes. L’intérêt qu’elle leur porte témoigne d’une conscience aiguë de la classe intellectuelle africaine, celle qui a les moyens de s’exprimer. S’expliquant son acharnement à présenter des jeunes héros « séquestrés » (Megri, Tanga, Ateba, Loukoum), elle se pose en porte-parole vigilante pour les Africains :

Je parle de l’intérieur, et non de l’extérieur : c’est une génération sacrifiée, une génération perdue. Mais peut-être qu’on s’en sortira. Mais Dites-moi : quel est le jeune Africain de trente ans qui, après avoir fait de bonnes études, a trouvé du travail, une bonne place dans son pays ? Personne. On est devenu des clochards malgré nos diplômes. J’ai des diplômes, d’accord. Je vis de quoi ? Cette jeunesse se pose des questions et moi je m’interroge. […] Il faut prendre le fond du problème, regarder sa peau de misère et dire : voilà ce qu’on a fait de mon peuple. C’est ça l’histoire. On ne peut pas construire le présent sans regarder le passé.

Matateyou, 1996 : 610

S’il est vrai que ces oeuvres et ces personnages baignent dans une Afrique familière à la romancière, celle-ci s’exprime : « à l’intersection de plusieurs territorialités géographiques et intellectuelles » et met en avant « un brouillage de l’identité nationale au profit d’une pluralité d’affiliations » (Moudileno, 2007). Son écriture éclate dans plusieurs directions en s’engageant sur des voies sociales diverses où elle entrevoyait un rôle à jouer même en tant que simple observatrice. Que l’on se range dans la ligne de sa pensée, de ses personnages, ou de ses actions, Beyala démontre que le documentarisme et la créativité artistique peuvent intervenir en symbiose sur le champ littéraire. Son dernier roman, La Plantation s’inspire de la situation politique et économique du Zimbabwe sous la désastreuse politique agricole de Robert Mugabe.

4. Le fondement du documentarisme …

Le militantisme et le documentarisme littéraire continuent dans le roman africain. Bien qu’il y ait d’autres moyens de communication, d’autres tribunes pour défendre les démunis, d’autres tribus de confiance, et d’autres hérauts pour transmettre des messages, la situation précaire des populations africaines interpelle sans arrêt les écrivains qui servent encore d’instruments fiables de conscientisation et de caisses de résonance de leurs cris. Les guerres meurtrières en Afrique n’ont pas trouvé meilleurs avocats que les écrivains. Le génocide du Rwanda était un sujet tellement brûlant que la mise sur pied du projet « Écrire par devoir de mémoire » sous la houlette de Fest’ Africa a suscité des ambiguïtés inutiles et compromettantes. Inutiles parce que c’était évident que les écrivains n’allaient pas rester indifférents aux horreurs survenues. Compromettantes parce que la démarche frôlait les limites de la manipulation médiatique que certains ont décriée comme prélude du roman sur commande. En dépit de cette réserve, certes légitime, ce voyage a abouti à l’écriture de romans tels que L’Ombre d’Imana de Véronique Tadjo (2000), L’Aîné des orphelins de Thierno Monénembo (2000), et Murambi de Boris Diop (2000). L’Africain, interpellé par les exigences globales, doit puiser dans son tréfonds pour contribuer à l’universel en articulant les besoins essentiels à une existence digne et un traitement équitable pour chacun. Toutefois, l’attention portée au quotidien de l’Afrique court le risque de banalisation et de saturation; elle peut faire concurrence à la presse quotidienne, surtout dans cette ère de l’instantané et de la numérisation. On devrait dès lors envisager qu’à l’horizon, s’il se profile une phase politique où la presse sera entièrement dévouée à informer le public, ainsi rendra-t-on caduque la vigilance totale de l’écrivain.

Une analyse minutieuse des discours révèle trois éléments principaux à la base de cette situation. D’abord, il y a le vide initial et le chaos (au sens grec du terme) en mal d’organisation, de reconnaissance et de légitimation. Ensuite, il y a la primauté et l’affirmation du modèle hérité du système scolaire qui sert de pierre angulaire dans l’appréciation de l’oeuvre africaine. Il s’agit de ce que Mateso (1986 : 64) appelle « une pédagogie du réalisme ». Enfin, il y a l’anticipation de voir le parcours se répéter comme les schèmes classiques le laissent entrevoir. La solidité de cet epistème du discours colonial colle à l’espace épistémologique africain et exige des solutions de transformation, d’adoption et d’adaptation au vécu du continent. Nier toute filiation du roman africain au modèle européen serait une contradiction de l’histoire coloniale et du vécu. Premièrement, il y a eu l’imposition et l’adoption des langues européennes qui ont créé un nouvel espace pour de nouvelles expressions littéraires, de nouvelles règles et revendications, et de nouveaux idéaux[9]. Ensuite, en tant que fait historique, idéologique ou culturel, la formation intellectuelle de l’élite africaine, qu’elle soit formelle (Senghor) ou faite sur le tas (Sembène Ousmane, Werewere Liking), s’est façonnée aux mêmes sources des connaissances que celle de leurs collègues européens. La librairie, comme le désigne Foucault (1969), en tant qu’ordre épistémologique qui reflète l’organisation du savoir et sa distribution, a été soumise aux mêmes conditions de dispensation. En guise de rappel, Samba Diallo a été nourri aux mêmes sources du savoir (dispensé par maître N’Diaye) que son condisciple Jean Lacroix : « Nous occupons la même table, dans la classe de M. N’Diaye, répondit Samba Diallo, sans quitter Jean du regard. Seulement, nous n’avions eu guère l’occasion de nous parler […] n’est-ce pas ? » (Kane, 1961). Les structures de production comme celles de validation dépendent étroitement des institutions de décision — telles que les infrastructures de production du livre, les jurys des prix littéraires, les critiques dans les média — dont le contrôle échappe parfois/souvent aux Africains. Le maintien des relations tutélaires susceptibles de continuer à légitimer une relation de subordination dans un tourbillon de pratiques discursives est ce que les critiques africains et d’autres récusent à juste titre.

Conclusion

La question de généalogie et la filiation du roman africain sont liées à l’ordre épistémologique. L’apparition n’était pas le fait d’une génération spontanée, mais un long processus qui s’est nourri de l’imaginaire des instances locales au contact avec un extérieur imposant, fût-il taré. Cette littérature a été précédée et s’est nourrie des écrits exotiques et coloniaux, de la prise de conscience qui a défini l’époque de la négritude; elle a intensifié sa traversée en cherchant désespérément à raffermir son originalité. La dynamique conventionnelle nous oblige à nous interroger sur le futur de cette traversée sous ses diverses formes et ses métamorphoses les plus récentes. Est-ce que la fonction didactique de nos écrivains s’estompera au moment où les structures d’expression seront à la totale disposition du peuple qui pourra ainsi s’exprimer sans intermédiaire ? Est-ce que l’odeur du père peut cesser d’être aliénante pour devenir un élément d’identification dans la quête archéologique ? Cette question résume tout le dilemme de l’ordre épistémologique et de légitimation que confronte l’Afrique. Le romanesque et l’humanitaire, dans leurs versions respectives du vécu, se liguent avec pour objectif de s’adresser à tous (Hilarun Grigorion avec Rouge Brésil et Jean-Christophe Rufin avec Globalia) et constituent une illustration du vécu moulé dans l’art romanesque pour faire passer un message collectif10. Serait-elle la voie que choisira le roman africain en tant qu’expression d’une expérience collective dans ce contexte de mondialisation ?