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Le Mahâbhârata est une épopée dont la longueur équivaut à environ dix à douze volumes ordinaires. Serge Demetrian réussit ici le pari d’une adaptation qui respecte le mouvement du texte original tout en en recréant le climat presque magique. Typique d’une certaine littérature sanskrite et caractéristique de la façon de procéder des conteurs populaires de l’Inde du Sud (p. 11), l’insertion de vers libres à l’intérieur d’un récit en prose est particulièrement bien réussie. Pour arriver à réduire ainsi les dimensions de cette immense épopée, il a certes fallu couper la plupart des longues digressions qui en ralentissent le déroulement. Le prologue et l’épilogue situent cependant judicieusement la narration dans son double contexte sacrificiel : le sacrifice du serpent entrepris par le roi Janamejaya pour venger la mort de son fils Parîkshit et la longue cérémonie rituelle célébrée par des sages dans la forêt Naimisha (Ce-qui-est-transitoire) pendant laquelle a été racontée cette histoire. Le rôle de Krishna reçoit également beaucoup d’attention. Comme dans les versions du Sud du Mahâbhârata, les pages 162-177 résument une biographie qui figure habituellement dans le long supplément du Harivamsha. On trouve aux pages 319-343 un rappel substantiel du « Chant du Bienheureux » (Bhagavadgîtâ), de même qu’aux pages 488-491 une évocation du second « Chant du Bienheureux » (Uttaragîtâ).

Comme il est normal dans un ouvrage destiné à un grand public, la translittération des mots sanskrits a été simplifiée. On y trouve peu de coquilles : Ghandavatî (p. 18, 559, au lieu de Gandhavatî), Brahmâshiras (p. 227, au lieu de Brahmashiras), Durga (p. 256-257, 558, au lieu de Durgâ), Yudhishtira (p. 569, au lieu de Yudhishthira), Mâdri (p. 282, au lieu de Mâdrî), Kashî (p. 365, au lieu de Kâshî). J’avoue avoir été étonné de découvrir en Inde des daims, et non des antilopes. Cet animal a dans cette culture une telle valeur symbolique qu’il m’apparaît malavisé d’en modifier le nom. La grue de Sibérie (qui est blanche) devait être assez rare et les échassiers qui se profilent contre les nuages sont habituellement des aigrettes (voir p. 106). Selon Demetrian, Krishna dirait à Arjuna qu’il ne lui recommande « pas encore » la voie de la connaissance et que, « pour l’instant », la voie de l’action lui convient (p. 327). Une telle lecture m’apparaît aller au-delà de ce que dit l’épopée, et relever plutôt de l’interprétation védântique qu’en faisait Shankara au 8e siècle de notre ère. Dans son commentaire à la Bhagavadgîtâ (ad 2,10), Shankara prétend en effet qu’il faut affirmer que, dans ce livre, « c’est uniquement par la connaissance de la vraie nature des choses que s’obtient la libération, et non en combinant celle-ci avec l’action ». Cette interprétation, qui reste toutefois discrète, affecte aussi, il me semble, la compréhension du rapport entre les dieux que l’on trouve dans l’annexe finale des deux livres. On pouvait s’y attendre dans un ouvrage dédié à Shrî Mahâsvâmî, du Shankarâchârya Math de Kâñchîpuram.

L’histoire du Râmâyana, dont l’original a environ vingt-quatre mille strophes, soit trois à quatre fois moins que le Mahâbhârata, est également contée ici avec beaucoup de verve. Même type de présentation et même fidélité à une trame narrative qui se déroule à peu près sans digressions. Forcé à l’exil, le prince Râma, une incarnation de Vishnu, perd son épouse qui lui est enlevée par le râkshasa Râvana, qui l’emporte à Lankâ. Après de multiples péripéties, des singes et des ours l’aideront à la retrouver. L’auteur traduit le terme râkshasa (que l’on rattache à une racine signifiant « garder, protéger ») par ogres, monstres anthropophages, esprits de la nuit ou vagabonds de la nuit. Il aurait été éclairant de légitimer ce choix, certes légitime, au moins dans le glossaire final. Râvana et tous les autres ennemis de Râma ne sont pas les géants des contes de fée occidentaux. Ces cannibales sont autant des gardiens de l’ordre brahmanique que des êtres dont il faut se garder. Peut-être par manque de sens poétique, je me suis encore une fois buté pendant ma lecture à certains animaux qui n’appartiennent pas à la faune de l’Inde : des alligators (p. 113, 364, 382, 423, plutôt que des gavials ou peut-être des crocodiles), un puma (p. 217, plutôt qu’une panthère) ou encore des chevreuils et des daims (p. 187, plutôt que des antilopes, des sambars, des chinkaras). J’ai noté quelques rares coquilles comme Brahmâloka (p. 486, au lieu de Brahmaloka) ou Sarayu (p. 495, au lieu de Sarayû). Mais ce ne sont là que des vétilles. La préface est signée du professeur Olivier Lacombe, décédé le 2 juillet 2001 ; elle a donc dû être rédigée beaucoup plus tôt. On y trouve deux malheureuses coquilles : « descendantes », au lieu de « descentes », et « en temps qu’elle », au lieu d’« en tant qu’elle » (p. 10).

Serge Demetrian, aujourd’hui âgé de plus de quatre-vingts ans, est né en Roumanie. Il s’intéresse depuis longtemps à la littérature et à la philosophie hindoue. Il est devenu très tôt le disciple du Shankarâchârya de Kâñchîpuram et a suivi ce maître jusqu’à la mort de celui-ci en 1994. Ces deux livres sont le fruit d’un labeur qui s’est étalé sur plusieurs décennies. Les remarques qui précèdent entendent aider le lecteur plutôt que de le dissuader. Je considère en effet qu’il s’agit des deux meilleurs livres à mettre entre les mains de tout étudiant désirant rapidement s’initier aux deux grandes épopées classiques de l’Inde. En quelques heures, ces livres, sans prétentions, lui permettront de se faire une idée juste de ce que sont ces immenses oeuvres et surtout lui donneront le goût d’explorer plus avant cet univers fascinant.