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Dans le présent article, je mettrai en lumière un élément déterminant du développement philosophique de Hegel dans la période dite d’Iéna (1801-1807), à savoir le rapport au spinozisme comme doctrine métaphysique de Dieu comme substance une et absolue. Je déterminerai l’influence massive du spinozisme sur la première philosophie hégélienne d’Iéna (1801-1803) et présenterai ensuite la « rupture » avec le spinozisme qui advient en 1803 et que j’éclairerai à l’aide d’un fragment majeur de l’été 1803. Mais je donnerai d’abord quelques indications historiques concernant la renaissance du spinozisme dans l’Allemagne de la fin du xviiie siècle.

I. La renaissance du spinozisme en Allemagne

Le spinozisme connut en Allemagne dans les années 1780, dans la foulée de la querelle du panthéisme initiée par F.H. Jacobi dans ses Lettres à M. Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785), une éclatante réhabilitation philosophique qui contribua à sa renaissance après plus d’un siècle de calomnie. En effet, le spinozisme, qui pendant plus d’un siècle incarna le plus pur athéisme et occupa la fonction de repoussoir, se métamorphosa en quelques années seulement en modèle philosophico-religieux[1]. Plusieurs philosophes suivirent les traces de Lessing en rejetant « les concepts orthodoxes de la divinité[2] » et en se déclarant disciples de la philosophie de l’hen kai pan, de l’un et du tout ou de l’unitotalité. Ainsi en alla-t-il par exemple chez J.G. Herder, qui publia en 1787 des dialogues sur Dieu et dans lesquels il chercha notamment à sauver l’honneur du spinozisme, doctrine à ses yeux injustement dénigrée et calomniée. Herder entendait corriger de fond en comble cette image publique de Spinoza que Jacobi n’avait fait que reprendre à son propre compte, et selon laquelle Spinoza est « un athée et un panthéiste, un docteur de la nécessité aveugle, un ennemi de la Révélation, un calomniateur de la religion, par conséquent un destructeur de l’État et de toute société civile, en un mot un ennemi du genre humain[3] ». Herder repoussa cette interprétation et esquissa une image de Spinoza en tout point opposée : Spinoza est un penseur, nous dit Herder, chez qui le concept de Dieu est « si présent, si immédiat et si intime[4] », qu’il doit être considéré comme un véritable enthousiaste (Schwärmer) de Dieu[5]. C’est un philosophe « ivre de Dieu » que nous présente Herder, et riche d’une compréhension organique ou organiciste de la nature qui tranche avec la réduction physico-mathématique de la nature qu’opère l’Aufklärung. S’appuyant sur Spinoza, Herder nous présente dans ses dialogues la nature comme l’empire divin et unique où agissent des forces qui forment ensemble un tout organique et qui servent toutes ainsi, selon les lois éternelles de la sagesse, de la bonté et de la beauté, une force divine, originaire et immanente au monde[6]. Jacobi, qui chercha par ses Lettres à porter le coup de grâce au spinozisme, engendra bien malgré lui un regain d’intérêt durable (et contagieux) pour l’auteur de l’Éthique et une appropriation chez certains de son panthéisme (chez Herder, mais aussi chez Goethe[7]) ; car, soulignons-le, la doctrine de Spinoza apparaissait pour ainsi dire comme le plus « pur » des panthéismes, c’est-à-dire comme le plus conséquent d’entre tous[8]. Réhabiliter le spinozisme, c’était donc faire revivre le panthéisme.

Cette réhabilitation du spinozisme et cette appropriation du panthéisme, menées dans les années 1780 avant tout par Herder et Goethe, pavèrent ainsi la voie — à longue échelle — à une véritable renaissance du spinozisme, dont les effets furent considérables sur la jeune génération de philosophes[9]. Ainsi est-ce d’abord par l’intermédiaire de Herder et de Goethe que Spinoza — pour reprendre la belle expression de Dilthey —, se dressant soudainement hors de sa tombe et faisant face à l’idéalisme transcendantal de Kant, commença sa seconde vie[10].

Or parmi ces jeunes philosophes de l’époque sur lesquels le spinozisme renaissant eut une influence déterminante, il faut sans aucun doute compter les idéalistes allemands. Fichte, Schelling et Hegel, bien que résolument postkantiens, tournèrent le dos au théisme de Kant et à sa recherche d’une « religion dans les limites de la simple raison ». Ils fréquentèrent plutôt — à des degrés différents bien entendu — le panthéisme spinoziste et s’en inspirèrent dans leurs élaborations systématiques. Sur ce point, ils rompirent manifestement avec Kant[11]. En effet, si Kant voyait en Spinoza un ennemi radical et en son idée fondamentale une chimère (Ungereimtheit)[12], en revanche les idéalistes allemands firent de Spinoza un interlocuteur incontournable et de sa pensée un passage obligé. L’idéalisme allemand postkantien ne se caractérise pas par la seule et unique tentative d’achever ou de compléter l’idéalisme transcendantal kantien, comme s’il suffisait à leurs yeux de dépasser les dualismes que la pensée de Kant n’aurait pas su unifier dans un système absolu. En fait, l’idéalisme allemand postkantien se caractérise par la tentative de concilier Kant et Spinoza, c’est-à-dire de concilier le point de vue de la liberté et de la subjectivité avec le point de vue de l’absolu comme totalité. Comme l’affirme J.-M. Vaysse, pour les idéalistes allemands la tâche « qui consiste à achever l’idéalisme transcendantal et à dépasser Kant ne peut que passer par Spinoza[13] ». Avec Kant, les idéalistes allemands font valoir la liberté et la subjectivité, contre l’anéantissement spinoziste de la subjectivité dans l’objectivité et la nécessité naturelles. Mais avec Spinoza, les idéalistes allemands font valoir l’absolu et la totalité, contre d’une part une subjectivité laissée à elle-même et d’autre part la séparation d’une finitude humaine et d’un absolu nouménal, que consacre la distinction kantienne entre phénomènes et choses en soi. Fichte, Schelling et Hegel reconnurent et se reconnurent dans le présupposé spinoziste selon lequel le seul et unique terrain sur lequel la philosophie peut évoluer et se réaliser est l’absolu compris comme totalité. Sur ce point, ils furent tous trois des penseurs de l’hen kai pan, ce que Kant n’était aucunement. — En un mot, les idéalistes allemands postkantiens désirèrent penser l’absolu comme totalité au sein d’un système de la liberté et de la subjectivité, et c’est pourquoi l’idéalisme allemand peut être envisagé, sous cet angle, comme la tentative de résoudre l’équation « Kant + Spinoza[14] ». Or à cette fin, la confrontation ou encore l’explication (au sens d’Auseinandersetzung) avec le spinozisme, et non pas seulement avec le kantisme, était aux yeux de Fichte, Schelling et Hegel un passage obligé.

La renaissance du spinozisme au sein de l’idéalisme allemand ne fut cependant nullement une reprise du spinozisme. Ni Fichte, Schelling ou Hegel n’entendaient pour ainsi dire remettre le spinozisme au goût du jour, ne serait-ce que parce qu’ils jugeaient tous trois la méthode spinoziste dogmatique (ou non critique) et en ce sens surannée. Autrement dit, le spinozisme, aussi grand et incontournable leur apparut-il, n’effaçait en rien la révolution philosophique instaurée par Kant[15]. Mais leur interprétation du spinozisme et leur incessante explication avec celui-ci furent déterminantes dans leur développement philosophique. C’est ce que nous verrons ici à propos du développement philosophique de Hegel. Esquissons d’abord les grandes lignes de l’interprétation hégélienne du spinozisme, qui se construit à Iéna mais qui se cristallise dans les oeuvres postérieures à la Phénoménologie de l’Esprit. Nous remonterons ensuite en amont et verrons comment le spinozisme fut déterminant dans la genèse de la pensée hégélienne à Iéna.

II. L’interprétation hégélienne du spinozisme

Les oeuvres capitales que sont la Science de la logique et l’Encyclopédie contiennent des passages explicites sur le spinozisme, mais aucune interprétation complète de celui-ci ; c’est seulement dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie professées à Berlin — une oeuvre de seconde main malheureusement — que Hegel expose une interprétation englobante du spinozisme[16]. Voici l’essentiel de sa lecture.

Le spinozisme est fondamentalement une doctrine qui pose l’absolu (ou Dieu) comme substance une et infinie et qui conçoit par conséquent tout être déterminé et fini dans sa dépendance essentielle et existentielle à cette substance. Cette philosophie moniste de l’absolu est spéculative dans la mesure où elle pense l’être absolu comme unité de déterminations opposées, plus exactement dans la mesure où elle dépasse le dualisme cartésien de la pensée et de l’étendue en reconnaissant la pensée et l’étendue comme les deux attributs — par nous seuls connus, mais parmi une infinité d’attributs — de l’absolu lui-même et en posant par suite toutes les modifications (déterminations) de ces attributs dans l’absolu. L’immanence ainsi postulée de l’absolu en toutes choses et de toutes choses en l’absolu élève la philosophie de Spinoza au rang des pensées proprement spéculatives, car elle pense l’absolu non pas comme un au-delà transcendant, mais comme un être présent et actuel, non pas comme un être suprême, mais comme la totalité substantielle de tout ce qui est. Le monisme de Spinoza, en introduisant, à l’époque moderne, dans la pensée européenne en général et dans la philosophie européenne en particulier l’intuition orientale de l’identité absolue — selon laquelle seul Dieu est effectif, tout le reste, c’est-à-dire tout ce qui est déterminé et fini, n’étant que passager et transitoire —, redonna ainsi ses lettres de noblesse à la spéculation et à la pensée de la totalité. Cet aspect authentiquement spéculatif s’exprime notamment dans cette affirmation de Spinoza, que Hegel estimait beaucoup et se plaisait à citer : toute détermination est négation (omnis determinatio est negatio)[17]. Par cette affirmation, Spinoza s’objecta au sens commun, pour lequel tout être déterminé et fini (alles Bestimmte und Endliche) est un être en soi, une réalité positive pour ainsi dire, et posa que tout être déterminé et fini est en vérité quelque chose de négatif, une négation de l’infini. L’être déterminé et fini n’est rien en soi, il n’est rien en lui-même et par lui-même, car tout ce qu’il est il l’est par l’infini, c’est-à-dire par la substance absolue, qui seule est. Il ne possède autrement dit aucun être propre par rapport à l’absolu, car seul celui-ci est l’être, le vrai et l’effectif. On doit remercier Spinoza pour cette importation dans la philosophie moderne d’une spéculation orientalisante. Et la philosophie de Spinoza constitue à cet égard un point de départ pour la pensée. Ceci ne signifie naturellement pas qu’il faille en rester à Spinoza, mais seulement qu’il faille débuter avec le spinozisme, c’est-à-dire débuter en adoptant ce point de vue du haut duquel il importe « de se détourner de tout être déterminé et particulier et de ne se régler que sur l’Un — de ne prêter attention qu’à l’Un, de n’honorer que l’Un et de ne reconnaître que l’Un[18] ».

Or, s’il importe de débuter avec le spinozisme, il importe tout autant de le dépasser, car, estime Hegel, le spinozisme ne reconnaît que partiellement (et donc faussement) l’importance et la signification du négatif en l’absolu. Autrement dit, c’est en s’interrogeant sur l’importance et la signification du négatif en l’absolu chez Spinoza que la philosophie spéculative peut déterminer la grandeur de la tâche à accomplir : substituer au spinozisme, doctrine de l’absolu comme totalité substantielle, une philosophie de l’absolu comme subjectivité ou comme totalité spirituelle (Esprit)[19]. Le spinozisme ne présente en effet, pense Hegel, qu’une compréhension abstraite et réductrice du négatif : en pensant Dieu comme être absolu ou encore comme substance absolue, Spinoza réduit l’être déterminé et fini — considéré sub specie aeterni — au rang de simple mode ou modification de l’absolu, donc à une apparence sans consistance propre, car tout être déterminé et fini n’est que dans et par la substance absolue. Hegel compare pour cette raison la substance spinoziste à un abîme en lequel sombre toute détermination. Voilà pourquoi le spinozisme n’est nullement un athéisme, comme plusieurs le pensent et le répètent. En effet, Spinoza ne nie aucunement l’existence de Dieu. Bien au contraire, il n’affirme que cela : Dieu seul existe. Le spinozisme est bien plutôt un acosmisme : il nie l’existence d’un monde des êtres déterminés et finis, car l’être déterminé n’est pour lui que le simplement négatif, ce qui en lui-même est nul (nichtig). En effet, le négatif pour Spinoza est en vérité das Nichtige, le nul[20], car seule la substance fermée sur elle-même (en tant que totalité substantielle), qui n’est soumise à aucune altération et à aucun devenir (en tant que totalité substantielle), est ce qui est en soi effectif et vrai. Le spinozisme, bien que philosophie de la totalité, réintroduit ainsi sournoisement un dualisme : le dualisme de l’en soi et du pour nous. Si, pour nous, le monde apparaît comme un ensemble d’êtres déterminés et finis, en vérité, c’est-à-dire en soi, tous ces êtres sont en Dieu et découlent de la perfection de la nature de Dieu comme les propriétés du triangle découlent de la nature du triangle[21]. En soi, donc, rien n’est déterminé, fini, isolé, séparé, mais tout est en Dieu et tout a été prédéterminé par la nature absolue de Dieu[22]. Par conséquent, la finitude est une illusion, car seul l’absolu est[23].

De tout ceci, il s’ensuit en premier lieu aux yeux de Hegel que la substance spinoziste n’est pas vivante, mais morte, n’est pas animée, mais figée, n’est pas libre en étant pour elle-même, mais impersonnelle et pétrifiée dans la nécessité de sa nature : elle ne se développe pas, car elle est d’emblée tout ce qu’elle peut être. Sa perfection signe, pour ainsi dire, son arrêt de mort. Autrement dit, la substance spinoziste demeure dans une immédiateté totale : elle est être absolu, et rien d’autre. Il s’ensuit par conséquent, en deuxième lieu, que ce faisant Spinoza ne reconnaît pas la véritable négativité au coeur de l’absolu, ne reconnaît pas la véritable médiation (Vermittlung) de l’absolu et du fini. En effet, de même que la substance spinoziste est la pure ou immédiate affirmation d’elle-même, de même l’être déterminé et fini est-il le pur ou immédiat négatif (le « nul »). La médiation de l’absolu et du fini — l’absolu portant, en tant que totalité substantielle, en lui-même cette médiation, et l’être déterminé et fini étant, en tant que modification de l’absolu, essentiellement un médiatisé (Vermitteltes) — demeure un mystère complet dans le spinozisme, le « passage » de l’infini au fini (la genèse possible et effective des êtres déterminés et finis) étant présupposé mais jamais expliqué. Qui plus est, l’être déterminé et fini étant posé comme négation de l’infini (comme le nul), la négativité est en vérité exclue de l’absolu : la négativité n’est pas conçue comme ayant son enracinement dans la substance absolue, et ce pour la simple et bonne raison que celle-ci n’est affectée en rien par celle-là. Les êtres déterminés et finis lui sont indifférents : ils ne troublent aucunement son repos et n’affectent en rien sa perfection. Ainsi, soutient Hegel, les déterminations que la substance spinoziste laisse apparaître (ou, plus rigoureusement, disparaître[24]) en son sein ne sont aucunement des autodéterminations par lesquelles cette substance se développerait et serait pour elle-même (et ainsi ferait retour en elle-même). Bien plutôt ne sont-elles que des différenciations qu’un entendement extérieur opère : l’entendement saisit le monde à l’aide de concepts comme la mesure, le temps et le nombre, mais ces concepts, assurément utiles pour nous, sont en soi de simples manières de penser (de « découper la réalité ») sans fondement véritable[25], car ils reposent sur des différenciations qui sont nulles en Dieu. En un Dieu qui n’est pas en et pour lui-même (réflexivité), mais seulement en lui-même (immédiateté).

Hegel estime par conséquent que Spinoza ne rend pas justice à la négativité, condition de possibilité de toute finitude en l’absolu. Il a certes très justement exprimé l’être déterminé et fini comme négatif, mais il n’a pas dépassé cette vue abstraite de la négation qui fait du négatif un être nul (en soi = 0) ; sa totalité est par conséquent elle-même abstraite, car elle supprime le négatif en l’absorbant[26]. Spinoza a ainsi méconnu que la véritable négation est la négation d’elle-même, qu’elle est l’autonégation de la substance absolue par laquelle celle-ci se développe de manière toujours plus concrète et parvient ultimement à sa perfection en devenant elle-même comme esprit absolu en se connaissant parfaitement en sa nature advenue. Si Spinoza n’est pas parvenu à l’idée spéculative de l’absolu comme Esprit s’autodéterminant et s’affirmant par la négation, c’est parce qu’il en est resté à la détermination de l’absolu comme substance. Suivant les termes de la Phénoménologie de l’Esprit, Spinoza a méconnu que l’absolu est certes substance, mais, en tant que substance vivante, fondamentalement sujet, soit le « mouvement de position de soi-même ou la médiation avec soi-même du devenir-autre à soi[27] » ; que l’absolu n’est pas principe, mais « qu’il est essentiellement résultat, qu’il n’est qu’à la fin ce qu’il est en vérité[28] ». Le progrès philosophique depuis Spinoza consiste pour l’essentiel dans le dépassement du concept de substance par celui de sujet ou d’Esprit, dans le passage de ce que nous pouvons appeler une « métaphysique de la substance » à une « métaphysique de la subjectivité ». Or ceci n’est possible pour Hegel qu’à la condition de saisir correctement la signification ou de mesurer précisément le « poids » de la négativité en l’absolu ; qu’à la condition de résoudre le problème de la médiation de l’absolu et du fini sans anéantir le fini dans l’absolu. Seule une philosophie de l’absolu comme Esprit, qui prend congé de la métaphysique de la substance, peut résoudre ce problème adéquatement et reconnaître justement la négativité et la finitude dans l’absolu. Telle est l’interprétation hégélienne du spinozisme.

Il me semble indiqué de parler ici de spinozisme et non de la philosophie de Spinoza, car le spinozisme incarne pour Hegel une posture philosophique qui ne se limite pas historiquement et conceptuellement à Spinoza. De plus, en s’expliquant dans les années d’Iéna avec le spinozisme, c’est en fait autant avec Spinoza qu’avec Schelling que Hegel fut aux prises[29] ; car pour Hegel, Schelling — le Schelling de la philosophie de l’identité — évolue alors dans le cadre du spinozisme tel qu’il a été esquissé précédemment[30]. Certes, la philosophie de l’identité de Schelling n’est pas du tout une redite de la philosophie de Spinoza. Mais pour Hegel il y va au fond — à tort ou à raison — d’une même conception de l’absolu sous l’emprise de la métaphysique de la substance et par conséquent d’une même conception de la médiation de l’absolu et du fini. Que l’absolu schellingien s’appelle indifférence du subjectif et de l’objectif ne change rien à l’affaire : ce qui fédère les pensées de Spinoza et de Schelling, estime Hegel, c’est qu’elles abolissent le fini dans l’absolu, qu’elles écartent la négativité de l’absolu. Les deux images qu’utilise Hegel pour illustrer leurs pensées en témoignent : Hegel compare d’une part, nous l’avons vu, la substance spinoziste à un abîme en lequel sombre toute détermination. D’autre part, il compare, comme c’est bien connu, l’absolu de Schelling à cette nuit où toutes les vaches sont noires[31], c’est-à-dire à une noirceur au sein de laquelle on ne différencie rien, où toutes les couleurs (les déterminations) sont réduites à néant, où règne l’identité froide de l’obscurité. Si la loi suprême de l’absolu est la loi de l’identité : A = A, comme l’écrit Schelling dans l’Exposition de mon système de philosophie[32], alors le redoublement du « A » dans « A = A » signifie que toute différence, dans l’absolu, n’en est pas vraiment une. Il y a certes de l’opposition dans l’absolu (il y a deux A), mais cette opposition est finalement = 0, car elle s’inscrit totalement dans l’identité. Le trait fondamental de l’absolu est ainsi la perpétuelle identité à soi. Par conséquent, « rien dans l’absolu n’est véritablement fini, mais tout est absolu, parfait, semblable à Dieu, éternel[33] ». La finitude n’est ici aussi qu’une apparence, et le fini qu’une négation, qu’un nul : il n’est pas, car seul l’absolu est. Schelling n’a pu s’élever au concept d’Esprit pour la même raison que Spinoza ne l’a pas pu, à savoir parce qu’il n’a pas intégré la négativité dans l’absolu. Or pour s’élever au concept d’Esprit, il faut abandonner la métaphysique de la substance pour une métaphysique de la subjectivité qui pose l’absolu comme sujet.

Or cette voie, la voie de la métaphysique de la substance de caractère spinoziste, que Hegel rejette explicitement dans la Préface à la Phénoménologie de l’Esprit, il la connaît bien, car il l’a déjà croisée et empruntée. À Francfort dans une certaine mesure, mais surtout à Iéna. En effet, envisage-t-on la période d’Iéna sous l’angle du rapport de Hegel au spinozisme, alors cette période peut être divisée en deux phases principales : une première phase qui va de 1801 à l’été 1803, de l’Écrit sur la différence à l’essai Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel. C’est l’époque de la collaboration avec Schelling, l’époque du Journal critique de philosophie. Cette phase est caractérisée par une forte influence spinoziste. On peut distinguer une seconde phase qui va de l’été 1803 jusqu’à la publication de la Phénoménologie de l’Esprit en 1807. À la lumière des textes qui nous sont parvenus, la transition s’opère précisément à l’été 1803 : c’est à l’été 1803 que Hegel franchit son Rubicon et passe d’un absolu-substance à un absolu-sujet. À l’été 1803, le Privatdozent Hegel donne deux cours à l’Université d’Iéna : un cours sur le droit naturel, dont il ne nous est rien parvenu, et un cours intitulé « Système de la philosophie spéculative » (System der spekulativen Philosophie), dont il nous reste heureusement trois fragments de philosophie de l’Esprit[34]. Heureusement, car le fragment intitulé par les éditeurs Das Wesen des Geistes… (« L’essence de l’Esprit… ») constitue selon toute apparence le point tournant, la trace écrite où Hegel franchit définitivement la clôture.

Nous exhiberons d’abord l’influence décisive du spinozisme sur Hegel pendant la première phase d’Iéna (1801-été 1803) en nous arrêtant à l’écrit sur La Différence de 1801[35]. Nous examinerons ensuite le fragment « L’essence de l’Esprit… » de l’été 1803, car ce texte possède, comme l’affirme à juste titre W. Jaeschke, une signification considérable pour la genèse de la philosophie hégélienne de l’Esprit[36].

III. Le spinozisme dans l’écrit sur La Différence

Avant 1801, Hegel n’ignore pas Spinoza, mais le spinozisme n’occupe pas vraiment, du moins pas explicitement sa pensée. Nous savons certes par Rosenkranz que Hegel lut — mais du reste comme tout jeune intellectuel de l’époque — au Stift de Tübingen les Lettres sur la doctrine de Spinoza de Jacobi[37]. Mais il n’est question d’aucune lecture attentive des oeuvres du philosophe néerlandais. Les oeuvres de jeunesse de l’époque de Tübingen et de Berne ne manifestent en tout cas ni une familiarité avec la philosophie de Spinoza, ni un intérêt marqué pour celle-ci. C’est à Francfort qu’un rapprochement de Hegel avec le spinozisme se fait jour. Du moins les essais philosophico-religieux de cette période (avant tout L’Esprit du christianisme et son destin et le Fragment de système de 1800) témoignent-ils que l’esprit du spinozisme, à défaut de sa lettre, souffle sur la philosophie hégélienne. Ces essais se situent, par leur recherche d’une authentique élévation religieuse de la vie finie à la vie infinie, dans le sillon tracé par la querelle du panthéisme. Le Hegel de Francfort était indiscutablement à la recherche d’un absolu unifiant et résorbant en lui toutes les oppositions. Cet absolu, que Hegel pense comme vie, a les traits de l’unitotalité panthéiste : la vie est cet être absolu qui se scinde lui-même en lui-même et qui engendre en son sein une pluralité de modifications finies. La philosophie francfortoise de la vie, que Dilthey a décrite comme un panthéisme mystique[38], est un « panthéisme de la vie » qui évolue dans le giron spinoziste.

Le spinozisme apparaît explicitement et spectaculairement dans l’oeuvre de Hegel à Iéna, et d’abord dans l’écrit sur La Différence rédigé à l’été 1801. Cette présence soudaine chez Hegel du spinozisme s’explique sans doute par l’influence de Hölderlin, que Hegel fréquente à Francfort et dont le roman Hypérion esquisse une philosophie de la beauté comme unitotalité de type panthéiste[39], mais également et dans une grande mesure par Schelling. Or celles-ci font non seulement abondamment référence à Spinoza, mais elles renouvellent un certain spinozisme[40]. Cette étude explique en partie le panthéisme de Francfort. Par ailleurs, à partir de janvier 1801, Hegel et Schelling se côtoient quotidiennement à Iéna ; Hegel a donc assisté à la rédaction de l’Exposition de mon système de philosophie, l’oeuvre fondatrice de la philosophie de l’identité et ouvertement spinoziste, que Schelling fait paraître en mai 1801. Bref, Schelling a selon toute vraisemblance orienté en grande partie Hegel vers Spinoza, et ce dès les années francfortoises[41].

L’influence du spinozisme sur Hegel de 1801 à l’été 1803 se manifeste de deux manières. Premièrement par la réhabilitation hégélienne de la spéculation comme mode de connaissance de l’absolu. Deuxièmement par la conception de l’absolu comme « totalité substantielle ». Ces deux plans étant interdépendants, je les envisagerai conjointement[42].

Ce qui saute aux yeux lorsqu’on compare l’écrit sur La Différence aux textes de Francfort, c’est tout d’abord cette réhabilitation de la spéculation ou de la raison spéculative. La raison spéculative est, depuis la Critique de la raison pure, tombée en discrédit. Kant a nié sa prétention à connaître l’absolu. Par là, il a signé le divorce de la raison spéculative et de l’absolu. Or le jeune Hegel, et tout spécialement le Hegel de Francfort, partageait cette idée : la raison spéculative n’atteint pas l’absolu, car elle découpe la réalité à partir d’oppositions exclusives, comme celles du fini et de l’infini, du réel et de l’idéel, du libre et du nécessaire, etc. Ainsi, pour connaître spéculativement l’absolu faudrait-il le déterminer à partir de telles oppositions, l’enfermer dans de telles oppositions, ce qui reviendrait à le finitiser et donc à nier son absoluité. Pour le jeune Hegel, ce n’est pas la philosophie, mais la religion qui atteint l’absolu, du moins cette religion que Hegel articule à Francfort à partir de la triade vie-foi-amour. Or cette idée, qui traverse L’Esprit du christianisme et son destin et que Hegel soutient toujours en septembre 1800 (dans le Fragment de système de 1800), est définitivement rejetée quelques mois plus tard dans l’écrit sur La Différence. On assiste à un retournement complet. En effet, Hegel y introduit une distinction de lettre kantienne mais d’esprit spinoziste qui tranche radicalement avec sa pensée antérieure : la distinction entre la spéculation rationnelle et la réflexion d’entendement. Il s’agit ni plus ni moins d’un renouvellement du paradigme spéculatif de la philosophie — et ce contre les paradigmes pratique (Kant, Fichte), esthétique (Schiller), fidéiste (Jacobi), sceptique (Schulze), etc. —, un renouvellement qui passe ici, pour ainsi dire, par la réactualisation du second corollaire de la proposition XLIV de la deuxième partie de l’Éthique de Spinoza : « Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous un certain aspect de l’éternité[43] ». Car, suivant la proposition XLVII de la même partie : « L’Esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu[44] ». Précisons.

Alors que le jeune Hegel entendait remettre l’homme auprès de l’absolu par la restauration d’une forme de vie politico-religieuse, le Hegel d’Iéna, qui prend acte au tournant du siècle de l’échec inévitable de cette restauration, entend le faire par la seule philosophie, mais par une philosophie dont l’organe est la spéculation[45]. La tâche est désormais de connaître l’absolu, au sens éminent du terme. Hegel n’admet plus un seul mode de connaissance, mais deux : un mode fini (la réflexion d’entendement), et un mode infini (la réflexion spéculative ou rationnelle). La réflexion d’entendement est une force de détermination et de limitation[46] : l’entendement appréhende la réalité au moyen de déterminations opposées. Pour l’entendement, la réalité se laisse connaître à partir d’oppositions exclusives (de disjonctions) comme celles du fini et de l’infini, du matériel et du spirituel, du moi et du non-moi, etc.[47] Or, déterminer ainsi la réalité, c’est considérer chaque chose dans ses limitations essentielles, c’est considérer chaque chose comme étant limitée : si x est A, alors il n’est pas -A. X est ou bien A, ou bien -A. Par conséquent, l’objet de l’entendement est toujours une réalité finie, limitée, opposée à d’autres qu’elle nie et par lesquelles elle est niée[48]. La réflexion d’entendement évolue donc entièrement dans le champ de la finitude et ne sort jamais du dualisme ; chez elle, la différence l’emporte sur l’identité[49].

Qu’en est-il alors de l’absolu du point de vue de l’entendement ? Hegel répond : pour ne pas finitiser l’absolu, ce qui serait contradictoire, l’entendement le conçoit formellement comme indétermination, comme identité pure[50]. Pour l’entendement, l’absolu est autrement dit ce qui est au-delà de toute opposition et de toute détermination, donc de toute négation. Mais en vérité, dit Hegel, l’entendement, en voulant conserver la pureté et l’infinité de l’absolu, le finitise, précisément parce qu’il exclut de l’absolu tout le champ de la détermination et de la finitude : en posant l’absolu comme le tout-autre du fini, l’entendement fait de l’absolu un être limité et opposé, c’est-à-dire un être qui a dans le fini safin, sa limite[51]. Et inversement, en isolant le fini de l’absolu, l’entendement absolutise le fini, c’est-à-dire qu’il en fait quelque chose de substantiel, de positif, d’autonome. En un mot, l’entendement finitise l’absolu et absolutise le fini. Or c’est là aussi bien nier l’absoluité de l’absolu que nier la finitude du fini. La réflexion d’entendement se montre non seulement incapable de penser l’absolu en sa vérité (en son absoluité), mais elle est également incapable de penser le fini en sa vérité (en sa finitude).

Seule la spéculation, soutient Hegel, pense l’absolu dans sa véritable absoluité et le fini dans sa véritable finitude. Toute l’oeuvre de la spéculation consiste à recomposer la réalité que l’entendement décompose, et ce en reconduisant les opposés à leur unité, c’est-à-dire en les supprimant comme opposés[52]. Or cette oeuvre de la spéculation repose sur le savoir — par intuition transcendantale[53] — de l’absolu non pas comme identité formelle et indéterminée, mais comme identité de l’identité et de la non-identité[54], selon la formule de Hegel, donc comme identité qui n’exclut pas la détermination mais la contient ; identité pleine et concrète accessible seulement au savoir rationnel, qui réunit la réflexion spéculative et l’intuition transcendantale[55]. Malgré les apparences, nous ne sommes pas encore ici en présence de la définition de l’absolu de la Phénoménologie de l’Esprit, de l’absolu qui se réalise en tant qu’Esprit. En effet, cet absolu que connaît la spéculation est, dans l’écrit sur La Différence, une totalité substantielle de type spinoziste. Que l’absolu soit une totalité pour Hegel, ce n’est pas nouveau. De Tübingen à Berlin, Hegel a toujours pensé l’absolu comme totalité. Ce qui est nouveau cependant, et c’est ce qui caractérise la première phase d’Iéna et la distingue de la seconde phase, c’est la définition de l’absolu comme totalité substantielle. Il suffit d’examiner le statut qu’accorde Hegel à l’être déterminé et fini dans l’absolu pour s’en convaincre. La question à résoudre est celle-ci : comment, selon l’écrit sur La Différence, l’être déterminé et fini est-il dans l’absolu ? De quel type d’immanence et de médiation s’agit-il ?

L’absolu est totalité substantielle au sens où tout être déterminé et fini n’est que dans la mesure où il est dans l’absolu comme une expression déterminée de l’absolu. Hegel en donne l’image suivante : « Pour la spéculation, les êtres finis sont des rayons du foyer infini dont ils émanent et qui prend forme par eux ; le foyer se trouve posé en eux comme ils le sont en lui[56]. » Un tel absolu n’exclut pas la finitude, car il s’exprime en chaque réalité finie. Inversement, chaque réalité finie est inscrite dans l’absolu comme son expression ; donc elle n’exclut pas l’absoluité, puisqu’elle est en soi absolue. Hegel écrit : « Chaque être limité réside lui-même dans l’absolu, ainsi est-il intérieurement illimité ; il perd sa limitation extérieure une fois posé dans l’ordre systématique de la totalité objective ; dans cette totalité, il porte sa vérité d’être limité ; et déterminer sa place dans cette totalité, c’est le connaître[57]. » La spéculation, qui reconduit le fini à l’absolu et qui reconnaît l’absolu dans le fini, ne commet donc pas la double erreur de l’entendement : elle ne finitise pas l’absolu ni n’absolutise le fini. Ainsi la spéculation considère-t-elle tout selon le rapport de substantialité, et non pas, comme l’entendement, selon le rapport de causalité[58]. L’être fini n’est pas l’effet extérieur de l’absolu, et l’absolu n’est pas la cause transcendante du fini, ce que Spinoza nomme la cause transitive[59]. Hegel actualise à sa manière la détermination spinoziste de Dieu comme causa sui[60] et comme cause immanente (et non transitive) de toutes choses. L’être fini n’est pas l’effet de l’absolu, soit ce qui vient de l’absolu mais est séparé de lui, mais il est l’accident ou le produit de l’absolu, soit ce qui vient, certes, après l’absolu, mais ce en quoi l’absolu se pose de manière déterminée et ce qui n’a de réalité qu’en l’absolu. Inversement l’absolu est la totalité de ses accidents, de ses produits, et non leur cause extérieure. Entre l’absolu et le fini, c’est donc un rapport de substantialité, non de causalité, qui existe : c’est le rapport spinoziste entre la nature naturante et la nature naturée[61]. Et voilà pourquoi l’absolu est totalité substantielle : seul l’absolu est « en soi », est substance, tous les êtres finis et déterminés étant en l’absolu[62].

Ce qui fait de l’absolu de l’écrit sur La Différence une totalité substantielle de type spinoziste, c’est donc premièrement que l’absolu est présenté comme ce qui ne sort jamais de soi (de son identité) mais produit en soi une multiplicité d’êtres finis et déterminés et que, deuxièmement, ces êtres, produits de l’absolu, n’ont aucune subsistance propre. La spéculation, qui considère tout dans l’horizon de l’identité absolue, considère donc tout sous un certain aspect de l’éternité, comme dit Spinoza[63]. Et de même que chez Spinoza « Dieu seul est cause libre, car il est le seul qui existe par la seule nécessité de sa nature[64] », de même l’absolu hégélien est-il à la fois libre et nécessaire[65] : libre, car il demeure identique à lui-même en chacune de ses déterminations ; nécessaire, parce que l’ensemble des expressions de l’absolu sont organisées selon l’ordre de la nature et l’ordre de l’intelligence, ces deux ordres étants interdépendants, car ils sont les deux manifestations principales de l’absolu. En un mot, l’absolu est un système de la liberté et de la nécessité que la philosophie spéculative doit reconstruire pour la conscience : en construisant d’une part un système de la nature qui connaît l’absolu dans l’objectivité naturelle et inconsciente (comme sujet-objet objectif, où la nature est substance absolue et l’intelligence, accident[66]), d’autre part un système de l’intelligence qui connaît l’absolu dans la subjectivité consciente d’elle-même (comme sujet-objet subjectif, où l’intelligence est substance absolue et la nature, accident[67]) ; enfin, en construisant un système retraçant comment l’absolu comme totalité substantielle apparaît dans l’art, la religion et finalement dans la spéculation philosophique[68].

La réhabilitation hégélienne de la spéculation et la définition de l’absolu comme totalité substantielle constituent les deux plans où s’exerce une forte influence du spinozisme. Mais ceci ne fait pas pour autant de la pensée hégélienne une pensée spinoziste à proprement parler. Car non seulement l’écrit sur La Différence exprime des idées anti-spinozistes (rejet du modèle mathématique, rejet de la méthode fondationnelle[69], etc.), mais il contient déjà le germe de sa propre Aufhebung. Et cette Aufhebung passe par la redéfinition de la médiation de l’absolu et de l’être fini. En d’autres termes, c’est en repensant le statut de l’être fini dans l’absolu que Hegel s’engage dans une véritable confrontation avec le spinozisme. Examinons brièvement dans quelle mesure ce germe est déjà présent dans l’écrit sur La Différence, ensuite son éclosion dans le fragment de l’été 1803.

Dans le chapitre sur le besoin de la philosophie, Hegel écrit que la tâche de la philosophie consiste à « poser l’être dans le non-être comme devenir, la scission dans l’absolu comme sa manifestation et le fini dans l’infini comme la vie[70] ». Le germe en question est tout entier déposé ici : l’absolu n’est pas, mais il devient. Il n’est pas replié sur lui-même, mais il se manifeste. Il n’est pas mort, mais il est vivant, mieux : il est la vie même[71]. L’influence spinoziste n’aura pas eu raison du Hegel de Francfort, du philosophe de la vie. Hegel devient de plus en plus convaincu que la substance une et infinie de Spinoza, mais aussi l’absolu schellingien de la philosophie de l’identité exclut le devenir, la vie, le temps, l’histoire, bref la négativité ; que le spinozisme, un allié dans la lutte contre les philosophies dualistes de l’entendement, en reste lui aussi à un absolu abstrait, formel et statique, qui plus est qui n’arrive ni à expliquer l’existence de l’être fini dans l’absolu, ni à le penser dans l’absolu autrement qu’en l’anéantissant (en le posant comme nul ou en soi = 0)[72]. Spinoza n’explique pas du tout l’existence ou la genèse de l’être fini dans l’absolu. Et Schelling, pour l’expliquer, développe d’abord, dans l’Exposition et les Exposés ultérieurs, une théorie de la différence quantitative, ensuite, dans Philosophie et religion, une théorie de la chute, qui réduisent toutes deux l’être fini au rang d’apparence au-dessus duquel plane, dans son éther et sa pureté, l’indifférence originelle. Hegel devient de plus en plus conscient que la finitude constitue, pour reprendre le mot de X. Tilliette, l’écharde de la philosophie de l’identité[73]. Il faut penser autrement la négativité dans l’absolu : telle est la pensée que Hegel suggère déjà dans l’écrit sur La Différence, qui germera dans son esprit de 1801 jusqu’à l’été 1803, c’est-à-dire jusqu’à l’éclosion, jusqu’à l’éclatement du cadre de la métaphysique de la substance. Examinons maintenant le fragment de l’été 1803 « L’essence de l’Esprit… » où s’opère la transition[74].

IV. Le Fragment de 1803

De manière générale, ce court fragment aborde le rapport de l’Esprit à la nature. L’Esprit, y écrit Hegel, n’est pas, ou encore il n’est pas un être, mais il est un être-devenu (Gewordensein). L’Esprit vient à lui-même, il fait retour en soi. Le thème du retour en soi, qui est absent de l’écrit sur La Différence mais qui est au centre du système de la maturité, apparaît ici distinctement. L’être-devenu, c’est-à-dire le fait pour l’Esprit de n’être pas principe mais résultat, tranche ici avec une détermination substantialiste de l’absolu. Mais Hegel va plus loin et décrit le dynamisme de l’Esprit en ces termes : « L’Esprit est uniquement l’acte de sursumer son être-autre ; cet autre, qu’il est lui-même, est la nature ; l’Esprit est uniquement l’acte de se rendre identique à soi à partir de cet être-autre. Son essence n’est pas l’identité à soi, mais de se rendre identique à soi[75]. » Deux choses sont à relever dans cet extrait. Premièrement, l’Esprit n’est pas identité à soi. Le mot allemand est Sichselbstgleichheit. Il s’agit d’un terme fréquent chez Schelling. L’opposition à Schelling et plus généralement au spinozisme m’apparaît ici évidente. Deuxièmement, la vie de l’Esprit consiste à s’opposer une nature, à la nier et à venir à soi. Plus loin, ce procès est décrit comme une libération de la nature, c’est-à-dire comme une libération de la déterminité[76] : il ne s’agit pas ici d’une négation abstraite, d’une annihilation pure et simple de la déterminité, mais d’un devenir-universel. Mais comment l’Esprit se libère-t-il de la nature ? Hegel répond : « L’Esprit sursume la nature ou son être-autre en reconnaissant cet être-autre comme lui-même, en reconnaissant que la nature n’est rien d’autre que lui-même posé comme un opposé. Par cette connaissance l’Esprit devient libre, ou encore c’est seulement par cette libération qu’il devient Esprit ; il s’arrache de la puissance de la nature lorsque celle-ci cesse d’être un autre pour lui[77] […]. » L’Esprit se libère donc de la nature en la reconnaissant comme lui-même. Sursumer la nature, c’est la nier comme nature, c’est la reconnaître comme le présupposé de l’Esprit, comme sa sortie de soi, son être-autre, bref comme l’autre nécessaire à la venue à soi de l’Esprit. La connaissance de soi, la réflexivité est donc au coeur de l’Esprit, au coeur de l’absolu. Dans ce fragment apparaît aussi la fameuse expression hégélienne Beysichselbstseyn, l’être auprès de soi : l’Esprit se libère de la nature, vient à lui-même et est auprès de soi[78].

Mais de quelle nature s’agit-il ici ? D’après le petit contexte (le fragment) et le grand contexte (le développement de Hegel à Iéna), il appert que la nature dont il est ici question est double : d’une part la nature physique, d’autre part la nature éthique (la seconde nature, la Sittlichkeit). Le mouvement de libération de la nature vaut autant pour l’une que pour l’autre : d’une part l’Esprit nie la nature physique en l’élevant à l’universalité de la pensée ; d’autre part l’Esprit nie sa nature éthique, c’est-à-dire qu’il assimile ou intériorise ce monde objectif engendré par lui (le monde historique des institutions intersubjectives), s’y reconnaît comme esprit universel et s’élève ainsi au savoir absolu. Le thème de l’histoire comme « lieu » du devenir de l’Esprit et comme libération de la nature (physique et éthique), thème qui occupe un statut très ambigu dans l’écrit sur La Différence mais qui trouve sa formulation complète dans la Phénoménologie de l’Esprit, entre en scène pour la première fois dans ce fragment. Le spinozisme, philosophie de la nature et non de l’histoire, apparaît désormais inconciliable avec une philosophie de la libération de la nature et d’un Esprit se réalisant historiquement. Toute l’interprétation et la critique berlinoises du spinozisme s’est construite, on le voit, à Iéna.

Si la première phase d’Iéna postule l’immanence de l’être fini dans l’absolu selon un modèle substantialiste, comme l’atteste l’écrit sur La Différence, la seconde phase, qu’inaugure le fragment « L’essence de l’Esprit… », rompt avec cette métaphysique de la substance, qui ne rend pas justice à la négativité, au profit d’une métaphysique de la subjectivité ou de l’Esprit. C’est en méditant le problème de la négativité, en s’interrogeant sur le rapport de l’Esprit à la nature que Hegel emprunta la voie qui mène à l’esprit absolu, une voie qui est parallèle à la voie spinoziste, mais qui ne rencontrera jamais plus la voie spinoziste. Mais après tout, peut-on dire que Hegel emprunta un temps la voie spinoziste ? Hegel fut-il spinoziste ? La difficulté de trancher cette question témoigne d’un rapport tendu que Hegel entretint avec le spinozisme, et ce d’Iéna à Berlin. Car il paraît évident que le Hegel de l’écrit sur La Différence, bien qu’il fut influencé de manière décisive par le spinozisme, était déjà le Hegel de la maturité. De telle sorte que la rupture avec le spinozisme (la rupture avec Schelling l’atteste) était rétrospectivement inévitable, comme était inévitable à maints égards le rejet de l’idéal de jeunesse au profit d’une réhabilitation de la spéculation. Chez Hegel, et contrairement à Schelling notamment, la continuité triomphe de la discontinuité. De Tübingen à Berlin, Hegel n’a pas changé, il est seulement devenu lui-même. Hegel est à l’image de l’absolu que sa philosophie exalte : il est un Gewordensein.