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Introduction

Le démantèlement progressif des grandes dichotomies, toutes fondées sur la distinction fondamentale entre le soi et l’autre (sens ou forme, traduction ou création, littéralité ou ethnocentrisme), semble avoir supprimé les alternatives binaires et engagé la traduction vers une définition nouvelle. Antoine Berman, au fil de ses écrits, la conçoit davantage en termes d’échange, de dialogue entre soi et l’autre – et c’est ainsi qu’elle est envisagée aujourd’hui par bien des traducteurs ou traductologues. La traduction serait-elle reléguée à un espace indéterminé ou intermédiaire, ni même ni autre, devenue sans visage, sans figure ?

L’idée d’un dialogue, d’un échange interculturel et interlinguistique semble engager au contraire la réévaluation de la figure de l’auteur, et surtout celle du traducteur. Celui-ci ne se voit plus cantonné à un simple rôle de transmetteur passif, d’agent de transfert d’une langue à une autre. Les tendances des vingt dernières années en traductologie semblent enfin mettre en avant le rôle du traducteur, sujet actif de l’acte de traduire. Ainsi, paradoxalement, la remise en question des grandes dichotomies, et leur dépassement, va dans le sens de la réémergence de la figure du traducteur.

Nous pourrions aller plus loin et dire qu’il s’agit cette fois de la figure du traducteur au sens d’un être qui s’investit dans cette expérience humaine qu’est la traduction. Telle est en tout cas la position du poète contemporain Yves Bonnefoy, grand traducteur des oeuvres de Shakespeare et de Yeats[1]. Quels sont les enjeux de cette conception du traduire ? À la lumière des travaux de Meschonnic, nous verrons qu’elle suppose de prendre en compte la subjectivité qui est à l’oeuvre dans le texte littéraire, envisagé comme un discours; à cette subjectivité doit répondre la subjectivité du traducteur. À une poétique doit répondre une poétique. Bonnefoy creuse cette réflexion dans le cadre de la traduction de la poésie : au-delà de cette continuité entre sujet et discours, il définit la poésie comme l’articulation entre une existence et une parole. C’est à cette articulation, présente dans le texte original, que le traducteur devra répondre; en cela, sa traduction se situera en poésie. Mais il devra aussi préserver cette articulation : or, pour être fidèle à la parole d’un être, il faut respecter la forme prise par cette parole. La traduction se verra alors chargée d’une densité de présence : présence de Shakespeare ou de Yeats autant que de Bonnefoy. Il respecte en cela la double dimension éthique et poétique souhaitée par Berman et par Meschonnic. Il s’agira pour nous d’examiner comment la figure de ce traducteur qu’est Bonnefoy, en un échange toujours approfondi avec l’auteur de l’original, se construit par et dans le traduire.

De la subjectivité du texte poétique

Lorsque Bonnefoy décide de traduire Shakespeare, ce n’est pas cette figure majeure de la littérature anglaise élisabéthaine qu’il tente de saisir, mais un être dont il veut s’approcher. L’impulsion première du traduire vient d’une certaine empathie avec l’auteur, non d’une simple jouissance de son texte mais d’un acte d’amour : « il ne faut songer à traduire que les poètes que l’on aime vraiment beaucoup » (Bonnefoy, 2000e, p. 79), écrit-il. Bonnefoy cherche à entrer en contact avec Shakespeare, à partager l’expérience qu’il a vécue et mise en poésie. Les termes d’ « admiration » et d’ « affection », qui reviennent souvent dans les essais de Bonnefoy sur la traduction, mettent en valeur la dimension humaine de l’acte traducteur. De la même manière, c’est parce qu’il s’est senti proche du poète William Butler Yeats, de ses combats et de ses aspirations, qu’il a choisi de le traduire. Il précise ainsi, dans sa préface aux Quarante-cinq poèmes de Yeats, que son attention « est allée à un texte, bien sûr, mais plus encore à une personne » (Bonnefoy, 1998b, p. 227). Lorsque Bonnefoy aborde un texte, il cherche donc à remonter à l’être qui l’a produit, toute oeuvre poétique étant liée à une existence, dont elle ne peut être séparée, car elle en est le fruit.

Bonnefoy est traducteur de poésie[2]; or, pour lui, la poésie est l’espace où prend forme une expérience singulière, où s’articulent une expérience et une parole. Arrêtons-nous sur ce terme de « parole », que Bonnefoy prend soin de différencier du « langage » : tandis que le langage est système, la parole est pour lui « présence »; toute parole est d’abord parole d’un sujet, parole d’un sujet qui en est l’origine et s’y manifeste. On retrouve, en amont de cette définition, la distinction faite par Saussure entre langue et parole; Henri Meschonnic reprend justement cette distinction, qui est, selon lui, au fondement même des enjeux du traduire. Dire que le discours est l’activité d’un homme en train de parler, c’est mettre le sujet en son centre. Aborder un texte littéraire comme le discours d’un sujet modifie tout le rapport au traduire. Parallèlement, quand Bonnefoy parle de traduire non le langage mais une parole poétique, il souligne le caractère vivant de la parole, celle-ci étant indissociable de l’être qui est à sa source.

Ainsi, lorsqu’il traduit Shakespeare, qui est d’abord un poète aux yeux de Bonnefoy, et qu’il qualifie donc de poète dramatique plutôt que de dramaturge, c’est à un être dont la parole poétique se ramifie dans ses différents personnages qu’il est sensible. Bonnefoy ne voit pas dans les figures du théâtre shakespearien de simples objets de réflexion, des individus à l’existence purement textuelle. Shakespeare se transporte pour ainsi dire dans ces figures et, au-delà de celles-ci, sa parole poétique vient finalement révéler son être profond. Ainsi, « Hamlet ne signifie vraiment que si nous reconnaissons en lui cette grande métaphore en devenir, inconsciente en partie de soi, ouverte, par laquelle le poète lui-même, et non quelque personnage qu’il imagine, se projette dans l’exprimé » (Bonnefoy, 1998a, p. 208). Shakespeare a, selon Bonnefoy, vécu chacun de ses personnages « comme la métaphore autonome de ce qu’il était lui-même en puissance » (Bonnefoy, 1998a, p. 198); dès lors, chaque figure est comme une parcelle de son être; à travers elle, Shakespeare a eu accès à lui-même. Or, cela n’a été possible que parce que, dans chacun de ses personnages, Shakespeare a su faire vivre sa parole de poésie : chacun d’eux est porteur d’une partie de son expérience, expérience dans laquelle prennent racine les multiples ramifications de son verbe poétique.

Ainsi, de même qu’à travers la matérialité du texte, c’est la parole d’un être que Bonnefoy essaie d’entendre, derrière ces figures, c’est une vérité humaine qu’il recherche. En témoignent d’ailleurs les divers textes de réflexion que Bonnefoy a produits sur le théâtre shakespearien et plus particulièrement sur ses personnages[3], d’un point de vue non seulement philosophique mais psychologique, voire psychanalytique, aspirant à une « vue plongeante sur les âmes » (Lawler, 2002, p. 794). Au fil de ses essais, Bonnefoy s’attache d’ailleurs de plus en plus à l’intériorité de ces personnages, qu’il cherche à comprendre afin de les faire revivre dans ses traductions. Voilà entre autres ce qui lui a permis de ne pas produire, comme les traducteurs qui l’ont précédé, un « Shakespeare décorporé» (Bonnefoy, 1998c, p. 177). Si, comme nous l’avons vu, chacune de ces figures de théâtre est « un des chiffres en quoi Shakespeare s’engage pour accomplir la découverte, et la transfiguration, la ‘restitution’ de son être propre » (Bonnefoy, 1998a, p. 208), c’est aussi, précise Bonnefoy, « une figure autonome, incarnant un des grands moments de l’expérience de tous les hommes, - c’est une parole, par conséquent, que je puis moi aussi comprendre et recréer poétiquement » (Bonnefoy, 1998a, p. 208). Ainsi, du fait que la parole poétique de Shakespeare a pris forme théâtrale, elle est devenue d’autant plus vivante, exprimant à travers ses personnages les aspects les plus essentiels de la conscience commune, une vérité humaine partageable. La poésie dramatique de Shakespeare devient un lieu d’échange, un espace de rencontre où le traducteur est invité à entrer. Plus qu’une parole subjective, elle est parole intersubjective; si c’est là une caractéristique de toute poésie pour Bonnefoy, la poésie dramatique rend cette dimension d’autant plus sensible. Ne reste au lecteur ou au traducteur qu’à rejoindre cette parole pour lui donner corps à son tour.

De la même manière, Bonnefoy invite le lecteur de ses traductions à redonner chair aux figures qui traversent les poèmes de Yeats. En cette figure de femme à laquelle Yeats a recours pour signifier l’Absolu, il faut reconnaître la belle et farouche Maud Gonne, celle qui fut « dès leurs vingt ans son amie la plus chère » (Bonnefoy, 1998b, p. 231); ni égérie ni fantôme, c’est un être bien réel que Yeats évoque dans ses poèmes. A Bronze Head prend une autre dimension dès lors qu’il se révèle être « l’ultime méditation » (Bonnefoy, 1998b, p. 231) consacrée par le poète irlandais à la jeune femme à la fin de sa vie, à celle qui préféra militer pour l’indépendance de l’Irlande plutôt que de céder à l’aiguillon du désir. Tous deux souffraient de l’opposition entre un Idéal souhaité et un réel vécu, ce dont le poème Among School Children est la métaphore; ce poème, loin de n’être qu’une succession d’idées contradictoires, comme ont pu le croire certains critiques, est dense des expériences de toute une vie. Inspiré par une petite écolière qui lui rappela Maud, il évoque ce malheureux souvenir d’enfance que la jeune femme lui raconta au début de leur amitié, tout en engendrant de multiples associations inconscientes. Véritable méditation sur la vie et ses espérances déçues, ce poème est bien davantage que « philosophie versifiée » (Bonnefoy, 1998b, p. 249) et possède toute l’épaisseur d’un vécu.

Quant aux mythes et aux symboles qui peuplent l’univers poétique de Yeats, ne viennent-ils pas empêcher une vérité de parole, ne sont-ils pas dissimulation de l’être du poète ? Yeats avait une foi réelle en les puissances de l’imagination et, pour lui, tout grand art s’associait nécessairement aux symboles. Il a cependant su, selon Bonnefoy, se détourner « de ce qui ne ferait que bâtir une idéalité sans substance », « désireux de rapatrier les symboles dans son existence la plus immédiatement quotidienne » (Bonnefoy, 1998b, p. 239). Bonnefoy approuve de toute évidence ce rejet de la spéculation abstraite pour revenir à la réalité ordinaire, matière même d’une parole de poésie authentique. Lorsque Yeats chante l’Irlande, c’est moins en patriote idéaliste que pour en louer les beautés, car son affection allait d’abord à la terre, puis aux hommes et aux femmes de ce pays qui l’avait vu naître. Parallèlement, les cygnes que Yeats évoque, notamment dans « The Wild Swans at Coole » (« Les Cygnes sauvages à Coole »), sont certes ces chiffres traditionnels de la condition poétique, mais aussi et surtout ces oiseaux bien réels qu’il a pu contempler à Coole Park à différentes étapes de sa vie. Il apparaît nettement que, pour Bonnefoy, les figures symboliques ne valent chez Yeats que dans la mesure où elles permettent l’expression des émotions du poète, si elles s’enracinent dans le terreau d’une expérience et sont intimement liées à la vie. Cependant, Bonnefoy se détache quelque peu de Yeats lorsqu’il accentue ce rejet des symboles, qui ont longtemps peuplé l’univers poétique de Yeats, ou plutôt prend à coeur de les ancrer dans le réel. En cela, il révèle ce qui l’a tenté chez Yeats et rend sensible la lecture qui a été la sienne – lecture qui a nécessairement orienté sa traduction.

Arrêtons-nous un instant sur la traduction du poème « Les Cygnes sauvages à Coole » : tandis que Yeats évoque les oiseaux par « those brilliant creatures », Bonnefoy traduit « ces êtres de lumière ». En ayant recours au procédé de la transposition[4], il remplace l’adjectif « brilliant » par le substantif « lumière », ce qui est particulièrement signifiant dans la mesure où les substantifs sont pour Bonnefoy la catégorie du discours qui à la fois exprime le plus nettement la densité du réel et incarne la présence. En outre, en préférant le mot « être » à une traduction littérale par « créatures », il accentue la réalité physique des cygnes de Yeats[5]. Notons par ailleurs que l’« être » fait partie de ces grands mots signifiants, ces mots qui disent la présence, si chers à la poésie de Bonnefoy. Peut-être Bonnefoy accentue-t-il une dimension du poème; il en donne en tout cas sa propre lecture tout en ancrant la parole de Yeats dans la réalité de l’être autant que de son être. Les mots comme les symboles ne peuvent rester des signes creux et gratuits, mais doivent incarner la réalité d’un sujet engagé dans le monde qui l’entoure. Bonnefoy rend sensible que pour lui, les figures en poésie ne valent que si elles sont le chiffre d’une existence.

Traduire : recréer le continu

Ces analyses nous renseignent sur la manière dont Bonnefoy envisage le texte poétique. Il existe pour lui une continuité entre l’être profond du poète et sa parole, qui en est en quelque sorte le prolongement, l’incarnation dans les signes langagiers. Nous pouvons revenir ici sur la réflexion d’Henri Meschonnic, qui en de multiples points recoupe celle de Bonnefoy. Lorsque Meschonnic insiste sur la nécessité d’aborder un texte à traduire comme un discours, il met en avant le caractère motivé de l’usage des signes linguistiques, le « continu » entre le sujet et son discours, par opposition au discontinu de la langue. Le texte n’est plus abordé comme un objet, un énoncé, mais une énonciation, c’est-à-dire un acte, indissociable du sujet qui en est à l’origine. Cette autre approche du traduire permet de dépasser le dualisme entre le sens et la forme, cause de bien des errances en matière de traduction. Or, n’est-ce pas ce que Bonnefoy met en avant lui aussi, lorsqu’il écrit qu’ « il n’est pas bon de traduire si c’est pour mettre en circulation ce qui méconnaît que la poésie se joue dans une tension du sens autant que des mots, des signifiés autant que des signifiants[6] » (Bonnefoy, 1998b, p. 247) ? La poésie exacerbe ce caractère indissociable entre le sens et la forme, cette articulation essentielle entre un être et une parole; elle est une « forme sens », comme l’écrit Meschonnic (Meschonnic, 1970, p. 21). Il s’agira dès lors d’être attentif à la signifiance d’un texte, qui rend sensible le continu de poète à poème. Traduire signifie s’attacher à une parole vivante, non à du langage figé dans des signes linguistiques. Précisons que lorsque Bonnefoy évoque ce sujet, cet être présent dans le texte poétique, sa vision du traduire s’inscrit dans le cadre d’un combat plus vaste contre une certaine conception de la poésie comme acte de pur langage, jeu désincarné avec les signes : il cherche à redonner à la figure abstraite d’un poète dissocié de son oeuvre, de sa langue, toute une densité de présence. Là réside l’enjeu de son approche de la traduction.

La poésie est la mise en mots d’une subjectivité : le traducteur devra dès lors s’attacher à cette continuité de l’être et de la parole poétique. C’est en ce sens que, plutôt que de se contenter de ces « lectures en surface, où le contresens fleurirait parmi les images flétries » (Bonnefoy, 1990a, p. 79), Bonnefoy cherche à avoir accès à cette expérience d’un être dont le poème n’est que la forme. Il condamne le lecteur (et le traducteur est d’abord lecteur) qui ne ferait que « se vouer aux réseaux de la signification» (Bonnefoy, 2000a, p. 33), se laisserait aller au leurre des mots. Le traducteur qui s’arrêterait au texte manquerait pour ainsi dire l’essentiel. C’est lorsque le poème « se défait de l’emprise des significations » (Bonnefoy, 1990b, p. 224) qu’il prend sens. Il s’agira dès lors pour le traducteur de se dégager un temps des mots du texte pour mieux entendre résonner en lui la voix de l’être. « Toute exégèse, écrit encore Bonnefoy – et la traduction en est une – peut donc et devrait conduire à une existence qui est captive des formes » (Bonnefoy, 1990c, p. 227). La traduction viendra libérer la parole profonde de l’original afin de la faire revivre dans d’autres mots.

Au-delà de la figure abstraite de l’auteur et d’un texte qui ne serait que jeu avec les figures de langage, Bonnefoy va donc à la recherche d’un sujet, nécessairement inscrit dans sa parole. La tâche du traducteur serait d’entendre ce dire qui est « la spécificité du poète, l’événement de parole sans lequel la poésie n’a pas lieu» (Bonnefoy, 2000a, p. 33). On pourrait dire avec Meschonnic que le texte – ici le poème – ne doit pas être abordé comme ergon, un simple objet, mais une energeia, une dynamique. Les termes mêmes d’ « événement » et de « dire » employés par Bonnefoy soulignent ce caractère vivant, en mouvement, de la parole poétique. La parole poétique est un acte qui engage la pleine présence d’un sujet.

Le rythme : manifestation d’une subjectivité et réalisation du continu

Il n’y a de poésie véritable, à en croire Bonnefoy, que lorsque le texte poétique se fait l’incarnation d’une présence, lorsqu’il vient dire la parole d’un être. Bonnefoy approuve ainsi le fait que Yeats n’ait pas vu dans le texte une fin en soi, qu’il ait au contraire voulu que sa poésie demeure « un chant instinctif, fait de tout le corps, comme l’indiquent les rythmes » (Bonnefoy, 1998b, p. 241). On ne saurait passer outre l’importance que Bonnefoy accorde à la musique des mots, et surtout au rythme de toute parole poétique, auquel il porte une attention particulière dans ses traductions; car le rythme est l’inscription du corps dans le langage, la manifestation physique de l’être profond; il est précisément ce qui vient rendre tangible cette « expérience d’outre-langage » (Bonnefoy, 1998b, p. 245). Là encore s’impose le parallèle avec Meschonnic, pour qui le rythme est le continu en acte du corps dans le langage (Meschonnic, 2000, p. 9), ce qui lui donne sa force. « [L]e mode de signifier, beaucoup plus que le sens des mots, est dans le rythme » (Meschonnic, 1999, p. 24); il est ce qui fait du discours une « forme-sens ». Le rythme est au fondement même de la poétique du traduire, qui est pour Meschonnic attention portée à l’organisation d’une subjectivation dans le discours, manifestation d’une parole dans l’écriture, écoute du continu. Le rythme est le grand transformateur du traduire, car il amène à dépasser le discontinu du signe, à ne plus opposer forme et sens, signifiés et signifiants, ce qui est également le fer de lance de Bonnefoy. Ce n’est qu’en laissant « monter du profond de soi des rythmes qui ne peuvent être que ceux du corps que l’on est, des expériences qu’on a vécues » (Bonnefoy, 2000b, p. 78) que l’on peut aborder une oeuvre à traduire; ainsi, par et au coeur du rythme le traducteur est-il présent dans son texte de même qu’a pu l’être l’auteur dans l’original.

Cette attention au rythme est manifeste dans la manière dont Bonnefoy traduit Shakespeare. En témoigne sa réflexion sur le pentamètre iambique et les moyens de le rendre en français : en optant pour le vers libre, Bonnefoy a aspiré au même dynamisme que celui du pentamètre, à la même souplesse, Shakespeare jonglant allègrement avec les possibilités de ce mètre et les irrégularités qu’il autorise. De manière similaire, si Bonnefoy traduit le plus souvent en vers de onze pieds (hendécasyllabes), il choisit ici et là un vers tantôt de douze, tantôt de dix pieds, opposant un rythme dynamique, vivant, au carcan clos de l’alexandrin. S’il a opté pour un mètre essentiellement impair, c’est parce que celui-ci lui semblait davantage ouvert sur le réel. Enfin, Bonnefoy est attentif aux accents du pentamètre iambique : dans l’impossibilité de les reproduire dans un vers français par essence non accentué, il a recours à d’autres procédés. Prenons l’exemple de ces vers où Shakespeare use d’une pause interne, terminant la première phrase par une syllabe non accentuée et ouvrant la suivante par une autre syllabe non accentuée; ainsi dans le vers : « And make as healthful music – it is not madness[7] » de part et d’autre du signe de ponctuation, qui intervient à la 7e syllabe, les syllabes sont inaccentuées. Bonnefoy, en d’autres instances du texte, recrée un effet similaire en introduisant un -e atone à la 7e syllabe; c’est le cas à l’acte II, scène 2, vers 552 :

Oui, oui, que Dieu vous garde… Me voici seul!

[Ay, so, God, bye to you! now I am alone]

Ainsi, à la “faille” syntaxique de Shakespeare correspond la “faille” prosodique de Bonnefoy, le -e atone, et ce à une position syllabique, la septième, qui intensifie ses pouvoirs de rupture et de désorientation (Scott, 2000, p. 42)[8]. Bonnefoy cherche donc à recréer le rythme shakespearien non par une tentative de mimétisme vers à vers mais en intégrant ce rythme pour lui redonner vie et le rendre palpable dans la musique d’un autre texte, à d’autres instants de la partition.

Bonnefoy démontre donc son attention à ce rythme si essentiel à la parole poétique, rythme qui autant ou davantage que les mots vient exprimer l’expérience du monde faite par le poète. On pourrait cependant reprocher à Bonnefoy traducteur de Shakespeare de ne pas avoir poussé plus loin sa réflexion sur le rythme, et ce plus précisément dans le cadre concret de la représentation et du travail des acteurs. C’est ce qu’a fait Jean-Michel Déprats[9] qui, selon une démarche assez différente de celle de Bonnefoy, n’a jamais tenu séparée sa réflexion sur la traduction de celle sur la représentation théâtrale. Pour Déprats, le texte shakespearien est « tout entier tendu vers la représentation » : « écrit par un acteur pour des acteurs, c’est un texte où l’ordre des mots, les rythmes, les images sont avant tout porteurs de gestes, où les propriétés sensibles du verbe sont un instrument de jeu pour le comédien » (Déprats, 1998, p. 50). Il porte donc comme Bonnefoy une forte attention à cette « inscription du corps dans la langue » qu’est le rythme, mais il est essentiel pour lui de le voir incarné, matérialisé dans la parole, le corps et le geste des acteurs sur scène[10]. Pour Bonnefoy cependant, il ne s’agit pas de traduire pour ou en vue de la mise en scène, ce qu’il justifie par le fait que celle-ci n’existait pas au temps de Shakespeare et qu’il s’agissait essentiellement pour les acteurs de dire leur texte[11]. Si sa réflexion n’a pas porté sur l’oralité du texte de Shakespeare dans sa réalisation scénique, considérant d’abord la parole de Shakespeare comme une parole de poésie qui a pris forme théâtrale, son travail sur le rythme atteste de sa conscience aiguë du fait que la poésie était d’abord faite pour être dite. La parole de Shakespeare n’appelle pas un dire comme pour Déprats mais elle est déjà celui-ci. Il s’agit pour l’acteur d’être sensible à ce dire de la même manière que le traducteur (Bonnefoy serait sans doute d’accord avec cette affirmation), manifestant ainsi une présence qui se trouve déjà au coeur du texte shakespearien.

Selon Bonnefoy, le rythme est d’abord l’inscription du sujet dans sa parole, l’un des biais par lesquels est rendu sensible l’être profond du poète. Défini par Meschonnic comme « mouvement de la parole dans l’écriture, prosodie personnelle, sémantique du continu » (Meschonnic, 1999, p. 131), continu d’un sujet à son discours, d’un corps à une parole », le rythme devra se retrouver dans la traduction. L’essentiel, pour Bonnefoy est « qu’un vrai rapport se soit établi chez le traducteur devenu poète avec la matière sonore » (Bonnefoy, 2000a, p. 36), que celui-ci ait éprouvé le rythme de l’original jusque dans son corps propre pour lui redonner vie dans une autre langue et une autre poésie. Car la traduction est ce qui actualise en d’autres temps et d’autres lieux, dans une autre langue et une autre poétique, cette présence au monde que rend sensible le rythme de toute parole de poésie.

Rapport entre deux êtres et présence du traducteur au coeur des mots

La traduction ne serait donc pas simple interaction entre deux figures inanimées, l’auteur du poème d’une part, et son traducteur de l’autre. Ou si elle reste telle, elle ne donnera naissance qu’à un nouvel objet, qu’à une nouvelle figure de l’original, sans substance, parmi tant d’autres possibles. La vision de la traduction de Bonnefoy est profondément éthique, conformément au désir d’Antoine Berman, voire ontologique : attentive à l’autre, dans tout son être. Or, concevoir la poésie comme la manifestation d’une existence singulière dans le matériau langagier engendre un rapport autre au traduire : le traducteur ne respectera cette parole qu’en préservant sa dynamique, en recréant la même continuité entre une existence et un langage. En ce sens, la traduction est selon Bonnefoy un acte éthique autant que poétique, qui se situe entre fidélité et création[12], car si traduire est une expérience de lecture, ce n’est point une lecture passive. Bonnefoy conçoit de ce fait la traduction comme un dialogue, un échange, ce qui suppose la présence de deux êtres et une dynamique, et il serait certainement d’accord pour dire avec Meschonnic que le traduire n’est pas transport mais rapport. Le continu de poète à poème doit être redoublé; alors naîtra peut-être, dans le traduire même, un continu de poème à poème.

Ce rapport entre deux êtres qui est au coeur du traduire engage nécessairement le traducteur à être présent, lui aussi, dans la traduction. Comme l’a fait remarquer Barbara Folkart, la traduction est réénonciation : au même titre qu’un sujet était présent à l’origine de l’énonciation première, une subjectivité est à l’oeuvre dans l’opération traduisante, seconde énonciation. Par conséquent, l’objectivité du traducteur, « actant dépourvu d’épaisseur existentielle et qui n’intervient dans son faire que comme pure compétence désincarnée » (Folkart, 1991, p. 373), est inenvisageable. La transparence du traducteur, qui supposerait que celui-ci ne mette rien de lui-même dans sa traduction, est un mythe, car un énoncé n’est pas un absolu, n’a pas de sens en soi, mais celui qu’une subjectivité lui donne.

De la même manière, pour Meschonnic, tout texte est nécessairement « point de départ et non point d’arrivée (…) c’est-à-dire shifter, opérateur de glissement, indéfiniment métaphorisable, indéfiniment porteur du rapport avec un lecteur toujours nouveau » (Meschonnic, 1973, p. 337). Pour sa part, Bonnefoy ne manque pas de rappeler que la lecture, première étape du traduire, est « quelque chose de subjectif, le fait d’un individu assumant toute sa différence » (Bonnefoy, 2000a, p. 21). Selon Bonnefoy, le poème original est moins le signifié du texte de traduction que le signifiant d’un poème nouveau (Bonnefoy, 2000c, p. 53); la traduction se situe bien dans cette dynamique de lecture-écriture dont parle Meschonnic. Elle engage un processus de réécriture qui fait revivre l’original dans l’ici et le maintenant d’une autre poétique. Il s’ensuit que « plus le traducteur s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus, paradoxalement, traduire peut constituer le texte. C’est-à-dire, dans un autre temps et une autre langue, en faire un autre texte. Poétique pour poétique » (Meschonnic, 1999, p. 27). Non seulement la transparence du traducteur n’est pas possible, mais elle n’est pas souhaitable, car seule une traduction-texte, une traduction qui soit, selon le voeu de Bonnefoy, un acte de poésie authentique, peut continuer à faire vivre l’original.

Bonnefoy se sait et se veut présent dans ses traductions, car il a bien conscience que l’on ne peut entendre ce dire qui est au fondement du poème qu’en redonnant à la pensée qui en est l’origine tout son sens, et cela n’est possible au traducteur qu’avec ses propres moyens poétiques. Il s’agira d’éprouver des fascinations de même intensité, des attachements comparables à ceux de Yeats; le traducteur de Sailing to Byzantium qui aura vécu un semblable déchirement entre un ailleurs rêvé et l’adhésion à un réel retrouvé, sera plus à même de suivre son auteur et, en cela, de donner à sa traduction une densité véritable. C’est ainsi que les expériences, « les affections du traducteur seront présentes, secrètement, dans son travail sur chaque vers et sur chaque mot, elles lui communiqueront la nécessaire énergie » (Bonnefoy, 2000c, p. 53) et seront le matériau de ce poème nouveau qu’est la traduction. Il s’agit pour le traducteur de tenter de revivre, à sa mesure, les expériences dont témoigne le poème original, de rendre une épaisseur aux images, aux mots de celui-ci, grâce à ce qu’il a lui-même vécu; la traduction de la poésie est acte existentiel autant qu’acte créateur. C’est ainsi que l’on aura subjectivation pour subjectivation, poétique pour poétique, condition même d’une traduction réussie selon Meschonnic. Il n’est pas indifférent que Bonnefoy ait traduit le titre Sailing to Byzantium par Byzance, l’autre rive : le mot « rive » fait partie des mots que Bonnefoy affectionne et la juxtaposition des deux noms « Byzance » et « rive » rappelle l’importance qu’il donne aux noms, qui disent pour lui la présence. L’intervention de la poétique de Bonnefoy dans la traduction de ce titre (et de tout le poème) atteste la manière dont il s’investit dans son oeuvre de traducteur; dans la mesure où sa parole poétique prend racine dans sa propre expérience et dans la profondeur de son être, chaque mot, chaque figure vient incarner sa présence au coeur du texte. Deux êtres et deux poétiques dialoguent au coeur de la traduction.

Bonnefoy avance « qu’il n’y a de traduction authentiquement poétique que si le contenu de présence qui orientait et portait la parole première a pu bénéficier d’un équivalent dans l’existence la plus intime de qui cherche à la signifier dans une autre langue » (Bonnefoy, 2000c, p. 53). Telle est condition à laquelle émerge la figure du traducteur, qui n’est plus un simple agent de transfert, mais un être qui investit son vécu propre dans la traduction. La quête de la présence conditionne toute son approche de la poésie comme du traduire; en cela sans doute sa démarche a pu paraître davantage métaphysique que linguistique, ce que lui reproche Meschonnic. Cependant, comme nous allons le voir, l’attention que Bonnefoy porte aux mots du texte original est réelle : en eux se trouve la substance poétique; ce sont eux qui incarnent la présence de Shakespeare ou de Yeats. Les mots sont moins porteurs de significations que du sens profond du poème, la manifestation d’une certaine façon d’être-au-monde. Il s’agit donc pour Bonnefoy de se situer « au plus près du débat qu’ont eu les mots dans le texte avec les données d’une vie et les chiffres d’un rêve (…) » (Bonnefoy, 1998b, p. 247). Dès lors, si le continu de poète à poème doit être redoublé, il est essentiel pour Bonnefoy que le traduire crée un continu de poème à poème… Et finalement de poète à poète.

La réflexion que Bonnefoy a menée sur le poème de Yeats Among School Children, et en particulier sur le mot labour, qui n’est pas sans poser problème, pourra éclairer notre propos. Le mot labour est habituellement traduit par « travail », qui est son sens premier, traduction qui entre pourtant en contradiction avec les images de floraison, de danse, du corps, auxquelles il est associé. En rattachant le poème à l’intention poétique de Yeats, grâce aux notes préparatoires laissées par celui-ci, à l’expérience qui fut la sienne lorsqu’il écrivit le poème, Bonnefoy en est arrivé à voir dans le mot labour un autre sens : celui du travail de l’accouchement. Il a donc traduit labour par « enfantement »; les images du poème peuvent alors illustrer, après les affres de l’existence, une renaissance possible. Mais Bonnefoy n’en est pas venu à cette traduction sans avoir dû expliciter sa lecture du poème, et donc s’impliquer personnellement. Il n’a pu opter pour le mot enfanter, écrit-il « sans m’être senti obligé, par cette décision même de reparcourir mes pensées, mes intuitions, ici et là endormies, de réfléchir à la poésie, de retendre mes propres cordes » (Bonnefoy, 1998b, p. 250). C’est avec son expérience et avec tout son être que Bonnefoy a traduit Yeats, ce qui lui a permis de « rétablir dans les mots la sorte de continuité, d’épaisseur, qui est dans les poèmes qui valent[13] » (Bonnefoy, 1998b, p. 250). Ainsi le flux de la parole poétique a-t-il été respecté.

On voit donc que Bonnefoy a su redonner vie aux vocables des poèmes de Yeats, les gonfler de la densité d’un vécu, rétablissant ce continu de poète à poème qui n’est possible que parce qu’un dialogue authentique a été établi entre deux êtres au coeur du langage poétique. Or ce continu n’atteste pas seulement d’une réponse offerte par Bonnefoy traducteur à l’issue d’un dialogue avec l’auteur de l’original; il est aussi le signe d’un véritable acte créateur. Le traducteur prend la parole à son tour, ne se contentant pas d’interpréter les vocables des poèmes qu’il traduit à la lumière de sa propre expérience, mais puisant dans ses propres ressources langagières. En cela, il fait davantage encore acte de poésie, car les mots et les figures de sa traduction viennent rendre tangible sa présence poétique.

La traduction comme acte. L’émergence de la figure du traducteur

Pour Bonnefoy, le traducteur a le droit, et même le devoir d’être soi-même. Il n’est pas une figure fantomatique ou un invisible passeur, mais un être bien réel, présent dans la traduction. Lorsque le traducteur tente cet acte poétique qu’est la traduction, il peut se vouloir libre, et en toute bonne conscience. Toute traduction est, au même titre qu’un poème, l’oeuvre d’une subjectivité créatrice. La fidélité que prône Bonnefoy n’est pas une fidélité au détail mais une fidélité à ce « flux continu » entre une existence et une parole. Cette sorte de fidélité n’est pas exclusive de la création; au contraire, elle engage un mouvement créateur, qui s’inscrit à son tour dans la même continuité. Dans le même sens, Berman souhaite que le traducteur produise un « nouvel original », ce qui n’est possible que si la traduction atteint sa double visée, à savoir, « non seulement à rendre l’original (…), mais à devenir, à être aussi une oeuvre » (Berman, 1995, p. 42). Finalement, être fidèle, c’est aussi être libre.

Comment Bonnefoy tente-t-il ce renouvellement de l’acte poétique qu’est la traduction ? Reprenons l’exemple d’Among School Children. Dans la dernière strophe du poème de Yeats, le long « labour » se fait tout au long de la strophe : l’allitération en b crée un effet d’écho, et ce travail sur la langue allie ainsi la forme au sens[14]. Chez Yves Bonnefoy, cet « enfantement » passe par la répétition d’une autre consonne, par la lettre f, celle de « L’enfantement », du « feuillage », des « milliers de fleurs » et du « feu » final (Caws, 2003, p. 429).

L’enfantement fleurit ou se fait danse

Si le corps, ce n’est plus ce que meurtrit l’âme,

Ni la beauté le fruit de sa propre angoisse,

Ni la sagesse l’oeil cerné des nuits de veille.

Ô châtaignier, souche, milliers de fleurs,

Es-tu le tronc, la fleur ou le feuillage?

Ô corps que prend le rythme, ô regard, aube,

C’est même feu le danseur et la danse.

Notons également que Bonnefoy respecte les sonorités sifflantes de l’original, si propres à évoquer cette « continuité » connotée par l’enfantement et l’harmonie qui en résulte. Mais il enrichit aussi le poème de sa langue et sa poétique propres. En effet, le mot « feu » du dernier vers n’existe pas dans l’original : il vient d’un autre poème de Yeats, « Byzance », et de la poésie de Bonnefoy - qui est une poésie de l’essence : du feu, de l’arbre, de la pierre. En outre, le « feuillage » est un vocable que Bonnefoy affectionne[15] et l’expression « milliers de fleurs » se retrouve dans un poème de Dans le leurre du seuil[16]. Un continu de poète à poème est ainsi recréé. Bonnefoy place dans la traduction ses propres vocables mais aussi ses propres aspirations : il transforme ainsi la disjonction du dernier vers (« the dancer from the dance »), formulée en anglais comme une question, en une assertion : « C’est même feu le danseur et la danse ». À l’angoisse de la question, il substitue l’apaisement d’une réponse. On retrouve cette quête d’unité si chère à Bonnefoy, ce désir de réconciliation face à la fragmentation du réel. Sa traduction est donc un poème nouveau, possédant sa propre unité et sa propre poétique, tout comme ses propres sonorités et son propre rythme. On voit ici comment le continu de poète à poème a été recréé pour qu’à une poétique réponde une poétique.

Tournons-nous à présent vers la traduction de Shakespeare. Au sujet des difficultés posées par le renouvellement de l’acte poétique dans la traduction, Bonnefoy évoque ce moment dans Hamlet où Horatio parle à ses compagnons de guet quand est apparu le fantôme : ils furent « distilled/ almost to jelly with the act of fear[17] ». Bonnefoy avoue sa difficulté à traduire le mot jelly, mot de la langue ordinaire, employé « sans surcroît de sens » et qui contraste avec l’intensité tragique de act of fear. Au lieu de traduire par gélatine, et opter pour un littéralisme creux, Bonnefoy a d’abord choisi de résoudre le problème autrement : « [p]lutôt écouter Shakespeare jusqu’au moment où je pourrais le devancer dans mon écriture, et non simplement, ici, le refléter. Et en attendant, (…) rendre jelly par un mot à moi, impliqué dans d’autres poursuites : cendre… La traduction est manquée, au plan local. Mais l’acte de traduire est commencé (…) » (Bonnefoy, 1990a, p. 155). Cet exemple montre que Bonnefoy traducteur n’hésite donc pas à recourir aux vocables de sa propre poésie, et ce même de façon inattendue, car l’acte de traduire est un acte poétique. Tout lecteur de son oeuvre sait l’importance centrale de ce mot de cendre, symbole même de la finitude de l’être. Cependant, s’il a traduit par cendres[18] dans ses quatre premières traductions (de 1957 à 1978), il a décidé de rendre jelly par bouillie en 1988[19]. Il est donc revenu lui-même sur l’audace de son premier choix, optant pour une traduction plus littérale. Ces modifications successives font apparaître combien les traductions de Bonnefoy oscillent entre fidélité et création. Il puise dans les choix existentiels et linguistiques de sa poésie pour traduire Shakespeare – et son lexique reste présent dans bien des vers de ses traductions – mais il semble le faire sans que cela vienne rompre le continu entre l’existence et la parole de Shakespeare. Sans doute a-t-il perçu que, en traduisant une matière vivante par une matière morte, il n’écoutait plus Shakespeare. Il est vigilant à ne pas rompre le dialogue, qui suppose la présence de deux voix, de deux êtres. Plus qu’une recréation, sa traduction est création continuée : ainsi se prolonge la dynamique de la parole poétique.

Si Bonnefoy se veut présent dans ses traductions, il ne faut pas que cette présence vienne effacer celle de Shakespeare. La figure du traducteur ne peut se substituer à celle de l’auteur. C’est à cette condition qu’à une poétique répond une poétique et ne la remplace pas, qu’est préservé le continu de poème à poème. Ainsi Bonnefoy est attentif à toujours mieux comprendre ce que lui dit l’original, car si la traduction est « la recherche de soi », c’est par « l’écoute attentive de la parole d’un autre » (Bonnefoy, 2000c, p. 51).

La traduction : une création continuée

Bonnefoy définit le traduire comme un acte, un mouvement toujours susceptible d’être recommencé. Dans ce cheminement, cette traversée, où l’auteur de l’original accompagne et guide le traducteur, réside le sens de la traduction. Grâce à Shakespeare, et avec lui, Bonnefoy recommence la recherche, et la poésie se fait création continuée. De manière significative, Bonnefoy parle plutôt du « traduire » : traduire est une expérience, un acte, une quête. C’est un dialogue toujours plus intense, un rapport toujours approfondi entre soi et l’autre. La traduction de Hamlet est ici exemplaire : Bonnefoy a traduit la pièce de Shakespeare à cinq reprises, en l’espace de trente et un ans, la dernière datant de 1988. Ces multiples traductions successives mettent bien en valeur le fait que Bonnefoy considère un texte comme un mouvement, une energeia; un texte est à la source de multiples lectures, ouvert à de multiples reformulations – et ce sont elles qui lui donnent vie. Le texte (le poème) de départ est moins la cause que la conséquence des traductions, qui viennent finalement révéler les potentialités, les richesses de ce texte premier.

D’une part Bonnefoy a conscience que le traducteur est d’abord un sujet traduisant, et que toute traduction (comme toute énonciation) est ancrée dans un moment de la vie du sujet, une situation, une époque particulières – comme la lecture, elle peut se modifier, évoluer. D’autre part, il semble avoir voulu saisir toujours mieux cette cohérence, ce continu de l’oeuvre shakespearienne, et les rendre toujours plus sensibles; à la dynamique de l’original répond sa traduction toujours en devenir. Enfin, Bonnefoy rend manifeste l’évolution de sa propre poétique dans ses traductions : quiconque met celles-ci en parallèle avec les oeuvres de Bonnefoy ne peut que constater combien elles reflètent le mouvement de son écriture poétique. Ainsi, par exemple, comme l’a remarqué John Jackson, depuis que Bonnefoy a commencé à traduire Shakespeare, « celui-ci n’a jamais (…) cessé d’influencer sa manière d’écrire : la syntaxe française est une syntaxe en partie forgée au contact de ses traductions20 » (Jackson, 2003, p. 165). Tout en cherchant à entendre de façon toujours plus claire la voix de Shakespeare, Bonnefoy est à la recherche de sa propre voix. « Si la traduction n’est pas une copie, et une technique, mais un questionnement et une expérience – elle ne peut s’inscrire – s’écrire – que dans la durée d’une vie, dont elle sollicitera tous les aspects, tous les actes » (Bonnefoy, 1990a, pp. 153-54). Écrire et traduire apparaissent ici comme les deux facettes de cette seule quête qu’est la poésie. Ainsi dans le cas de Bonnefoy, la figure du poète-traducteur, ou plutôt son être, se constitue par, émerge de la traduction.

Il est intéressant de rappeler ici que Meschonnic considère comme « bonne, c’est-à-dire autant littérature ou poésie que l’est l’oeuvre à traduire, la traduction qui, en rapport avec la poétique du texte, invente sa propre poétique » (Meschonnic, 1999, p. 130). L’on peut dire en ce sens que toute traduction de Bonnefoy n’est pas une transparence anonyme mais une écriture, pour reprendre les termes de Meschonnic (Meschonnic, 1999, p. 85). Notre poète gonfle ses traductions d’une densité de présence, fait revivre l’original par le souffle de la parole qui est sienne. Dans la mesure où dans tout poème une subjectivité se constitue en destin, et si toute traduction d’un poème est poème elle-même, elle engage la présence du sujet traduisant, avec le destin qui est le sien.

La notion bermanienne de destin de traduction acquiert ici une portée nouvelle. Si la traduction est dialogue entre deux êtres, confrontation de leurs expériences de vie, et si Bonnefoy s’est retrouvé dans le destin de Shakespeare ou celui de Yeats, ne peut-on pas dire que ceux-ci ont modelé, orienté le destin de traducteur et de poète de Bonnefoy ? Celui-ci dit de sa traduction de Yeats : « C’est le poète anglais qui m’a expliqué à moi-même, et c’est mon cheminement qui a voulu le traduire. C’est dans un rapport de destin à destin en somme, et non d’une phrase anglaise à une française, que s’élaborent les traductions, avec les prolongements qu’on ne peut prévoir (…) » (Bonnefoy, 1990a, p. 156). Et ces prolongements se situent dans l’oeuvre du traducteur. « Car le poète traduit, écrit encore Bonnefoy, va rester présent dans ce que l’auteur écrit pour sa propre part, il y sera comme un conseiller, un des sommets de son horizon » (Bonnefoy, 2000c, p. 54). La traduction fait donc émerger et grandir la figure du traducteur-poète; elle vient nourrir et donner corps à une oeuvre nouvelle. En atteste la présence grandissante de ce que Jérôme Thélot a appelé « l’alexandrin boiteux », à savoir le vers de onze pieds, dans l’oeuvre de Bonnefoy (Thélot, 1983). Ce vers, Bonnefoy l’a d’abord et justement employé pour traduire le pentamètre shakespearien, dont il devait rendre la tension entre le réel et l’idéal, avant de l’employer dans sa propre poésie. Il est dès lors venu accomplir « l’idéalisme renversé » à laquelle devait tendre la poésie française selon Bonnefoy[21], influencée par cette concrétude que l’on trouve dans la langue anglaise.

Ainsi dans le cas de Bonnefoy, la figure du poète-traducteur, ou plutôt son être se constitue par et à travers le traduire. Bonnefoy donne à la voix du poète original « l’intensité d’un accent » (Bonnefoy, 1998c, p. 256), mais cette voix ne cesse de résonner dans son oeuvre propre. Le dialogue entre auteur et traducteur se prolonge donc au-delà de la traduction, et peut se poursuivre pendant toute la durée d’une vie. C’est en ce sens, finalement, que le traduire se fait expérience humaine, acte existentiel, et finalement destin en poésie, si la poésie est, selon la conception de Bonnefoy, l’articulation entre une existence et une parole. Cette recherche de soi qu’est finalement la traduction se fait par l’écoute attentive de la parole d’un autre. En écoutant la parole de Shakespeare ou de Yeats, Bonnefoy a eu accès à lui-même et pu donner corps à son propre dire poétique.

Conclusion

Yves Bonnefoy s’inscrit dans les approches de la traduction qui, comme celle d’un Meschonnic, réévaluent le rôle du sujet traduisant, engagé dans une dynamique dialogique avec l’original. Bonnefoy traducteur ne s’en tient pas au texte poétique, objet désincarné dont l’auteur ne serait qu’une lointaine figure; il ne l’envisage pas comme du langage mais comme une parole, qui est justement le lieu où s’engage une subjectivité. Le traducteur doit non seulement rétablir le continu entre un être et une parole, mais encore lui faut-il le reproduire. À la poétique du texte original doit répondre sa propre poétique, ce qui n’est possible pour Bonnefoy que si le traducteur investit tout son être dans la traduction. Mais pour que la traduction ne se fasse pas rupture mais continuité, pour qu’elle reflète ce dialogue qui a eu lieu entre l’auteur et le traducteur, elle doit se situer entre fidélité et création. Bonnefoy ne cherche jamais à étouffer la voix de Shakespeare ou de Yeats avec sa propre voix, mais à faire résonner leurs deux voix de concert. Il puise certes dans sa propre poétique pour traduire, mais sa parole se place dans le prolongement de celle du poète traduit. Bonnefoy inscrit en fait la dynamique du traduire dans la continuité de cette expérience existentielle qu’est pour lui la poésie. Ses traductions sont le fruit d’une parole vivante, d’un dialogue entre deux poètes. Un être répond à un être, un poème à un poème; la traduction est rapport, et grâce à ce rapport, l’original s’inscrit dans le devenir d’une nouvelle parole poétique. C’est en cela que la traduction, rétablissant le flux de la parole et de l’écriture, est « la vie même de la création poétique » (Bonnefoy, 2000c, p. 54). À travers la traduction de Shakespeare ou de Yeats, Bonnefoy a éprouvé et approfondi son propre destin de poète. S’il n’a pu tenir son activité de traducteur séparée de son oeuvre propre, c’est bien parce que celle-ci se nourrit, vit, évolue grâce à la traduction. La traduction est le lieu d’un échange, d’un partage, et c’est ce partage qui en fait une parole vivante. « En art comme dans la vie apprenons la parole de l’autre, figure intense parce que lieu partagé. Tel me paraît le dessein de la poésie » (Bonnefoy, 1998c, p. 59); en s’ouvrant à d’autres êtres dans le traduire, il a pu poursuivre son propre cheminement poétique.