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Figure : aspect, forme, illustration, image, portrait, visage, personnalité marquante, allégorie, trope, mode d’expression[1]… De prime abord, le thème du présent numéro de TTR frappe tant par sa polysémie que par la multiplicité des problématiques et approches qui s’y amorcent en creux. Annonce d’un potentiel conceptuel et analytique particulièrement riche, la notion de figure présente par ailleurs l’avantage, non négligeable en traductologie, de s’offrir comme lieu où l’articulation entre l’explicite et l’implicite, le concret et l’abstrait, le littéral et le figuré, le tangible et l’intangible, la forme et le sens, le premier et le dérivé ne saurait trouver de solution simple. Bien au contraire, elle pointe vers une précarité, une hésitation irréductibles, une difficulté à fixer aussi bien le moment où le passage – entre le sens propre et le sens figuré, par exemple, mais aussi, en anticipant, entre la culture source et la culture cible – a bel et bien eu lieu, que l’endroit où il convient, en toute tranquillité, de tracer la frontière qui, simultanément, opère et symbolise (figure?) le partage. C’est dire que la notion de figure affiche, à même sa définition, un pouvoir de problématisation qui, paradoxalement, la rend tout aussi apte à autoriser la mise en place des binarismes qu’elle recèle qu’à réactiver le continu (Meschonnic) sur lequel ils s’érigent.

Tout porte à croire que non seulement la notion de figure n’a cessé d’alimenter, implicitement ou explicitement, la réflexion traductologique depuis bientôt trente ans, mais que, aujourd’hui, elle n’a rien perdu ni de son acuité ni de son pouvoir de problématisation. À une nuance près : aux grandes dichotomies forgées à partir de celle, fondatrice, entre (la figure) du Propre et (la figure) de l’Étranger, lesquelles ont dominé les recherches tout au long des années 1980 et 1990, s’est peu à peu substituée une tendance à remettre en question les frontières qui en assuraient la cohérence.

C’est du moins ce que confirme ce numéro de TTR, qui présente le premier de deux dossiers axés sur les figures du traducteur et du traduire telles qu’elles se dessinent dans la perspective des débats traductologiques actuels. Les articles ici réunis proposent, selon des appareils conceptuels et méthodologiques variés, de circonscrire, dans le sillage des travaux de Meschonnic, de Berman, de Venuti et de Toury, les manières dont il est possible de (re)penser le sujet traduisant et l’activité traduisante au-delà des dichotomies dans lesquelles, trop souvent, ils ont été pris. Conçues, respectivement, comme agent interculturel et comme processus « transférentiel » complexe susceptible à la fois de s’inscrire dans le texte traduit et de transcender le plan individuel, ces deux figures ne peuvent plus être appréhendées en fonction de la logique binaire dont sont tributaires les oppositions, longtemps incontournables au sein de la discipline, comme soi/ autrui, littéral/ hypertextuel, visibilité/ invisibilité, cibliste/ sourciste, foreignizing/ domesticating, auteur/ traducteur, création/ traduction.

Embrayant donc sur les débats traductologiques récents, ces articles cherchent tant à y contribuer qu’à les prolonger par le biais d’une exploration de l’histoire de l’apparition et du démantèlement des binarismes, des enjeux soulevés par leur dépassement et des nouveaux axes de réflexion qui en découlent. Comment convient-il désormais d’envisager le statut ontologique, culturel, identitaire, institutionnel et intercommunautaire du traducteur, d’une part, et, de l’autre, la nature et les fonctions de sa pratique? Quelles sont les conséquences (éthiques, esthétiques, culturelles, géopolitiques, institutionnelles, ontologiques, commerciales…) de ce dépassement? A-t-il un impact sur la manière dont le traducteur négocie ses affiliations linguistiques, culturelles, institutionnelles et communautaires ou encore ses liens d’appartenance et d’allégeance territoriales? Quel est son impact sur l’histoire de la traduction et sur la manière dont il est possible de comprendre aussi bien le statut et les pratiques du traducteur que la dynamique des transferts interculturels en vigueur à des époques et dans des sociétés révolues? Ce démantèlement affecte-t-il la manière dont il importe d’interpréter et de mettre en application la notion bermanienne de « destin de traducteur »? De déterminer la position, le projet et l’horizon traductifs du traducteur? De décrire le processus traductionnel, ainsi que les devoirs et libertés du traducteur? De traduire des textes « mineurs » ou minoritaires? De cerner le statut et la fonction du texte traduit au sein de la société d’accueil? Permet-il de (re)conceptualiser le rôle de l’écrivain-traducteur? Malgré la diversité des réponses et des approches proposées par les auteurs, un dénominateur commun les réunit : s’il est nécessaire de poser ces questions en s’attachant tantôt à la figure du traducteur, tantôt à la figure du traduire, tantôt – et le plus souvent, figure oblige – à l’interface entre les deux, c’est parce qu’il y va tout à la fois des limites et des possibilités de la traductologie.

Le numéro s’ouvre sur un texte de Louise Ladouceur qui offre, dans une perspective historique où sont conjuguées l’évolution de la position traductive de Michel Tremblay et l’évolution de l’institution littéraire québécoise depuis le début des années 1970, une réflexion passionnante sur la notion de respect et, partant, sur l’évolution des fonctions accordées à la traduction en contexte québécois. Réfutant la conception selon laquelle le respect est nécessairement respect de la lettre, Ladouceur soutient que la sensibilité américaine de Tremblay l’a amené à prôner une fidélité stylistique qui ne l’a jamais empêché de tenir compte des attentes et des besoins du lecteur cible. Ce faisant, son article atteste l’intérêt méthodologique à mettre en relation l’approche bermanienne et l’approche institutionnelle.

Adoptant à son tour une perspective historique, Benoit Léger étudie l’évolution des discours sur la traduction, la figure du traducteur et les fonctions du traduire en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Après avoir démontré que c’est au cours du XIXe siècle que les dichotomies à la base de la réflexion contemporaine sur la traduction – à commencer par auteur/ traducteur, non-respect/ respect, adaptation/ exactitude – prennent forme, Léger souligne l’écart grandissant entre cette nouvelle conception du traducteur et les pratiques traductives réelles qui, de par leur ambiguïté, continuent à brouiller les frontières entre l’adaptation (que l’on dit rejeter) et l’exactitude (que l’on dit viser). Ceci lui permet de faire ressortir les paradoxes sur lesquels ces nouvelles pratiques reposent, dont celui, annoncé dès le titre, de la « disparition » du traducteur qui, aussitôt son statut de passeur interculturel reconnu, devient subitement invisible.

Savoyane Henri-Lepage renforce certaines conclusions de Benoit Léger en abordant le texte traduit comme un document historique qui reflète, simultanément, le statut du roman à une époque donnée et les attentes du lectorat cible. A partir de l’exemple de la première traduction française de Middlemarch de George Eliot, l’auteure avance l’hypothèse que la suppression des digressions à double teneur philosophique et ironique si caractéristiques de l’original témoigne de l’aversion du public français pour l’adresse au lecteur et l’intellectualisme. Dans cette optique, la traduction déformante, conçue comme symptomatique des normes romanesques en vigueur en France vers 1890, se prête moins à une critique négative (Berman) qu’à une critique positive pour autant qu’elle permet de saisir les enjeux proprement pragmatiques de l’hypertextualité.

Le texte de Mustapha Ettobi alimente à son tour les débats actuels en les transposant dans le terrain de la traduction de la littérature arabe en anglais. Esquissant dans un premier temps le portrait de Denys Johnson-Davies, l’un des traducteurs les plus connus de la littérature arabe contemporaine, Ettobi décrit son parcours traductif de même que son positionnement relativement aux cultures arabe et britannique. Dans un deuxième temps, il analyse « l’éthicité réaliste » de Johnson-Davies qui, parfaitement conscient de l’inégalité des rapports de force entre les deux cultures, de l’effet de la traduction sur l’image du monde arabe en Angleterre et de l’importance de ne pas reconduire les stéréotypes, n’hésite pas à délaisser l’approche littérale que, en règle générale, il préconise pour recourir à des stratégies hypertextuelles lorsqu’elles assurent une meilleure compréhension des assises culturelles de l’original.

Le poète-traducteur Yves Bonnefoy refuse également de privilégier une vision exclusivement sourciste ou cibliste. Voilà, entre autres, ce que démontre avec une finesse remarquable l’analyse que fait Stéphanie Roesler de la conception de la traduction de Bonnefoy, telle qu’elle se donne à lire dans ses essais, ses traductions et sa poésie. Selon lui, toute approche fondée sur le discontinu – de poète au poème, de poème original au poème traduit, de poète (Shakespeare, Yeats) au poète (Bonnefoy) – doit être récusée au profit d’une approche fondée sur le continu, soit le dialogue, le partage et la coprésence. D’où une triple réévaluation : de la figure du traducteur d’abord, qu’il importe de saisir dans sa plénitude ontologique; de la notion de destin de traducteur ensuite, redevable tant du vécu et la poétique de l’auteur que du vécu et de la poétique du traducteur; enfin du traduire, dès lors conçu comme « création continuée ».

Comme Roesler, Jean-Marc Gouanvic s’inspire des écrits récents de Meschonnic en vue de poser les jalons d’un nouveau modèle traductologique dont le caractère non binaire est dû autant au concept de signifiance proposé par ce dernier qu’à ceux de champ, d’habitus et d’illusio forgés par le sociologue Pierre Bourdieu. Dépassant l’opposition entre approche textuelle (intrinsèque) et approche sociologique (extrinsèque), ce modèle tient compte des rapports d’implication mutuelle que la pratique de la traduction instaure entre la signifiance et l’illusio du texte traduit, d’un côté, et, de l’autre, l’habitus du traducteur défini comme agent occupant une position précise au sein du champ littéraire. Non seulement la pratique traduisante n’est plus formulable en termes dichotomiques, mais le destin de traducteur inclut désormais la disposition et la trajectoire sociale de celui-ci. Quant au concept de signifiance, Gouanvic élargit la définition de Meschonnic pour qu’elle englobe, outre le rythme, l’idéologie du traducteur.

Enfin, Hélène Buzelin s’écarte de la théorie de Bourdieu pour s’appuyer sur les travaux de l’anthropologue Bruno Latour. D’ordre inductif, son étude ethnographique retrace l’histoire – le destin? – non pas d’un traducteur mais d’une traduction littéraire en vue d’analyser le réseau d’acteurs – éditeur, réviseur, attaché de presse, libraires, etc. – qui ont participé à sa production. Ceci l’amène à mettre au jour les rapports d’interdépendance qui se sont établis entre eux, les négociations contractuelles, textuelles, éditoriales et promotionnelles dans lesquelles ils ont été impliqués, ainsi que leur impact sur la traduction définie à la fois comme procès et comme produit. Véritable travail collectif, la production d’une traduction littéraire engage des décisions complexes qui rendent caduque l’idée selon laquelle le traducteur, travaillant seul, est seul responsable de ses choix. Bien au contraire, ces choix dépendent aussi d’enjeux culturels et économiques qui, inhérents à l’industrie du livre, sont actuellement en pleine mutation.

En dépit, donc, de la diversité conceptuelle et méthodologique de ces sept contributions, se dessinent des échos et résonances qui, me semble-t-il, sont représentatifs des principales lignes de force comme de quelques-uns des axes de réflexion qui caractérisent la recherche traductologique contemporaine. Fait notable : le démantèlement des paradigmes binaires coïncide ici non plus tant avec un travail de relativisation qu’avec une mise en perspective d’ordre diachronique ou, si l’on préfère, historique. Autre fait notable : si les figures du traducteur et du traduire qui se dégagent de ces « histoires » – d’un vécu, d’un concept, d’un discours, d’une pratique, d’une réception, d’une traduction – sont tantôt ambiguës, tantôt plurielles, tantôt en flux, tantôt prises dans un champ ou un réseau complexe qui empêche les dichotomies de prendre, il reste que les termes sur lesquels celles-ci prenaient appui conservent une certaine stabilité et identité propres : ni déconstruits, ni radicalement déterritorialisés, ni créolisés, ni métissés (ou si peu), ils sont, à l’instar de toute figure, parfaitement « reconnaissables » malgré l’absence de frontières et, partant, le continu de leurs éléments constitutifs.