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1. La « défocalisation »

Un phénomène qui se révèle commun à tous les narratifs de Valentin Mudimbe sollicite d’emblée l’attention, car c’est dans cet espace que l’écrivain dissémine subtilement son (auto)métatexte. Ce phénomène, je l’appelle « défocalisation [2] ». Sur près d’un tiers du volume total, L’écart accumule page sur page, sans que le récit ne parvienne à dépasser les élans initiaux pour mieux imposer une focalisation définitive. À leur tour, ceux-ci génèrent une série d’amorces diégétiques, mais le narrateur se convainc de taquiner des notes (ramassées) dont aucune ne semble lui offrir de prise sur la matière du récit. Le lecteur lit l’attente du récit, alors que le texte se dévide sur le mode de variations internes, raccordées ou juxtaposées, certaines étant discursivement biffées, mais textuellement présentes jusqu’à l’éclatement de l’embryon de focalisation. Coquetterie ou perversité, le scripteur se plaît à donner l’impression de brouillon, lors même que, dans le concret, le texte élabore sa véritable focalisation par l’éparpillement du récit, du fait d’incessants surgissements de radiances diégétiques. Mais quand commence cette focalisation ? Jusqu’où s’étend-elle ?

Ce schéma est emblématique de chacun des romans de Mudimbe. Il est chaque fois le même homme : fantaisie d’artiste, en même temps que volonté quasi ascétique de correction et de maîtrise de soi ; biffures et reprises qui ne sont en soi qu’appels à des bifurcations diégétiques en vue d’un supplément discursif ; éclatement de la focalisation au profit d’une pluralité de foyers ; dédoublement du Je narrateur-narrataire, le second jugeant constamment le premier, etc. Avatars d’une pratique poussée à l’extrême, mais attrait d’une écriture qui vit de ses incessants retournements sur elle-même, récit onirique ou récit autobiographique, le texte littéraire a pour marque spécifique, chez Mudimbe, le filigrane d’un lyrisme procédant de la totale disponibilité de l’auteur vis-à-vis des mots. Dans L’écart, on peut lire cette consigne que se donne l’écrivain à lui-même, et l’effet qui en résulte :

Mon style n’était-il pas de laisser être ? Je voulus me perdre en un petit tas de balayures oublié à côté du seau. Il était d’un rose sale… Des petits points noirs çà et là… Comme des éclats de charbon… Des traces… Comme sur le seau ; de légères bosses claires en des marques de boue lui faisaient un habit de chair torturée par le temps. Je voulus suivre les lignes des pavés et retrouvai des couloirs aux murs impeccables. Des morceaux de draps sales le long d’un mur. Une peinture : le visage d’une femme borgne, la bouche méprisante [3].

Tout lecteur de Mudimbe reconnaît ici l’auteur avant-gardiste de Déchirures ou d’Entre les eaux, avec ces tableaux qui tantôt ont du mal à sortir d’eux-mêmes et tantôt explosent, ou, au contraire, s’engluent dans des circonvolutions au sein de la matrice de la diégèse, dans l’infradiégétique, exactement. L’incipit d’Entre les eaux est un long enroulement de phrases où s’exprime un long ressassement du personnage, tandis que L’écart ou Shaba deux est le type même de l’infradiégétique, dès lors que l’impuissance du personnage est saisie comme glas du récit et rupture avec toute mimésis. Tout lecteur de Mudimbe y reconnaît, en même temps, et dans une certaine mesure, l’écriture autobiographique. Dans les deux cas, l’invariant est la confiance placée dans les mots en tant que générateurs de récits et d’une frange de poésie : dans tous les cas, gages de vie. Pierre Landu chérit les mots :

Des mots nouveaux exorcisent des actes qu’en d’autres circonstances on n’aurait peut-être pas reconnus comme porteurs d’espoirs. Comment accepter ces belles phrases violentes, qui cachent trop bien leurs poids de cadavres ? Combien je voudrais des paroles qui porteraient la marque de la réalité dans sa nudité ! Je mesure la distance qui m’en sépare une fois de plus. Des mots, des échos qui, depuis longtemps, ne réveillent plus rien en moi, meurent dans mes oreilles [4].

J’appelle défocalisation pareille évolution du récit par explosions successives au bout desquelles le noyau de départ se dissémine en une constellation de micro-noyaux au destin imprévisible et variable. La leçon que comportent plusieurs pages de L’écart peut en servir d’illustration.

Le roman s’ouvre en insistant sur la « fatigue » alors que, de pan en pan, l’écriture se réduit à un prétexte et à une série d’anecdotes (le « climatiseur déréglé », « la farce »), puis emprunte un long détour par la chambre d’hôtel dans un mauvais état et par la résignation du narrateur, avant de se focaliser autour de la crise proprement dite, à savoir la stérilité intellectuelle (« me voir avancer dans cette thèse que je traîne depuis bientôt dix ans »). Parti de la fatigue, le récit semble effacer ses arrières et aller au gré des embranchements successifs. Le plus prégnant ne peut que mener la diégèse vers un destin de rencontre avec d’autres surgissements qu’il aura fortuitement provoqués.

Sur un premier versant, on distingue les préliminaires relatifs au thème de la fatigue (chaleur, saison chaude) et aux images de la fatigue. Mais les considérations qui les traversent pèsent tellement sur le destin de la diégèse que l’on assiste à une véritable défocalisation. Pourtant, le texte démarre de la manière la plus classique qui puisse exister chez Mudimbe : par l’énoncé « Oui, me voir avancer dans cette thèse que je traîne depuis bientôt dix ans », le narrateur campe temporellement le sujet. Mais le présent dans « que je traîne » est à prendre comme le présent duratif que reprend « depuis bientôt dix ans ». Il n’est donc pas seulement le présent d’écriture ; il est aussi celui de l’événement de l’impuissance — l’inaction — étendu sur un laps de temps que le narrateur précise de manière explicite. Les circonstants du vécu se localiseront par dévoilement progressif et discontinu.

Malgré le désenchantement, c’est surtout le Je qui se met en exergue. On y sent l’extrême griserie de l’être devenu à la fois la sensation et le sentiment se diluant dans la résignation. À la fois circularité et enchantement, énumération et embranchements, ce début illustre donc le premier signe de défocalisation par effet discursif. Sur le plan diégétique, c’est un cas d’analepse paraleptique. Mais qu’y ajoute celle-ci, sinon la dose de lyrisme qui colore toute évocation d’un passé de bonheur ? Le discours y gagne en intensité verbale et lyrique, mais non en possibilité d’extensions diégétiques.

Toutes les considérations qui précèdent ont conduit à un métatexte prospectif : comment faire passer dans le geste ici et maintenant de l’écriture toute la plénitude vécue hier là-bas ? Comment faire acte d’authenticité en refaisant d’un vécu un présent-en-train-d’être-vécu dans l’écriture ? Comment faire que l’écriture ne soit pas que simulacre de présence, mais plutôt présence intense et palpable du hic et nunc ? Cette volonté de re-création tue la diégèse, parce qu’elle porte à multiplier la conscience. Dès lors, l’unité des facettes vaut plus pour le discours que pour le récit. Il s’en dégage tout le parfum de l’enfance, le sentiment d’une « élection », il en émane le souvenir de l’enterrement de son père. Tout cela renaît : la plume se laisse aller à l’irrésistible envie de recréer par l’écriture l’air guilleret de l’enfance qui remonte du plus profond de la mémoire. Elle ne s’arrête qu’à l’enterrement — mais qu’importe ! — parce que c’est le plus présent, le plus propice à rendre vivant le mort qu’on enterre en refusant l’atroce vérité de la mort.

L’élévation à la découverte de l’objet de la quête ne restera que leurre, circonvolution derrière les airs du « Soleil rouge », les interstices de lumière étant désirs frénétiques, oui ! mais toujours au seuil de la plénitude. C’est pourquoi l’aventure du héros dans L’écart commence avec le retour précipité dans l’univers matriciel et aboutit à l’issue obligée : le face à face avec soi. Si tout cela n’aboutit qu’au leurre de l’écriture, c’est que tout le texte aussi aboutit au leurre d’un envol libérateur et ramène la frénésie des faits et gestes à la matrice des virtualités : la main abolit le geste encore à l’ébauche. D’où l’optatif que traduisent les infinitifs du texte au lieu des modes et temps d’action. Mais cet avertissement se veut aussi un programme contraint. D’une part, en tant que mots suspendus dans le blanc de la page, il libère un rêve de poésie et marque une variation de mode d’écriture et de lecture. D’autre part, il épouse la symbolique même du texte comme expression de la désespérance devant le manque sur lequel choit tout désir d’Absolu.

Si tout le récit de L’écart se déroule sur un mode diégétique haletant et oppressé, l’avertissement en aura jeté les bases, en tant que parole de la hantise, soubassement d’une conscience enserrée dans le stock de souvenirs dont la bibliothèque lui renvoie l’image. Parole de solitude aussi, désespérément coincée dans l’état des désirs les plus enfouis, parce que les plus réprimés par l’ordre social et, dès lors, négativisés par le manque d’espérance où éclater, où s’étaler au grand air. La rêverie est peut-être la bouée de sauvetage qui permet d’échapper aux limites et d’accéder au règne du possible. L’avertissement est porteur d’indices disséminés dans le récit. Dégoût total, appel de l’apocalypse, conscience oppressée, décor morbide rappellent deux réalités : la désillusion de la fin et le désabusement pesant correspondant à la décrépitude de l’univers. Mais, puisque le rêve n’est que leurre, puisqu’il choit sur l’impression de manque, il faut que le retour à ses limites ultimes culmine soit dans la fin totale qu’est la mort, soit avec une reprise de l’élan initial pour survivre à la hantise de l’anéantissement. Cet avertissement est l’expression du mal-être, il est symptôme antinomique d’un besoin de bien-être et, de là, du thème fondamental de l’autobiographie.

Circonscrite par le phénomène de la « défocalisation » et par la construction d’un univers — la réflexion sur l’Afrique —, l’analyse à laquelle se livre le roman vaut comme indice pragmatique dans la mesure où s’y rencontrent les éléments relevant des zones d’intertexte interne. La défocalisation atteint l’architexte par les variations graphiques (en italique, en romain…) et par les variations de registres discursifs (métatextuel, narratif et contemplatif). Elle concerne la diégèse à travers les effets de délai, de dérive et de fragmentation. Elle atteint la structure temporelle par la « lénition » des jalons chronologiques grâce à une énonciation résorbant le vécu dans le présent de l’écriture. Elle abolit l’espace du réel par une spatialisation transcendantale, tributaire des associations d’idées. Comme tel, l’indice est riche d’enseignements dans la construction du monde ; mais la valeur de ceux-ci reste provisoire. Il signale un espace intermédiaire entre graphies et registres, tout comme entre espace et temps de l’histoire, espace et temps du récit. Ainsi en est-il d’Entre les eaux et de L’écart, à la fois narratifs oniriques pour la matière et narratifs autobiographiques par la traversée d’éléments relevant du vécu. La vision de l’Afrique se limite ici à la révélation de deux types de discours : l’essai autobiographique et le roman onirique, tous deux traversés de poésie.

Du point de vue architextuel, l’invariant du narratif mudimbien est la variation modale. Le narratif — récit — est le mode permanent, mais celui-ci est traversé par des poèmes, des sentences dans le champ narratif onirique auquel font écho, dans une mesure fort réduite, des notes condensées ou des écrits contemplatifs allant de morceaux de chansons à des poèmes en prose. Le mode discursif parallèle le mieux partagé est le métatexte marquant l’écriture du récit. La multiplicité des perspectives architextuelles jouit elle-même des appuis discursifs du narratif. Procédant par inclusion modale, elle entretient une progression par ouverture-fermeture, par délais successifs qui soutiennent des zones de discontinuité ou de fragmentation dans le narratif autobiographique ou des zones de failles de surface reliées par l’unité en profondeur. La linéarisation [5] s’entend alors comme l’inclusion d’un comportement architextuel du narratif onirique dans le narratif autobiographique, et vice versa. Ainsi, si le récit onirique est tissé de plusieurs motifs expressifs relevant de « genres » différents, le récit autobiographique, quant à lui, est traversé également de types de fragments discursifs divers. C’est pourquoi l’invariant est de l’ordre de la bivalence modale, c’est-à-dire une combinaison bipolaire dont les points attractifs sont le discours poétique et le discours autobiographique. Dans le cas des textes narratifs oniriques, le discours poétique est constitué par toute une gamme de libertés expressives tandis que, dans le discours autobiographique, le récit du vécu peut atteindre un niveau de rêverie dotant les textes d’une latence de poésie.

Dès lors, l’impression de rupture et de déviation comportementale est perçue, dans chaque corpus textuel, comme une série de digressions dont l’entité vérificatrice est le narrateur qui renoue les bouts, en étend un, en réduit l’autre, en interrompt un troisième au gré des inflexions mémorielles dans l’autobiographie et des impressions perceptives dans le fantasmatique. Sur ce plan, Entre les eaux se rapproche bien de L’écart. Toutefois, la linéarisation, du point de vue comportemental, est plus achevée dans Shaba deux que dans tout autre roman. Par exemple, même si le narrateur signale l’introduction d’une note rédigée antérieurement et dont le souvenir est suscité par analogie au récit en cours (Ee, p. 84), cet élément étranger est vite incorporé par le fait de l’association des idées. En revanche, dans le récit onirique qui se déploie dans L’écart, un changement de tableau est rarement signalé et toute variation de registre se perçoit comme intrusion d’un corps hétérogène. Le point de rencontre entre les deux conduites est la résorption progressive, plus ou moins lente, assurée par l’arrangement incessant du narrateur.

Ce phénomène sous-entend que la linéarisation dans la réflexion sur l’Afrique n’est achevée qu’au niveau de l’ensemble de chaque récit, comme unification transcendante. Au niveau du récit, les déviations et les ruptures restent patentes, alors que la conduite d’ensemble rend moins forte la répercussion des accidents de surface. Dans cette situation bipolaire se révèle un conflit textuel à deux niveaux. Sur le plan architextuel, le mode onirique de la matière est subverti par le mode narratif autobiographique. Sur le plan thématique, le vécu est réduit au rôle d’outil à fréquence sporadique et ses surgissements sont assez timides, marqués par le recours aux incises, points de suspension et tirets explicatifs. Malgré la dominante autobiographique de l’ensemble, les données biographiques se signalent par trop comme étrangères au rêve et en « gênent » la relation. D’où l’expression de distanciation objective du narrateur par rapport à la matière : il n’est pas le rêveur qui se raconte rêvant, mais le narrateur qui raconte un souvenir de rêve. En revanche, comme narrateur, il rend les deux pôles en une seule coulée, sur le mode anecdotique qui érige le monde rêvé en monde réel. L’écriture semble aussi « fantasmante » que le scripteur, l’un soutenant et relevant l’investissement expressif de l’autre. Dès lors, les failles se résorbent dans une conduite éclatée, faisant de ses imprévisibilités le mode axiologique du narratif.

Le personnage de Nara rayonne de toute sa splendeur dans L’écart ; l’onirisme fait de ses fantasmes un discours où l’humour noir s’accepte comme l’un des possibles d’un univers cauchemardesque. Or, des informations relevées dans son récit recoupent plusieurs données autobiographiques. De même, la vision que propose Mudimbe de l’Afrique résulte d’une positivation des frustrations et des hantises du Je autobiographique. Le travail d’enchâssement [6] modal transpose le même thème en inversant les procédés énonciatifs : le ton négatif de la trajectoire dans L’écart se trouve positivé dans le narratif fantasmatique, comme par récupération. À la dérision du bilan de l’échec de l’Afrique répond la réussite individuelle de l’auteur (dans Les corps glorieux), un enchantement dont la déception, due à l’énonciation fantasmatique de l’oeuvre, fait côtoyer le monstre avec l’ange. Dans un mouvement inverse, les rêves impliqués dans les récits autobiographiques perdent de leur énonciation abrupte pour fonctionner comme séquences prédéterminées par des antécédents et menant à des conséquents. C’est pourquoi l’Afrique, telle que vue par Mudimbe, se signale beaucoup plus comme une élaboration où la linéarisation est sauvée par le mouvement d’ensemble, malgré la fragmentation, la discontinuité ou la coupure du récit. La géographie intime, entendue comme espace de fantasmes perturbateurs d’unité fonctionnelle, se présente comme plus cohérente que la géographie d’une vie où l’objectivation du narrateur devrait donner lieu à un récit plus assumé. La vérité de Mudimbe n’est pas dans la recherche d’une cohérence qui nuirait à la finalité ultime : transmuer son déchirement, dû pour l’essentiel au pessimisme que lui inspirent la hiérarchie entre les nations et la multiplicité des dominations que cette hiérarchie exerce. L’écriture, par ses trajectoires continues, rompues, implicites ou explicites, clairsemées ou régulières, sporadiques ou permanentes, dit les points d’oscillation d’une conscience achoppant sur le sentiment de fragilité, tout en exprimant la volonté de maîtrise du scripteur.

Mudimbe aspire à une finalité unique : changer la vie, transformer le monde. C’est pourquoi, textes épiques où le monologue devient vie, le fantasmatique et l’autobiographie réalisent la même fonction dévolue à la poésie. Ainsi, le déploiement du narratif autobiographique est une forme de la multiplicité des expériences que l’homme transcende par la lucidité du regard en même temps que celui-ci se laisse mener par le flux et le reflux du bercement des mots. L’espace de rêverie supplée ainsi à l’angoisse de l’espace onirique, mais la rencontre est dans l’ailleurs comme possibilité d’échapper au carcan des contingences des conditions sociales. Chez Mudimbe, l’entité unificatrice est sa propre personnalité. Le narratif du rêve comme celui du vécu ne peuvent pas ne pas se rencontrer quelque part, parce qu’ils procèdent d’une même conscience. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’énonciation qui importe, et d’elle dépend l’agrandissement ou la réduction d’un espace, tout comme l’enchaînement chronologique ou fragmenté de l’axe temporel. Ainsi, le temps de l’histoire et le temps du récit fusionnent pour ne constituer qu’une seule temporalité valable : le présent de l’écriture.

2. L’étude du métatexte

J’ai opté pour un mode d’investigation qui fasse parler les faits textuels avant d’interroger les intentions avouées de l’auteur. L’étude du commentaire personnel de l’auteur se présente comme une sorte d’épreuve permettant d’apprécier le degré de confluence entre ses propos et la pratique textuelle. Même si certaines allusions à la vie de Mudimbe sous-tendent quelques arguments, mon interrogation porte sur le contenu essentiellement littéraire et non sur ce que celui-ci contiendrait de biographique.

2.1. Définitions et implications

Dans la typologie de Gérard Genette, le métatexte désigne le discours d’un texte donné B sur un autre texte donné A [7]. Cette définition brute implique le caractère hétérogène des deux textes, généralement perçu comme indice de la différence des auteurs — à supposer qu’ils soient différents — alors qu’il indique seulement la différence de genres entre, par exemple, le texte et sa glose. La portée étymologique du préfixe met(a) évoque l’idée de participation, de succession, voire de changement. Le texte B participe de et à une plus grande compréhension du texte A ; son discours est provoqué par celui-ci.

Ces préliminaires proclament le caractère externe du texte B par rapport au texte A. On en déduit que le métatexte est un commentaire textuel provenant de n’importe quel horizon épistémologique sur un texte donné qui l’a précédé. Dans le cas précis de Mudimbe, le métatexte ainsi défini englobe l’ensemble des études critiques portant sur son oeuvre, toutes disciplines et toutes tendances confondues, depuis les articles de journaux et de revues jusqu’aux ouvrages plus denses. Mais, avec le développement de la littérature et la complexification des initiatives qui la traversent, des créateurs se font de plus en plus critiques de leurs propres créations. Nous citerons Raymond Roussel, auteur de Comment j’ai écrit certains de mes livres [8]. Nous n’oublierons pas les plus en vue dans la littérature dite officielle, et des meilleurs, tel André Gide, dont Le journal des Faux-monnayeurs est une forme de commentaire des Faux-monnayeurs.

Cette pratique permet donc de déduire deux implications de la définition même de Gérard Genette. La première revendique la légitimation de l’application des mêmes critères entre un texte B et un texte A, produits par un même individu. La seconde soutient la possibilité de la même relation entre deux extraits ou passages d’un même texte. La nuance que les déductions ajoutent porte sur le critère de succession : le texte ou le passage ou l’extrait en position de commentaire (B) peut être textuellement anticipatif ou rétrospectif, chronologiquement antérieur ou postérieur. Gérard Genette a étendu le champ typologique jusqu’au « méta-métatexte [9] », entendant par là le discours critique C portant sur un autre discours critique B [10]. Dans le processus restrictif et réflexif de l’ordre métatextuel entrevu dans mes déductions, je dirai autométatextuel tout texte, extrait ou passage B portant sur un texte, extrait ou passage A d’un même individu, par antériorité, postérité ou simultanéité [11].

À travers son étude psychocritique des « métaphores obsédantes [12] », Charles Mauron applique la théorie de la superposition des textes qui, dans la psycho-analyse, se rapproche, dans l’esprit, d’une forme de traitement intra-intertextuel rappelant la sociopragmatique. Charles Mauron a offert l’exemple d’un certain mode de « parenté textuelle » que des textes du même écrivain entretiennent entre eux pour tisser un réseau riche de signifiance, lié à une aventure psychique qu’il appelle « le mythe personnel ». Malgré la spécificité psychocritique de la grille mauronienne, la superposition qu’il opérait des textes étudiés réalisait, à sa manière, un métatexte interne. Dans le cadre de l’autométatextualité, le type de parenté entrevu est de l’ordre réflexif. À ce titre, on doit spécifier deux modes d’autométatextualité : 1. l’autométatexte externe ; 2. l’autométatexte interne.

2.1.1. L’autométatexte externe

Il évolue en dehors du texte sur lequel l’auteur l’applique. Tel est le cas des réponses aux interviews, des mises au point occasionnelles et des autres modes de commentaire extérieurs au texte en question. L’auteur y apporte un jugement partiel ou intégral sur un ou plusieurs aspects de l’oeuvre considérée A. À titre d’exemple, les réponses de Mudimbe à des interviews et la publication des Corps glorieux des mots et des êtres, texte de bilan et programme d’ensemble, sont deux commentaires critiques par lesquels l’écrivain marque une distance entre ses oeuvres d’art et son regard de juge. Cette situation est bien distincte de celle d’une oeuvre d’art issue d’une autre oeuvre d’art produite par le même auteur en réponse aux observations du public, telle par exemple La critique de L’école des femmes de Molière. Les manipulations auxquelles se livre l’auteur pour produire le second texte à partir du premier font du texte dérivé une parodie [13].

2.1.2. L’autométatexte interne

Il s’agit des cas où le métatexte est appliqué à des pages, des extraits ou des passages du ou des ouvrages dans lequel il est inclus. Son rôle est de porter la lumière sur le texte in praesentia. La situation peut se présenter comme démarquée ou marquante. Dans le premier cas, le métatexte est présent dans un même volume, mais s’énonce par distanciation matérielle par rapport au texte qu’il commente. Dans le corpus mudimbien, chacun de ses romans est parsemé de commentaires sur le récit en cours. L’autométatexte interne marquant est inclus dans le cours du texte. Son apparition est reçue par le lecteur comme une rupture du mode discursif, mais sa justification procède du besoin d’explication anticipative ou rétrospective ressenti par l’écrivain en même temps qu’il élabore le texte. Il entretient donc une certaine relation de simultanéité avec le texte littéraire et ce dernier se l’accapare. Il participe de la spécificité intrinsèque de chacun des textes où il évolue. C’est une manière de métalepse [14]. Le cas s’annonce déjà dans Entre les eaux :

Je me contemple, me juge et me condamne. Consommer cette torture dans l’abnégation totale de moi, l’offrir à Dieu lointain et invisible de mes rêves d’enfant pauvre, telle est la perversité de ma foi. La distance gardée pour m’appréhender comme traître pourra-t-elle me sauver ?

Ee, p. 182

Plus tard, avec L’écart par exemple, il assigne au texte nombre de revirements et le commentaire, tout en restant dans la mouvance de l’histoire qu’il marque, peut porter sur d’autres ouvrages, puis revenir à son point de départ. Ainsi, l’élaboration du texte en cours reste spécifique. L’étude de la diégèse est susceptible, en maints endroits, de relever ces situations [15].

En fonction de ces préliminaires, portons désormais notre attention sur la métalepse. Philippe Lejeune appelle le phénomène « l’enquête sur le récit », le distinguant ainsi de « l’histoire du récit [16] ». Une nuance s’impose : même en partant du récit auquel il les incorpore, l’autométatexte peut avoir une portée extratextuelle, soit qu’il renvoie à l’ensemble de l’oeuvre de l’auteur, soit qu’il parle de l’art en général. Dans la perspective de cette contribution, la métalepse comme pratique est le fait textuel de l’enquête sur et dans le récit ; comme commentaire sur cette pratique, elle en désigne le contenu. Ce sont là les deux grands axes de cet article.

2.2. L’autométatexte comme pratique

L’autométatexte interne est un réflexe discursif immanent au récit : c’est le commentaire fait par le narrateur ou le personnage [17] sur le récit dans lequel il s’inscrit. D’une certaine manière, ce discours intégré détermine le comportement du récit, ne serait-ce que du seul fait de l’interruption de la diégèse. Dans tous les cas, il est reçu comme relevant d’une transgression du régime narratif, même s’il cherche volontiers à éclairer l’intention de l’auteur [18]. Dans le récit de Mudimbe, l’autométatexte se présente généralement à la première personne. D’une certaine manière, c’est lui qui, dès les premières pages, interrompt Entre les eaux ou L’écart, le proclame, et cette profération vaut pour l’ensemble de l’oeuvre narrative de l’auteur :

Le climatiseur déréglé anime de ses saccades bruyantes mon impuissance et ma rage : c’est depuis le début de la saison chaude que l’on me promet de le réparer… La farce… Et j’attends, exaspéré par les mensonges inutiles […] Et bon enfant, je me soumets ; humilié de me savoir incapable de crier que je n’en peux plus de ces promesses en l’air, honteux de me complaire en cette résignation qu’exploite ce bandit de propriétaire. […] Seul mon excès me sauve… Une petite table, une chaise, un lit dur… Et les paquets de livres partout… Ils m’égarent et m’abritent aussi… C’est très bien ainsi. J’accepterais ce faux paradis à condition d’avoir un conditionnement d’air correct… Ma torture ? Non. Même pas. Et au lieu d’un cri… à chaque fois, je me plie, me culpabilise. Comme si j’étais en faute. C’est vrai… Je ne suis pas innocent… Comme tous les adultes…

É, p. 19-20

Et puis, il y avait eu ce long séjour chez les Toubabs. Cinq hivers et la grisaille froide. Une ferveur me maintenait : percer les arcanes des lieux de la science, afin de remuer un jour cette terre apparemment ferme. Cette volonté me montra des fissures. Je présageai, en de longues nuits solitaires, d’autres aubes… Je me réconciliai presque avec mon passé. Il avait la forme d’un cimetière immense. J’étais prisonnier, dans une file interminable.

É, p. 31

Appliqués à l’autométatexte, ces propos disent l’appartenance exclusive de ce type de discours à l’auteur. Même si, dans une oeuvre comme Entre les eaux, L’écart ou Shaba deux, ils sont assumés par le narrateur, ils signalent toujours l’intervention directe de l’auteur dans le récit : celui-ci exprime des mises au point, des hésitations ou des explications dans le cours même du récit. La liaison entre l’histoire et son commentaire est assurée par le personnage du narrateur-scripteur qui prend en charge la production du récit. La diégèse reprend à partir du point d’interruption. C’est presque à chaque page qu’apparaît le métatexte et il serait fastidieux de procéder à un inventaire exhaustif du phénomène : le lecteur sait qu’il s’agit là d’une évidence.

2.3. L’autométatexte comme contenu

Plus intéressant est l’examen du contenu révélé par l’autométatexte. Il s’agit avant tout de considérations métalinguistiques de Mudimbe sur l’écriture, entendue comme sa propre pratique. Il est judicieux que le choix d’un contenu porte sur celui qui permet d’en expliquer le caractère off-limits en se servant des propos mêmes de l’écrivain. Aussi peut-on, d’une manière plus directe, suivre l’auteur à la trace dans tout propos relatif à son cheminement esthétique. À partir de ces investigations, une analyse permettra de répondre à la question : comment le métatexte a-t-il contribué à donner une certaine vision de l’Afrique ? L’écrivain lui-même est-il poète ou autobiographe, ou les deux en même temps ? Historien, philosophe, sociologue ou écrivain, ou tout cela à la fois ?

Je n’ignore pas l’aspect risqué de cette entreprise : comment faire en sorte que le commentaire du propre commentaire de l’écrivain sur son art ne soit pas que contrefaçon naïve ? Commentant lui-même son écriture, Mudimbe paralyse la critique en lui dictant son propre discours. Mais tout dépend de la visée en cause. Le commentaire de l’écrivain peut donner un éclairage particulier sur un fait ou sur une pratique d’écriture. Dans les aveux des romans ou des poèmes, voire des essais, c’est le Je qui est au centre. D’abord implicitement à travers l’idée d’un narrateur présenté comme prêtre, moine, chercheur, religieuse ; il s’affiche ensuite clairement par l’usage de la première personne du singulier :

Dix ans bientôt, et je cherche toujours, amoureusement, le matin de mon ordination, la ferveur enivrante de ma première célébration du culte extérieur de la Sainte Église. Le conditionnement y était… La lourde chasuble, carapace bariolée d’or et d’argent, pesait sur mes épaules. Le premier obstacle, c’est moi-même avec mes mots pieux, mécaniques, obligatoires, ma formation occidentale et les apparences de mise. Je pue une tradition. Jusque dans ma démarche. J’ai été trop loin. Oui, mais dans quel sens ?

Ee, p. 24

Marie ou Marthe ? Je me suis glissée en l’ombre de quelqu’un d’autre. Beaucoup de bons sentiments au début. Du romantisme. Il n’est pas jusqu’à l’habit qui ne fut une raison. Mais quels modèles ? J’ai essayé l’aridité et l’ascèse de Marie. À chaque fois, je les ai vécues comme une punition, comme une violence que je m’imposais ou que l’Ordre me faisait. Face à la croix, à d’autres symboles, je projette mon marché intérieur. Comment me fixer sur un objet sans qu’intervienne un discours sur l’objet [19] ?

Ce qui domine surtout, c’est le sentiment d’innocence donnant à tout le propos une coloration de désaveu. Le travail sur soi est encore ici un déchirement, une déception, un désenchantement poignant.

À ces pages fait écho la distinction entre deux moments d’une activité littéraire, mais également deux temps d’une même vie : ce rapprochement révèle les deux phases d’une diachronie où s’opposent poésie et prose (roman), sans que, toutefois, la deuxième ait totalement effacé les traces de la première. Que l’essai Les corps glorieux des mots et des êtres contienne des fragments de poésie dit assez la permanence des démêlés avec le Je au sujet de ce dilemme poésie-roman. La désespérance s’y meut toujours, entre deux pans travaillés par un tiraillement également irrésistible. Au distinguo du milieu de la vie se substituent, sur un ton de projet, les perspectives d’un harmonieux « jumelage » entre, d’une part, les données de la sensibilité, c’est-à-dire de l’effusion lyrique — poétique —, d’autre part, les données de l’intelligence, c’est-à-dire de la raison, dont parle Les corps glorieux des mots et des êtres. On le croirait à la veille d’un nouveau départ, même s’il y a une prise de conscience plus nette des fondements spécifiques de l’écriture. Or, entre ces propos du milieu et les débuts incertains de Déchirures [20], où il se clamait « poète avant tout », des oeuvres ont vu le jour. La question à poser, en fin de compte, est celle-ci : qu’est-ce que Mudimbe a eu l’impression de faire ? L’image d’aller-retour offerte par les trois moments que l’on vient de cerner amène à un examen plus attentif des mouvements successifs que l’axe diachronique est, à mon avis, susceptible d’offrir.

2.4. Les méandres de la quête

C’est à travers les données d’une série de vocables synonymes et d’énoncés que l’autométatexte de Mudimbe signale les différentes phases d’une écriture par elle-même révélatrice de ses hauts et de ses bas, de ses virées à gauche et à droite, soit simultanées soit successives, ou tout simplement de ses circonvolutions en dedans. Toutefois, du point de vue diachronique, l’autométatexte permet de dégager de cette espèce de « grimoire » une longue période comportant deux grandes phases. En extrapolant, on peut se permettre de désigner la première comme protase et la seconde comme apodose, avec ce que cette terminologie sous-entend comme relation dialectique entre deux pans d’un même ensemble. À la première phase sont appliqués, entre autres, les syntagmes tels que « inverse », « passez-moi des verbes/nouveaux et vides [21] », ou encore toute cette interrogation sur l’emprise de la culture occidentale. La deuxième phase se sous-entend, par antinomie à ces propos, comme le temps de l’accalmie, le retour à plus de discernement. Ainsi, lorsque Mudimbe, évoquant ses débuts, fait allusion à ses premiers romans en disant : « Je rêve d’un livre : patates douces haricots. Patates douces crues haricots cuits » (Ee, p. 126), il est aisé de saisir que la période de sagesse a suivi ces années troubles de revendication d’autonomie de l’écriture et de la libération réelle de l’Afrique que traduisent les rébellions qui émaillent ses romans. De fait, pour percevoir la démarcation explicite entre les deux périodes, c’est aux Corps glorieux des mots et des êtres qu’il nous faut revenir, comme à la césure où s’arrête l’élan de la jeunesse et où s’amorce l’entrée dans l’âge adulte. Mudimbe, relisant sa trajectoire, constate que les deux mémoires (les africaines et la coloniale) se complètent. Et par une autodérision, il dit que sa coupe de cheveux est restée bénédictine, réadaptant même sa journée bénédictine que rythmait le Ora et labora, travaillant dans son bureau avec le chant grégorien comme musique de fond.

À la protase correspondent des expressions comme celle de la révolte qu’évoque « martyr de quelle cause ? Pour le christianisme, j’étais depuis longtemps un renégat. Pour les partisans, un pauvre type, un traître dont ils sauvaient la foi par une lettre à son évêque » (Ee, p. 157), tandis que renvoie à l’apodose « J’ai dû me rendre à l’évidence : l’agnostique que je suis devenu, aujourd’hui, dans ses réflexes les plus quotidiens et les plus ordinaires, comme dans ses illusions, se réfléchit fidèlement en une lointaine éducation, en un jardin bénédictin [22] ». Pourtant, telle une prophétie, la tirade annonce déjà le climat peu serein dans lequel s’inscrit ce nouveau départ, comme pour prévenir d’autres tempêtes. Dès lors, l’examen de l’autométatexte doit faire la part des choses entre les deux axes diachroniques et l’état psychologique où ils se rejoignent en une sorte d’invariant spécifiquement mudimbien.

Dans cet ordre d’idées, on distingue trois temps verbaux dans le discours autométatextuel de Mudimbe : le passé, le présent et le futur. Le premier évoque les années de jeunesse, le second est, en fait, le présent étendu à l’ensemble de la pratique d’écriture de l’âge mûr, tandis que le futur figure l’idée de béance sur laquelle croît la certitude de la fin. Si Entre les eaux et Shaba deux recourent, avec une récurrence quasi égale, au passé et au présent, Le bel immonde — qui touche l’ombre de l’indépendance nationale — et L’écart font côtoyer le présent et le futur. Entre les eaux et Le bel immonde offrent une analyse synoptique de l’acte d’écriture ; Entre les eaux et L’écart sont à la fois des textes de bilan et de programme. Le présent y est désormais fragile, car de manière presque obsessionnelle se réalisent dans l’écriture des incursions inconfortantes du « galop du temps [23] ». Dans Les corps glorieux des mots et des êtres, il fait le point et s’emploie à plein à esquisser les premiers jalons d’une nouvelle expérience.

Il est temps de constater ce que l’écrivain dit lui-même de ses débuts et de ce à quoi ils ont conduit. Je préfère désigner les débuts par « le temps des tempêtes » et la suite par « l’après-tempête ».

2.4.1 Indices

Cette période se signale par deux types d’informants : les indices de temps verbaux et les circonstants temporels sous la forme de dates ou d’allusions à certains événements. L’étude du temps pouvait montrer le degré d’approximation des informants temporels. Mais, on peut se satisfaire de peu et donner ici et là quelques éléments qui font allusion à son passé en révélant l’enthousiasme et l’innocence du début, les inquiétudes du milieu ou la crise de la fin. Il ne s’agit pas du tout d’un inventaire, mais d’une simple indication. On pourra voir que c’est dans Entre les eaux et L’écart qu’il y a le plus d’informants cadrant avec la période enthousiaste. On peut donc lire :

Je pensais à la belle phrase d’Éluard et compris trop tard. Ma chasteté au service du sacerdoce de l’Occident avait couvé maladivement la langueur de l’allégorie peinte par Botticelli pour les Vespucci : Mars et Vénus. C’était un autre univers.

Ee, p. 174

La sensualité voluptueuse dépeinte scandaleusement par le Bernin dans cette forme a été un signifiant d’un très grand secours pour assumer mes penchants…

Ee, p. 66

ou simplement :

Curieux de me dire, dans cette nuit : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu es sorti.

É, p. 117

Dans Shaba deux, les allusions à la période sont, sinon moins nombreuses, en tout cas aussi peu précises. Quant aux temps des verbes, ils marquent une fréquence plus élevée de l’imparfait par rapport au passé composé et au plus-que-parfait. Mais ce n’est pas là un détail déterminant. Dans les quelques cas considérés ci-dessous, il est plus intéressant de constater que les informants font état de deux faits complémentaires chez Mudimbe : la première conception de l’art et l’état d’âme en cette première étape.

Les indices se rapportent à l’époque de la fréquentation du marxisme militant et de la philosophie de libération. Les corps glorieux des mots et des êtres est l’ouvrage de la rupture avec le passé et sa rédaction commence donc à la pleine maturité du narrateur, implicitement à la fin des tempêtes, aux environs de sa cinquantième année.

2.4.2. Contenu

Les années de tempête sont sous le signe du désir d’écrire (Entre les eaux, 1973 ; L’autre face du royaume, 1973 ; Entretailles, 1976 ; Le bel immonde, 1976 ; L’écart, 1989). Ce désir doit être perçu comme le substitut d’un sentiment d’inconfort moral, de mal-être, ce qu’on peut appeler « manque ». Écrire traduit donc la volonté ou le sentiment de combler un vide ou, du moins, de se situer par rapport à la partie la plus lucide de soi-même, « le lieu où bée cet incommensurable abîme [24] ». Des chercheurs avisés ont sans doute pu examiner le rapport entre ce vide existentiel et l’émergence de l’artiste chez Valentin Mudimbe ; pour ma part, je ne prétends pas apporter quelque aperçu original dans une étude interrogeant le seul rapport du texte au texte. L’allusion intervient ici comme toile de fond sur laquelle se tisse toute l’oeuvre et je me limiterai donc à en signaler les marques sur les principales orientations révélées par l’autométatexte.

Tout semble partir des premières luttes de l’enfant avec le monde dans le microcosme de l’univers familial. Solitude de la mère exilée en son quartier de l’Union minière. Elle va accoucher, les ouvriers de l’Union minière sont en grève, et les remous d’une guerre civile sont perceptibles. Il est tard, aucun véhicule ne circule. Figure rare et mythique du père resté frustré par les injustices coloniales. Il pensait que son fils deviendrait ingénieur. Entrée du fils au petit séminaire et arrachement à l’univers familial, qui décidèrent de l’orientation de toute une vie… En naîtra un pessimisme foncier qui aiguise le désir brutal de changer la vie. Malaise devant l’absurdité de sa naissance, sentiment d’être la dupe de la société des adultes, souffrance d’être traité en petit par la condescendance des aînés, qui décident des propos qu’il peut exprimer, etc. Tout cela s’accumule dans sa mémoire et se traduit par le sentiment d’être un laissé-pour-compte, en même temps que bout en lui un sentiment de révolte. Il rêve d’un monde merveilleux, d’un « ailleurs » hors du carcan d’un monde où il se sent prisonnier de figures tutélaires, de destins fatals comme celui de Rimbaud ou Baudelaire : il a tout d’un romantique.

Curieusement, la vacuité prédispose à la disponibilité, la répulsion que lui fait éprouver tout ce qui nous environne lui fait percevoir telle une bouée de sauvetage tout ce qui appelle à l’évasion, et l’absence d’attente bien circonscrite est attente de l’insaisissable. La velléité de vocation est vocation à la velléité. C’est ainsi que ce coeur vide est saisi par la construction d’un univers de rêve, ou par la rêverie, à la faveur de circonstances aussi fortuites qu’isolées, d’abord par une certaine forme d’état poétique, puis par la poésie même sous son aspect le plus subtil : somme de « simulacres [25] », traces, fumerolles de ce quelque chose qui se dessine derrière les voiles de suggestions et d’invites…

Que conclure de ces considérations ? En premier lieu, le manque comme état dynamique, qui donne lieu à un état d’attente impatiente et de désir effréné de s’exprimer. C’est à ce titre que je peux rapprocher la disponibilité psychologique de l’émotion esthétique perçue, en quelque sorte, comme un exutoire. L’attrait de l’art prend de plus en plus forme grâce à la possibilité de créativité individuelle qu’il comporte. À ce stade, comme dans les années d’enfance, la créativité ne dépasse guère encore le niveau du prolongement dynamique de l’émotion sentie, traduite par une rêverie créatrice faite de fantasmagories, c’est-à-dire d’un univers de sensations qui prennent forme et vie par l’imaginaire. Rêver les mots comme rêver de l’univers qu’ils créent est d’autant plus profondément lyrique pour un écrivain qui, dès le jeune âge, réagit par égotisme aux personnes et aux choses en leurs menues manifestations. L’art est aussi quête désespérée d’absolu. Pour la critique psychanalytique, il supplée un manque. Sigmund Freud l’affirme en ces termes :

En tant que réalité acceptée conventionnellement dans laquelle, grâce à l’illusion esthétique, des symboles et des formations substitutives peuvent provoquer des effets réels, l’art construit un empire intermédiaire entre la réalité qui frustre les désirs et le monde de l’imagination qui remplit les désirs [26].

Mais, fait observer Jean-Louis Cabanes, « on ne peut pas vouloir tout expliquer en art par le seul “jeu régressif du narcissisme” parce que l’oeuvre d’art rentre dans le jeu des sublimations et des régressions, dans la mesure où elle répète et prolonge “la magie infantile” [27] ». Ainsi, même s’il y a prédisposition, entre également en ligne de compte la possibilité d’obvier à la fois au désespoir et au substitut auxquels elle prédispose pour réaliser entre moi et soi une conciliation qui grandisse l’homme et qui soit favorable à son épanouissement. Les débuts de Mudimbe en littérature sont ainsi marqués par deux principaux modes d’écriture intimement liés, l’onirisme et la poésie, mais le foyer central est le plaisir par le langage en tant que puissance de création d’un monde. Il reste vivant dans chacun des ouvrages.

Que faut-il entendre par poésie chez Mudimbe ? Beaucoup plus qu’un genre, c’est plutôt une attitude et un état d’esprit permanents. En suivant le cheminement de son oeuvre, on peut distinguer, sans les dissocier, la puissance du mot et tous les jeux que celui-ci permet d’élaborer, le rêve et son merveilleux, le poème et sa capacité d’évasion, la phrase comme mise en partition des mots. Le mot reste donc le champ d’investigation. Substitut par excellence, le mot est le sésame qui, d’enchantement en enchantement, remplace l’Éden dont le jeune homme s’est très tôt senti exclu. L’exploitation du mot poursuit un triple but : donner de la signification selon une ouïe intérieure ; restituer la pureté native du mot, souvent édulcorée par l’usage ; s’affirmer maître de son vocabulaire en lui imprimant sa marque individuelle. C’est pourquoi Mudimbe prend le mot dans sa matérialité. De cette rencontre étroite germe un sens premier qui est avant tout l’expression d’une personnalité.

Au fond, l’expérience du langage est, chez Mudimbe, symbole de l’appropriation progressive du monde à la faveur d’un contact étroit et individualisé avec un patrimoine social devenu valeur indivise. C’est pourquoi, tout en réalisant une possibilité de jouissance, l’entreprise a quelque chose d’une quête désespérée et s’affiche comme une rupture avec le monde. À l’arbitraire social, Mudimbe substitue un arbitraire individuel, dont l’écriture fait une promesse d’épanouissement. Le mot vaut dès lors par sa charge sémique et iconique, dans sa relation particulière et égotiste avec la subjectivité du locuteur, perçue comme une physiologie et une sentimentalité en face de la matérialité impersonnelle du verbe. Sensitivité et sentimentalité sont simultanément concernées, et cette puissance révèle sa dynamique comme source de rêverie et substitut du manque dans sa combinaison avec d’autres mots.

Liberté d’une part, quête d’autre part : commencés dans le tumulte du marasme psychotique, les écrits des temps de tempête, malgré une fin proche de la folie à cause d’un diagnostic de cancer des os, doivent être considérés comme positivement riches en expériences en tant que quête de l’être et du monde. L’initiation à la sociologie dotera l’écriture de Mudimbe de contours plutôt auto-ethnographiques. C’est même la rencontre en lui du chercheur scientifique soucieux d’objectivité et de l’écrivain mû par la subjectivité qui engendrera un ouvrage auquel Mudimbe devra son renom d’écrivain : L’écart. Tout en reconnaissant la part belle faite à la poésie par l’exploitation des mécanismes du langage pour combler les failles mnémoniques ou prolonger le rêve de la création d’un État juste, on peut considérer l’action combinée de l’ethnographie et de la psychanalyse comme l’ossature principale de la quête d’objectivité. S’objectivant, l’auto-analyste instaure un rapport de distanciation à l’égard de lui-même, ce qui le sauve, à son corps défendant dirait-on, du narcissisme béat auquel prédispose parfois le lyrisme. Partie d’une pratique pulsionnelle, l’écriture s’assume pour mieux s’affirmer dans une construction plus élaborée.

Pourquoi dissocie-t-on Entre les eaux et Shaba deux ? Pourquoi, surtout, voir deux moments distincts, alors que, tout compte fait, même si les deux ouvrages ne se répètent pas, chacun ayant son intrigue et son organisation sémiologique, il ne s’agit, à mon avis, que d’un déplacement d’intérêt ? Alors que L’écart et Shaba deux veulent faire voir les multiples facettes d’un kaléidoscope, autour d’un État juste et démocratique, Entre les eaux s’arrête à l’une d’elles — le langage comme expérience de vie — et l’exploite à fond, nous laissant voir à travers la polyphonie narrative que chaque part de notre être est aussi un kaléidoscope à ressorts expressifs infinis, chaque petite parcelle en nous un abîme de virtualités sensitives. D’Entre les eaux à Shaba deux, c’est à la construction de ce monde (qui est le soubassement de l’oeuvre) que Mudimbe s’emploie à arracher sa vérité, en faisant vibrer les fibres mêmes de son être. C’est pourquoi la boucle ne semble guère se boucler.

Dans Les corps glorieux, Mudimbe semble donner une réponse à tous les débats sur le fondement de son projet et les orientations qu’il a prises dans sa réalisation. Au départ, c’est la quête de la vérité et la libération de l’Afrique qui l’ont conduit à revenir à lui-même. Mais, chemin faisant, il n’oublie jamais son choix primordial : la poésie. C’est dans l’alternative poésie (rêve et stratégies discursives)/vécu (souvenir et histoire) que naît la bivalence d’un discours, sans que, à ses yeux au moins, cela puisse renverser l’ordre de ses priorités. En gros, après la publication d’Entre les eaux, le parcours littéraire de Mudimbe peut être qualifié de régulier. L’autobiographie (fondant le monde) s’affiche comme l’aboutissement d’un long prologue dont les axes majeurs sont le militantisme surréaliste et marxiste, l’entrée dans l’ethnographie avec la publication de L’écart et l’essai d’autopsychanalyse avec la publication de L’écart et des Corps glorieux.

Avec le souci permanent de faire acte poétique même en prose, le refus de la ligne droite n’est plus que l’écho sagement amorti des soubresauts d’une phraséologie qui se voulait avant tout manifestaire. Finalement, il faut comprendre par « ligne droite » la phrase qui va droit au fait sans s’attarder à butiner à gauche et à droite avant d’aboutir. On comprend aisément que la quête du souvenir soit aussi recherche d’occasions de rêver, que la phrase ne soit pas seulement une relation brute de faits, mais aussi la mise en forme d’un besoin de rêves, l’image suggérant des voies multiples aux gambades de la nostalgie. La recherche (dans la libération de l’Afrique) ne se fait point grâce à la pioche de l’archéologue, mais par glissade, de souvenir involontaire en souvenir involontaire. L’art, chez Mudimbe, se situe à l’intersection de ces modes d’écriture. La musique en phrases se sent, enfin, au niveau du mouvement d’ensemble qui se présente comme une partition : si le dévoilement de ce monde va de palier en palier, c’est pour mieux en marquer le prolongement en profondeur, jusqu’à la révélation dernière.

Voyez comme L’écart démarre sur l’impression d’un vide d’impressions notoires. Puis, d’un rien à un rien, en variant gammes de recherche et modes d’introduction, en recourant à des rapprochements de registres divers, le souvenir semble s’accrocher à de vastes tableaux. Mais tout cela finit par s’estomper et, par un glissement à peine perceptible, cède la place à une longue relation sur les débuts, les tenants et les aboutissants de la recherche scientifique des africanistes et la volonté de l’intellectuel africain de décoloniser les connaissances dans des conditions sociales difficiles. Cherchez le lien de la recherche scientifique avec la pourriture politique ! Il se signale ici et là, puis revient disséminé dans certaines phrases et séquences de la fin. La phrase fonctionne de la même manière : pas de dominante majeure, pas de clé exclusive, mais des variations.

Que conclure de tout cela ? C’est le besoin d’abord pressant de « s’exprimer » qui, au rythme de l’écoulement du temps et de l’approche de la fin d’une vie, se mue en besoin angoissant de se confier à autrui. Plus que jamais, c’est avec la prose que Mudimbe veut réaliser cette espèce d’écart qui caractérise le langage poétique : attirer par distanciation par rapport à la norme [28], mais sans pour autant créer l’autarcie des recueils poétiques ou la rupture farouche des vers et des phrases surréalistes ; aller vers autrui par le tableau de sa propre vie, aller à sa rencontre par un ton séducteur, par son côté naturel et simple.

J’aimerais conclure cette « glossolalie » sur la portée métatextuelle par une note sur une fonction, selon moi fondamentalement littéraire, qui se dévoile par des espèces de clins d’oeil adressés au lecteur, surtout dans Les corps glorieux, et qu’on appellera les « voix d’invite ». Les corps glorieux est donc à la fois un bilan, mais aussi l’illustration vivante des deux pans majeurs et permanents de l’écriture de Mudimbe : le mot et le besoin de se commenter dans l’écriture. L’autobiographe-poète sait allier besoin de parole et mode d’expression. Ainsi poésie et confession — face phonique et face sémantique — s’enrichissent réciproquement, la première évitant à la seconde les avatars de la sécheresse, grâce au dynamisme du rêve ou à celui du monde créé, la seconde évitant à la première le piège de la gratuité de l’art pour l’art.

Les deux points qui précèdent montrent bien qu’il y a à la fois recours et fidélité. Le souci majeur reste permanent, les variations se signalant au niveau architextuel. Pour rester dans les limites de l’autométatexte, il est mieux indiqué de revenir à Mudimbe lui-même. C’est « la voix de l’âge ». Le Mudimbe des Corps glorieux des mots et des êtres écrit avec la certitude que ses jours sont désormais comptés. L’écriture est alors la seule drogue capable de le distraire et de lui ménager un refuge où il puisse se convaincre de son appartenance au monde des vivants. Il est des moments où le savant regarde d’un oeil désabusé l’oeuvre qui a fait sa gloire et se considère lui-même comme un monstre de dérision. Moment tendu et fragile parmi tous, mais beaucoup plus tragique quand en un coeur bat la fatigue, et que la mort frappe à la porte. Ainsi s’ouvre le bilan — le manque de désir de son village natal — dans Les corps glorieux. On est habitué à ce jeu d’automacération où Mudimbe proclame l’échec ou la dégradation pour en revendiquer la légitimité, ou biaise avec la vérité pour pouvoir continuer la recherche, parce que c’est par la parole écrite qu’il se sent vivre au coeur d’autrui. Vivre à travers autrui est désormais une obsession chez Mudimbe : faire tout pour que ses paroles trouvent un terrain propice dans le coeur des vivants ou, tout simplement, de ceux qui espèrent vivre encore plus longtemps que lui. C’est peut-être le besoin de rapprochement qui lui dicte malgré lui un retour de plume vers les pratiques de jeunesse, vers l’art populaire, par exemple.

L’écart se présente ainsi comme le roman par excellence de l’oscillation : d’une part, la volonté de poursuivre la quête d’une règle qui soit à la fois un code littéraire et éthique, d’autre part, le constat torturé de sa propre incapacité à se maintenir dans le carcan d’une voie faite de retenue et de réserve lors même qu’en lui ne s’éteint pas la voix de l’exubérance. Apparemment, il s’agit plutôt de trouver le juste milieu qui sauve de la marginalisation et, en même temps, aère la rigueur d’une technique par les inspirations d’un coeur, maintenant qu’il ne peut plus ne pas compter avec le double écueil que forme la réunion d’une poétique et d’une éthique. Au bout de la plume, l’écriture semble trop impétueuse pour que la voix ou la main d’un sexagénaire ne maîtrisent pas ses déchaînements. Comme on le voit dans ses dernières publications, l’écriture va vers une conciliation mesurée, entre l’appel du coeur et la voix de la raison. Mais cela ne vaut-il pas pour toute l’oeuvre de l’âge adulte ?

Au fur et à mesure que l’homme avance en âge et qu’autour de sa solitude, le silence devient plus lourd de jour en jour, le ton gagne en gravité et en profondeur. La voix qui marmonne dans certaines pages des Corps glorieux a parfois de sourdes vibrations poignantes et frémissantes. C’est en ces moments qu’on entend les voix d’invite, c’est-à-dire celles qui correspondent chez l’écrivain à une sorte d’adresse au lecteur, comme par un jeu de clins d’oeil pudiques. Si Les corps glorieux promène encore la plume à la recherche de menus faits pour conduire l’homme au plus intime des souvenirs, dans une espèce de fête des mots où la richesse de la phrase rehausse le bonheur de dire, il s’y assure déjà un ton de séduction implicite par l’instauration de la présence du narrateur dans les contours de la phrase. Il ne s’agit pas seulement du Je, mais des propos où l’on voit le scripteur amorcer une percée, revenir sur ses pas, repartir à zéro et nous faire croire que toutes les ébauches antérieures sont effacées alors qu’elles se prolongent dans le jeu des allusions ultérieures. C’est dans Les corps glorieux que Mudimbe fête de vivantes biffures. L’auteur y élabore son oeuvre sur le mode d’un beau « brouillon » d’où rien ne peut être omis pour que le lecteur soit impliqué dans le processus discursif. L’option y est prise de s’offrir au jeu d’artifice. Par des riens, des « montages », sortes de feuillets à la dérive, l’auteur fait participer le lecteur à la vie dans l’ailleurs tant recherché. L’écriture fait voisiner la gravité d’une prose autobiographique et le papillonnage de touches poétiques. Mais, avec quelle délicatesse le voit-on se lire dans Les corps glorieux-monde, où, après la rêverie des mots, la voix de l’âge mûr se livre au lecteur, lui confiant comment, au terme de sa vie, il entrevoit l’avenir de l’Afrique :

Je me remets donc à vous, mes anciens élèves et, à présent, amis, collègues, mes égaux. Il y a une foi à transmettre à la génération qui monte. Un esprit aussi. Je vous sais sevrés de naïvetés à propos des « traditions africaines ». Je sais aussi que vous avez épuisé tous les secrets de la patience pour croire encore qu’il y a une limite aux coups de vos colères et à ceux de vos espoirs pour une meilleure Afrique. […] Vous n’êtes pas seuls. Votre foi est, pour reprendre une métaphore venue d’un livre dont j’ai oublié tout, un anneau important et solide. Croyez-moi, vous êtes, nous sommes nombreux. Liés, entrelacés les uns dans les autres, nous finirons bien un jour, par nous transformer en un câble capable de déplacer fleuves et montagnes, et de refaire l’Afrique du tout au tout [29].

Communiquer pour vivre dans autrui, tel est le souci final de Mudimbe et qui est comme une rencontre heureuse avec l’autre aspect de l’auto-analyse : se livrer à l’introspection pour être mieux compris et se donner à lire à autrui. Il faut y voir le clin d’oeil de l’homme mû par l’expérience appelant l’adhésion du lecteur, c’est-à-dire une sorte de lien profond, au-delà du succès saisonnier d’une vogue : on est très loin de la condescendance — du reste point distante — d’Entre les eaux. Tout le travail d’artiste que s’est imposé Mudimbe a visé l’émotion esthétique et, partant, le coeur même du lecteur. C’est du moins de cette manière que nous nous expliquons l’amour que lui vouent certains lecteurs dont les sentiments sont plus des manifestations de jouissance que des jugements de valeur. Après Shaba deux, Mudimbe devient une voix qui sollicite, transportant toutes ses ruminations et ses illuminations d’homme mûr sur la page encore à écrire. Et l’on se plaît à lire des textes de plus en plus dépouillés, plus aérés, comme si l’automne faisait circuler l’air et le regard plus librement que la profusion du printemps ; retour au naturel et à la simplicité, mais aussi signe que tout a été dit, qu’il ne reste plus que ce mot dernier avant le dernier souffle : aimez-moi, moi aussi je suis des vôtres !

Conclusion

À partir d’Entre les eaux, l’autométatexte se taille une place quasi prépondérante dans les écrits de Mudimbe : il se jauge, se juge, s’autocensure et se critique à longueur de page pour une question simple, mais singulièrement condamné à n’avoir d’autre réponse que cette évidence : « changer le monde par mon écriture ». Certaines formulations de cet énoncé disent ainsi les retenues d’une conscience créatrice, soucieuse de se situer à sa juste place dans la grande diversité de l’écriture moderne.

Le métatexte brise constamment la linéarité d’un récit qui avance par fragmentation, délai et dérive. Il permet également au narrateur, commentant son propre récit, d’ouvrir le texte en de multiples embranchements et ramifications diégétiques renvoyant à une multiplicité de savoirs (philosophique, religieux, littéraire, pictural, musical, architectural, sociologique, politique, etc.). À l’enfermement du Je/Moi s’oppose l’éclatement du Je qui prend un premier masque sous le pronom Il. Il s’agit, pour le narrateur, de se laisser guider par sa propre dérive et de sortir de lui-même. Ce Il fait coïncider en une même instance allocutive le sujet et l’objet de l’énonciation. Il confirme la portée autodédicataire du texte et procède d’une autolégitimation. Ce Il exprime une autre forme d’endeuillement du Moi. S’adressant à lui-même, le locuteur se désigne comme a-personnel, c’est-à-dire comme objet distancié par rapport auquel il peut exprimer son cri à propos de l’Afrique. Devenant locuteur-allocutaire, il se signale, enfin, comme être de fiction. Le statut « autobiographique » du métatexte mérite donc questionnement.

À première vue, les récits de Mudimbe ressemblent à un témoignage. Leur narrativité, que souligne le jeu des temps, répond à ce programme, puisqu’elle se met au service d’une histoire personnelle. Toutefois, ce qui se soustrait à ce pacte, ce sont l’absence de « vérité autobiographique » et le mode du récit. En effet, Mudimbe ne fonde pas l’« authenticité » de sa biographie sur des éléments référentiels. Il mentionne, certes, une situation de parole (Léopoldville, Kamina, Kolwezi, Lubumbashi, etc.) à partir de laquelle un Je exprime un vécu. Mais, contrairement à ce que réclamerait le registre autobiographique, l’appareil énonciatif mis en place n’est pas à même de référer à une instance productrice fiable et unique (l’auteur), dont on vient de dire qu’elle se métamorphosait en plusieurs rôles fictionnels. L’autobiographique, pour Mudimbe, est donc moins un objet de discours que le discours lui-même, dans ses aléas, ses bégaiements, ses ambiguïtés. Il s’agit, pour l’auteur, de mettre en scène son écriture davantage que de baliser son itinéraire biographique.

En somme, l’enjeu de ce texte est de présenter, sur le mode fictionnel, l’écriture comme une objectivation de soi. Paradoxe qui veut qu’au lieu de l’étouffer, la mise à distance du sujet exalte la subjectivité. Ce mode d’énonciation constitue un terrain privilégié où peuvent se mêler discours et voix de toutes provenances et où peut s’épanouir une parole singulière. Le narrateur hésite entre un désir d’absolu et un désenchantement qui n’est pas moins absolu. Le Je se loge préférentiellement dans ce qu’on pourrait appeler le paradigme désirant pour signifier une vision du monde placée sous le signe de la non-adhérence. La parole de Mudimbe, si lyrique soit-elle, n’est pas « célébrative ». Du moins, la célébration ne vise pas le monde, mais, se heurtant à ses propres objets, se retourne sur le sujet de parole. Le mouvement est celui du boomerang : en butte à l’altérité, le sujet se renvoie sa propre image. Regardant le monde, il s’en exclut. Lui parlant, il soliloque. Face à face avec lui-même, il se moque. Ce mouvement répond à une logique du tiers exclu et engage une parole vouée à sa propre écoute, mais malgré tout proférée.