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Mieux vaut donc s’en tenir provisoirement à ce qui se passe dans les textes où « mystique » figure comme l’index de leur statut, sans se donner à l’avance une définition (idéologique ou imaginaire) de ce qu’y inscrit un travail scripturaire. Ce qui est d’abord en cause, c’est la formalité du discours et un tracé (un marcher, Wandern) de l’écriture : la première circonscrit un lieu ; le second montre un « style » ou un « pas » au sens où, d’après Virgile, « la déesse se reconnaît à son pas » [1].

[…] je suivais celui qui me précédait, mais non d’un pas égal. Or, je croyais que c’était mon très cher compagnon, que l’éternelle félicité des saints avait alors accueilli. Et, tandis que je le suis de loin, à travers les détours et les courbes du chemin, je me plains qu’il se dérobe à ma vue. Parfois aussi, le poursuivant, attiré par la beauté des temples que je rencontrais en chemin, j’y entrais pour faire oraison. Et, lorsque j’y reste longtemps, retenu par la beauté elle-même ou charmé par la suavité des chants, ensuite, je souffre de l’avoir encore perdu [2].

Le nom d’Isaac Jogues est silencieux. Il appartient à une histoire que l’on aurait abandonnée à ses restes : une histoire de la sainteté, dont Victor-Lévy Beaulieu disait qu’elle ne saurait jamais être québécoise, mais seulement étrangère [3]. Et de fait, Isaac Jogues, « martyr de la Nouvelle-France », n’est plus que l’ombre lointaine d’une légende dorée, un « rêve de l’Europe », pour reprendre les termes de Fernand Dumont, qui s’est soldé au dix-septième siècle par l’échec de l’utopie religieuse [4].

Il demeure que les textes de Jogues, comme bien d’autres, ont rarement été lus ; c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais vraiment existé au Québec en tant que « textes », sinon au service d’une fable historique qui voyait dans la mort de ces « martyrs » l’origine de l’Église primitive en Nouvelle-France. Il va sans dire que les textes du père Jogues n’appartiennent pas à la littérature, au sens de celle que nous étudions, sinon pauvrement dans le sillage d’une mémoire destituée du registre de la référence nationale. Ces textes, en effet, relèvent davantage d’une mémoire aujourd’hui déclassée par la laïcisation de l’Histoire, mais demeurent tout à la fois admis et silencieux. Admis comme réalité historique, archives missionnaires, documents d’époque, mais silencieux comme textes, écriture. Comme si nous n’avions jamais soulevé devant ces textes l’hypothèse d’une voix, au-delà de la représentation que nous en avons. Mais pourquoi justement devrions-nous lui prêter une oreille si attentive ? Même si Jogues avait pu prétendre à une renommée littéraire — sans doute par l’élégance de son style, son savoir écrire — il n’a laissé, après tout, qu’une poignée de lettres rédigées à la hâte tout en demeurant, dans l’ensemble, fidèle au protocole épistolaire de la Compagnie de Jésus. La question n’est donc pas là.

En relisant les textes du père Jogues, indépendamment du montage apologétique des « saints martyrs canadiens [5] », nous sommes en présence d’une écriture qui s’ouvre déjà sur un autre mythe, celui du martyre chrétien, dont il revient au missionnaire d’éprouver les signes. La correspondance de Jogues dessine en ce sens un itinéraire où la figure du martyr, qui ne cesse de s’inscrire en sourdine comme une plainte silencieuse, traduit l’inquiétude d’une reconnaissance en souffrance. Ce drame symbolique, bien qu’il s’inscrive pour le missionnaire à l’horizon de la rédemption, ne saurait être abordé qu’en prenant toute la mesure de la trame narrative que nous suggère l’auteur de ces lettres, envoyées pour la plupart à son supérieur, et destinées à édifier l’expérience personnelle au coeur de l’activité apostolique du missionnaire.

Il s’agirait alors de parier sur la possibilité de reprendre la correspondance d’Isaac Jogues dans sa discursivité immanente. Celle-ci nous apparaîtra grave et pourtant caricaturale, étrange mais néanmoins banale. Cependant, on peut voir s’ouvrir un lieu, une scène où la fable du martyre n’est jamais que le centre imaginaire des événements. Il m’apparaît important de reprendre la lecture de ces textes précisément où on semble ne les avoir jamais pris, c’est-à-dire sur l’axe même de leur énonciation où l’on voit se construire une forme scénique, un espace de figuration pour le sujet parlant. Ce serait chercher à entendre quelque chose du sujet de l’écriture dès lors que celui-ci est engagé dans le procès de symbolisation de son expérience. Mais puisque Jogues écrit déjà dans un contexte bien déterminé par l’institution jésuite, il nous faut, pour ce faire, ouvrir l’écrit là où l’institution se referme sur lui à travers le motif d’une écriture déjà destinée à lui servir de cause.

À vrai dire, cette question relève de la possibilité de reconnaître un lieu d’énonciation sui generis dans le tissu d’une parole désappropriée d’elle-même, dans la mesure où l’écriture missionnaire est d’emblée instituée, éprise de sa fonction jusqu’à n’être plus qu’un acte d’obéissance. Peut-on alors se demander d’où Jogues écrit, si le seul lieu de l’écriture est celui que l’institution reprend et reconnaît pour sien ? Comment poser la question du « je » que l’écrit devrait ouvrir, mais que l’institution a pris à son compte avant même qu’il ne s’écrive ?

Mémorandum

Né à Orléans, le 10 juin 1607, Isaac Jogues a fait son noviciat auprès de Louis Lallemant à qui il aurait confié son désir d’être envoyé en Afrique sous « le ciel brûlant de l’Éthiopie ». Lallemant lui aurait répondu qu’il ne mourrait « pas ailleurs qu’au Canada [6] ». Le père Jogues débarque donc à Québec le 2 juillet 1636, déjà préoccupé par le rôle qu’il n’a pas encore dans cette histoire. Comme il l’écrit à sa mère, n’espérant pas la « revoir en cette vie », il faut ménager « le temps qui [lui] est accordé [qu’il ait] fait en [sa] vie ce [qu’il voudrait] avoir fait à la mort [7] ». Or, quelques années plus tard, Jogues va devenir le jouet des événements. En effet, le 2 août 1642, alors qu’il regagnait la mission huronne par un convoi d’une douzaine de canots, son groupe est attaqué par les Iroquois sur les rives du Saint-Laurent. Isaac Jogues, Guillaume Couture et René Goupil, qui participaient au convoi, ainsi que la plupart des Hurons qui ont survécu à l’embuscade, sont aussitôt faits prisonniers et emmenés vers Ossernenon (aujourd’hui dans l’État de New York). Jogues décrira plus tard la longue marche de sa captivité où lui et ses compagnons ont subi les coups, les tortures et les mutilations infligées par les Iroquois : bastonnade, brûlures, ongles arrachés, doigts « sciés » à l’aide de coquillages tranchants, etc. Goupil sera assassiné sous les yeux d’Isaac Jogues le 29 septembre 1642, tandis que lui-même, plus réservé et moins téméraire que Goupil, est « adopté » par une famille du clan du Loup d’Ossernenon, où il va demeurer prisonnier pendant plus d’un an. À la fin de l’été suivant, sous les menaces de mort, il réussit cependant à s’enfuir avec l’aide des Hollandais, postés non loin, à la colonie de Renselaerswich. Embarqué pour l’Europe, le missionnaire rejoint Falmouth en Angleterre, puis la Basse-Bretagne.

Fidèle aux exigences épistolaires de la mission, Jogues a auparavant rédigé une longue lettre à son Provincial de France et décrit dans le menu détail les tortures et les grâces reçues durant sa captivité : « Je rends grâce à Dieu qui a bien voulu me laisser le pouce droit, afin que par cette lettre, je puisse inviter mes Pères et Frères à prier pour nous durant le saint sacrifice [8]. » À peine rescapé, Jogues va cependant retourner à Ossernenon pour répondre à la demande de Jérôme Lalemant, alors supérieur de la mission, qui entend l’utiliser aux fins d’une nouvelle action diplomatique [9]. Bon gré, mal gré, le missionnaire, tout aussi familier avec les risques qu’il encourt qu’avec les coutumes et les rudiments de la langue iroquoise, accepte cette mission baptisée à l’avance la « Mission des martyrs ». Au printemps 1646, alors qu’il s’apprête à retourner une première fois en Iroquoisie, Jogues écrit :

[M]on coeur au commencement a été comme saisi de crainte, que ce que souhaite et doit extrêmement priser mon esprit n’arrivât. La pauvre nature qui se souvient du passé, a tremblé ; mais Notre Seigneur par sa bonté y a mis et mettra encore davantage le calme. Oui, mon Père, je veux tout ce que Notre Seigneur veut, et je le veux au péril de mille vies. Ah ! que j’aurais de regret de manquer à une si belle occasion, et qu’il ne tînt qu’à moi que quelques âmes ne fussent sauvées [10].

Jogues sera assassiné l’automne suivant d’un coup de hache, le 18 octobre 1642, alors qu’il se rendait pour la deuxième fois chez les Iroquois depuis son évasion. L’année suivante, Marie de l’Incarnation décrira à son fils les détails de la mort de Jogues dont la tête a été tranchée et le reste de son corps jeté à la rivière [11]. Dans le même mouvement de consécration, Jérôme Lalemant fera officiellement le compte rendu du « martyre d’Isaac Jogues » dans la Relation de 1647 [12].

Politique du martyre

À l’époque de la Contre-Réforme, c’est aussi bien comme référence historique qu’à travers le langage des nouvelles pratiques de la foi, que le désir du martyre se laisse entendre. Dans la mouvance politique et religieuse de l’Église, les mutations du pouvoir et la refonte du discours ecclésiastique, la figure du martyr se réinvente au milieu des luttes religieuses et des missions à l’étranger [13]. Si le martyre chrétien est toujours l’occasion de faire participer le corps humain au texte évangélique, notamment à travers le fantasme de l’imitation christique, il apparaît comme le rêve d’une chrétienté renaissante qui se laisse captiver par la souveraineté de sa propre violence. Mais le « symptôme », s’il en est un, est bien davantage ici l’effet d’un discours sur la mort des corps, un discours qui, en quelque sorte, indique le martyre comme ultime horizon de la jouissance symbolique. Ainsi, les tableaux de martyrs dans les collèges jésuites n’étaient pas seulement destinés à l’ornement des chapelles, mais, comme l’a mentionné Émile Mâle, avaient pour fonction d’échauffer les esprits et d’entraîner les futurs missionnaires à désirer le martyre [14]. Ainsi s’exclamait le cardinal Paleotti : « Il ne faut pas craindre de peindre les supplices des chrétiens dans toute leur horreur, les roues, les grils, les chevalets, les croix. L’Église veut, de la sorte, glorifier le courage des martyrs, mais elle veut aussi enflammer l’âme de ses fils [15]. » Les jésuites, en effet, devaient se préparer à la mort — d’abord mourir à soi-même pour être toujours prêt à connaître la mort du corps réel — ; or la représentation du corps martyr et son montage institutionnel correspondent à une véritable esthétique de la soumission où ce qui conduit et structure le rapport du sujet à l’image, c’est l’autorité même de l’institution qui en commande le regard. Devant le tableau de martyr, ce n’est pas l’effroi qui enflamme les jeunes missionnaires, mais le commandement d’amour qui se dessine dans le dispositif d’une image donnée à désirer, là où la mission devient désir de soumission, d’abnégation et de mortification, « quand le grand oeuvre du pouvoir, dirait Pierre Legendre, consiste à se faire aimer [16] ».

D’abord en réponse à la martyrologie protestante, les jésuites participent avec des moyens financiers et éditoriaux considérables à la diffusion massive de l’image et de la spiritualité du martyre, dans toute l’Europe, et plus tard dans les colonies, au point où, comme l’a souligné Franck Lestringant, la martyrologie jésuite engendre une véritable cosmographie [17]. Le personnage du martyr devient la figure exemplaire d’une action par laquelle une institution se signifie à elle-même son propre retour aux origines de l’Église. Le fait historique de la mort violente se redouble de la nécessité institutionnelle de se constituer une histoire de la sainteté. Avec le rêve d’un ordre nouveau, la réalisation historique du martyre commence à s’imposer à l’intérieur de la Compagnie à partir de 1560, au moment où les jésuites enregistrent leurs premiers martyrs. Par la suite, la politique du martyre va se confirmer sous l’administration d’Aquaviva, soit entre 1581 et 1615 [18].

Sur un autre plan, avec la politisation progressive des institutions religieuses, et, entre la fin du seizième et le début du dix-septième siècle, avec la centralisation d’une « Raison d’État », c’est toute la dimension individuelle de la foi qui entre en crise et se voit obligée de se redéfinir autrement. Au coeur de l’institution religieuse, il s’agit alors de conjuguer l’alternative entre le devoir politique mis en oeuvre par l’institution, et le prophétisme subjectif d’un itinéraire personnel ouvert à l’horizon de Dieu [19]. L’expérience mystique se situe entre les deux : « La volonté de “dire” une foi s’accompagne d’un retrait vers “l’intérieur” ou “hors du monde”. Elle se traduit par la fondation d’un lieu à part d’où il soit possible de parler [20]. » En ce sens, nous pouvons affirmer qu’entre la mystique de la contemplation chez Jogues, manifeste dans l’écriture des rêves et des visions, et la pratique de l’entreprise missionnaire, vient s’articuler un dire du martyre à travers les motifs d’une action. Il faut donc envisager, d’une part, l’instauration de ce dire (qui est foi, confession, érotique du corps-dieu, etc.) et la projection d’un faire (qui est mission, apostolat, évangélisation, conversion, etc.).

Or, l’écriture missionnaire ne relève pas exactement de ce dire, qui demeure silencieux, mais bien davantage d’un faire auquel le missionnaire se voit toujours obligé. Ignace de Loyola exigeait des missionnaires qu’ils écrivent de manière à « édifier », aedificãre, c’est-à-dire porter à la piété par l’exemple et par le discours ; instruire dans les formes d’une vérité que le récit doit reconduire. C’est donc en étant fidèle aux dispositions missionnaires de la Compagnie de Jésus qu’Isaac Jogues met en acte la volonté d’un ordre religieux qui prescrit la méthode et commande la correspondance. Écrire de manière à édifier revient dès lors à confirmer une procédure de façon à convaincre et témoigner. Dans la mesure où la correspondance se donne comme un témoignage, celui qui écrit doit respecter la construction d’un langage dont la fonction est de maintenir pour l’Autre (le supérieur de la mission, Dieu ?) la vérité de ce dont il témoigne ; vérité qui n’est jamais que la « vérité du semblant [21] ». Le monde est un théâtre, et la parole… d’abord une stratégie, un style, une manière de faire qui devient une manière d’agir. Or, le récit de Jogues tient son narrateur sur ce qu’il peut énoncer, au nom de la foi, pour la séquence dramatique d’un corps qui n’est peut-être autre chose qu’un mort à crédit. Le texte est celui du désir in(dé)fini qui traverse un récit sans cesse autorisé par l’institution qui lui demande d’écrire. Aussi, la correspondance, ce qu’elle commande en somme, selon la structuration d’une adresse à l’autre, n’est jamais que l’agissement d’une écriture qui se donne pour l’autre, le « supérieur de la mission », le « Provincial de France », pour qui la lettre doit justement témoigner. C’est là qu’une masse de silence s’abat sur le texte de Jogues où l’émotion, comme l’a remarqué Victor-Lévy Beaulieu, est « souterraine [22] », où les mots, les images, ne sont que le renflement d’une intériorité muette qui passe et tourne sous le regard de l’autorité.

En dépit des excès qui conduisent le missionnaire à la détérioration violente du corps, le témoignage de Jogues sur les événements de sa captivité tient à cette structure de fiction qui suppose que la lettre arrive toujours à destination. D’une certaine façon, il faut admettre que l’écriture du témoignage s’ouvre sur un absolu qui semble exercer une pression interne sur la matière du récit. Le missionnaire est toujours disposé à écrire comme si Dieu n’était pas sans savoir le sens de la plainte. De même, l’Autre est toujours derrière celui qui écrit et demande des comptes. La question est bien de savoir par quel montage il faudra passer pour arracher quelque chose à la miséricorde de Dieu, dès lors que, dans l’urgence d’écrire, les circonstances de l’histoire placent le missionnaire en instance de martyre.

Ainsi Jogues se voit conduit sur les lieux symboliques du martyre. Mais c’est aussi à partir de là que se dessine une ambivalence qui concerne la structure du désir alors que l’écriture s’exprime comme témoignage. Si le corps mystique tel que le définit Michel de Certeau s’inscrit dans une lente transformation de la scène religieuse — d’une foi — en scène amoureuse — érotique —, elle raconte comment un corps « touché par le désir et gravé, blessé, écrit par l’autre, remplace la parole révélatrice et enseignante [23] ». Il faut alors interroger l’autre côté, non pas seulement la production d’un lieu, défini socialement par le prosélytisme militant d’un groupe religieux, mais la possibilité de ce dire visant le corps chrétien à même ce qu’il peut énoncer dans la recherche d’une communauté de destin et d’une appartenance au corps mystique du Christ ; non plus le langage d’un ordre aux prises avec les conditions de sa propre légitimité, mais l’énonciation d’une foi qui demande d’en repasser par le corps afin de retracer l’intimité vivante du sens ; non plus l’opacité d’une extériorité de la forme, mais l’horizon ténu d’une intériorité de la chair.

Un corps inventé

L’autorité transcendante qui surplombe la parole du sujet, Jogues l’a justement figurée dans son récit. La scène du supplice ne cesse de se jouer ainsi sous le regard de Dieu, comme s’il n’y avait que Lui pour jouir du spectacle et en légitimer la représentation. Alors que les prisonniers sont conduits d’un village à l’autre, le rituel des tortures se multiplie : « Il y avait déjà sept jours que, de bourgade en bourgade, de théâtre en théâtre, nous étions donnés en spectacle à Dieu et aux anges [24]. » Et de fait, l’écriture elle-même témoigne de l’attente désespérée de ce regard, comme si l’absence de Dieu, ou le risque de se voir abandonné par Lui, donnait tout le sens d’une autre captivité plus grave et plus impérieuse, celle d’être prisonnier de ce monde où le missionnaire devient « barbare par les coutumes et le vêtement » et « presque sans […] Dieu dans une vie si agitée [25] ». Il faut donc gesticuler, se faire voir, mimer hystériquement un corps de souffrance pour susciter le désir de Dieu et se faire sujet de Son regard :

Un vieillard vient donc vers moi avec une femme et il lui ordonne de me couper le pouce. Au début, celle-ci refuse ; enfin, comme contrainte de le faire trois et quatre fois par le vieillard, elle coupe mon pouce gauche à l’endroit où il est unis à la main. […] Alors, prenant de l’autre main le pouce coupé, je te l’offris, à toi mon Dieu vivant et vrai, en souvenir des sacrifices que durant sept ans je t’avais offerts dans ton Église. Averti par un de mes compagnons [Guillaume Couture], je cessai de faire cela, de peur qu’ils ne m’obligent à le mettre dans ma bouche et à le manger tout sanglant. Et je le jetai je ne sais où sur le théâtre, et je l’abandonnai. Ils coupèrent à René le pouce droit à la première phalange [26].

On comprend peut-être mieux la portée d’un tel dispositif, quand c’est le récit lui-même qui indique la nécessité de ce regard, réglé sur tous les moulins à vent que le souffle de la rhétorique fait tourner, mais dont Jogues dépend tout entier, à son corps défendant. Le missionnaire est toujours le serviteur de son propre désir d’obéissance en se faisant le mobile de la volonté divine.

Mais les choses sont autrement complexes. J’ai dit qu’il s’agissait d’un itinéraire, voire d’un parcours du sujet, repérable à l’intérieur de la relation épistolaire. Or, l’intérêt des textes de Jogues réside surtout dans la singularité de sa posture entre l’événement de sa mort réelle et l’image d’une mort donnée comme mort idéale, que le récit semble vouloir inscrire. Si Jogues doit témoigner pour montrer à l’Autre qu’il désire, qu’il est tout entier corps d’obéissance, corps désirant sous le regard de l’autorité, le témoignage premier est avant tout celui de son intégrité de foi dans la fonction que Dieu lui a « donné de remplir ici, celle de prédicateur de l’Évangile, de jésuite et de prêtre [27] ». À ce premier témoignage, se rattache la possibilité imminente de la mort dont le moment est attendu, recherché, scruté, tout au long d’un récit qui ne se referme toujours pas sur la mort : « Le lendemain, jour où le Sauveur avait achevé sa vie, devait terminer aussi la mienne, et c’est alors que celui qui en mourant ce jour-là m’avait donné la vie de l’esprit, daigna m’accorder celle du corps [28]. » C’est précisément cette mort-là qu’on ne cesse d’envisager dans les formes, et d’abord à travers celle de René Goupil, véritable mort ambulant, miroir de Jogues, qui ne cesse de lui renvoyer l’image d’une destinée dont le missionnaire se plaint de n’être jamais le « bon sujet » : « [J]e suivais celui qui me précédait, mais non d’un pas égal [29]. »

Au fond, tout se passe comme si Jogues ne connaissait sa mort qu’en différé, une mort devant laquelle il est toujours en faute, toujours en défaut. Le missionnaire demeure en reste sur la scène du supplice. Ainsi, lorsqu’il sera embarqué pour l’Europe, échappant littéralement à la scène du martyre, Jogues évoque le personnage de Jonas qui voulant fuir l’injonction divine prend le chemin opposé que Dieu lui indique : « Je fus deux jours et deux nuits dans le ventre de ce vaisseau […]. Je me souvins pour lors du pauvre Jonas [30]. »

Il s’agit donc d’une singulière posture pour un martyr de la foi et de l’obéissance, car le récit du supplice s’ouvre sur la fuite et le retard du missionnaire devant le site de sa propre mort. De sorte qu’entre la scène du martyre et la fin du corps s’ouvre un intervalle, une durée qui sera aussi, pour Jogues, un temps d’écriture. L’image de Goupil dont Jogues, à la demande du supérieur, fait le récit du martyre peu avant son dernier départ pour l’Iroquoisie, est elle-même l’image d’une mort future. Et c’est ce mort, René Goupil, qui serait la voie d’accès à ce que l’ensemble de la correspondance suppose comme le dernier terme de la mission. La mort travaille le texte sur son fantasme qui correspondrait à l’expiration du délai : fin de la dialectique de la volonté d’obéissance qui veut à la fois « vivre et mourir », courant au-devant d’une jouissance où le corps du missionnaire s’engouffre et se renverse dans le sang mystique.

À cet égard, le texte le plus éloquent est sans aucun doute celui du rêve de la Cité Sainte qui mériterait à lui seul, me semble-t-il, une place dans toute anthologie des écrits de Nouvelle-France [31]. On peut aisément isoler dans le récit du rêve trois segments qui soutiennent la logique interne du texte, dont le premier :

Ayant passé la première porte, je vis ces deux lettres L. N. gravées en gros caractères sur la colonne droite de la seconde porte, et en suite un petit agneau massacré. Je fus surpris, ne pouvant concevoir comme des barbares qui n’ont aucune connaissance de nos lettres [ceux qui] auraient pu graver ces caractères. Et, comme j’en cherchais l’explication dans mon esprit, je vis dessus, dans un rouleau, ces trois paroles écrites : Laudent nomen ejus [Psaumes 149, 3]. Et, à même temps, je reçus une grande lumière dans le fond de mon âme, qui me fit voir que ceux-là proprement louaient le nom de l’agneau, qui, dans leurs presses et dans leurs tribulations, s’efforçaient d’imiter la douceur de celui qui comme un agneau n’avait dit mot [Isaïe 53, 7] à ceux qui, l’ayant dépouillé de sa toison, le conduisaient à la mort [32].

Jogues raconte comment il se voit en rêve subitement aux portes d’une Cité Sainte où il désire entrer. D’emblée, on s’aperçoit que le rêve n’est pas exactement écrit comme une simple vision extatique, mais, fidèle aux dispositifs des exercices spirituels, le récit est entraîné par une praxis de l’association, comme si Jogues nous donnait le récit du rêve sur un mode proprement analytique. Le récit est alors clairement tributaire de l’imaginaire jésuite qui entend composer une scène, un lieu, de façon à isoler le sens de la volonté divine qui se manifeste par les effets de l’image. Mais tout d’abord le regard doit matérialiser les contenus de cette volonté pour voir, et faire de l’image un lieu où le regard pourra se mettre en scène, littéralement, entrer dans l’image [33] :

Continuant mon chemin, j’aperçus, environ le milieu de ce portique, un corps de garde tout rempli d’armes et de toutes façons, [Cantique 4, 4] sans voir aucun soldat. Je leur fis une grande révérence, me souvenant qu’on leur devait ce respect. Comme je les saluais, une sentinelle posée vers l’endroit où je marchais, s’écrie : « Demeurez là ». Or, soit que j’eusse la face tournée d’un autre côté, ou que la beauté des choses que je voyais occupât fortement mon esprit, je ne vis et n’entendis rien. Cette sentinelle redouble une autre fois, criant plus fort : « Demeurez là ». Je m’arrête tout court. « Comment ? me dit ce soldat. Est-ce ainsi que vous obéissez à la voix de celui qui est en garde devant le Palais royal ? Il a donc fallu vous crier deux fois : “Demeurez là”? Allons, vite, paraissez devant notre Juge et devant notre Capitaine (j’entendis ces deux mots de juge et de capitaine). Entrez, me dit-il, dans cette porte pour recevoir le châtiment de votre témérité. » « Je vous assure, mon cher ami, lui répartis-je, que je ne vous avais ni vu ni entendu. » Il m’entraîne sans recevoir mes excuses. […] Ce lieu me parut d’abord comme ces chambres dorées dans lesquelles on rend la justice en Europe, ou comme ces beaux endroits qu’on voit encore dans quelques anciens monastères où jadis les religieux tenaient leur chapitre. Dans cette salle ou dans ce palais tout ravissant, je vis un vieillard tout plein de majesté, semblable à l’ancien des jours. [Daniel 7, 9] […] Le soldat qui m’avait conduit ayant parlé, mon juge, sans m’entendre, tire une baguette ou une verge d’un faisceau semblable à ceux qu’on portait jadis devant les consuls romains. Il me frappa longtemps et rudement de cette baguette sur les épaules, sur le col et sur la tête ; et, encore qu’une seule main me frappait, je sentais autant la douleur que je ressentis à mon entrée dans la première bourgade des Iroquois, lorsque toute la jeunesse du pays, étant armée de bâtons, nous traita avec une cruauté nonpareille. Jamais je ne poussai aucune plainte, jamais je ne jetai aucun gémissement dessous ces coups ; je souffrais avec douleur tout ce qui m’était appliqué, trouvant de la patience dans la vue de ma bassesse. Enfin, comme si mon juge eut admiré ma patience, il quitte la verge et, se jetant à mon col, il m’embrassa et, en bannissant mes ennuis, il me remplit d’une consolation toute divine et entièrement inexplicable. […] Cela fait, il me reconduit et me laisse sur le seuil de la porte [34].

C’est donc d’un tribunal qu’il s’agit, une scène qui relève en droite ligne de la morale judiciaire qui s’incarne ici dans la figure de « l’ancien des jours ». S’il est évident que le rêve renvoie au supplice enduré chez les Iroquois, Jogues réinscrit l’énigme d’un supplice qui ne lui donne pas la mort, mais le rejette au-dehors. Il ne se voit pas seulement refuser l’entrée dans la Cité Sainte : on le met littéralement à la porte de l’image. Or, l’interprétation de Jogues qui suit immédiatement le récit du rêve, ne va pas simplement consister à traduire les représentations du rêve, mais au contraire à redéployer la représentation à même l’interprétation, et ce bien au-delà du rêve lui-même. En anticipant sur la logique du salut, l’acte analytique de Jogues va dès lors consister à comprendre le corps du supplice comme un corps de patience qui attend désespérément son admission, au-delà de l’image :

J’ai donc pensé que cette cité, placée de façon singulière où se trouve notre bourgade, était la demeure des bienheureux, où je ne méritais pas d’entrer, mais où j’entrerais un jour, si je persévérais avec patience et fidélité jusqu’à la fin, et j’espérais que cette bourgade en laquelle j’avais tant souffert et souffrais encore, se changerait pour moi en cette sainte cité.

[…] Je pensai que ce corps de garde (où je ne vis personne) était celui des anges qui veillaient sur ce lieu, céleste plus que terrestre. Enfin, ce tribunal et ce jugement auquel je fus livré et où je reçus des coups, je pensai que c’était le jugement divin dans lequel sont purifiés ceux qui doivent être admis à cette cité sainte, ou grâce auquel, taillées par le ciseau qui sauve et frappées de coups répétés par le marteau polisseur les pierres qui la construisent sont mises à leur place. Enfin, reconduit au seuil, là je fus abandonné et je n’entrai pas en cette cité sainte ; j’ai cependant tourné les yeux pour voir du moins celle où je ne pénétrais pas, et j’ai vu ses voies semblables à celle de la cité que décrit saint Jean dans l’Apocalypse, des voies pures, des voies limpides, des voies respirant la sainteté même [35].

Telle la Jérusalem décrite par saint Jean dans l’Apocalypse, la Cité Sainte concerne les fins dernières ; une image que l’on retrouve couramment dans le champ de la mystique chrétienne la plus élémentaire. En ce sens, on dira sans doute que Jogues se contente de transposer une figure sur la trame de son expérience. Or, ce n’est pas l’invention de l’image qui importe ici, mais plutôt celle d’un corps qui se voit ressaisi comme un effet de l’image à laquelle on tente d’advenir. Dans un premier temps, le rêve se donnait comme une scène-tribunal. Quelque chose en lui nous indiquait que le martyr porte les dimensions de la faute et de la miséricorde qu’il replace dans l’Autre, « l’ancien des jours », en qui il reconnaît la fonction de juger. Dans un second temps, Jogues pousse d’un cran la figure eschatologique de la Cité Sainte, où le corps du martyr n’est plus seulement le gage d’une admission, mais devient la matière même qui sert à construire le lieu où il demande à entrer : paradoxalement il est la cité qu’il ne peut voir qu’à distance. Cette distance n’est autre que celle du sujet à l’égard de sa propre métaphore et du temps qu’il faudra pour y accéder. Ainsi, le rêve de la Cité dévoile l’inquiétude du sujet devant l’autorité qui le conduit à la mort comme un agneau sacrifié : « Peut-il se faire que, dans une telle cruauté des barbares qui journellement cherchent à me tuer, je vive et ne meure pas [36] ? »

On comprend peut-être mieux pourquoi nous nous trouvons ici en présence d’un texte qui ne saurait se réduire à un simple rapport épistolaire rédigé en mission. Plus tard, alors qu’on l’envoie effectivement à la mort au nom d’une mission diplomatique, Jogues maintient en quelque sorte la parfaite cohérence de la trame et ne mentionne jamais les véritables enjeux de la Mission des martyrs. Comme si la rigueur apostolique se doublait d’une certaine intelligence de l’imaginaire qui nous invite à ressaisir le corps du martyr comme écriture et procès du sens de l’expérience.

Jusqu’à la fin, l’histoire de Jogues se donne en une suite de rendez-vous manqués avec ce corps, qui n’est autre que le corps du Christ, ou le Corps de la Croix, comme Jogues le mentionne lui-même : « [C]ette croix, où le Seigneur m’a fixé avec lui [37]. » D’une certaine façon, Jogues est voué à l’impasse de la reconnaissance de ce corps. Puisqu’il ne peut s’autofonder sans être suspecté d’imposture, il doit toujours en passer par la reconnaissance de l’Autre. La confession et ce qu’elle comporte d’affirmation positive ne permettent pas à Jogues de se légitimer de la vérité au nom de laquelle il se prononce. Sauf, peut-être, en la prenant sur soi, en se faisant le porteur d’un énoncé qui l’excède tout en le désignant. Comme l’a fort bien énoncé Jean-Luc Marion : « La confession de foi [dont la correspondance est ici l’occasion renouvelée] passe par l’énonciateur, mais elle vient de plus loin et va plus loin. Elle le transite de part en part [38]. » Toutefois, la relative plasticité de la représentation, l’emploi immodéré des Écritures, cette manière de ne jamais exclure les images instituées du texte chrétien, donnent au missionnaire la possibilité de se faire sujet de ce texte qu’il porte en lui comme une mémoire salutaire. Le texte biblique offre à celui qui écrit autant de points d’ancrage à la vérité de son propre récit.

Pour nous, lecteurs laïques, le palimpseste de Jogues devient un espace de fictionnalisation qui exclut tout sens caché, qui laisse plutôt se dire la vérité du semblant, en donnant lieu à une véritable métaphoricité en acte qui maintient une ambiguïté fondamentale entre l’imaginaire et la normativité de la représentation.

Mais c’est bel et bien avec les derniers mots de Jogues que nous arrivons à ce qu’il s’agit d’arrimer au terme de cette étude. À l’automne 1646, Jogues retourne pour la seconde fois en Iroquoisie. La dernière lettre qu’il envoie cette fois-ci à un destinataire anonyme nous enjoint de lire la fin et le couronnement d’un itinéraire sacré.

Le coeur me dit que, si j’ai le bien d’être employé en cette mission, ibo et non redibo [<j’irai et je ne reviendrai pas >], mais je serais heureux si Notre Seigneur voulait achever le sacrifice où il l’a commencé, et que ce peu de sang que j’ai répandu en cette terre fût comme les arrhes de celui que je lui donnerais de toutes les veines de mon corps et de mon coeur. Enfin, ce peuple-là sponsus mihi sanguinum est, hunc mihi despondi sanguine meo [<ce peuple est pour moi un époux de sang (Exode 4, 25), je me suis fiancé à lui par mon sang >] [39].

Le sang est alors non seulement, comme l’écrit Tertullien, la « semence [40] » de l’Église, mais les « arrhes », c’est-à-dire le paiement — voire le premier paiement dans le cadre d’un contrat — alors que le sang versé vient sanctifier le sol et convertir le lieu pour l’ouvrir aux Écritures et à la mémoire du sang des Évangiles : « Notre bon maître qui se l’est acquis par son sang, lui ouvre, s’il lui plaît, la porte de son Évangile, comme aussi à quatre autres nations ses alliés, qui sont proche [sic] de lui. À Dieu, mon cher Père, priez-le qu’il m’unisse inséparablement à lui [41]. » Tout se passe comme si Jogues n’avait justement pas fini de payer au moment où il était prisonnier. Il ne peut alors qu’interpréter le second paiement comme celui qu’il s’apprête à donner de sa mort, par ce corps monnayé, employé à la volonté de l’Autre. L’entreprise missionnaire se renverse sur le corps du martyr pour le transformer, lui, avec ceux qu’elle veut assujettir en une conversion tout autant religieuse que politique. C’est alors que l’écriture se donne comme le remboursement, ou plutôt, pour reprendre une expression de Louis Ucciani, le paiement du « temps perdu de la dérive [42] », c’est-à-dire celui que Jogues aura mis en attente en s’enfuyant du lieu d’un sacrifice inaccompli.

L’écriture de Jogues, si elle ne cesse de vouloir confirmer la fidélité du missionnaire à la volonté du supérieur, s’expose ainsi comme le récit d’une mort en souffrance sur laquelle l’écriture elle-même ne peut conclure puisque seule la mort effective du corps peut faire du récit un discours véritable et authentifier le drame. Comme l’écrivait saint Augustin, c’est par la mort que la parole déploie sa force, « elle ne se dressait point si haut de leur vivant [43] ». Les derniers mots du missionnaire viennent fixer quelque chose de la métaphore dernière, annoncée par la figure de la Cité et l’événement de la jouissance mystique qu’elle préfigure, et qui consiste à faire de ce corps un corps de donation absolue : un corps d’engendrement et de transformation par l’entremise duquel un peuple deviendrait l’époux de sang. Ce qui littéralement, on l’aura compris, fait de celui qui en revendique la métaphore une épouse, c’est-à-dire une féminité consentie à la volonté de l’Autre, réunissant le supérieur et Dieu sur le même axe d’autorité.

Jogues vient, en quelque sorte, inscrire sur soi les signifiants du désir de l’Autre pour se recouvrir des images de la sainteté comme d’une chape. Ce qui n’est jamais, on en conviendra, que le dernier recours du sujet à faire tenir le sens de l’histoire au milieu d’une béance où la mission risque de l’engouffrer.

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Quelle que soit la confession d’origine, on sait aujourd’hui avec quelle effroyable efficacité l’argument de la croyance peut convaincre quiconque dans son désir d’embrasser une mort violente, et multiplier la gloire sordide du martyre. Depuis les premiers chrétiens de l’Antiquité jusqu’à la Contre-Réforme, le personnage du martyr a toujours une résonnance politique, de près ou de loin, mais plus encore, il relève d’un montage, dans la mesure où il ne peut s’inscrire, en tant que martyr, qu’à l’intérieur d’un discours qui le cadre et lui donne son statut. Ainsi dans l’hagiographie chrétienne, c’est toujours une structure de fiction qui tient lieu de vérité : on compte moins avec l’événement vécu de la mort qu’avec l’écriture de la légende et la réactualisation en elle des signes de la sainteté [44]. En somme, entre la légende et la vérité dont elle devrait être la représentation, l’hagiographie vise moins ce qui s’est passé que ce qui est exemplaire, moins la représentation des faits, comme document, que le pouvoir rhétorique de la représentation, comme ressourcement de la vérité dans les formes admises du récit. Toujours, le martyr est un corps écrit, il appartient à un système de référence plus ou moins délirant qui déploie ses effets dans le champ d’une représentation instituée qui fabrique l’image du martyr. Cette image n’est pas constituée nécessairement a posteriori, dans le récit apologétique des survivants, mais peut tout aussi bien être fondée et imposée de l’intérieur à même le dispositif de la croyance qui nous fait sujet de l’image, une image qui nous aliène bien qu’on se réalise en elle et qui nous fait exister en quelque sorte.

Envisager ainsi le procès de l’écriture, de la formalité des images et des figures, d’une énonciation toujours désappropriée d’elle-même, c’est tenter de repasser par les mêmes détours pour constater de quelles traces il est le travail ; de le prendre, pour ainsi dire, dans la lecture de l’altérité dont il est fait, quand cette altérité prend fonction de transcendance et fonde le jeu des images et du discours. Alors que dans un contexte laïque, nous sommes toujours tentés de démystifier les textes de la tradition religieuse, on peut toutefois, nous l’avons vu, reconnaître au texte de Jogues le statut de texte mystique, quand écrire revient à faire agir un dire qui consacre le sujet au désir de l’Autre dont les signifiants s’inscrivent sur le corps missionnaire. Et ce corps toujours fictif dès lors qu’il passe dans l’écriture, résulte ni plus ni moins d’une disposition du corps chrétien à se livrer aux formes symboliques de l’Histoire Sainte.

Entre le temps du martyre et l’événement de la mort, Jogues écrit l’autre scène de l’histoire surplombée par le regard de Dieu. Mais l’itinéraire sacré du missionnaire recouvre tout autant l’historicité des faits que le sujet même de l’écriture dans le conflit des signes qui en organisent la manifestation. Le corps réel, s’il vise une incarnation de la fable chrétienne, disparaît lui-même sous la loi de sa propre inscription. Reste ce corps imaginaire que l’écriture a pour charge de reconduire et de boucler tout à la fois sur le texte d’une référence qui a toujours sur lui l’autorité du dernier mot.