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Le dix-neuvième siècle canadien-français a mauvaise réputation. Même le très indulgent Camille Roy expliquait, dans sa fameuse conférence de 1904 sur la « nationalisation de la littérature canadienne », que l’âme canadienne avait été « empêchée par les nécessités de l’existence de se livrer avec assez de liberté au culte désintéressé de l’art et de la littérature [1]  ». En 1946, l’essayiste Berthelot Brunet ouvrait sa courte Histoire de la littérature canadienne-française en affirmant que les seules oeuvres intéressantes appartenaient au Régime français et aux premières décennies du vingtième siècle. Entre ces deux époques, c’est-à-dire durant tout le dix-neuvième siècle, rien qui s’élèverait au-dessus « d’une honorable médiocrité [2]  ». En 1967, l’historien littéraire Georges-André Vachon abonde dans le même sens en affirmant que la période de 1850 à 1939 correspond à un repli de notre culture :

Avant 1850, le Canada français était un pays relativement ouvert, et l’histoire intellectuelle de nos xviie, xviiie et xixe siècles, jusqu’à la condamnation de l’Institut canadien, est là pour le prouver. À partir de 1860 surtout, notre culture est coupée de ses sources françaises, elle tend à se provincialiser. Le Québec devient ce « ghetto », cette « réserve » qui ne sera finalement démantelée que sous les attaques des générations issues de l’après-guerre [3].

Selon cette interprétation, le dix-neuvième siècle n’a été qu’une « parenthèse dans notre histoire ». Vachon reprend ainsi un lieu commun de la Révolution tranquille, mais aussi certains propos des écrivains du dix-neuvième siècle, comme Octave Crémazie, pour qui la littérature canadienne n’avait pas d’avenir [4], et Arthur Buies qui, dans un texte un peu moins connu, ne voyait aucun successeur à François-Xavier Garneau et Étienne Parent, selon lui les deux seules figures majeures de cette littérature [5]. S’inspirant de Buies, Jacques Ferron sera à la fois plus sévère et plus ambigu : « Buies avait fort bien observé que l’art pour l’art, il y a un siècle, restait au-dessus de nos moyens et qu’en littérature comme en musique nous en étions au stade de la fanfare ; que nos meilleurs écrivains, tel l’historien Garneau, n’avaient pas eu de prétentions littéraires [6]. » Par-delà le jugement négatif que suggère l’image de la fanfare, la formule de Ferron fait apparaître un paradoxe sur lequel les historiens littéraires se pencheront tour à tour : ce sont les écrivains les moins ostensiblement littéraires qui sauvent le dix-neuvième siècle.

« Nous avons à la fois moins et plus qu’une littérature », résume Laurent Mailhot en 1974 en pensant à tous ces textes non littéraires (discours politiques, éditoriaux, mandements épiscopaux et autre témoignages) qui élargissent le sens du mot « littérature » au Québec [7]. Mais cet élargissement, quoi qu’on dise, est aussi, et en même temps, un brouillage des valeurs esthétiques. Comment savoir en effet ce qui ne serait pas de la littérature ? Et, dès lors que les frontières semblent impossibles à fixer, comment reconnaître quelque valeur littéraire si celle-ci se distribue à gauche et à droite sans aucune forme de hiérarchie ? Pour Georges-André Vachon, la prose et la poésie canadiennes-françaises ne sont « guère plus “littéraires” que les mémoires, les correspondances, les discours politiques, les articles de journaux et même les écrits didactiques qui ont vu le jour ici, entre le Régime français et la Seconde Guerre mondiale [8]  ». S’appuyant sur ce même argument, il reproche à James Huston d’avoir conçu son Répertoire national [9] au nom d’un seul critère, celui des « genres réputés littéraires », donc en excluant les textes à caractère politique. À l’inverse, Robert Melançon ne voit rien de bien littéraire dans ce Répertoire où les « textes paraissent tellement interchangeables dans leur grisaille et si peu marqués par une personnalité d’auteur qu’on a l’impression de parcourir une sorte d’oeuvre collective produite par la nation pour sa défense et son illustration [10]  ». Il est significatif qu’on puisse lire le même ouvrage comme à la fois trop et trop peu littéraire.

Si l’exemple de James Huston montre bien qu’un certain canon littéraire existe au milieu du dix-neuvième siècle au Québec, il en révèle en même temps la fragilité. Huston lui-même semble n’y croire qu’à moitié lorsqu’il prend soin d’avertir son lecteur qu’il ne doit pas s’attendre à des chefs-d’oeuvre. Et surtout, ce canon n’a pas valeur d’exemple. Les écrivains canadiens-français de ce siècle ne vont pas tenter de le reprendre à leur compte, loin de là. Les meilleures plumes se soucient fort peu, en effet, de se distinguer en pratiquant des genres ayant une valeur littéraire reconnue. Étienne Parent est journaliste, tout comme Arthur Buies, qui se qualifie lui-même de « chroniqueur éternel » ; François-Xavier Garneau a écrit quelques poèmes importants, mais c’est en tant qu’historien qu’il se crée un public, celui-là même que Crémazie désespère de voir naître, comme poète, au Canada français. Tous ont en commun d’écrire à distance du canon littéraire et de chercher à s’adapter à la situation assez confuse qui est celle de l’écrivain canadien-français. Non pas en tentant de recréer un nouveau canon autour d’une hiérarchie nationale qui se substituerait au canon européen, mais, de façon plus immédiate, en s’adressant à un lecteur d’ici dont il recherche la complicité en marquant la distance qui les sépare, l’un et l’autre, d’une certaine image de la littérature propre au vieux continent [11]. C’est aussi ce qui distingue radicalement la littérature canadienne-française du dix-neuvième siècle des écrits de la Nouvelle-France, qui étaient presque tous destinés à un lecteur européen.

La liberté pleine et entière dans le fond et dans la forme

Deux exemples permettront d’illustrer une telle attitude selon laquelle l’écrivain se moque de l’orthodoxie générique et privilégie un type de texte marqué par le mélange des formes. Le premier est celui de Philippe Aubert de Gaspé père dont Les anciens Canadiens [12] constitue, comme on sait, un succès phénoménal, le plus important dans l’histoire du roman canadien-français au dix-neuvième siècle. C’est donc un roman qui, plus qu’aucun autre, trouve d’emblée son public. Or, ce roman se préoccupe aussi peu que possible de se définir comme roman. Une telle méfiance à l’égard du genre romanesque n’a rien d’exceptionnel à cette époque. Elle constitue plutôt la norme, comme le montrent les romans de Patrice Lacombe [13], de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau [14] ou d’Antoine Gérin-Lajoie [15] qui contiennent tous des mises en garde explicites contre les aventures romanesques. Mais, chez Aubert de Gaspé, la méfiance tourne à l’indifférence : nul auteur n’aborde la question avec autant de désinvolture que lui. S’il écrit ce roman, à l’âge de soixante-seize ans, c’est, affirme-t-il au début de l’ouvrage, pour s’amuser. L’univers de la fiction trouve sa justification, dès la scène initiale, dans une rencontre inopinée au cours de laquelle un ami de l’auteur, qui se plaignait d’avoir subi les paroles insignifiantes d’onze personnes en une seule matinée, le remercie vivement de l’avoir entretenu de façon agréable et surtout spirituelle. Flatté, soudainement enorgueilli, Philippe Aubert de Gaspé se découvre alors une vocation d’écrivain. De l’art de la conversation à l’art du roman, il n’y a qu’un pas :

Tout fier de cette découverte, et me disant à moi-même que j’avais plus d’esprit que les onze imbéciles dont m’avait parlé mon ami, je vole chez mon libraire, j’achète une rame de papier foolscap (c’est-à-dire, peut-être, papier-bonnet ou tête de fou, comme il plaira au traducteur), et je me mets à l’oeuvre [16].

Un peu plus loin, l’auteur explique comment il entend régler la question du genre sans le moindre égard au canon littéraire :

J’entends bien avoir, aussi, mes coudées franches, et ne m’assujettir à aucunes règles prescrites — que je connais d’ailleurs —, dans un ouvrage comme celui que je publie. Que les puristes, les littérateurs émérites, choqués de ses défauts, l’appellent roman, mémoire, chronique, salmigondis, pot-pourri : peu m’importe [17]  !

Il y aura donc, dans cet ouvrage, un peu de tout : des légendes populaires, des contes fantastiques, des péripéties romanesques, des envolées théâtrales, des références mythologiques, des citations littéraires, des explications historiques, des descriptions de moeurs anciennes, des réflexions d’auteur, des passages autobiographiques, des anecdotes, etc. La mémoire personnelle et le roman historique s’entremêlent aussi naturellement que la culture lettrée d’Archibald de Locheill et de Jules d’Haberville se combinent à la culture populaire de José, l’homme de confiance de la famille d’Haberville. Le refus des « règles prescrites » s’appuie non pas sur d’autres règles, qui seraient plus valables aux yeux de l’auteur, mais sur une absence de règles, ou plutôt sur une indifférenciation qui suppose cependant une connaissance des règles et, plus encore, une constante connivence avec le lecteur, interpellé directement au début et à la fin du roman. Ce lecteur, Philippe Aubert de Gaspé le dit d’emblée, n’appartient ni à la catégorie des « puristes » ni à celles des « littérateurs émérites ». Un siècle plus tard, Réjean Ducharme fera dire à peu près la même chose à son personnage Mille Milles au début du Nez qui voque : « J’écris mal et je suis assez vulgaire. Je m’en réjouis. Mes paroles mal tournées et outrageantes éloigneront de cette table, où des personnes imaginaires sont réunies pour entendre, les amateurs et les amatrices de fleurs de rhétorique [18]. » Chasser les amateurs ou amatrices de fleurs de rhétorique ou chasser les puristes et les littérateurs émérites, c’est chaque fois situer le roman au-delà de la seule sphère des lettrés, des hommes de lettres pour mieux se rapprocher d’un lecteur ordinaire.

Le deuxième exemple vient d’un poète, Octave Crémazie, dans l’une de ses célèbres lettres à l’abbé Henri-Raymond Casgrain. Crémazie y défend sa « Promenade de trois morts » contre un obscur critique, M. Thibault, qui s’en était pris en particulier au genre auquel appartient ce poème, celui de la fantaisie :

Le genre fantaisiste, dit M. Thibault, est un genre radicalement mauvais. Je crois que mon critique est dans l’erreur. La fantaisie n’est pas un genre dans le sens ordinaire du mot. Est-ce que la causerie dans un journal est un genre spécial de littérature ? Quand on écrit en tête de sa prose : Causerie, cela veut dire tout simplement qu’on parlera de omnibus rebus et quibusdam aliis, comme feu Pic de la Mirandole, qu’on racontera des anecdotes, des âneries, sans prendre la peine de les lier les unes aux autres par des transitions. Il en est de même de la fantaisie, c’est un prétexte pour remuer des idées, sans avoir les bras liés par les règles ordinaires de la poétique. C’est justement parce que la fantaisie n’est pas et ne saurait être un genre qu’elle s’appelle la fantaisie, car du moment qu’elle serait soumise à des règles comme les autres parties du royaume littéraire, elle ne serait plus la fantaisie, c’est-à-dire la liberté pleine et entière dans le fond et dans la forme [19].

On retrouve ici à peu près la même idée et les mêmes mots que chez Aubert de Gaspé : le refus de définir un texte à partir d’un genre précis, le rejet des « règles ordinaires » et le privilège accordé à la liberté aussi bien dans le fond que dans la forme. Pour situer sa poésie, Crémazie ne renvoie pas à d’autres poètes : il compare la fantaisie à la causerie, c’est-à-dire à une prose extrêmement libre, une prose de circonstance qu’il rattache au journal et qui est dépourvue apparemment de visées esthétiques. Crémazie aussi semble dire, comme le personnage de Ducharme : je suis assez vulgaire et je m’en réjouis. Mais attention : chez Ducharme, et déjà jusqu’à un certain point chez Philippe Aubert de Gaspé ou Crémazie, c’est une fausse vulgarité, qui trouve ses appuis dans l’histoire de la littérature, et pas seulement dans le langage de tous les jours. Crémazie cite Pic de la Mirandole ; plus loin il fait de Shakespeare, Dante, Byron et Goethe les pères de la fantaisie, et il va même jusqu’à faire du prophète Ezéchiel un « divin fantaisiste ». On notera, dans cette séquence, que les grands auteurs français sont absents. L’écrivain canadien prend son bien là où il le veut, il se construit une filiation sui generis, de préférence en dehors des héritages contraignants, c’est-à-dire loin de la tradition dont il se sent le plus proche.

D’où la difficulté qu’ont les historiens littéraires à faire entrer le dix-neuvième siècle québécois dans les catégories habituelles de l’histoire littéraire : c’est que les courants majeurs, comme le romantisme ou le réalisme, s’ils sont très présents (surtout négativement) dans la conscience des écrivains canadiens-français de l’époque, n’y ont pas le même sens qu’en France. Les oppositions et les hiérarchies esthétiques sur lesquelles se fondent ces courants perdent en partie ou en totalité leur pertinence dans le contexte canadien-français. C’est ce qui explique le mélange des formes préconisé par des auteurs comme Philippe Aubert de Gaspé ou Crémazie. Ce dernier revendique ouvertement l’éclectisme en littérature et cherche à concilier le classicisme et le romantisme. Un tel éclectisme paraît s’opposer aux visées traditionnelles de l’abbé Casgrain ; or, le ton de la correspondance n’est pas du tout au conflit. Au contraire, c’est l’amitié entre les deux hommes qui prévaut, par-delà tout différend esthétique. Crémazie conclut sa longue lettre en affirmant que, s’il termine un jour sa fantaisie, ce ne sera pas pour ses compatriotes, qui l’ont oublié depuis longtemps, mais « pour vous qui m’avez gardé votre amitié, et pour les quelques personnes qui ont bien voulu conserver de moi un souvenir littéraire [20]  ». Rien n’est plus typique et plus éclairant que cet échange amical entre le plus critique et le plus traditionnel des écrivains canadiens-français au dix-neuvième siècle. Ces hommes, que tout pourrait ou devrait opposer, ont également besoin l’un de l’autre : Casgrain, parce qu’il veut créer une littérature nationale et n’a pas le luxe d’exclure qui que ce soit ; Crémazie, parce qu’il vit en exil, dans l’extrême solitude, et n’a pas d’autre interlocuteur littéraire que l’abbé Casgrain.

François-Xavier Garneau et la « généralité des lecteurs »

La question du lecteur, omniprésente chez Aubert de Gaspé comme chez Crémazie, est centrale dans toute la littérature canadienne-française au dix-neuvième siècle. Elle permet de mieux comprendre le flottement générique qui caractérise les textes de ce siècle, dans la mesure où chaque auteur se sent moins lié par des règles abstraites que par le désir d’intéresser les lecteurs d’ici qui n’ont que faire, eux non plus, des hiérarchies arbitraires entre les genres. La question du lecteur touche de près à l’utilité que les auteurs souhaitent donner à leurs textes. En ce sens, elle est liée bien sûr à la question nationale, puisqu’il en va de la fonction même de la littérature, mais ce serait une erreur d’associer le fait d’écrire pour un lecteur d’ici à une sorte de repli sur le seul contexte national. Dans bien des cas, comme ceux d’Aubert de Gaspé et de Crémazie, on a affaire à des écrivains qui connaissent bien les « règles prescrites » ailleurs et qui, s’adressant à un lecteur d’ici, ne cessent de se situer par rapport à un contexte culturel plus large. On pourrait ajouter que l’écrivain le plus typiquement national, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, c’est Louis Fréchette, dont La légende d’un peuple [21], inspirée de René de Chateaubriand, écrite dans le style grandiloquent de Victor Hugo, s’adresse en même temps au lecteur d’ici et à la mère patrie, laquelle avait déjà récompensé Fréchette en lui décernant en 1880 un prix de l’Académie française (le prix Montyon). Mais l’exemple le plus intéressant, du point de vue du lecteur, demeure celui de François-Xavier Garneau dont l’Histoire du Canada constitue sans aucun doute l’ouvrage canadien-français le plus influent du siècle.

Dans son préambule à la première édition, juste avant le fameux « Discours préliminaire », François-Xavier Garneau prend soin de distinguer son ambitieux projet des histoires du Canada écrites auparavant. Il cite la plus imposante parmi celles-ci, l’Histoire et description générale de la Nouvelle-France (1744) du jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevoix, puis il s’en démarque en ces termes :

Cependant le but et le caractère de l’Histoire de la Nouvelle-France ne conviennent plus à nos circonstances et à notre état politique. Écrite principalement au point de vue religieux, elle contient de longues et nombreuses digressions sur les travaux des missionnaires répandus au milieu des tribus indiennes, qui sont dénuées d’intérêt pour la généralité des lecteurs. En outre, l’auteur, s’adressant à la France, a dû entrer dans une foule de détails nécessaires en Europe, mais inutiles en Canada ; d’autres aussi ont perdu leur intérêt par l’éloignement des temps [22].

Ainsi, le défaut majeur de l’Histoire de la Nouvelle-France de Charlevoix, avant même le fait d’avoir été formulée un siècle plus tôt, est d’avoir été écrite d’un point de vue religieux. Pourquoi est-ce un problème ? La réponse de Garneau est prudente. Il a beau être laïque, il n’attaque pas directement la vision religieuse de Charlevoix. Il ne fait pas comme le baron de Lahontan, au début du siècle des Lumières, lorsqu’il se moquait, dans ses Nouveaux voyages dans l’Amérique septentrionale, des missionnaires jésuites dont tous les récits n’étaient pour lui qu’une suite de « Messes, de Miracles, de conversions, & d’autres minuties directement frauduleuses [23]  ». Pour invalider l’Histoire de la Nouvelle-France, Garneau va se placer tout simplement du point de vue de ses propres lecteurs. C’est leur intérêt (le mot est utilisé deux fois dans ce passage) qui sert d’argument principal pour rejeter le point de vue religieux. L’Histoire de la Nouvelle-France de Charlevoix a en effet pour défaut principal de se perdre en longues digressions qui n’ont aucun intérêt pour les lecteurs canadiens du dix-neuvième siècle. Elle s’adresse à des lecteurs européens qui connaissent mal le contexte canadien. L’histoire telle que Garneau la conçoit s’adresse au contraire à des lecteurs d’ici.

Ici, c’est le Canada et l’Amérique par opposition à la France et à l’Europe. À plusieurs reprises, dans son Histoire du Canada, Garneau va insister sur les différences entre l’Europe et l’Amérique. Le passage le plus éloquent à cet égard est celui consacré à Lord Durham, dans le quatrième et dernier volume, qui s’achève avec l’Acte d’Union. Voici comment Garneau décrit le personnage :

Lord Durham, tout radical qu’il était en politique, aimait beaucoup le luxe et la pompe. Il avait représenté la cour de Londres avec splendeur pendant son ambassade à Saint-Pétersbourg de 1837. Il voulut éclipser en Canada par un faste royal tous les gouverneurs qui l’avaient précédé. Le vaisseau de guerre qui devait l’amener fut meublé avec la plus grande richesse. Il y monta avec une suite nombreuse de confidents, de secrétaires, d’aides de camp, de musiciens chargés de dissiper les ennuis de la traversée. Déjà un grand nombre de personnes attachées à sa mission s’étaient mises en route ; deux régiments des gardes et quelques hussards furent embarqués sur d’autres navires. Enfin tout annonçait une magnificence inconnue dans l’Amérique du Nord [24].

Plus loin, Garneau cite les premiers discours de Lord Durham au moment où il débarque à Québec en 1838 : « Il adressa une proclamation au peuple, où il tint un langage singulier qui ne convient pas en Amérique. […] Ces paroles sentaient trop l’orgueil et la puissance pour plaire à tous les coeurs [25]. » Luxe, pompe, faste royal, magnificence, orgueil, puissance : toute l’attitude de Lord Durham semble heurter Garneau, qui en remet peu après en parlant aussi du faste oriental de cet homme incapable de comprendre le peuple d’Amérique. Si Garneau condamne ce « langage singulier qui ne convient pas en Amérique », c’est qu’il y aurait, selon lui, un langage propre à l’Amérique, un langage qui réponde aux souhaits de la « généralité des lecteurs », un langage plus simple que le discours pompeux de l’émissaire anglais. N’est-ce pas justement un tel langage que cherche à inventer Garneau en écrivant le premier monument de la littérature dite nationale dans la prose la plus sobre qui soit [26], un langage qui s’adresse non pas à une élite lettrée (qui a les yeux tournés vers les capitales européennes), mais à la « généralité des lecteurs » ?

Un tel texte trouve sa légitimité à la fois par sa conformité à des modèles historiographiques contemporains [27] et par l’intérêt qu’il suscite chez ses compatriotes, par une sorte d’effet de proximité qui paraît caractériser bon nombre de textes littéraires canadiens-français au dix-neuvième siècle, et bien au-delà. Il n’y a pas de groupes littéraires intermédiaires entre l’écrivain et la « généralité des lecteurs » : pas de cénacle romantique, pas de bohème, pas de salon des refusés, pas de mardis de la rue de Rome, pas de soirées de Médan, etc. Le culte désintéressé de l’art et de la littérature, ce n’est pas l’affaire d’Étienne Parent, d’Antoine Gérin-Lajoie ou de Louis Fréchette. Qu’il s’adresse à un ami, comme Crémazie écrivant à Casgrain, ou à la généralité des lecteurs, comme François-Xavier Garneau le fait dans son histoire nationale, l’écrivain canadien-français de cette époque ne considère pas la littérature comme une activité à part, ayant des règles et des visées spécifiques. C’est peut-être en définitive ce qui explique que ce siècle ait si mauvaise réputation, qu’on le considère si peu littéraire. Mais ne pourrait-on pas soutenir, comme le suggérait Jacques Ferron, qu’un tel empêchement, une telle absence de prétentions vont de pair avec le souci d’intéresser « la généralité des lecteurs » et que, loin de n’être qu’une entrave à l’évolution de la littérature, ce sont les écrivains qui ont le moins de prétentions littéraires qui nous paraissent, aujourd’hui, les plus authentiques et les plus intéressants ?

Plus encore, on pourrait se demander si le fait d’écrire pour « la généralité des lecteurs » ne permet pas de relire autrement le dix-neuvième siècle. À l’inverse de l’image unificatrice que suppose le concept de « littérature nationale », la littérature canadienne-française de ce siècle paraît plutôt se caractériser par le fait que les « règles prescrites », peu importe qu’elles viennent de France ou du Québec, semblent avoir peu de poids. D’où la très grande variabilité formelle des textes publiés durant cette période, une variabilité qui s’observe difficilement si on rabat ces textes sur les catégories habituelles des genres littéraires. Même à l’époque du mouvement patriotique de Québec, il est difficile de dégager une image d’ensemble des textes qui se publient. L’abbé Casgrain annonce que notre littérature sera grave et méditative [28], et pourtant Philippe Aubert de Gaspé publie au même moment ses Anciens Canadiens, qui est tout, sauf une oeuvre grave et méditative. La variété des textes, loin de s’atténuer avec le triomphe de l’ultramontanisme, tend même à s’accroître durant le dernier tiers du siècle. L’hypothèse défendue par Georges-André Vachon, selon laquelle la littérature à peine naissante aurait été étouffée par l’Église à partir de 1860, ne paraît pas résister à l’examen des oeuvres elles-mêmes. Les lettres de Crémazie, les poèmes d’Alfred Garneau ou d’Eudore Évanturel, les contes de Louis Fréchette ou ceux, plus tardifs, d’Honoré Beaugrand, les récits de forestiers et de voyageurs de Joseph-Charles Taché, les romans historiques de Joseph Marmette, les romans de Philippe Aubert de Gaspé père et de Laure Conan, tout cela marque une évolution assez évidente par rapport à la littérature d’avant 1860. D’une certaine façon, on peut dire que les efforts de Casgrain pour donner de la vitalité au milieu littéraire commencent à porter fruit malgré les contraintes idéologiques qui pèsent sur les écrivains, de sorte qu’il faut décidément nuancer l’image de repli que conserve le siècle. C’est au contraire au carrefour d’influences de plus en plus nombreuses et variées que se construit l’idée de littérature nationale.

*

On discute beaucoup au dix-neuvième siècle pour savoir quel type de littérature convient à cette jeune société. Chaque texte a quelque chose de fondateur, chaque écrivain a le sentiment de participer à un mouvement plus général. De là sans doute le mépris de l’oeuvre gratuite, de là aussi l’importance de l’écrivain journaliste, puisqu’il participe directement à la vie sociale et politique, ou de l’historien, puisqu’il construit la mémoire de la nation, et du prêtre, puisqu’il est le mieux placé pour élever la littérature vers les « saines doctrines ». L’écrivain doit sans cesse transposer et adapter ses références culturelles, qui lui viennent presque toutes de la tradition européenne, au contexte nord-américain et aux singularités de la société canadienne-française. À travers les collèges classiques, l’héritage humaniste continue d’être transmis aux différentes générations d’écrivains canadiens-français, mais il ne fournit à ceux-ci qu’un réservoir de citations latines ou grecques et non une tradition d’écriture. En matière littéraire, l’écrivain canadien-français est un autodidacte qui se méfie des techniques propres à son art. S’il est sommé de peindre la réalité d’ici, ce n’est donc pas en rendant celle-ci visible, à la façon du peintre ou du romancier réaliste, mais en lui trouvant un langage approprié, un langage qui convienne à l’Amérique. L’écrivain veut causer, raconter, expliquer, témoigner : il se voue à des opérations qui sont d’ordre intellectuel plutôt que sensible. Il cherche moins à faire image qu’à établir la crédibilité de sa parole parmi les siens et à construire le récit de son histoire en se rapprochant le plus possible de son lecteur. Converser et conserver sont les deux grands modes de discours pour cet écrivain qui a le choix entre les plaisirs de la causerie et les devoirs de la mémoire.

Loin de l’Europe et isolés en Amérique, les écrivains canadiens-français du dix-neuvième siècle se heurtent à des contradictions qui restent à bien des égards celles des écrivains québécois du vingtième siècle. Entre la faiblesse des moyens dont ils disposent et le désir d’honorer la littérature et la nation, ces écrivains mesurent bien l’effarante distance. Au-delà ou en deçà de l’idéal national, plusieurs d’entre eux recherchent d’abord la complicité du lecteur et affirment une présence au monde, à leur monde, par laquelle ils demeurent singulièrement contemporains. Ce sont des écrivains qui, à l’instar de Philippe Aubert de Gaspé père ou de François-Xavier Garneau, s’adressent à « la généralité des lecteurs », au sens où Gaston Miron pourra dire de lui-même qu’il est un « poète généraliste », « un poète pour lecteurs en général [29]  ». Comment ne pas se reconnaître dans la fragilité de leurs discours et les chemins obliques qu’ils empruntent pour accéder à la littérature ? Si ce siècle est autre chose qu’une simple « parenthèse historique » dans l’évolution de la littérature québécoise, ce n’est pas seulement en regard de quelque grand récit national. C’est peut-être, plus fondamentalement, que le vingtième siècle lui ressemble beaucoup plus qu’on ne l’a dit.