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L’objectif poursuivi dans cet article est de s’interroger sur ce qu’est la métathéorie et d’évaluer sa contribution à la théorisation des relations internationales. Bien qu’elle bénéficie d’une attention plus soutenue de la part de plusieurs chercheurs, notamment certains constructivistes et réalistes scientifiques[1], sa signification et ses implications semblent malgré tout assez méconnues.

Nous nous proposons ici d’étudier la pertinence de la métathéorie par l’intermédiaire d’une étude critique des travaux du théoricien américain Alexander Wendt, dont la validité de l’entreprise théorique est en partie fondée sur l’idée selon laquelle son approche « constructiviste modérée » serait le remède universel qui mettrait fin au déchirement disciplinaire qui a cours depuis au moins vingt ans. Si le développement d’une via media dans l’objectif de réaliser une sorte de « paix épistémologique de Westphalie[2] » entre les approches opposantes rationalistes et réflectivistes[3] était bel et bien le voeu explicite de Wendt, peu peuvent cependant défendre qu’il ait tenu son ambitieuse promesse. La finalité première d’une telle réconciliation n’était ni plus ni moins que de trouver un terrain d’entente à ce qui est habituellement caractérisé comme le troisième « grand débat[4] » des Relations internationales[5]. La finalité d’un tel projet n’est certainement pas sans mérite, mais il est difficile d’imaginer que les parties, prises depuis longtemps dans un incroyable dialogue de sourds, puissent s’engager formellement à résoudre ces différends théoriques même en partie. Il est d’ailleurs reconnu que les différentes concessions que s’autorise Wendt dans la formulation de son constructivisme modéré le rapprochent considérablement des approches rationalistes et l’éloignent ainsi à la fois des constructivistes plus radicaux[6] et des poststructuralistes. Cette version moderniste ou modérée du constructivisme a eu comme conséquence, non pas d’ouvrir des « espaces de pensée » comme le suggère Patrick Thaddeus Jackson[7], mais de conduire plusieurs à considérer que les enjeux importants du troisième grand débat et des études métathéoriques sont dorénavant désuets.

Quoique le troisième grand débat puisse être considéré comme dépassé, les questions ontologiques, épistémologiques et métathéoriques qui stimulèrent alors les discussions sont encore aujourd’hui belles et bien présentes. Les multiples transformations qui ont touché et qui touchent toujours la scène internationale, en plus des éléments qui la constituent (liés, entre autres, au processus de mondialisation), témoignent de l’importance et de la pertinence des considérations métathéoriques qui cherchent à mettre au clair la nature du monde dans lequel on vit (ontologie) et la manière la plus adéquate et la plus satisfaisante de connaître ce monde (épistémologie).

Tirer profit de la théorie de Wendt afin de servir les fins précises de cet article ne va pas sans certaines justifications. Le fait d’une part que les travaux de Wendt aient été pionniers en matière de métathéorie, et que d’autre part ils se présentent encore à ce jour comme l’une des meilleures voies d’introduction à la métathéorie ne sont que quelques-unes des motivations élémentaires derrière l’exploitation de sa théorie. La raison plus fondamentale est que sa démarche théorique même se heurte à des contradictions métathéoriques. Afin de construire un pont entre des approches opposées, la stratégie de Wendt consiste essentiellement à réconcilier deux arguments théoriques qui apparaissent de prime abord inconciliables : d’une part, l’argument constructiviste selon lequel la réalité internationale serait socialement construite par les agents du système. Contrairement à ce que défendent les rationalistes, Wendt propose en effet l’idée – maintenant bien connue – qu’il n’existe pas de logique d’anarchie. Une logique de « sauve-qui-peut », dit-il, est une institution parmi d’autres. Elle est instituée par les idées que se partagent socialement les États lorsqu’ils interagissent entre eux. Ce faisant, l’anarchie est socialement construite par l’interaction des États qui, par conséquent, agissent selon la signification intersubjectivement partagée de la présente logique d’anarchie[8] ; et d’autre part, l’argument dit « positiviste », selon lequel il serait possible de connaître scientifiquement ou même positivement cette « réalité » si l’on adopte la philosophie du réalisme scientifique. Métisser à sa manière des positions métathéoriques hétérogènes entraîne très souvent des questions concernant la compatibilité et la cohérence, et Wendt n’échappe aucunement à cette tendance. Le fait qu’il tienne l’anarchie comme étant socialement construite tout en proposant une conception réifiée de l’État, non seulement concède beaucoup aux rationalistes, mais encore apparaît paradoxal pour un constructiviste. L’idée que nous nous proposons de défendre ici est que ce paradoxe théorique découle d’engagements métathéoriques contradictoires sur la nature de l’être (constructivisme versus réalisme scientifique) et sur la manière la plus satisfaisante de connaître ce monde (Wendt se considère en effet comme un positiviste).

Tout en essayant de conserver une attitude critique vis-à-vis du projet de Wendt, le principal objectif de ce travail n’est pas tant de confronter notre vision des choses à la sienne, que de contribuer aux discussions métathéoriques en s’intéressant aux contradictions inhérentes à ce projet particulier. Afin d’être à même de rendre intelligible ce qui pour le moment demeure abstrait, nous commencerons par développer sur la métathéorie et ce qu’elle implique. Il sera ensuite possible d’étudier dans une seconde partie la condition métathéorique qui se cache derrière la contradiction ontologique à laquelle se heurte Wendt. Dans une troisième partie, on examinera l’implication métathéorique de son engagement avec l’orthodoxie scientifique. Une fois ces trois étapes franchies, on pourra en guise de conclusion évaluer l’importance et la pertinence de la métathéorie.

I – Propédeutique : qu’est-ce que la métathéorie ?

Même si elle suscite un certain attrait en sciences sociales, la métathéorie est souvent considérée comme une démarche douteuse ne pouvant aboutir qu’à un « cul-de-sac[9] ». À l’exception des analyses de Kratochwil et Ruggie sur la théorie des régimes[10], de certains projets constructivistes[11] et des récents travaux sur le réalisme scientifique[12], on peut dire que le sort de la métathéorie n’a guère été différent en Relations internationales, où les théoriciens tendent à la rejeter sous prétexte qu’elle conduit simplement dans l’« incohérence[13] », sans même considérer l’intérêt que peut représenter une telle démarche. Bien que ceux qui choisissent de se préoccuper de manière plus orthodoxe de ces « casse-têtes authentiques[14] » apparaissent parfois plus agacés par le discours abstrait de la métathéorie, certains auteurs critiques n’hésitent pas à exprimer de leur côté leur indifférence vis-à-vis des questions métathéoriques, suggérant qu’elles ne sont pas très intéressantes, et que les chercheurs devraient éviter de se laisser importuner[15] par ces considérations. Or, comme d’autres le soulignent, le « cul-de-sac » que présenterait la métathéorie n’est pas tant qu’elle éloigne les théoriciens des problèmes fondamentaux qui stimulent les réflexions sur les relations internationales ni qu’elle n’apporte pas d’outils analytiques pour améliorer ou développer théories et recherches empiriques[16], mais plutôt que certaines approches rationalistes semblent elles-mêmes se heurter à des contradictions métathéoriques. La théorie des régimes, entre autres, développe une épistémologie rationaliste (présupposant une distinction rigide entre l’objet et le sujet) qui est incapable de rendre compte de la nature clairement intersubjective du concept de régime[17]. Un tel problème est souvent ignoré ou déplacé. Les approches rationalistes voilent cette intersubjectivité en considérant tout simplement que leur concept est ontologiquement objectif, ce qui leur permet d’en avoir une connaissance « scientifique ». Ce que les chercheurs oublient très souvent de prendre en compte, c’est que leur approche théorique repose sur des présuppositions métathéoriques qui, parfois, peuvent s’avérer contradictoires. Sans une meilleure compréhension de ce qu’elles impliquent, il devient difficile, pour reprendre Friedrich Kratchowil, d’aller de l’avant dans les recherches sans être tôt ou tard hanté par le spectre de la métathéorie[18]. Cela dit, sans doute convient-il d’éclaircir ce en quoi elle constitue et ce qu’elle implique.

Il devrait maintenant être évident que la métathéorie n’offre pas un discours sur la réalité concrète, mais un discours plus abstrait sur ce qui concerne « la nature de la théorie, son statut, ses objectifs et ses fondements épistémologiques et ontologiques[19] ». Ce faisant, certains considèrent qu’elle participe des études de second ordre par opposition aux études de premier ordre portant sur la réalité concrète proprement dite[20]. Ainsi, comme le note par ailleurs Wendt, il ne faut pas s’attendre à ce que les études de second ordre fournissent directement des conclusions quant aux problèmes de premier ordre qui touchent la réalité internationale, même si ces deux ordres et les problèmes qui leur sont respectifs sont étroitement liés[21].

Qui plus est, le « fait » empirique lui-même, comme le souligne Neufeld, n’est pas une question factuelle, mais bel et bien une question théorique. Ce qu’on appelle le fait acquiert un sens seulement dans le contexte de son interprétation, ce qui nécessite la formulation d’une théorie. Tout comme les « faits », la théorie est dans l’impossibilité de parler d’elle-même. Certes, la théorie, qui se situe à un degré d’abstraction plus élevé que ces faits, leur donne un sens, mais comment peut-on répondre à la question : « qu’est-ce qui constitue une bonne théorie » ? Il est impossible de porter un jugement sur une telle question d’un point de vue strictement théorique, car cela nécessite qu’on s’élève, encore une fois, à un degré d’abstraction plus élevé, c’est-à-dire à celui de la métathéorie[22]. En cherchant à s’interroger sur ce qui constitue une « bonne théorie », la métathéorie s’oppose aux approches épistémologiques qui, empruntant une démarche positiviste, prétendent elles aussi déterminer quelles sont les bonnes théories. Le principal critère du positivisme pour interroger la validité d’une théorie est de la confronter au test de l’observation empirique[23]. Mais que se produit-il lorsque les prétentions épistémologiques d’une théorie sont dans l’impossibilité de rendre compte de manière satisfaisante, ou même contredisent, ce que cette même théorie considère être la « réalité » ? La théorie des régimes citée plus haut est un excellent exemple de ce paradoxe. Il est intéressant de constater, d’ailleurs, que ce n’est pas l’évaluation positiviste qui permet de souligner un tel paradoxe, mais plutôt une réflexion proprement métathéorique. Ce faisant, le théoricien, pour s’assurer que sa théorie est cohérente avec elle-même, peut tirer avantage du recours à la métathéorie.

Il est important de prendre en compte que les différents niveaux d’abstraction ne sont pas indépendants les uns des autres, mais plutôt, comme l’avance Milan Brglez, « dialectiquement co-constitutifs[24] ». Plus précisément, cette relation entre les niveaux d’abstraction implique l’existence d’une série de présuppositions au niveau metathéorique qui conditionne ce qu’il est (im)possible de développer conceptuellement au niveau théorique, tandis que les raisonnements aux niveaux plus concrets peuvent confirmer la validité des présuppositions plus abstraites ou parfois même inciter à les modifier. Ainsi, les théoriciens se doivent d’effectuer des choix métathéoriques judicieux, afin de prévenir les conséquences fâcheuses sur le résultat de leurs recherches[25].

L’intérêt porté au courant que Zhao nomme les métaétudes (dans lequel s’insère la métathéorie) est particulièrement évident lorsqu’une discipline, quelle qu’elle soit, connaît une crise[26]. Ce courant se serait révélé très utile pour mieux comprendre ce qui était en jeu lors des différents débats interparadigmatiques qui ont pris place au sein des Relations internationales. Une perspective métathéorique peut, plus spécifiquement, aider à saisir et à analyser les « discours généralisants » se préoccupant a contrario des programmes de recherche qui s’interrogent sur les choses plus concrètes, et de problèmes un peu plus abstraits qui « ne repos[ent] pas sur une référence empirique qui serait immédiatement apparente[27] ». C’est effectivement le bagage théorique de ces « discours généralisants » qui indique le contenu de ce qui est compris comme la « réalité » internationale, qui suggère comment connaître cette « réalité » et qui détermine quelles questions il est légitime de poser concernant cette « réalité[28] ». La métathéorie, pour sa part, est disposée sui generis à évaluer la cohérence de ce discours.

Enfin, il convient de reconnaître que la réduction de tous les débats à des questions méthodologiques et épistémologiques est métathéoriquement erronée, car cela supposerait à tort qu’on ait des réponses acceptables sur le genre de réalité qu’on essaie de connaître. Ce faisant, il est à notre avantage de saisir que nos représentations de ce que nous considérons comme la réalité doivent forcément être antérieures à nos ambitions de la connaître[29]. Comme Steve Smith l’a bien observé, l’importance que les théories des relations internationales ont réservée au positivisme – et l’empirisme qui le sous-tend – a trop longtemps servi à « déterminer ce qui pouvait être étudié, et ce, parce qu’il dictait quelles sortes de choses existaient dans les relations internationales[30] ». Au-delà du problème de priorité (à savoir si l’ontologie précède l’épistémologie ou l’inverse), il importe de réaliser « un haut degré de cohérence » entre les dimensions ontologiques et épistémologiques, car, à bien des égards, « la compréhension d’un phénomène dépend directement de la qualité de l’articulation par laquelle l’un et l’autre sont étroitement liés[31] ».

II – Contradictions ontologiques : constructivisme et réalisme scientifique

La problématisation des théories en relations internationales qu’offre Wendt le pousse à réfléchir longuement sur les questions de second ordre concernant la théorie sociale et la philosophie des sciences. Les multiples engagements qu’il souhaite respecter font de sa pensée le théâtre de diverses contradictions propices à nous faire évaluer le mérite de la métathéorie, ainsi que se le propose cet article.

Wendt a peint un tableau avec trois nuances philosophiques pouvant difficilement demeurer métathéoriquement harmonieuses les unes avec les autres. Bien qu’il cherche à fusionner dans une majestueuse symbiose le constructivisme, le réalisme scientifique et le posivitisme, une telle synthèse entre des systèmes métaphysiques divergents, pour paraphraser Patomäki et Wight, n’offre pas une position métaphysique améliorée, mais simplement une synthèse problématique entre des systèmes de pensée discordants[32]. Ce qu’il s’agit ici de démontrer, c’est que cette difficile harmonie dans l’arrière-plan métathéorique entraîne certaines dyssimétries sur la surface théorique.

A — La construction sociale de la réalité

Les constructivistes soutiennent habituellement le principe philosophique que les agents sont les auteurs du monde social : la réalité sociale est intersubjective dans la mesure où elle est socialement construite par ces agents. Métathéoriquement, ce principe philosophique implique que la réalité sociale (ontologie) ainsi que la connaissance de celle-ci (épistémologie) soient socialement construites. Ce faisant, ces suppositions préalables avancent une conception discursive ou idéelle des relations internationales et amènent le chercheur à proposer un compte rendu holistique de la problématique agent-structure[33], présumant en effet que les impacts de la structure sociale ne peuvent être réduits à la seule interaction ou à la seule existence d’agents indépendants.

C’est d’ailleurs autour de cette dernière problématique qu’il est possible d’examiner les concepts centraux – culture d’anarchie, de processus et d’identité – que Wendt présente au sein de son ontologie sociale. En utilisant l’apport de la théorie de la structuration et l’interactionnisme symbolique, Wendt plaide en faveur de deux choses : d’abord, en faveur du fait que l’agent et la structure ont un statut ontologique équivalent et qu’ils se constituent mutuellement même si ce sont deux entités distinctes l’une de l’autre[34] ; ensuite, en faveur du fait qu’il n’existe pas, comme il a été noté plus haut, de logique d’anarchie et que la présence d’un système waltzien de « sauve-qui-peut » est plutôt due aux processus, c’est-à-dire aux pratiques continuelles des États en tant qu’agents : l’anarchie ne serait que ce que les États veulent bien en faire[35]. Quoi qu’il inscrive sa pensée à l’intérieur des frontières orthodoxes de la discipline[36], Wendt essaie de développer une interprétation étato-centrée un peu plus malléable que celle des rationalistes : une interprétation qui puisse mieux rendre compte des changements structurels au sein du système international ou permette de mieux les comprendre. Toutefois, comme on cherche à le démontrer ici, l’ontologie constructiviste de Wendt apparaît paradoxalement faire autre chose que de la construction, principalement parce qu’il semble exister dans son constructivisme moderniste une « réalité » a priori, suggérant ainsi la présence de deux discours ontologiques contradictoires au sein même du discours métathéorique.

Telle que la conçoit Wendt, la structure du système international est comprise comme une culture anarchique dans laquelle sont enlisés des États définis en tant qu’agents. Les États qui se retrouvent dans une culture anarchique seraient donc partiellement construits par celle-ci. Néanmoins, Wendt souligne que ce qui l’intéresse n’est pas tant de savoir comment les éléments (les États) du système international sont construits, que de savoir comment ce système fonctionne[37]. Ayant noté que la structure du système ne possède pas qu’une seule logique, il identifie trois cultures anarchiques différentes – hobbesienne, lockienne et kantienne – ayant chacune sa propre logique et possédant aussi la possibilité d’être internalisée à trois différents degrés : au premier, l’acteur est contraint dans une culture ; au second, l’acteur estime être dans son intérêt de participer à une culture ; au troisième, l’acteur perçoit comme légitime la culture dans laquelle il se trouve. Ce n’est qu’au troisième niveau d’internalisation, écrit Wendt, que la structure a un réel effet de construction sur les acteurs qui la composent[38]. En somme, si neuf possibilités de structures internationales apparaissent possibles[39], seules trois sont vraiment constructivistes (les cultures internalisées au troisième degré), tandis que les six autres sont liées soit à une logique réaliste de puissance (premier degré), soit à une logique instrumentale de calcul coûts/bénéfices (second degré)[40]. L’argumentation proprement constructiviste est très faible à ce niveau dans la mesure où les identités et les intérêts sont plus souvent exogènes au système, que construits par lui. C’est d’ailleurs cette même critique qui est souvent avancée contre les approches rationalistes[41].

Par-delà les faiblesses de l’argumentation de Wendt, il faut aussi bien saisir, d’un point de vue métathéorique, le statut ontologique qui est inclus dans le concept de culture. La structure en termes de culture prend son sens à travers les connaissances partagées entre les acteurs qui y participent. Les relations entre les États dépendraient donc en partie des idées socialement partagées au sein d’une culture quelconque[42]. Par exemple, la présence d’une culture hobbesienne serait due à une idée socialement partagée selon laquelle les États sont de purs ennemis les uns pour les autres. Ainsi, le concept de culture, tout comme celui de régime au sein des approches rationalistes, a une qualité clairement intersubjective.

Il est utile de rappeler par ailleurs que Wendt soutient que structure et agent sont mutuellement constitués et ontologiquement équivalents. Si la culture change ou demeure stable, c’est du fait des pratiques continuelles des acteurs (qui sont d’ailleurs contraintes par le contexte culturel) exercées dans le système. Ainsi, la structure peut varier dans le temps si les acteurs décident de redéfinir qui ils sont et ce qu’ils veulent. En somme, d’après Wendt, « en s’engageant dans certaines pratiques les agents produisent et reproduisent la structure sociale qui constitue et régule ces mêmes pratiques et les identités qui y sont associées[43] ». Dans le constructivisme qu’il défend, la culture prend forme à partir d’un processus de socialisation qu’il se représente en utilisant l’idée d’une première rencontre entre ego et alter. Les deux acteurs – qui ont seulement une conception d’eux-mêmes et non de l’autre – entrent dans une communication non verbale, ils ne partagent pas une langue commune, et communiquent donc en échangeant des signes[44] grâce auxquels ils vont subséquemment faire l’échange d’identités et de contre-identités. Enfin, une fois l’interaction terminée, et si l’on présume avec Wendt que les acteurs ne se sont pas entretués, il sera par conséquent possible de juger qu’une culture vient d’être réalisée[45], qui servira à réguler le comportement des acteurs, et dans laquelle les idées sont socialement partagées. Autrement dit, les processus, qui doivent être compris comme les pratiques continuelles des acteurs, donnent sens à la production et à la reproduction dans le temps des structures intersubjectives. Cependant, la compréhension que semble avoir Wendt de cette dimension intersubjective de la réalité porte un peu à confusion et cela découle principalement de sa manière de concevoir l’État souverain comme agent.

Or, le problème de la conception de l’État souverain par Wendt est essentiellement le même que celui auquel se heurtent les approches rationalistes : celui de la réification. Il tient à comprendre l’État en termes d’agent « réel » et unitaire, ce qui fait en sorte qu’il cherche à en offrir une définition universelle, c’est-à-dire ce que l’État a été « en tous temps et lieux[46] ». Sa conception explicitement essentialiste définit l’État comme « un acteur organisationnel enlisé dans un ordre institutionnel qui le constitue d’une souveraineté et d’un monopole sur l’utilisation de la violence organisée sur une société au sein d’un territoire[47] ». Bien que plusieurs croient qu’il n’est pas approprié de fournir une définition transhistorique et transculturelle de l’État, Wendt embrasse cette conception tout simplement dans le but de procurer la fondation nécessaire au développement d’une théorisation systémique des relations internationales. Il juge par ailleurs indispensable d’offrir une telle définition afin d’être à même de distinguer l’État des autres construits sociaux[48].

Suggérant ainsi que l’État est réellement un acteur, il lui attribue des qualités anthropomorphiques telles que des désirs, des croyances et des intentions. L’idée n’est pas de réduire l’État aux structures gouvernementales et bureaucratiques, mais de lui donner un statut corporatif qui servira d’ailleurs de plate-forme à ces différents intérêts et identités. Deux éléments sont nécessaires pour que l’État ait le statut d’agent corporatif : d’abord, il faut que les individus aient une connaissance partagée qui reproduise l’idée de l’État comme un acteur corporatif. Ensuite, il importe que l’acteur étatique ait une structure de décision interne qui institutionnalise et autorise l’action collective de ses membres[49].

L’essence de l’État ayant été définie, Wendt avance aussi que celui-ci possède différentes identités (une identité corporative, une identité type, une identité de rôle et une identité collective) qui permettent de donner sens à ses multiples intérêts. Il est important de souligner que l’identité d’un acteur est en partie un phénomène subjectif, mais que celle-ci trouve une large partie de sa signification à la fois dans sa relation avec les autres acteurs et dans la manière dont ces derniers la conçoivent. Il est donc manifeste que l’identité comporte également une importante dimension intersubjective. Dans le cas du constructivisme de Wendt, les deux premières identités sont internes ou subjectives, tandis que les deux dernières dépendent des significations intersubjectives incarnées par les acteurs d’une structure quelconque. D’abord, l’identité corporative est relative à l’essence de l’État telle que soulignée plus haut. Ensuite, l’identité de type correspond au type de régime ou à la forme que peut prendre un État. Ce type d’identité que détient l’État ne dépendrait pas, d’après Wendt, des autres États. De plus, l’identité de rôle prend sa signification dans le cadre d’une relation avec un autre État qui, lui, adoptera une contre-identité[50]. Finalement, Wendt précise que l’identité collective « a trait à l’identification qui existe entre deux ou plusieurs États, lorsque ego ne considère plus alter comme autrui, mais comme une part de lui même, et à l’égard de qui il se comporte non plus de façon égoïste mais altruiste[51] ».

Tout cela est bien intéressant mais pose divers problèmes. Non seulement Wendt avance-t-il que l’État a une essence et que l’action de cet acteur unitaire ne dépend pas complètement des structures d’idées socialement ou intersubjectivement partagées, mais il suggère aussi que l’action de l’État est en partie causée au sein de sa propre subjectivité, indépendamment du contexte social ou culturel[52]. Donc, comme le notera Suganami, sa formulation est d’une certaine manière cartésienne dans la mesure où seul l’État est capable de savoir avec certitude ce qui se produit à l’intérieur de lui-même[53]. Ainsi, et de façon paradoxale pour un constructiviste, Wendt réifie l’État du fait qu’il défend explicitement que l’État précède ontologiquement le système dans lequel il se trouve. En faisant de l’État souverain une réalité a priori, Wendt semble faire une importante concession aux théories rationalistes. Il adopte ce qu’il considère être un holisme modéré, mais il n’indique pas clairement en quoi cette position est différente d’une ontologie invididualiste modérée[54]. Ce qu’avance cette version moderniste et faible du constructivisme est qu’un chercheur « devrait aller avec la construction sociale lorsque ça convient et aller avec la réification lorsque ça ne convient pas[55] ». Certes, Wendt oppose une réponse fort simple à cette forme de critique ; il l’émet dans son ouvrage, mais de manière plus audacieuse encore dans l’article en réponse à ses critiques, lorsqu’il avance que sa théorie s’intéresse à « comment on devrait comprendre la construction sociale du système d’État et non pas comment on devrait comprendre la construction sociale de l’État[56] ». Ce faisant, même s’il justifie sa position théorique, celle-ci demeure néanmoins insatisfaisante et inégale (seule une part de la réalité est construite) ce qui suggère que les difficultés auxquelles il se heurte du point de vue théorique découlent de ses autres engagements métathéoriques : le réalisme scientifique d’une part, et une version sophistiquée du positivisme, d’autre part.

B — Sur le réalisme scientifique et le statut ontologiquement objectif de la réalité

Si les théoriciens des relations internationales manifestent de plus en plus d’intérêt pour le réalisme scientifique, ce n’est pas parce que ce dernier propose un corpus théorique innovateur, mais parce qu’il propose une position philosophique engageante. Nonobstant les diverses variations que peut prendre cette doctrine de la philosophie des sciences, il est possible d’observer que les réalistes scientifiques, de manière générale, postulent l’idée selon laquelle la réalité existerait indépendamment de la pensée, de la connaissance, du langage et, parfois, des actions des agents[57]. Contrairement aux réalistes empiriques et aux approches positivistes qui croient seulement à l’existence des entités observables, les réalistes scientifiques postulent l’existence des structures et des mécanismes causals inobservables[58]. Cela dit, le réalisme scientifique, bien qu’il ne suggère rien au niveau proprement théorique directement, produit clairement d’importantes propositions métathéoriques qui ont, par conséquent, certaines implications au niveau du développement théorique. Que le réalisme scientifique ne soit pas une théorie des relations internationales proprement dite ne l’empêche pas d’examiner les fondements philosophiques – ontologiques et épistémologiques, notamment – des diverses théories des relations internationales. Le réalisme, comme le note Joseph, peut être défini comme transcendantal dans la mesure où il cherche à attirer l’attention du chercheur sur les conditions a priori qui doivent être respectées pour que la connaissance soit effectivement possible. Il insiste sur la nécessité de laisser de côté les disputes épistémologiques au profit de la recherche sur la nature des entités qui composent la réalité extérieure. Ce faisant, le réalisme, à l’inverse des positivistes ou des empiristes qui mettent l’emphase sur l’épistémologique d’une part, et des constructivistes qui parfois nivellent les propositions ontologiques et épistémologiques, d’autre part, donne priorité aux interrogations ontologiques[59].

En dépit du fait que les principes du réalisme s’opposent aux présuppositions constructivistes, Wendt tient néanmoins à adopter cette doctrine sans cependant démontrer clairement comment elle peut être liée avec l’idée que la réalité serait socialement construite (et donc non indépendante des agents ou des observateurs). Comme les autres tenants du réalisme scientifique, Wendt estime que cette doctrine va plus loin qu’un réalisme de sens commun qui propose que les éléments de tous les jours existent (une table, un chat, etc.[60]), et ce, comme on vient de le voir en partie, en suivant trois principes : « 1) que le monde existe indépendamment de l’esprit et du langage d’un observateur individuel ; 2) que les théories matures se réfèrent typiquement à ce monde ; et ce 3) même s’il n’est pas directement observable[61] ». Comme le souligne Wendt, ces principes ne lui dictent pas quelle ontologie serait préférable, ils lui permettent tout simplement de soutenir que les États souverains et le système dans lequel ceux-ci sont enlisés sont vrais. Selon lui, les théories doivent se référer à un monde extérieur qui ne dépend pas de nos représentations. Autrement dit, il existerait une réalité ontologiquement objective, ce qu’il ne faut pas confondre avec la possibilité de connaître objectivement cette réalité. La problématique kantienne est encore la même : bien qu’il soit peut-être possible d’admettre l’existence de la chose en soi, cela ne signifie pas qu’il est possible de la connaître (objectivement ou non). Le statut ontologiquement objectif de la réalité, toutefois, est plus difficile à défendre lorsqu’un chercheur est confronté à l’idée d’un construit social. Les construits sociaux – pensons aux concepts centraux d’identité, de culture et d’État, qui font partie intégrante de la théorie de Wendt – sont en règle générale compris comme étant constitués par les pratiques et les idées d’humains. Ainsi, les construits sociaux ne seraient pas ontologiquement objectifs, mais dépendraient des significations intersubjectives. Face aux pernicieux problèmes que posent les construits sociaux, Wendt propose les trois réponses qui suivent.

En premier lieu, Wendt soutient que les forces matérielles jouent un rôle important dans la constitution des construits sociaux. Il défend l’idée selon laquelle les éléments sociaux – comme l’humain ou l’État – sont constitués de propriétés matérielles qui leur sont intrinsèques. Ainsi, une théorie des construits sociaux devrait toujours reposer sur une théorie des entités naturelles, ce qui permettrait d’embrasser une théorie causale ancrée dans la réalité extérieure[62]. L’auteur va jusqu’à émettre l’idée audacieuse que « sans la nature le constructivisme va trop loin[63] ». En second lieu, Wendt accorde une attention particulière à l’idée que, tout comme les entités naturelles mais à un degré différent, les construits sociaux sont dotés d’une capacité auto-organisatrice[64]. Comme il tente de le démontrer avec l’exemple de l’Allemagne : « ce qui fait, disons, de l’Allemagne ‘l’Allemagne’ est principalement l’agence et le discours de ceux qui se déclarent Allemands, et non l’agence et le discours de ceux qui sont extérieurs[65] ». Ainsi, les construits sociaux prendraient forme de l’intérieur. Enfin, Wendt affirme que même si les construits sociaux ne sont pas complètement indépendants de notre esprit ou du discours de la collectivité qui les constitue, il est possible de soutenir qu’ils sont habituellement indépendants de l’esprit et du discours de l’individu qui tente de l’expliquer[66]. Pour lui, le système international nous fait face comme un fait social objectif qui est indépendant de nos croyances parce que, de toute manière, « les individus ne constituent pas les construits sociaux, seules les collectivités le font, ce faisant les construits sociaux confrontent les individus comme des faits sociaux objectifs[67] ».

Face à ces trois réponses, trois objections peuvent être respectivement soulevées. D’abord, plus le chercheur en sciences sociales se penche sur la question, plus il constatera que ce ne sont pas les construits sociaux qui reposent sur des entités naturelles, mais l’inverse. Le problème n’est pas de savoir si le construit social existe, mais de savoir comment il émerge et comment il acquiert un sens. Ultimement, la réalité dépend du discours que l’on tient sur elle ; ce sont nos représentations qui construisent la réalité, et non le contraire. D’ailleurs, comme l’avait si bien dit Foucault lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « [il ne faut pas] résoudre le discours dans un jeu de significations préalables ; ne pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que nous n’aurions qu’à déchiffrer ; il n’est pas complice de notre connaissance ; il n’y a pas de providence prédiscursive qui le dispose en notre faveur[68] ». Que chaque objet soit constitué en tant que tel par le discours n’a rien à faire avec l’idée qu’il ait ou non une réalité extérieure indépendante de notre esprit. Qu’un tsunami frappe la région sud asiatique est un évènement dont l’existence est évidemment indéniable dans le sens où il s’est produit à un lieu et à un moment précis, indépendamment de la volonté des agents ou des observateurs. Cependant, que cet évènement soit compris comme un « phénomène naturel » ou comme « l’expression de la colère de Dieu » dépend d’un champ discursif[69]. Ainsi, au même titre que les évènements qui se produisent, les entités naturelles n’ont aucune signification à l’extérieur de nos pratiques discursives.

Ensuite, un construit social n’est pas aussi stable et statique que semble le suggérer Wendt. Il est plausible que ce qui fait de l’Allemagne « l’Allemagne » soit ce qu’en disent les Allemands. Mais ceci n’en fait pas plus une entité objective et stable. Wendt présume qu’il est possible de réduire l’identité à son essence, mais exclut que celle-ci soit relationnelle. Qu’un individu se considère allemand fait évidemment référence à son identité, mais celle-ci est seulement possible grâce à sa relation avec ce qui est différent : être Allemand signifie ne pas être Australien, ni Anglais, ni Japonais. De plus, une personne peut être allemande de différentes façons. Ce faisant, l’identité allemande ne dépend pas seulement de sa relation avec d’autres, mais aussi de ce que Derrida nommait une « différence avec soi » : « il n’y a pas, soulignait-il, de culture ou d’identité culturelle sans cette différence avec soi[70] ». À ce titre, l’exemple de Niall Lucy est intéressant qui illustre cette idée : on peut sans aucun doute s’entendre sur le fait que John Wayne, Mick Jagger et Boy George sont tous des hommes, mais que ce qu’ils représentent respectivement pour la « masculinité » est une question bien différente. Avancer que la masculinité (en relation avec la féminité) est quelque chose d’homogène nécessiterait qu’on réduise les différences de chacun des individus à une essence masculine. Il est bien plus intéressant comme idée que la masculinité – comme le concept d’identité – n’est pas identique à elle-même (n’a pas d’essence), et qu’elle est caractérisée par une diversité de différences à l’intérieur d’elle-même[71]. Tout comme un homme peut manifester sa masculinité de différentes façons, un Allemand peut lui aussi choisir d’exprimer son identité de plusieurs manières. Il faut de surcroît encore insister sur le fait que non seulement l’identité est relationnelle, mais encore qu’elle dépend de nos représentations discursives ou de nos significations intersubjectives.

Enfin, Vincent Pouliot suggère une distinction intéressante entre l’acte d’essentialisation et l’observation de cet acte. Même si les chercheurs doivent le plus possible éviter d’effectuer cet acte, les agents sociaux le commettent continuellement. La reproduction de ces actes génère ce qu’on nomme des « faits sociaux », c’est-à-dire cette portion de la réalité, souligne Pouliot, qui est considérée par les agents comme étant objective. La monnaie, dit-il, serait l’exemple par excellence de cet acte de réification. Des morceaux de papier sont compris comme des dollars parce que les individus croient qu’ils en sont. La monnaie confronterait ainsi les agents comme un fait social objectif. Bien que l’argumentation de Pouliot soit similaire à celle de Wendt, il faut souligner que même si elle considère que les faits sociaux constituent l’essence du constructivisme, elle avance aussi que le travail du constructiviste est principalement d’observer ces actes de réification et non de les commettre[72]. Nonobstant les objections qu’on peut lui apporter, la discussion qu’offre Pouliot des faits sociaux est non seulement plus convaincante que celle de Wendt, mais s’offre également (bien que cela ne soit aucunement son intention) comme une piste bien plus intéressante pour tous ceux qui veulent étudier la possible relation entre réalisme et constructivisme. On se souviendra néanmoins que les faits sociaux ne sont jamais ontologiquement objectifs, et cela pour la simple raison qu’ils sont intersubjectifs et qu’ils ne sont ainsi pas indépendants du discours, puisqu’ « ils sont du discours, et si le monde arrête de se comporter selon elles [les significations intersubjectives] alors elles cessent d’exister[73] ».

Les travaux de Wendt constituent un méandre ontologique qui est parfois métathéoriquement difficile à suivre. En somme, le constructivisme et le réalisme scientifique défendent chacun une conception respective de la réalité. Bien qu’une liaison entre les deux ne soit pas exclue, nous sommes néanmoins d’avis que la manière avec laquelle Wendt essaie de les fusionner est peu convaincante. L’approche de Wendt concernant les construits sociaux aboutit essentiellement à leur instrumentalisation et à leur réification. Il n’est pas suggéré ici que le réalisme scientifique mène directement à la réification en règle générale, mais que c’est le cas, du moins dans l’utilisation qu’en fait Wendt. Cela semble être plus apparent encore lorsqu’on étudie comment Wendt essaie de connaître la réalité internationale.

III – La priorité de l’épistémologie ?

Wendt est très conscient que son objectif de proposer une théorie dite scientifique n’est pas sans obstacle. Même s’il prend en considération la difficulté que pose la liaison entre ontologie holiste/idéaliste (position, comme il a été souligné, qu’il a compromise) et une épistémologie positiviste, il n’est pas prêt à délaisser son attachement à la démarche scientifique. Ce serait d’ailleurs la philosophie du réalisme scientifique qui lui permettrait de dépasser cette difficulté. Par-delà les spécificités de la position ontologique que nécessite le réalisme scientifique, Wendt semble en faire principalement une doctrine épistémologique. Selon lui, le fait que le réalisme scientifique présume d’une réalité existant indépendamment des êtres humains suppose une distinction entre sujet et objet, ce qui signifie par conséquent qu’il serait possible de connaître cette réalité scientifiquement. Ce faisant, Wendt avance que le réalisme scientifique, tout comme l’empirisme, est « positiviste[74] ».

Deux choses se doivent d’être précisées : premièrement, il n’est pas clair si le statut ontologiquement objectif que donnent les réalistes à la réalité équivaut directement à l’objectivité épistémologique, qui nécessite non seulement une distinction entre l’objet d’analyse et le sujet qui l’étudie, mais demande aussi que ce dernier soit impartial, c’est-à-dire qu’il soit exempt de jugements de valeurs. Même s’il est possible d’admettre qu’il existe une réalité extérieure indépendamment de notre esprit (un réalisme tacite, pour reprendre les termes de Wendt), il demeure qu’une connaissance objective de ce monde reste incertaine. D’ailleurs, comme le souligne L. Olivier en s’inspirant largement de Gaston Bachelard, « le réel n’est pas connaissable en soi. […] La connaissance scientifique ne porte pas sur le réel même, elle ne fait que le représenter[75] ».

Deuxièmement, l’association du réalisme scientifique avec le positivisme est erronée. Le positivisme (qui doit aussi être compris comme une philosophie ayant des implications métathéoriques) est fermement antiréaliste. Il donne avant tout priorité à une épistémologie objective découlant soit de l’empirisme (l’expérience empirique de la perception), soit de la rationalité humaine (logique) et cherche à établir, déductivement ou inductivement, des lois scientifiques. Au niveau ontologique, le positivisme donne un statut instrumental aux concepts théoriques (« comme s’ils étaient vrais »), car, contrairement au réalisme scientifique, l’empirisme, qui fait partie du positivisme, refuse d’admettre la réelle existence des entités et des phénomènes non observables[76]. De plus, comme l’a souligné récemment Colin Wight, il ne peut y avoir pour le réalisme scientifique qu’une seule et soi-disant méthode scientifique ; selon cette doctrine, les phénomènes étudiés exigent très souvent différentes formes d’investigation et d’explication[77]. Ce faisant, le réalisme scientifique s’accorderait à endosser l’idée de Paul Feyeraben selon laquelle « toutes les méthodologies ont leurs limites, et la seule ‘règle’ qui survit, c’est : ‘tout est bon’[78] ». D’ailleurs, selon les défenseurs les plus importants du réalisme scientifique en Relations internationales, il serait préférable d’adopter avec une ontologie réaliste une position épistémologique relativiste qui tienne nos croyances comme socialement produites et donc potentiellement faillibles[79].

Même si l’étiquette positiviste semble être utilisée pour souligner son engagement plus envers la science qu’envers ce que suppose réellement cette philosophie, Wendt vise toutefois clairement l’objectivité épistémologique. Selon lui, les théories doivent se référer à un monde extérieur qui ne dépend pas de nos représentations. Sans aucun doute, les choses deviennent plus complexes lorsqu’on fait référence à l’existence d’éléments non observables (un électron, une préférence, une identité, un État, sont des exemples parmi d’autres). Nos sens ne disent rien concernant ces multiples entités ; on doit alors se fier plus explicitement à ce que les théories proposent. Le principe d’objectivité que cherche à défendre Wendt se voit donc remis en question, mais il avance que les réalistes ont deux réponses à cette difficulté : la première, négative, admet qu’une distinction nette entre sujet et objet n’est pas tenable, car nos observations sont toujours menées – sans être déterminées – par le biais de nos théories. Pour éviter un glissement vers un déterminisme théorique, un argument positif est offert. Ce second argument, qui est très important pour certains tenants du réalisme scientifique, concerne le principe d’abduction ou d’inférence à la meilleure explication[80]. Selon ce principe,

La science est couronnée de succès parce qu’elle amène graduellement notre compréhension théorique en conformité avec la structure fondamentale du monde extérieur. Si les théories matures ne correspondaient pas, et ce, même approximativement, à cette structure, ce serait un « miracle » qu’elles aient fonctionné si bien. Cela est une inférence à la meilleure explication : considérant qu’être un miracle n’est pas une explication et ne voyant aucune meilleure explication, les réalistes argumentent que la meilleure explication pour le succès de la science est qu’on s’approche des structures de la réalité[81].

Autrement dit, certains réalistes concluent que la meilleure explication du fait qu’on ait une meilleure connaissance des structures de la réalité serait que la science est couronnée de succès progressifs qui permettent de donner une meilleure explication de la réalité. Ils en font l’inférence, car c’est la meilleure explication à leur disposition[82]. Or, même s’ils ne peuvent les observer directement, l’existence d’entités inobservables et de mécanismes causals est inférée parce que c’est la meilleure explication qu’il soit possible d’offrir pour nombre de phénomènes naturels et sociaux.

Au-delà de la pertinence de l’argument miracle[83], c’est la conception progressive de la science embrassée par Wendt qui semble poser problème. La raison pour laquelle il défend le mérite de la science serait qu’elle nous conduit progressivement vers une connaissance des structures profondes de la réalité. Ainsi, non seulement avance-t-il que c’est la théorie qui doit refléter la réalité et non le contraire, mais encore semble-t-il suggérer que pour examiner une théorie, il faut la confronter à la réalité concrète. Ce faisant, sa démarche épistémologique s’inscrit au sein de l’orthodoxie rationaliste. Sa liaison avec l’orthodoxie est d’ailleurs plus apparente lorsqu’il développe l’explication constitutive et l’explication causale[84]. La différence entre les deux types d’explication de Wendt tient essentiellement à ce que la première est beaucoup plus statique dans la mesure où il s’agit principalement de rendre compte de comment les propriétés d’un quelconque élément ou système sont constituées (la théorie constitutive se rapproche clairement des trois points qu’il avance sur les construits sociaux), tandis que la seconde tente d’expliquer le changement au niveau temporel dans l’état d’une variable quelconque[85]. La théorie constitutive apparaît ici comme un outil de réification. Ainsi, on est porté à croire, tout comme Smith, que la notion de théorie constitutive développée par Wendt est une forme de théorie causale ou qui précéderait et rendrait pour le moins possible une explication causale[86]. Les deux types d’explication seraient, dans cette perspective, compris comme deux étapes distinctes et nécessaires dans la démarche « scientifique » de Wendt : d’abord, l’explication constitutive, qui suit les grandes lignes de son argumentation sur les construits sociaux, semble vouloir tout simplement mettre en lumière le contenu du construit social dans l’objectif de lui donner une stabilité et une unité. Ensuite, ce n’est qu’après qu’une conception unitaire et stable soit donnée au construit social qu’il est possible d’établir avec ce construit social des relations de causalité.

De plus, la volonté de Wendt de donner aux construits sociaux une stabilité et une unité n’est pas un choix théorique innocent. La réification de l’État sert essentiellement à satisfaire son attirance envers la science. Ultimement, comme le souligne très bien Doty, si Wendt veut « être en mesure de faire fonctionner la causalité, la prédiction, et une science sociale positiviste, [il] doit attribuer à ‘l’État’ un statut unitaire[87] ». Vue de cette façon, la théorie de Wendt semble construire son ontologie en ayant pour principal objectif de répondre à des exigences épistémologiques. Cela laisse donc à penser que les prétentions épistémologiques sont ici encore favorisées aux dépends de ses représentations ontologiques. Cela vient en contradiction avec ce que requiert la congruence métathéorique dans la mesure où celle-ci exige qu’on puisse représenter ce qu’on conçoit comme la réalité pour, par la suite, remplir les exigences épistémologiques qui découlent de nos ambitions de connaître.

Conclusion

L’objectif de cet article était, en utilisant les travaux de Wendt comme champ d’analyse, d’évaluer la pertinence de la métathéorie. L’idée principale est que chaque niveau d’abstraction n’est pas indépendant l’un de l’autre. Cela dit, les présuppositions métathéoriques qu’endosse un chercheur ouvrent et excluent certaines possibilités au niveau théorique, ce qui fait parfois en sorte que le spectre de la métathéorie vienne hanter le niveau théorique, lorsqu’un théoricien se heurte à des incohérences au niveau de ses premières présuppositions. Comme on le sait trop bien, les problèmes internationaux nécessitent très souvent des efforts de théorisation sur des dilemmes politiques et éthiques importants. Il est donc important non seulement que les théories développées soient à même de comprendre les divers problèmes qui frappent la scène internationale, mais également qu’elles soient dotées d’un fort degré de cohérence. L’analyse de ce dernier point est rendue possible lorsqu’on porte une plus grande attention au niveau d’abstraction métathéorique.

Alexander Wendt, pour sa part, fait face à un dilemme difficile qui se résume à ceci : choisir entre le constructivisme ou la science. Fondamentalement, son choix théorique aura un impact important sur la façon de théoriser les relations internationales à l’avenir. Tout en plaidant en faveur de la pertinence de la métathéorie, la présente étude constate que Wendt est incapable de démêler de manière précise ou même de fusionner de façon cohérente ses multiples engagements. Au niveau strictement métathéorique, Wendt propose deux conceptions ontologiques divergentes (constructivisme versus réalisme scientifique) tout en proposant une position épistémologique orthodoxe qui ne rend pas compte de manière satisfaisante du contenu intersubjectif de plusieurs éléments constructivistes de son ontologie. Non seulement l’épistémologie objectiviste défendue est impuissante face au contenu ontologique développé, mais encore elle semble dissoudre le contenu intersubjectif de tous ses construits sociaux. Wendt se rend apparemment coupable d’un acte de réification. Qui plus est, sa théorie est truffée d’évidentes contradictions au niveau métathéorique : il défend l’idée selon laquelle l’anarchie est socialement construite d’une part, tout en réifiant l’État souverain, d’autre part. Le fait même de réifier démontre bien que Wendt adopte une approche constructiviste qui ne consiste pas à construire autant qu’il le prétend.

Quelques alternatives s’offrent au théoricien lorsque que le spectre de la métathéorie fait son apparition. D’une part, il peut reconsidérer sa propre position et reconstruire de manière plus intelligible ses présuppositions métathéoriques. D’autre part, il peut l’ignorer et aller de l’avant avec ses réflexions. Bien que Wendt, comme certains l’avancent, semble être « raisonnablement satisfait[88] » de son travail, cette hantise métathéorique risque tôt ou tard de le mener dans une impasse, d’où l’intérêt de lui accorder une attention méticuleuse.