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Introduction

« Il y a ma famille bien entendu qui reste mon dernier bastion, mon dernier repli… ma cellule familiale dans laquelle je puise mes énergies aussi », explique un père algérien alors qu’une mère Colombienne confirme : « La famille est le moyen de combler son bonheur… Ma famille, seulement ma famille m’a aidée à retrouver l’espoir… ». Les jeunes ne sont pas en reste comme le confirme ce jeune adolescent congolais : « La famille, c’est le pilier, c’est le pilier qui pousse l’enfant. C’est le pilier sur lequel tu te bases pour fonder quelque chose. C’est le noyau de la motivation. » Ainsi les familles immigrantes rencontrées[1] lors de nos nombreuses recherches menées dans différentes régions du Québec, mettent de l’avant un « Nous » familial fort, porteur d’un projet migratoire, vecteur d’insertion dans la nouvelle société de vie, médiateur avec les institutions sociales, catalyseur de résilience et quasi-unique référent de continuité. Par ailleurs une des caractéristiques des familles immigrantes dans les pays occidentaux et au Canada est l’envergure et la qualité de leurs réseaux informels. Selon nos recherches, ces réseaux sont avant tout des espaces de liens, de référence et de solidarité entre les genres, entre les générations, entre les ethnies et les religions. Grâce à leurs frontières perméables et à leur structuration dynamique, ils favorisent des appartenances multiples et des identités plurielles. Ces réseaux sont aussi transnationaux puisqu’ils articulent pays d’origine, société d’accueil et pays de passage à travers les personnes qui les forment. Familiaux, ils sont aussi le véhicule des liens diasporiques des familles élargies dont des membres vivent au pays d’origine et d’autres dans diverses sociétés d’immigration. Plusieurs recherches montrent que ces réseaux représentent un soutien important dans les stratégies d’insertion des familles immigrantes et de chacun de leurs membres, adultes et enfants, dans leur nouvelle société et plus spécifiquement au Québec.

Nous proposons de rendre compte ici de l’importance de ce Nous familial et des réseaux dans lesquels il s’inscrit pour l’insertion sociale des immigrants hommes et femmes, adultes et jeunes. Nous effectuerons notre analyse à travers trois dimensions qui parcourent et structurent les dynamiques familiales immigrantes : les processus de transmission intergénérationnelle, la mémoire et l’histoire familiales et la résilience.

En effet, lorsqu'il s'agit de familles immigrantes, la question intergénérationnelle est souvent abordée à travers des conflits de valeurs et des divergences relationnelles entre les parents et les enfants. La perspective proposée dans ce texte va à l'inverse puisque l'hypothèse d'une transmission intergénérationnelle favorisant la réussite scolaire et sociale des jeunes dans ces familles sera l'objet principal de la réflexion proposée. Ainsi plutôt que de se centrer sur les conflits et les difficultés, l'espace intergénérationnel immigrant sera abordé à travers des transmissions, des créations, des solidarités, de la résilience et des réussites qu'il permet. Cette analyse sera effectuée à partir de plusieurs études effectuées auprès de familles immigrantes au Québec dont deux plus spécifiquement : « Transmission culturelle aux enfants par de jeunes couples immigrants » (Helly, Vatz Laaroussi et Rachédi, 2001)[2] et « les collaborations familles immigrantes-écoles : étude de trajectoires de réussite scolaire » (Vatz Laaroussi, Kanouté, Lévesque, Rachédi, 2005)[3]. Dans ces deux recherches, 43 familles de diverses origines et divers niveaux scolaires et socio-économiques ont été rencontrées en entrevues avec les uns ou les autres de leurs membres (parents et/ou jeune). Les résultats analysés ci-dessous permettent de voir que ni le pays d’origine, ni le niveau scolaire des parents, n’ont à eux seuls une influence déterminante sur les processus de transmission intergénérationnelle et de résilience des jeunes. Par contre ces éléments orientent parfois les dynamiques en jeu et, surtout, entraînent des modalités diverses dans les transmissions de l’histoire et de la mémoire familiale ou encore dans l’accompagnement de la réussite scolaire des jeunes. Ces grandes tendances seront citées en cours d’analyse mais il faut bien se garder ici d’une analyse culturaliste qui mettrait de l’avant le pays ou la culture d’origine comme déterminant des processus et des contenus de transmission (Vatz Laaroussi, 2001 ; Vatz Laaroussi, Rachédi et Pépin, 2002).

La transmission familiale en situation d’immigration : continuité et production

Précisons d’abord que nous nous trouvons au Québec face à une nouvelle immigration de jeunes familles urbanisées et souvent occidentalisées (ou à tout le moins exposées à une forme d’occidentalisation) avant le départ du pays d’origine. Plusieurs d’entre elles sont scolarisées à un haut niveau (cours post-secondaires ou Université) avant leur arrivée au Québec et certaines (réfugiées ou indépendantes) appartenaient aux classes moyennes ou supérieures dans les pays d’origine. Les dualités tradition-modernisme, progressisme-conservatisme ne peuvent être fonctionnelles pour analyser leurs pratiques et leurs représentations dans l’insertion au Québec. Plus encore, les nouvelles réalités du marché du travail Québécois (précarité et déqualification accentuées pour les populations immigrantes) nuancent le paysage de la société d’accueil et questionne le type d’insertion socio-économique et professionnelle offert à ces nouvelles populations. Enfin il est clair que les populations d’Amérique Latine et du Maghreb rencontrées dans notre enquête de 2000 (Helly, Vatz Laaroussi et Rachédi, 2001) tout comme les familles Colombiennes, Argentines et Africaines interviewées lors d’autres recherches, ont choisi de quitter leur pays d’origine pour s’installer dans une société d’Amérique du Nord, le Québec. Les raisons de ces choix sont diverses (promotion socio-économique, volonté de découvrir, recherche de sécurité, amélioration de la qualité de vie) et les pressions au départ plus ou moins accentuées (plus pour les réfugiés), mais il est clair que ces familles ont toutes élaboré, à un moment de leur trajectoire, un projet de transformation passant par l’immigration.

Ces diverses composantes de la réalité contemporaine de l’immigration au Québec nous amènent à réfuter rapidement toute analyse de la transmission des valeurs en termes de reproduction. Dans un contexte aussi mouvant, dynamique et précaire tant sur le plan des liens, des connaissances que des stratégies, il s’avère impossible pour les jeunes parents de répéter les valeurs, comportements et expériences vécus durant leur propre enfance. Si cette perspective de la transmission-reproduction est remise en question dans les sociétés occidentales de la fin du XXe siècle, pour l’ensemble des populations autochtones du fait de l’écart grandissant entre les générations et des changements socioculturels et économiques galopants, elle ne s’applique pas plus aux populations migrantes aux prises avec des transformations familiales tout autant que nationales et internationales.

Il y a ainsi un processus de production d’un nouveau système de signes et de sens, plutôt que de reproduction de l’ancien non opératoire et consciemment « quitté » lors du projet migratoire. Nous définissons dès lors le processus de transmission intergénérationnelle dans l’immigration comme l’ensemble des dynamiques qui articulent, à l’intérieur d’un même individu mais aussi au sein d’une famille, les changements, transferts, métissages, ajustements et négociations entre des valeurs, des pratiques et des représentations fortement contextualisées, mouvantes et flexibles. La transmission s’exerce sur un système de signes et de sens aux frontières labiles et en constante production; elle s’organise à travers des modalités contextualisées et personnalisées allant de l’apprentissage au partage d’un inconscient collectif familial; elle vise à construire des identités nouvelles et adaptatives tout autant qu’à maintenir le fil d’une continuité symbolique et concrète dans des trajectoires de mouvements, pour ne pas dire de ruptures. Enfin dans le contexte migratoire, il est important de préciser que les dynamiques de transmission sont à la jonction des identités individuelles et collectives tout autant que des espaces-temps du quotidien et de l’histoire. Ainsi, si notre définition de la transmission permet de passer de la reproduction à la production, elle ouvre aussi sur la question de la socialisation (l’éducation familiale, les pairs, les réseaux, les institutions, la famille élargie) comme dimension non seulement contextuelle mais encore transversale dans le processus de transmission-transformation.

En fait, plutôt que de rejets, de pertes ou d’acculturation, les familles nous parlent surtout de négociations. Parler d’éléments négociables, c’est avant tout identifier ce qu’on est prêt à perdre pour gagner autre chose. Il y a là l’idée d’une réciprocité sur laquelle les parents rencontrés insistent : « Il y a des choses positives et négatives, des deux côtés, ici et là-bas. On doit prendre les choses positives d’ici et de là-bas et laisser tomber les choses négatives. » (Parents colombiens). Ou encore : « Là-bas on se comprenait tous, si je parle d’une chose, l’autre va comprendre. Ici il faut se comporter comme les autres, il faut s’adapter […] », accolé pour la même famille à « [l]a famille ici, ça m’énerve. Les enfants doivent rester en famille. Les enfants de 8 ans qui vont découcher chez les amis ou les petites filles de 16 ans qui vivent en appartement, chez nous ce n’est pas bon […] Pour mes enfants, ce n’est pas bon […] » (mère salvadorienne).

On voit bien ici le travail de négociation à l’oeuvre dans le métissage des comportements et des valeurs. Certaines pratiques adaptatives sont valorisées et seront transmises comme telles aux enfants, mais elles sont associées à des principes transportés par les parents dans l’immigration et qu’ils ne sont pas prêts à perdre. Un père marocain illustre cet équilibre toujours fragile entre ce qu’on concède et ce sur quoi on s’ancre : « Il ne faut pas oublier que ce sont des enfants complètement immergés dans une autre culture, donc il y a une autre culture qui va se greffer à eux […] Parce qu’ils vont à l’école […] et il ne faut pas leur en demander trop non plus, on ne peut pas tout leur transmettre à 100 % sinon ils risquent de s’écarter carrément. »

Une des valeurs très importantes par les familles, c’est l’autonomie qui apparaît comme un élément moteur dans l’immigration, l’insertion, la légitimation du statut d’immigrant et comme un projet très important pour les enfants : « Tout ce que je veux, c’est que mon fils, […] dans un pays étranger […], c’est qu’il réussisse, qu’il s’intègre dans la société, qu’il fasse ses études et après il choisira ce qu’il voudra comme métier. Qu’il chemine bien au niveau scolaire […] » explique une mère marocaine.

Il apparaît donc que les bénéfices tant personnels que structurels et qui se traduisent par l’autonomie entre les générations, par rapport à la collectivité ou entre les genres mais aussi par des structures d’équité entre ces diverses catégories sociales (hommes-femmes, jeunes-aînés, minorités-majorités), sont perçus différemment selon l’exposition des immigrants au marché de la formation et de l’emploi ainsi qu’aux institutions sociales qui leur donnent accès aux réalités québécoises. Le contexte de précarité de l’emploi, de transformation des familles, de diminution des ressources allouées à l’éducation les frappent de plein fouet durant leurs premières années de vie au Québec et tend à niveler par le bas leurs attentes et surtout les bénéfices des compromis qu’ils ont voulu mettre en oeuvre. Cette tendance à prendre conscience, après coup, des bénéfices réduits de la négociation, se traduit pour certaines familles, surtout maghrébines et colombiennes dont les parents ont un haut niveau scolaire, par une forte amertume : « On peut passer notre vie à nous recycler mais à quoi bon […] Ici il y a beaucoup de chômeurs qualifiés, diplômés. Les immigrants, ici, vivent mais pas selon le mode de vie qu’ils recherchent […] ». En même temps les compromis atteints , les transformations opérées sont fort intégrés au mode de vie familiale; il devient dès lors quasi impossible d’y revenir, ce qui explique l’ambivalence forte de ces familles quant aux appartenances de leurs enfants et quant à leurs propres choix : « Les enfants vont avoir leur place ici, mais on veut qu’ils gardent une place pour le Maroc dans leur coeur, qu’ils n’oublient jamais le Maroc, leur pays d’origine, même s’ils sont nés ici […] Il faut qu’ils aillent au Maroc pour connaître leurs origines. Et peut être, un jour penseront-ils que leurs parents n’ont pas fait le bon choix en immigrant […]. »

Une des composantes les plus importantes de ces contenus qu’on veut transmettre est sans aucun doute la valeur et la réalité familiales. Qu’on en parle à travers des grands parents restés au pays ou des liens identitaires fondateurs, elle est citée par tous comme la principale trame de la continuité. C’est souvent par l’entremise de leurs liens et de leurs expériences avec leurs propres parents que les adultes rencontrés évoquent les transmissions nécessaires à l’éducation de leurs enfants. Celles-ci reposent sur des principes comme le respect intergénérationnel ou des valeurs comme le travail, mais s’opérationnalisent selon des orientations différentes, les unes privilégiant le respect de l’expérience des aînés; les autres, le respect par la communication. Dans cette perspective éducative, la transmission des rôles sexués entre comme un déterminant expérientiel plutôt que comme un souhait ou une volonté des parents. La transmission de l’histoire familiale, nationale et ethnique représente un autre pôle de la continuité. De nombreux parents y réfèrent soit pour la construction d’une mémoire familiale à léguer à leurs enfants, soit pour aider ceux-ci à construire leur identité personnelle et sociale. Les liens de réseaux qui préfigurent l’ambiance valorisée du pays d’origine sont, pour d’autres, l’élément sur lequel se fonde le travail de transmission. Enfin, plusieurs réfèrent à l’image du pays d’origine sorti de son contexte de misère et d’injustice pour transmettre à leurs enfants fierté et estime de soi.

En ce qui concerne les liens avec la famille élargie, notons d’abord que l’équation pays d’origine-famille d’origine est commune à l’ensemble des parents rencontrés. Parler des liens avec le pays d’origine, c’est avant tout parler des relations, contacts et liens avec les grands parents, oncles et tantes qui y sont restés. Plusieurs répondants dissocient ainsi les éléments de leur projet migratoire et la valorisation qu’ils continuent à accorder à la famille restée au pays. Même pour ceux qui citent dans leurs rejets, la pression sociale ou familiale, le lien avec la parenté reste un incontournable. « Ce lien est comme un cordon ombilical, il faut le conserver. On n’est pas venus ici pour vivre seuls mais seulement pour améliorer notre condition de vie. Alors il faut maintenir le lien avec la famille. Et si l’occasion se présentait, j’aimerais retourner au Maroc ou bien que toute la famille se retrouve ici » (père marocain). Cette analogie paraît particulièrement intéressante parce qu’elle marque à la fois le caractère solide et indéfectible du lien mais aussi ses capacités d’élasticité et sa fonction d’ancrage. En effet le cordon qui à la fois relie et impose une distance peut être celui qui parfois rapproche, parfois éloigne, parfois encore marque le point de départ tout en laissant une autonomie contextualisée. C’est cette liberté « contrôlée » par l’ancrage qui permet à cette femme algérienne de dire que : « la famille c’est très important et où que tu ailles, tu seras en sécurité parce que tu sais que tu as un parent qui pense à toi, qui garde contact avec toi, c’est très important, qu’il se sente pas seul dans le monde ».

Que ce soit pour les familles nucléarisées par l’immigration et par une insertion matérielle difficile ou pour les familles aux liens réguliers avec le pays d’origine et surtout avec la famille élargie qui y vit, un des contenus essentiels de la transmission, ce sont les principes éducatifs. Il est difficile de parler ici de valeurs, trop dualisées, ou de comportements, très morcelés et il semble bien que ce sont plutôt des principes fondamentaux que les parents mettent de l’avant dans leurs convictions et dans leur quotidien. Ces principes se regroupent en quatre catégories : l’encadrement parental comme support nécessaire au développement des enfants, le respect intergénérationnel comme mode de relation interpersonnel et social, l’effort et le goût du travail comme perspective de développement et l’affection comme substance de réciprocité et d’inconditionnalité.

Beaucoup de parents insistent sur la transmission de qualités humaines plutôt que de valeurs ou de coutumes; ce sont ces qualités qu’ils veulent reconnaître chez leurs enfants et que, souvent, ils ont rencontrées chez leurs propres parents : la générosité, la tolérance, la combativité, l’honnêteté, la loyauté, la fierté de soi, le sens de la responsabilité, l’authenticité… Autant de composantes humaines que les parents ne relient ni au pays d’origine, ni au pays d’accueil mais à des êtres humains qu’ils ont côtoyés, aimés, qui leur ont donné la vie, l’éducation, le goût de se battre, etc. Pour plusieurs parents d’origines et de niveaux scolaires divers, cette toile de fond affective indispensable au transfert des qualités humaines entre les générations peut être compromise par le matérialisme ambiant dans la société d’accueil, mais aussi dans la société d’origine en évolution. Ils manifestent alors la ferme volonté de la maintenir contre les tendances individualistes et matérialistes.

L’histoire et la mémoire familiale comme construit de transmission intergénérationnelle

Transmettre les qualités qu’on a vu portées par les parents, c’est aussi transmettre une histoire familiale dont les parents sont fiers et sur laquelle leurs enfants pourront construire leurs identités à venir. D’autres recherches l’ont montré pour les immigrants (Vatz Laaroussi et Rachédi, 2002; Vatz Laaroussi, 2004) et les autochtones (De Singly, 1996), la mémoire familiale reposant sur l’histoire subjectivée de la famille et de ses contextes, est un élément actuellement considéré comme essentiel dans la construction d’identités individuelles solides. La famille, par sa mémoire et son histoire, devient ainsi un ancrage pour les individualités en devenir. Lorsque nous avons demandé à nos répondants, ce qu’ils voulaient transmettre de l’histoire de leur famille, de leur migration et de leur pays d’origine, ils nous ont parlé de deux grands univers de référence de l’histoire qu’ils veulent transmettre à leurs enfants.

Si l’histoire-climat est plutôt le fait des parents d’Amérique latine, l’histoire-origines est beaucoup plus le fait des parents Maghrébins accompagnés par quelques Colombiens de haut niveau scolaire. On nous parle alors d’une histoire diachronique, événementielle dont la transmission repose sur l’importance des racines et des origines beaucoup plus que sur les relations. C’est là un discours plutôt patriarcal porté par les hommes : « De mon père, perpétuer la lignée, travailler pour les enfants, se donner pour les enfants. Leur dire tout ce que les parents ont fait pour nous, tout ce qu’on fait pour eux […] » (père algérien). Mais ce discours est aussi tenu par les conjointes qui le situent alors plus dans la nécessité de transmettre des racines utiles au développement de l’identité personnelle : « Il faut connaître ses racines pour savoir où on va dans la vie […] » (mère algérienne). Les femmes sont aussi celles qui insistent sur les valeurs associées aux personnages de l’histoire familiale qui devient ainsi quasi-mythique et spirituelle : « Je veux transmettre les valeurs reçues de mon père et de ma mère, mon père est très tolérant, ma mère est très généreuse, je veux leur dire mon admiration devant la patience et le courage de ma mère qui a mis au monde et élevé 9 enfants. »

La question de la transmission des origines se trouve ainsi assortie d’une représentation diachronique de l’histoire alors que lorsqu’on privilégie les liens et l’ambiance, dans l’histoire climat des parents plutôt latino-américains, on se situe dans une vision synchronique de l’histoire quotidienne. Dans tous ces cas cependant la transmission d’une histoire subjectivée, reconstruite d’événements, de personnages-clés, de paysages sublimés et de valeurs universalistes, est présentée comme une composante essentielle de la continuité familiale et individuelle dans la migration. Plus encore certains éléments provenant du pays d’origine ou de la famille qui y est restée vont se trouver renforcés dans la migration.

Quelle que soit l’orientation privilégiée, il est alors clair que la transmission ne vise pas la reproduction du modèle parental ou de quelconques traditions du pays d’origine, mais plutôt l’habilitation des jeunes à se développer, à se « débrouiller », à s’insérer, à se faire une place valable dans la société dans laquelle ils vivent. On vise la production d’identités nouvelles, en devenir, où il y aura un fond du « Nous parental », un lien avec ce « Nous d’ailleurs » mais où il y aura tout le potentiel du jeune en devenir. On est ici très proche des conceptions de l’identité individuelle dans les sociétés occidentales actuelles (De Singly, 1996), la différence reposant sur les fondements qui semblent nécessaires au développement de cette identité, ici le lien et la lignée, et éventuellement sur les modalités qui y président plus que sur sa définition ou sa représentation.

Cette fonction de base identitaire donnée à la transmission renvoie au débat abordé dans les parties précédentes. Selon les parents, les éléments de contenu de la transmission et leur perception de sa finalité renvoient à deux orientations : pour les uns, il s’agirait de léguer des appartenances affectives (à la famille, à des réseaux socio-affectifs, à des faisceaux de relations pouvant inclure des membres de la société d’accueil); pour les autres, le legs serait plutôt de l’ordre de l’ancrage permettant des appartenances sociales multiples, dynamiques, et non exclusives. En ce sens, la construction d’une mémoire familiale par la transmission des histoires, filiations et réseaux est un moyen de favoriser l’ancrage des identités ou la solidification des liens beaucoup plus qu’une finalité en soi. On ne transmet pas pour avoir une mémoire familiale, on passe par son intermédiaire pour offrir les meilleures conditions de développement individuel et social à ses enfants.

La résilience comme produit de la transmission intergénérationnelle au sein des réseaux transnationaux

Pour un enfant immigrant, la situation d’adaptation à sa nouvelle société, à une nouvelle langue, à de nouvelles façons de faire et à de nouveaux amis, est souvent perçue comme facile pour le sens commun. « Les enfants s’adaptent vite et facilement ». En même temps la recension des écrits le présente souvent comme entre deux cultures, celle de sa famille et celle de sa nouvelle société, contraint à changer d’univers entre sa vie scolaire et sa vie familiale, parfois déchiré par cette double appartenance. Les auteurs interactionnistes, comme Vinsonneau (2003), ont aussi insisté sur les stratégies d’adaptation et de métissage des deux cultures que ces jeunes mettent en oeuvre. Finalement on peut s’intéresser aux forces et aux réussites développées par ces jeunes comme à des produits de la résilience qu’ils développent à travers la trajectoire migratoire, des réseaux transnationaux de la famille et de la transmission intergénérationnelle qui traverse ces parcours.

Selon Bouteyre (2004), la résilience est un processus dynamique sous-tendu par la présence de facteurs protecteurs permettant aux sujets de réagir face à l’adversité. Ce concept nous est apparu particulièrement porteur pour identifier et analyser la place des acteurs dans le parcours migratoire et plus spécifiquement la réussite scolaire des jeunes. Développée à partir de situations de traumatismes traversées par les individus qui reprennent malgré tout un type de développement et ce, dans des contextes d’adversité (Cyrulnik, 2002), la notion de résilience a d’abord été utilisée pour comprendre la survie psychologique et somatique de personnes ayant vécu des situations extrêmes (camps de concentration, tortures, génocides, pertes violentes de proches, mauvais traitements répétés et abus de tous ordres). D’autres auteurs ont ensuite travaillé avec ce cadre d’analyse avec diverses populations aux prises avec des difficultés majeures et qui, malgré tout, arrivent à faire face (graves problèmes de santé mentale, enfants abandonnés et gravement négligés, etc.). Finalement on l’utilise depuis peu pour aborder les questions de scolarité et d’immigration (Bouteyre, 2004; Vatz Laaroussi et Rachédi, 2004)[4]. Pour notre part, nous saisissons le concept de résilience dans une perspective qualitative et interactionniste qui est plutôt celle de Cyrulnik (2002); nous nous intéressons plus spécifiquement aux processus qui permettent la résilience, à leur aspect dynamique, aux tuteurs qui la soutiennent et aux vecteurs qui l’actualisent. Pour cela nous croyons que le jeune immigrant, réfugié ou non, doit, pour faire face à toutes ces nouveautés en même temps ainsi qu’à des changements profonds dans son mode de vie et à des ruptures et pertes, sociales et affectives, entraînées par la migration, mettre en oeuvre toutes sortes de stratégies de résistance. Pour réussir à l’école, dans ce contexte de transformations qui est aussi une forme d’adversité, il actualise et développe des forces de résilience.

Le traumatisme de l’enfant immigrant et de sa famille peut être plus ou moins important selon leur parcours. Cependant, toute immigration entraîne une forme de traumatisme liée à des pertes et à des changements, parfois voulus, parfois contraints. Les enfants que nous avons rencontrés dans notre recherche de 2005 (Vatz Laaroussi, Kanouté, Lesvêque et Rachédi, 2005) sont en réussite scolaire, ils ont donc surmonté ce traumatisme, actualisé des facteurs de protection et des stratégies de développement. C’est alors un processus de réparation et de reconstruction qui est en jeu. Et ce processus, référant aussi à d’autres courants conceptuels comme celui de la mobilisation familiale (Kanouté, 2002) se développe sur un axe moteur, la remise en projet, et grâce à des tuteurs, ceux qui permettent à la jeune plante transplantée de s’épanouir dans son nouveau milieu, d’y prospérer, d’y prendre racine et d’y donner de nouveaux fruits. « Un enfant qui réussit, c’est que toute la famille a réussi. L’arbre a donné des fruits, tout le monde en mange » (parent africain).

Pour l’enfant, la résilience repose aussi sur sa capacité à utiliser toutes les stratégies à sa disposition et à innover pour des stratégies inédites. La remise en projet passe par cet éventail de stratégies de repositionnement, de reconstruction identitaire, de continuité et d’adaptation que l’enfant met en oeuvre (Bouteyre, 2004).

Les vecteurs de la résilience : le lien et le sens

Se remettre en projet, c’est ce que chacun fait après un changement majeur dans sa vie, et c’est ce qui permet de faire un lien entre le passé, le présent et l’avenir. Ce processus s’inscrit dès lors dans la fonction de continuité qui doit être remplie tant sur le plan de l’identité personnelle que de l’identité sociale (Vinsonneau, 2003) pour permettre le développement personnel. Les processus de transmission intergénérationnelle sont aussi une manière de tisser cette continuité temporelle et spatiale. De plus, c’est grâce à ce processus que chacun se sent acteur de sa vie et que se déterminent les espaces de contrôle, c’est-à-dire les espaces sur lesquels nous avons une certaine maîtrise et à travers lesquels nous développons notre autonomie.

Finalement c’est à travers ce processus qui vise à retisser la continuité dans des trajectoires incluant des ruptures et des cheminements complexes, multi-espaces et multi-cultures, que se construit le sens donné par chacun à sa vie. Après un traumatisme, un changement majeur, face à l’adversité et pour se reconstruire, deux éléments sont majeurs selon Cyrulnik (2003) : « À la fin de son existence, une personne sur deux aura connu un événement qualifiable de traumatisme. Une personne sur dix restera mortifiée, prisonnière de la blessure. Les autres, en se débattant, reprendront vie grâce à deux mots : le “lien” et le “sens” ». Ainsi des études effectuées avec des réfugiés ou des victimes de tortures montrent que raconter son histoire pour lui redonner, lui retrouver un sens, permet aux individus de se reconstruire, de redémarrer leur vie, de se remettre en projet (Rachédi et Vatz Laaroussi, 2004). Et ce sens est éminemment subjectif, traversé par le rapport à l’histoire des acteurs (Vatz Laaroussi et Rachédi, 2002; Vatz laaroussi, 2004), par les stratégies familiales de survie et d’insertion, par les processus d’adaptation mis en oeuvre dans des contextes diversifiés. Ainsi « [l]e sens des choses n’est pas dans la réalité objective, il est dans l’histoire et dans le but poursuivi » (Adler).

C’est à ce travail de reconstruction de sens que le jeune migrant devra se livrer dans sa nouvelle société, dans son milieu scolaire et avec sa famille. Pour cela le soutien des acteurs scolaires sera important et se conjuguera à celui de la famille, des proches et des réseaux transnationaux. C’est là que le lien se construit et permet aussi la résilience. Dans notre recherche, nous avons vu que le lien tissé avec les enseignants est un facteur majeur de la réussite scolaire; pour les jeunes et les parents, il se traduit le plus souvent en intérêt manifesté par cet enseignant pour l’histoire du jeune et de sa famille, en ouverture, en proximité, en compréhension, en patience, en respect du rythme et de la différence et finalement en confiance.

« C’est un professeur à l’accueil. Après presque deux ans, Jamal a gardé un bon souvenir de ce professeur et je pense que c’est lui qui l’a encadré, qui l’a encouragé, il l’estimait toujours. Il lui disait à Jamal que c’est une personne calme, aimable, très respectueuse donc il l’a toujours bien soutenu » (parent arabo-musulman).

« Il faut que le jeune se sente en confiance, il faut le motiver, l’encourager et non pas le dévaloriser. C’est tout ça qui fait en sorte qu’ils viennent en confiance et quand ils sont en confiance, on est capable de les amener où on veut. Et pour les mettre en confiance, c’est de les respecter, les respecter dans leur culture. C’est un tout qui crée la relation, aussitôt qu’il est en confiance, tu peux l’amener à faire tout ce que tu veux. C’est le secret » (enseignante, secondaire).

Ce lien, porteur de résilience, est aussi construit autour de tuteurs de résilience qui peuvent être des personnes clés dans la vie du jeune tout comme des objets ou des rêves qui vont émailler et asseoir sa mise en projet.

Les tuteurs de la résilience

Tout au long de son parcours pré et post-migratoire, l’enfant va, avec sa famille, identifier des personnes, des objets, des rêves qui vont représenter les tuteurs de sa résilience, de son projet de vie dans le changement. Ces personnes peuvent être des proches, un oncle, une tante, mais aussi des références plus lointaines ou plus ponctuelles qui ont eu, un jour, un effet de soutien surtout dans certains moments plus difficile. Cyrulnik (2003) insiste sur le fait que ces personnes peuvent n’être que passées dans la vie du jeune mais y avoir joué un rôle important qui laisse une trace dans sa mémoire affective : « Une rencontre muette mais lourde de sens peut prendre un effet de résilience ».

Les jeunes rencontrés et leurs familles ont identifié dans leurs cartes des réseaux et dans leurs trajectoires plusieurs de ces personnages clés, leur rôle peut avoir été ponctuel ou assure au contraire une forme de continuité. Certains d’entre eux sont des membres directs de la parenté, proche ou éloignée, au Québec ou dans le pays d’origine. D’autres sont des amis, des connaissances, des pairs parfois du jeune ou des parents mais dont le jeune entend parler par ses parents et qui prennent alors une place dans ses propres processus de résilience. Il y a ainsi un lien direct entre résilience familiale et résilience du jeune ici traduite par sa réussite scolaire. Ces personnes clés jouent souvent un rôle de soutien effectif auprès du jeune et de sa famille mais ils le font parfois de manière plus symbolique, par des encouragements, un intérêt discret ou encore par leur simple existence. Plusieurs d’entre eux sont considérés comme des modèles de réussite par le jeune et sa famille.

« Monsieur Grégoire c’est un ami de mon père avant que nous on arrive ici, il était un ami de mon père. Si on a besoin de quelque chose il peut nous aider, il a acheté des cahiers pour ma soeur, il a amené un dictionnaire pour moi, il est dans la maison. C’est aussi grâce à lui que je suis bon à l’école. Ça je pourrai jamais l’oublier » (garçon arabo-musulman, 13 ans).

« Comme mon frère, il a toujours fait des efforts, il a travaillé beaucoup, mais il est bien et c’est une personne qu’on doit imiter » (parent colombien).

« J’aimerais ressembler à mon père parce qu’il est très tranquille, il étudie beaucoup. Je dirais c’est un bon père aussi, je sais pas, je trouve toujours le langage avec lui. Et ma mère, ma mère c’est une personne je dirais sévère, elle est toujours imposante. Elle veut toujours encore plus, encore plus, encore plus. Elle met la barre toujours plus haut et elle arrive toujours au but » (garçon arabo-musulman, secondaire I).

« J’avais un oncle qui a étudié très fort, même s’il n’avait pas les moyens » (fille colombienne, secondaire III).

« Il y a des modèles de réussite dans ma famille. J’ai mes neveux. J’ai un neveu qui est médecin en France et j’en ai un autre qui est à l’université pour devenir dentiste » (parent arabo-musulman).

De manière plus spécifique, l’enfant nouvellement arrivé se reconstruira et donnera un sens à son projet de vie alors qu’il est en classe d’accueil. Ce milieu et les personnes qui l’habitent représenteront alors pour lui des éléments clés de la reconstruction. Les professeurs de classes d’accueil sont souvent pour les jeunes et les familles la personne sur laquelle on s’appuie pour connaître le nouveau monde, celle qui rassure, celle qui explique, celle qui servira de repère pour quelques mois parfois plus, celle qui s’intéressera aussi à ce nouveau venu et qui sera à l’écoute, attentive, compréhensive, patiente, indulgente… Ces enseignants représentent alors souvent des tuteurs de résilience pour le jeune et sa famille.

« Son professeur, en accueil, je pense qu’il a joué un grand rôle pour que Roseline réussisse bien. Il était toujours encourageant pour elle et est intervenu auprès du directeur quand on a eu un problème » (parent haïtien).

« La meilleure prof que j’ai eue, c’était ma prof en cinquième année parce qu’elle était très compréhensive. Elle nous enseignait pas juste les choses de l’école, mais aussi les valeurs » (fille colombienne, secondaire III,).

Ces tuteurs de résilience peuvent aussi être de nature matérielle : des objets, des livres, des photos (Vatz Laaroussi et Rachédi, 2004). Dans ce cas, ce qui importe pour la résilience, c’est l’univers symbolique que ces objets représentent plus bien sûr que leur matérialité. Nous l’avons constaté lors des entrevues à domicile et les parents comme les jeunes nous en ont parlé souvent avec fierté et émotion. Les diplômes des parents, transportés parfois dans de grandes difficultés, pliés, mouillés, déchirés, sont des témoins du passé, des savoirs et de la reconnaissance. Ils sont un élément majeur dans la reconstruction tant des adultes que des jeunes et c’est pourquoi on les conserve, on les expose, on les montre... Les photographies de la maison au pays d’origine, de quelques grands parents disparus ou même d’un paysage, sont aussi des vecteurs de transmission identitaire et représentent en ce sens un bien précieux que les familles apportent dans leurs pérégrinations et que les professeurs auraient intérêt, parfois, à découvrir.

Les tuteurs de résilience sont parfois aussi des personnages mythiques, légendaires, des héros de l’histoire, d’un film ou d’un roman auxquels le jeune s’identifie et qui devient un modèle. Nous avions déjà perçu ce processus dans notre recherche auprès de jeunes Kosovars et Albanais au Québec et en Belgique (Vatz Laaroussi et Manço, 2003) et avions noté combien cette identification à des personnages mythiques donnait à ces jeunes le courage et la volonté de persévérer en particulier sur le plan scolaire et dans l’apprentissage du français. Nous avons relevé la même dynamique avec les jeunes en réussite scolaire et les personnages modèles sont aussi variés que les histoires nationales et internationales : un personnage de film afghan ou tibétain pour les uns, une héroïne de roman perse pour d’autres, ou encore la jeune survivante africaine du génocide rwandais d’un roman jeunesse québécois[5] .

Ces personnages héroïques soutiennent souvent les rêves portés par les jeunes et leurs familles, rêves qui sont aussi des tuteurs de résilience. « Quand on vit une détresse, la rêverie donne un espoir fou » explique Cyrulnik (2003). En fait il semble bien que ces rêves, ces modèles inatteignables soutiennent la mise en projet du jeune, peu importe leur réalisme.

« Parce que j’aime étudier, pour connaître beaucoup de choses, l’histoire la géographie et les mathématiques aussi. Plus tard je veux faire de la politique et je veux être comme les dirigeants des pays. Je veux avoir à prendre des décisions comme X, le personnage de mon roman […] » (fille de l’Europe de l’est, 16 ans).

« Je veux devenir pilote comme dans les films, c’est je crois, ma principale motivation pour réussir à l’école […] » (garçon africain, 13 ans).

Même si ces rêves sous la contrainte de la réalité de l’immigration restent inatteignables, peut-être faut-il les admettre un temps comme moteurs de résilience puis, peu à peu, laisser le rêve se confronter à la réalité et devenir projet… Le propre du rêve c’est de poser un idéal, d’être en dehors de la réalité et parfois même de la contourner pour un temps.

Il importe également de saisir le rôle des réseaux transnationaux des familles immigrantes comme vecteur de résilience et comme catalyseur des personnes clés et de leur influence auprès des jeunes. À titre d’illustration, le cas de Juan (voir schémas ci-dessous) permet de saisir, dans la carte des réseaux, l’imbrication des réseaux du jeune et de sa famille ainsi que l’intrication entre le milieu scolaire et le milieu familial. En effet, figurent dans le réseau du jeune aussi bien un enseignant de son école, voisin de la famille, que la professeure de francisation de ses parents qu’il ne connaît pas personnellement mais qui a une grande importance symbolique pour la famille et plus spécifiquement dans le rapport à l’école. On voit aussi la distribution spatiale des membres du réseau, la parenté en Ontario et la grand-mère en Colombie qui a une grande importance affective puisque le jeune a vécu avec elle plusieurs années avant de venir au Québec. On y perçoit de plus l’articulation entre les membres de la famille nucléaire, de la famille élargie et des amis qui peuvent être colombiens ou québécois. Ces réseaux présentent dès lors les caractéristiques qui sont aussi essentielles dans les processus de résilience : ce sont des ensembles labiles, aux frontières perméables, porteurs de culture, d'histoire, de rapports au temps et à l'espace mais aussi de parcours singuliers en interactions. Ils sont dynamiques et s’interpénètrent au sein de la famille, ils favorisent des appartenances multiples et des identités métissées ce qui participe à la reconstruction identitaire du jeune et à l’actualisation de ses forces de résilience. Nous présentons ici, à titre d’illustrations, des schémas, carte des réseaux et carte de résilience, qui sont des outils d’analyse des trajectoires migratoires et qui permettent de cibler les espaces, les vecteurs et les tuteurs de la transmission tout comme de la résilience.

En ce qui concerne la carte de résilience de Juan, nous constatons la place de la professeure qui est un personnage clé simplement par sa gentillesse, mais aussi parce qu’elle considère les parents de Juan comme responsables. On saisit la place des encouragements comme processus de résilience ainsi que l’importance des références et des comparaisons avec le pays d’origine. Le modèle est ici le père qui a réussi à l’école et dans la vie dans des circonstances adverses et qui, en particulier, a su protéger et sauver sa famille ce qui renvoie à une forme de fierté, pour le jeune et sa famille, fierté qui est aussi un vecteur important de résilience comme mentionné déjà dans d’autres études (Vatz Laaroussi et Rachédi, 2002, 2004).

Figures 1

Trajectoire de Juan13 ans, Colombie, arrivé en 2002

Trajectoire de Juan13 ans, Colombie, arrivé en 2002

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Figures 2

La réussite de Nadja 14 ans, Afghanistan, arrivée en 1998

La réussite de Nadja 14 ans, Afghanistan, arrivée en 1998

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De même, dans la carte des réseaux de Nadja, on note la présence de la tante en Afghanistan qui révèlera comme un modèle pour la jeune puisqu’elle pratique la médecine dans des circonstances extrêmement difficiles. On note aussi des personnages clés de la parenté élargie qui se trouvent au Québec et avec lesquels la jeune entretient des relations intergénérationnelles et familiales. La carte de résilience de Nadja est particulièrement riche et intéressante. Elle souligne les articulations de la résilience autour d’acteurs clés, de croyances, d’expériences de vie et de héros imaginaires. C’est ainsi que la jeune nous parle de la journaliste afghane dans le film Kandahar, laquelle représente un modèle d’avenir. En effet, sa motivation à réussir est profondément ancrée dans son pays d’origine. Elle veut, comme cette journaliste, revenir dans son pays, témoigner et aider son pays en devenant avocate. Peu importe le réalisme de cette ambition, c’est clairement ce qui pousse Nadja à réussir.

On retrouve l’encouragement des parents et celui, plus symbolique, de la tante médecin encore au pays d’origine. Mais plus encore on a ici la présence du Coran et de la prière qui sont des supports importants à la résilience selon la jeune, une forme d’espoir, de conviction qui renforcent sa volonté et sa persévérance. Enfin, elle présente son vécu en camps de réfugiés aux frontières de l’Afghanistan comme une expérience difficile mais qui l’a aguerrie et dans laquelle elle a fait de nombreux apprentissages et où elle puise des stratégies et des forces pour réussir.

On note encore ici les représentations croisées et positivement réciproques entre l’école et la famille. Le professeur est vu par la jeune comme disponible, aidant et intéressé à son expérience. Celui-ci de son côté la voit comme une enfant mature et fait confiance aux parents et à la communauté pour l’encadrer. L’intérêt du professeur s’est manifesté en particulier par des questions sur l’histoire de la famille et sur les membres du réseau, dont la tante médecin. Par ailleurs la jeune a pu parler du film Kandahar et de son héroïne au professeur et à la classe, ce qui a renforcé l’effet de résilience de ce personnage et de ce récit.

L’immigration comme dynamique familiale de transmission-production de liens et de sens

Les résultats de ces recherches et plus spécifiquement l’analyse qui en est faite avec les trajectoires familiales d’immigration, les stratégies familiales d’insertion, les cartes des réseaux et les cartes de résilience, permettent ainsi de remettre en question les visions dualistes et conflictuelles par lesquelles on caractérise le plus souvent les dynamiques familiales dans l’immigration. L’analyse développée ici permet de redéfinir les axes qui traversent les questions familiales et l’immigration : la transmission familiale ici associée à la production de nouveaux repères et de nouveaux sens, la mémoire familiale renvoyant à une reconstruction contextualisée de l’histoire familiale dans l’immigration et la résilience permettant une réinscription de l’individu dans des réseaux transnationaux qui traversent les frontières spatiales et temporelles. Dès lors les relations intergénérationnelles peuvent être approchées comme un pivot du changement familial et social qui instaure la continuité indispensable à la résilience, à l’insertion et à la production d’un nouveau Soi, inclus dans des Nous divers et multiples, et finalement peut être d’un nouveau monde.