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À la parution de Madame Bovary en feuilleton, à l’automne 1856, Champfleury écrit à son ami Max Büchon : « un romancier nouveau, M. Flaubert, vient de publier dans la Revue de Paris, une Madame Bovary qui pourrait être de moi. D’où le danger de l’observation accumulée et du roman impersonnel[1] ». Il est vrai que le roman de Flaubert rappelle quelque peu, dans son sujet, celui que Champfleury avait écrit deux ans plus tôt, Lesbourgeois de Molinchart, dans lequel une femme de province, Louise Creton du Coche, tombe illicitement amoureuse d’un jeune comte de son voisinage. Ce que ne pouvait savoir Champfleury, cependant, c’est que Flaubert avait lui-même contemplé avec suspicion le roman de son « rival » au moment de la rédaction de Madame Bovary :

J’ai lu cinq feuilletons du roman de Champfleury. Franchement cela n’est pas effrayant. — Il y a parité d’intention, plutôt que de sujet et de caractères. Ceux du mari, de sa femme et de l’amant me semblent être très différents des miens. La femme m’a l’air d’être un ange, et puis, quand il tombe dans la poésie, cela est fort restreint, sans développement, et passablement rococo d’expression[2].

Cette « correspondance » croisée serait purement anecdotique si elle ne soulignait, par la crainte des deux romanciers de voir leurs romans respectifs se répéter, ce qu’on pourrait appeler un point de partage autour du réalisme naissant et de la question immense qu’il allait ouvrir : comment savoir si une oeuvre est une oeuvre d’art ? Cette question, c’est peut-être Champfleury qui, au moment même où il célèbre l’esthétique nouvelle proposée par Courbet, en a éprouvé — et combattu — le plus fortement le vertige.

La valeur de la transparence

Dans l’un des premiers textes qu’il consacre à Un enterrement à Ornans, le célèbre tableau de Courbet qui avait lancé, en 1851, la « bataille du réalisme », Champfleury résume en quelques lignes ce qui fonde pour lui la valeur de l’esthétique nouvelle :

On comprend le scandale que produit l’Enterrement flanqué à gauche de l’Appel des victimes de M. Müller ; à droite, du Départ des volontaires, de M. Vinchon ; en face de la Bataille de Koulikovo, de M. Yvon ; c’est-à-dire la peinture anecdotique-sentimentale, la peinture académique, entourant une peinture mâle, puissante et sincère. […] De loin, en entrant, l’Enterrement apparaît comme encadré par une porte[3].

C’est d’abord comme une forme d’allègement ou de transparence que Champfleury entrevoit les oeuvres du réalisme. L’Enterrement à Ornans est libre de cadre, au propre comme au figuré : débarrassé de tout académisme, le tableau s’offre comme une fenêtre ouverte sur le monde dont il livre immédiatement la vérité. Sa valeur tient dans son absence de médiation et dans la clarté de son propos : il suffit d’un seul coup d’oeil pour l’apprécier et le comprendre et, par comparaison, voir l’artifice de tout ce qui l’entoure. Ce n’est pas seulement une question de vitesse ou d’instantanéité de la vision, telle que Baudelaire la célèbre à peu près au même moment à propos de Delacroix (« vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique[4] »), c’est aussi une question de justesse. Pour Champfleury, la force du tableau de Courbet ne procède pas de sa puissance matérielle et qui serait en quelque sorte la présence de l’art, mais, à l’inverse, de tout ce qui ne s’y manifeste pas, de tout ce à quoi le peintre a renoncé, bref de l’effacement de l’art. Cette transparence, Champfleury en trouve la manifestation dans le sujet (« je dois dire que la pensée de l’Enterrement est saisissante, claire pour tous, qu’elle est la représentation d’un enterrement dans une petite ville, et qu’elle reproduit cependant les enterrements de toutes les petites villes[5] »), comme aussi dans la manière, dont la justesse est d’autant plus grande qu’elle se trouve attestée non par les experts mais par les sujets mêmes du tableau, les vignerons et les cultivateurs d’Ornans qui, à propos des Casseurs de pierres, avaient déclaré au peintre que même en peignant cent tableaux, il n’en aurait pas fait « un plus vrai[6] ».

Cette vérité par absence d’art, à travers laquelle Champfleury célèbre le réalisme, n’allait toutefois pas manquer de révéler bientôt ses pièges, car dès lors que prévaut la transparence, comment discerner ce qui est une oeuvre d’art de ce qui ne l’est pas, comment ne pas accorder à tout ce qui reproduit le monde visible le statut d’art ? C’est cette question qui traverse Le réalisme (1857), recueil dans lequel l’écrivain, par diverses études (sur Robert Challes, sur le poète Max Büchon, sur Courbet), tente d’établir ce qui pourrait se définir comme la singularité des oeuvres du réalisme, ou plus généralement des oeuvres s’efforçant de reproduire la réalité, car, très rapidement, Champfleury exprime un certain malaise à l’endroit du terme sinon de la notion même de « réalisme ». La correspondance qu’il entretient avec George Sand à partir de 1853 (entreprise dans l’espoir de rallier l’auteur de François le champi à la cause de l’esthétique nouvelle) le montre multipliant les réserves face à ce qu’il considère comme une étiquette, sur la « portée » de laquelle, écrit-il, il ne se fait pas d’« illusion[7] ». La retenue est encore plus marquée dans sa correspondance avec Max Büchon : « Quant au réalisme, je regarde le mot comme l’une des meilleures plaisanteries de l’époque. […] Le réalisme est aussi vieux que le monde et, de tout temps, il y a eu des réalistes ; mais les critiques, en employant perpétuellement ce mot, nous ont fait obligation de nous en servir[8] », écrit-il à son ami en 1854.

La crainte de l’indifférenciation

C’est que pour Champfleury, il ne s’agit justement pas de rompre avec ce qui serait une définition « ancienne » de l’art, mais, au contraire, d’empêcher que le réalisme ne soit une forme de rupture, qu’il ne rejette les valeurs qui servent à définir l’art ou plus exactement qui servent à le différencier de ce qui n’est pas l’art. Or, peu à peu, Champfleury s’aperçoit que ce qui désigne à ses yeux le tableau de Courbet comme une grande oeuvre — le fait de représenter l’enterrement de n’importe quel village et donc de tous les villages — est aussi ce qui menace de la perdre comme oeuvre. Une réflexion témoigne de la crainte qu’il éprouve, à partir de 1854, de voir la valeur de la transparence se renverser, ou se propager, au point de faire disparaître l’oeuvre en tant qu’oeuvre, de la faire se confondre avec l’ouverture sur la nature qui en fait aussi la force. Dans son étude sur Robert Challes, Champfleury rejette en effet l’idée selon laquelle les « réalistes » ne seraient que des « daguerréotypeurs » :

Dix daguerréotypeurs sont réunis dans la campagne et soumettent la nature à l’action de la lumière. À côté d’eux dix élèves en paysage copient également le même site. L’opération chimique terminée, les dix plaques sont comparées ; elles rendent exactement le paysage sans aucune variation entre elles. Au contraire, après deux ou trois heures de travail, les dix élèves (quoiqu’ils soient sous la direction d’un même maître, qu’ils aient subi ses principes bons ou mauvais), étalent leurs esquisses les unes à côté des autres. Pas une ne se ressemble[9].

Autrement dit, contrairement à l’opinion des cultivateurs et des vignerons d’Ornans que citait Champfleury trois ans plus tôt, on pourrait faire cent tableaux et tous seraient différents. Cela tient bien sûr à ce que ces cent tableaux ou cette dizaine d’esquisses ne sont plus ici le fruit d’un seul artiste mais le produit de personnalités différentes qui, bien que soumises à l’influence d’un seul maître et donc d’une seule esthétique, n’en conservent pas moins leurs particularités propres. Mais la différence ne tient pas seulement à la multiplicté des artistes. Elle tient à ce que l’idée de transparence a cessé d’être un critère objectif pour devenir un effet de la sensibilité : si l’art ou les marques de l’art peuvent s’effacer, l’artiste, par contre, est au coeur de la représentation. En mettant l’artiste au centre de l’oeuvre, Champfleury préserve la distinction de l’art : le réalisme est « naturellement » à l’abri de la reproduction mécanique, dont on verrait à tort planer la menace, dès lors qu’aucun oeil, qu’aucun tempérament n’est comparable à un autre et que nous sommes « ten[us] depuis les ongles jusqu’aux cheveux[10] » par la singularité de notre être et de notre sensibilité. À cette garantie physiologique, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’ajoute la valeur du travail : là où la reproduction chimique opère en quelques minutes, il faut aux élèves en paysage au moins deux ou trois heures avant de pouvoir rendre leurs esquisses, et cette durée, qui est le propre de l’art, contribue elle aussi à distinguer les dessins, à faire en sorte que chacun d’eux soit inimitable.

Mais ainsi qu’en témoigne la réflexion de 1856 sur le « danger de l’observation accumulée et du roman impersonnel » émise à propos de Madame Bovary, il semble que Champfleury ne soit pas lui-même convaincu par son argument : il n’est pas absolument garanti que deux artistes, autour d’un même sujet, produisent des oeuvres différentes. Certes, l’auteur des Bourgeois de Molinchart a pu voir dans celui de Madame Bovary un rival, rival qu’il chercherait à déprécier ou à discréditer en en faisant un simple imitateur de son oeuvre. Mais la réflexion de Champfleury, dans sa formulation, est englobante, elle ne suppose pas qu’une des deux oeuvres soit meilleure ou plus originale que l’autre ou que la première ait seule droit de cité. Elle porte sur leur reproductibilité, qui emporterait dans sa mécanique non seulement les épigones, mais également les initiateurs. Car en condamnant Flaubert, Champfleury se condamne lui aussi, il ne s’exclut ni du processus ni de ses conséquences. Le « danger » ne réside pas dans l’imitation des oeuvres du réalisme, c’est-à-dire dans ce qu’on pourrait appeler leur usure ou leur fatigue annoncée, mais dans leur principe même, qui engage tous ceux qui s’y adonnent, quelle que soit leur place dans la série. Or, et c’est là que tout se joue pour Champfleury, ce principe, qui est celui de l’impersonnalité, ne touche pas seulement l’esthétique ou le style, il porte sur la personne même de l’auteur, que ne protègent plus ni son travail ni son « tempérament particulier ». L’impersonnalité n’est plus une valeur à défendre afin que la nature et la vie nous apparaissent « encadrées comme par une porte », elle est un piège qui menace la sincérité de l’artiste. Or, cette sincérité, pour l’auteur du Réalisme, est justement le critère qui définit l’oeuvre.

La sincérité comme preuve de l’art

En même temps qu’il en appelle à l’égale dignité des sujets, qu’il fait de l’enterrement dans une petite ville et d’un adultère de province des objets légitimes de représentation, autrement dit qu’il accueille le principe d’indifférenciation au sein de l’art et l’esthétique nouvelle qui en découle, Champfleury continue d’évaluer l’artiste à l’aune des critères « anciens ». Ces critères, ce sont ceux du romantisme, par lesquels l’auteur du Réalisme défend une vision idyllique de l’artiste, ou plus exactement du lien que celui-ci doit entretenir avec ses oeuvres. Tant dans les textes du recueil de 1857 que dans ceux de 1851 consacrés à Courbet, la valeur de sincérité revient comme l’une des exigences auxquelles Champfleury s’en remet le plus souvent pour décider du bien-fondé d’une oeuvre. L’égalité des sujets se présente moins chez lui comme un principe ou un absolu que comme le moyen saisi par l’artiste pour réaliser une oeuvre authentique : « Si je peins des petits-bourgeois de province, c’est que je les connais et que je n’ai pas fréquenté les Princes. Celui qui pourra peindre la société élégante d’une manière vraie sera aussi réaliste que celui qui peindra des chiffonniers[11] », écrit-il à George Sand dans l’une de ces lettres où s’exprime son malaise à l’endroit du terme de réalisme. De même, c’est parce que le poète suisse Hebel (1760-1826), auquel Champfleury consacre une brève étude, entre en sympathie avec les individus qu’il a représentés que son oeuvre est digne d’admiration : « Hebel est un poète sincère : il n’a pas mis de paysans en scène parce qu’alors le vent littéraire tournait du côté de la campagne ; il les a peints parce qu’il les connaissait, ne les perdait pas de vue et les aimait[12]. » De même, le poète Max Büchon se distingue parce qu’il « a aimé sa province[13] » et qu’il en a décrit la vie et les objets comme les auraient décrits ceux-là mêmes qui y vivent : « Une fermière ne rendrait pas mieux compte de la cuisson des gâteaux[14] », écrit Champfleury en témoignage de la véracité des Scènes champêtres de Büchon.

Cette sympathie à l’endroit des sujets représentés apparaissait déjà dans les textes consacrés à Courbet. Dans sa défense d’Un enterrement à Ornans, Champfleury parle de la façon dont la critique, en ridiculisant leurs traits et leur allure, a blessé l’orgueil des paysans et des bourgeois qui ont servi de modèles au peintre. Ce faisant, il les reconnaît comme des interlocuteurs et des témoins, des sujets vivants et réels, donne les noms du curé, du sacristain, du bedeau, du fossoyeur, fait état de leur perplexité devant les échos des journaux, du doute qu’ils éprouvent d’avoir été trompés, de leur amitié pour le peintre, de leur reconnaissance mais aussi soudainement de leur inquiétude à son endroit. « Il était plus important qu’on ne le pense d’établir la position des types du tableau de M. Courbet[15] », insiste Champfleury, qui doit établir l’authenticité du rapport de l’artiste à son sujet s’il veut établir la valeur de l’oeuvre. À cette fin, tous les témoignages comptent, y compris celui des soeurs de Courbet, « tellement sûres » des intentions de leur frère « qu’elles essayent de prouver par tous les moyens que “Gustave” n’a pas songé à se moquer des personnes de la ville[16] ».

Cette recherche de sincérité serait assez banale si elle ne se présentait comme une façon de corriger une dérive ou de retrouver une valeur perdue. Le critère de « vérité » se présente en effet chez Champfleury comme une façon de maintenir une valeur essentielle de l’art, celle du rapport direct avec les choses, que le romantisme, qui pourtant le valorisait, qui en était même le haut lieu, a cessé de défendre au profit d’une poésie de convention :

Ce que je remarque de plus positif jusqu’ici dans tous les sectateurs du réalisme, c’est leur mépris absolu pour la poésie, sauf pour la chanson, les hymnes patriotiques, les choeurs, etc. ; mais la poésie à l’état de volume si ces idées triomphaient deviendrait un mythe, une chose fabuleuse[17].

La préface du recueil de 1857 comporte elle aussi une attaque sans équivoque contre la poésie comme matière proliférante, soumise aux modes et en quelque sorte inépuisable :

Ils sont deux ou trois cents qui tous les ans poussent régulièrement le même cri : La poésie est morte ! « Allons, tant mieux », se dit l’honnête homme ; mais ce n’est qu’une feinte : à la suite de ce cri tombe dans votre cabinet un volume gris, bleu-ciel, ou lilas, qui prouve que la poésie vit encore, qu’il y a encore des poëtes et qu’il y en aura toujours. Non seulement, les poëtes ne diminuent pas, mais ils augmentent dans une progression effrayante : un statisticien avait calculé, d’après les tables mortuaires du Journal de la librairie, qu’en alignant les uns à côté des autres les feuillets des volumes de vers publiés depuis un demi-siècle, on obtiendrait une bande qui tiendrait l’Europe dans toute sa longueur[18].

Pour Champfleury, c’est la singularité de l’artiste qu’il s’agit de sauver, singularité que la « poésie », vue comme l’expression même de la « dépersonnalisation[19] », pour reprendre le terme de Peter Brooks, a annulée en rendant tous les discours interchangeables :

La poésie ne peut mourir, trop de gens ont intérêt à la conserver. Qui chanterait l’avènement des rois, si le vers disparaissait ? […] Qui ferait des cantates, aujourd’hui en faveur de la paix, demain en faveur de la guerre ? qui acclamerait le roi, puis la république, puis l’empire ? qui flatterait le peuple pour l’appeler roi ? et qui le dirait esclave le jour suivant ? personne sinon les poètes[20].

C’est contre l’indistinction de la poésie que la prose, ou plus exactement le « prosaïsme », ainsi que Champfleury utilise lui-même le terme, s’offrirait comme la voie à suivre : le prosaïsme exige de l’écrivain et du peintre une plus grande authenticité et le réalisme se présente en cela comme une correction du romantisme. C’est pourquoi l’anonymat apparent des figures et des personnages des oeuvres réalistes ne doit pas nous tromper : non seulement se trouvent, derrière les sombres visages des célébrants du tableau de Courbet, des villageois bien réels qui souffrent que l’on se moque d’eux, mais c’est parce que celui qui les a peints les a longtemps côtoyés (et peut-être aimés) que l’oeuvre et ceux qui y figurent échappent à l’indifférenciation, qui n’est pas, encore une fois, ce qu’accepte ou recherche le réalisme, mais ce qu’il combat. L’idéal, au passage, cesse de tenir à l’objet représenté pour ne plus résider que dans le rapport qu’on entretient avec lui.

Ornans vaut Constantinople

En cela, l’idée que le tableau de Courbet « reproduit les enterrements de toutes les petites villes » n’équivaut pas à la constatation faite par Flaubert, à peu près à la même époque, que sa pauvre Emma Bovary « souffre et pleure dans vingt villages de France [21] ». Pour Flaubert, une telle multiplication est certes la preuve d’une juste observation (« Tout ce qu’on invente est vrai […]. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l’âme »), mais elle n’a aucune valeur de rachat. Elle n’apporte aucune dignité au personnage non plus que de vertu au romancier[22], et ne corrige en rien la dépersonnalisation qui accompagne la représentation romantique et sentimentale du monde. Cette absence de correction ou de rachat se trouve exprimée au mieux dans la célèbre idée de Flaubert : « Yvetot vaut Constantinople ». Car il ne s’agit pas d’aimer Yvetot plutôt que Constantinople, mais de mesurer le vertige que nous éprouvons dès lors que les deux objets sont indistinctement valables pour l’art comme pour l’artiste. La différence avec Champfleury est sur ce point radicale. À l’inverse de l’auteur du Réalisme, Flaubert cherche à comprendre ce que devient l’art lorsque l’artiste ne peut plus se justifier d’aucun lien avec son objet, sinon celui de la stricte observation, mieux encore : lorsqu’il doit faire de l’indifférenciation non seulement une question d’ordre esthétique (c’est-à-dire une question à résoudre de façon esthétique) mais l’objet même de son propos, ce qu’il s’agit de représenter en soi. Si Courbet, selon Champfleury, a peint les enterrements de tous les villages de France, il a aussi peint le curé Bonnet, le vigneron Muselier, le cordonnier Clément, le chapelier Cuenot, et il n’est pas indifférent de les nommer, de les rendre à leur existence concrète et particulière. À l’inverse, Emma Bovary ne représente pas Mme Delamare, si répandu soit son drame. Elle représente la banalité de ce drame et de cette figure, et signale que l’impossibilité de les transcender est la réalité même à laquelle nous devons désormais faire face. C’est cette réalité que refuse Champfleury pour qui la distinction doit demeurer, et même, pourrions-nous dire, réapparaître à neuf : pour qu’Ornans vaille Constantinople, il faut qu’elle soit dépeinte sincèrement, de « bonne foi[23] » (pour reprendre l’expression utilisée à propos de Courbet), il faut que l’artiste ne puisse pas indistinctement peindre ou décrire une autre ville.

Sans doute Champfleury n’exclut-il pas entièrement que les grandes oeuvres puissent se distinguer esthétiquement des oeuvres moins grandes. Il admet volontiers que la technique du peintre et du romancier n’est pas en elle-même indifférente, que le travail de composition est déterminant dans la valeur de l’oeuvre et, sur ce point précis, propose que Courbet est aussi grand que Velasquez[24]. Mais ses analyses techniques sont rares et sommaires et, contrairement à Baudelaire, par exemple, qui fait intervenir, dans sa défense de Delacroix, des lois optiques ou physiologiques, Champfleury s’en tient au terrain de ce qu’on peut appeler la morale de l’artiste.

Mais, paradoxalement, c’est peut-être là que réside la modernité de Champfleury ou plus exactement sa captation de la modernité. Toute sa défense du réalisme vise à soustraire celui-ci du danger qui le guette — danger lui-même nouveau — de ne pas être de l’art, de ne pas être pris au sérieux et même d’être risible, de se confondre et se perdre dans la blague, ainsi que l’en accusait en 1855 le critique Charles Perrier :

Le réalisme ne fait pas que côtoyer le ridicule, il y vogue à pleines voiles […]. L’Enterrement à Ornans, ce premier coup de canon tiré par M. Courbet est bien plutôt le premier coup de pied donné par le réalisme à l’art, à la nature, et même à la réalité ; cette toile est un immense éclat de rire[25].

Le risque du réalisme, ce n’est pas la laideur des objets et des figures, le mélange des genres ou la rupture avec les codes établis, c’est le fait de pouvoir passer à tout moment pour une farce, c’est la possibilité que le rire emporte tout, jusqu’aux meilleures intentions, jusqu’à la valeur du travail, et jusqu’à la réalité représentée. Ce n’est pas un hasard si Champfleury, pour défendre le tableau de Courbet, prend les habitants d’Ornans à témoin, les convoque, presque à tour de rôle, pour attester du sérieux de l’oeuvre, et tente dans le même mouvement de rétablir leur confiance ébranlée. Champfleury comprend que l’opposition fondamentale à laquelle fait face l’art nouveau n’est pas l’académisme, autrement dit les règles et les valeurs du monde ancien, mais cette possibilité ouverte par le monde nouveau qu’est la dérision, possibilité alors pleine d’inconnu mais qui ne cessera plus d’accompagner les oeuvres comme leur ombre ou comme leur double. Bien avant que Marcel Duchamp ne pose, avec ses ready-made, la question « quand y a-t-il art[26] ? », pour reprendre la formulation de Nelson Goodman, le xixe siècle découvre la possibilité que l’art puisse se confondre (et se perdre, au double sens du terme) dans ce qui n’est pas l’art, que la frontière qui sépare les deux espaces puisse ne pas être un fossé, ainsi que le classicisme et le romantisme le croyaient, mais une ligne très mince qu’un rien peut brouiller.

Flaubert, comme on le sait, fait de la ténuité de cette frontière l’un des paris de l’art. Il mettra en scène les Homais et les Bournisien qui peuplent les villages de France, mais la force du style sauvera son oeuvre de l’insignifiance où elle pourrait se voir entraîner à cause d’eux (c’est la manière et l’expression — le style qui n’est pas « rococo » — qui doivent permettre à Madame Bovary de ne pas se confondre avec Les bourgeois de Molinchart). Pour Flaubert, il est possible de représenter la « blague supérieure[27] » que constitue notre existence ici-bas, mais à la condition que la beauté de l’art permette à l’oeuvre de s’en séparer et par là de s’en sauver. Pour Champfleury, une telle séparation est impossible : le seul moyen de sauver l’oeuvre de la dérision est de sauver le sujet de la dérision.

La sincérité, à cela, peut toutefois ne pas suffire. Contre la possibilité que le sujet révèle sa vacuité, Champfleury table aussi sur la capacité de l’oeuvre à engendrer un récit, et donc à être un peu plus qu’une vue de la nature « comme encadrée par une porte » :

Les deux vieillards, écrit-il à propos de l’Enterrement, qui, devant la fosse ouverte, pensent aux choses du passé en prenant une prise, sont pleins de physionomie ; ils ne sont pas laids. […] Le fossoyeur est une admirable figure […] l’enterrement ne l’occupe guère, il ne connaît pas le mort. Son regard court à l’horizon du cimetière et s’inquiète de la nature ; ce fossoyeur toujours travaillant pour le compte de la mort, jamais n’a pensé à la mort[28].

Une telle lecture de l’oeuvre des peintres n’est pas nouvelle et on connaît l’anecdote, rapportée par Baudelaire, de Balzac s’inquiétant, devant un tableau représentant une chaumière, des échéances à payer de ses occupants. On pourrait voir là, comme chez Huysmans prolongeant les tableaux de Caillebotte des récits qu’ils suggèrent peut-être [29], une façon de rapatrier la peinture du côté de la littérature au moment où la première s’émancipe de la seconde, de chercher à lier deux arts dont les voies sont en train de se séparer, et dont les rapports relèvent de plus en plus de l’hypothèse. Mais il se peut que cette recherche de récit soit aussi une recherche d’art, une façon de donner à l’oeuvre (ou de voir dans l’oeuvre) un potentiel de sens qui la distingue de ce qui ne serait pas une oeuvre. Il s’agirait en quelque sorte d’ajouter à la transparence du tableau, célébrée par ailleurs, une part d’énigme qui permette de la rappeler au domaine de l’esthétique, c’est-à-dire au sens incertain et fuyant, pouvant se jouer de nous de toutes les façons. Car si la possibilité de la dérision plane désormais sur l’art comme sa menace consubstantielle, la possibilité de la non-dérision de ce qui semble à première vue une blague est tout aussi forte et tout aussi problématique. Un enterrement à Ornans ou l’urinoir de Duchamp — ou toute autre oeuvre que l’on voudrait exclure de l’art, ou qui semble s’exclure de l’art — peuvent être une blague, mais il se peut aussi, et selon la même incertitude, qu’ils n’en soient pas, et même qu’ils soient encore plus sérieux, plus riches, plus profonds qu’on ne les imaginait d’abord.

Si tout se joue ici dans le pari entre le sens et le doute, entre la croyance et l’incroyance qui est, comme on le sait, la grande question de l’esthétique moderne, tout se joue aussi et peut-être plus encore entre le fait d’accepter le pari et celui de le refuser, c’est-à-dire non pas entre accepter ou refuser l’oeuvre, mais entre accepter ou refuser qu’elle puisse se tenir le long d’une frontière indécise. Champfleury découvre l’art nouveau, mais il ne voit pas que cet art décrit un monde lui-même nouveau, ou qu’il en procède, ou qu’il le crée en soumettant les êtres et les choses à son indécision. Même si le tableau de Courbet l’entraîne presque naturellement à miser au moins sur une part de ses arguments, l’essentiel de sa défense nous montre qu’il a besoin que l’oeuvre soit juste et vraie, qu’elle ne puisse d’aucune façon être atteinte par la possibilité de la dérision. Au même moment, Flaubert fonde son oeuvre sur le pari et accepte que rien d’extérieur ne puisse la sauver. Mieux encore, il accepte que la dérision soit un nouvel objet du monde et par là une matière à représenter. Entre Les bourgeois de Molinchart et Madame Bovary, il n’y a pas seulement une différence de style et d’expression, il y aussi ce qu’on pourrait appeler une différence d’époque. Champfleury puise dans les dernières réserves d’un imaginaire dont il ne voit pas qu’il est devenu ancien afin que le réel — hommes et choses — soit transparent, le monde lisible, les pensées vraies ; Flaubert fait du doute la matière même du monde. Pour l’auteur du Réalisme, 1857 ne pouvait être qu’une fin, pour celui de Madame Bovary, c’était un commencement.