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Qu’est-ce qu’une date dans l’histoire de la littérature ? Pour une large part, nous sommes encore tributaires d’une pensée où le social, et tout particulièrement le politique, imprime sa marque et ses scansions de manière directe sur l’univers des lettres ; par un glissement insidieux, la date littéraire est bien souvent dans les faits une date politique. Cela commence d’ailleurs avec cette partition de l’histoire littéraire en deux vastes époques, la littérature de l’Ancien Régime et la littérature moderne, en une périodisation reposant davantage sur une pensée mythique de la césure révolutionnaire (et sur la commodité de la relative symétrie séculaire des deux époques) que sur des données objectives liées aux corpus. Et cette primauté du politique sur le littéraire s’accentue et joue systématiquement dans le cas du xixe siècle. Cela est explicable. Rythmé par d’incessantes révolutions et contre-révolutions, marqué par la promotion de doctrines sociales de tout acabit, ayant vu naître la presse et l’opinion publique, ce siècle est non pas plus politique qu’un autre, mais confère au discours politique une présence forte et continue. De là à conclure que la littérature en est influencée, il n’y a qu’un pas, que l’on peut franchir sans trop de précaution puisqu’il est certain que l’oeuvre de Chateaubriand est structurée par la fracture révolutionnaire, que La confession d’un enfant du siècle est un commentaire de la défaite napoléonienne, que Le rouge et le noir porte en sous-titre « Chronique de 1830 », ou que Les châtiments s’érigent contre la figure de Napoléon III[1].

Mais il est banal et pourtant important de le souligner, les « grandes dates », 1789, 1815, 1830, 1848, 1870, n’ont souvent de pertinence directe que pour l’examen des circonstances politiques. La littérature possède sa vie propre, ses événements marquants, ses durées, ses périodes et ses générations singulières. Cela devient d’autant plus vrai à mesure que le champ littéraire s’autonomise[2] et met en jeu des déterminants irréductibles au politique. En effet, s’il y a sans doute d’emblée une hétéronomie des scansions politiques et littéraires, cette hétéronomie tend à s’accentuer tout au long du xixe siècle. L’autonomisation du champ génère une histoire parallèle : la publication d’Atala de Chateaubriand (1801), des Méditations poétiques de Lamartine (1820), la bataille d’Hernani (1830), la sortie d’À rebours de Huysmans (1884), la mort de Victor Hugo (1885) ou d’Émile Zola (1902), l’enquête de Jules Huret (1891) sont autant de moments où, indépendamment de toute autre considération, le littéraire fait date.

Nous avons voulu, dans le cadre du présent numéro, examiner une telle date littéraire, date qui d’ailleurs a déjà retenu l’attention des chercheurs : 1857[3]. Au point de vue social et politique, 1857 est une année comme bien d’autres et ne marque pas de rupture particulière. Deux événements sortent de l’ordinaire, il est vrai : la première grande crise économique mondiale éclate cette année-là ; et les badauds inquiets suivent, dans le ciel de Paris, la trajectoire de la comète de Charles-Quint en attendant de voir si elle va leur tomber sur le nez. Sur le front politique, pas d’affrontement, plutôt le calme plat et quelque peu sinistre du Second Empire fermement établi. Et pourtant, en ce qui concerne le monde des lettres, l’année 1857 est sans conteste un étonnant millésime, et cette remarque vaut aussi bien pour l’histoire de la vie littéraire que pour celle des formes. Mille huit cent cinquante-sept, c’est l’année de Madame Bovary de Flaubert, des Fleurs du mal de Baudelaire, des procès intentés à ces deux oeuvres par le procureur Pinard ; c’est l’année des Odes funambulesques de Banville et de La question d’argent de Dumas fils ; l’année de la mort de Comte, de Béranger, de Musset, de Sue ; l’année de la dernière oeuvre de Lamartine (La vigne et la maison) ; l’année du manifeste sur le réalisme de Champfleury ; l’année de la traduction par Baudelaire des Histoires extraordinaires de Poe. Brunetière voyait en Madame Bovary « la fin de quelque chose et le commencement d’autre chose[4] ». On aurait envie de généraliser, et de dire que c’est toute l’année 1857 qui marque un tournant dans l’histoire des lettres au xixe siècle.

Pour examiner cette date, nous avons privilégié une approche synchronique, qui semble s’imposer logiquement mais qui s’avère dans les faits assez rarement pratiquée. Il y a plus de trente ans, Hans Robert Jauss appelait de ses voeux une telle approche [5] ; quelques années plus tard, Henri Mitterand esquissait le programme de ce qui pourrait constituer l’étude de l’année 1875[6] ; plus récemment, Marc Angenot a effectué une coupe synchronique quasi exhaustive de l’année 1889[7]. Mais alors que Jauss imaginait devoir reconstituer pour cette analyse l’entièreté de la production littéraire d’une époque, et qu’Angenot prenait à bras-le-corps la totalité du discours social de l’année qu’il étudiait, nous avons choisi de nous concentrer sur le seul aspect de l’imaginaire littéraire — imaginaire étant à entendre ici non pas comme un quelconque inconscient collectif, mais comme le faisceau des représentations symboliques par lesquelles s’appréhende et se structure le réel. En effet, nous faisons le pari que la singularité recèle du sens : les écrivains, par les choix particuliers, subjectifs, voire accidentels qu’engagent leurs oeuvres, livrent un instantané analytique de l’état des lettres, et la voix des Goncourt, par exemple, fournit pour la compréhension historique un matériau tout aussi riche que l’étude exhaustive des courbes statistiques des ventes des journaux. Voilà donc le projet : choisir une date dont l’importance est purement littéraire, et faire l’exploration de l’imaginaire qu’elle met en jeu.

À l’encontre de l’approche synchronique, on pourrait arguer que la simultanéité n’engendre pas nécessairement du sens, et que l’ensemble colossal des événements d’une année forme une masse dont la nature même est la confusion, voire le chaos. Évidemment, personne ne prétendra que le caractère synchrone du passage de la comète et de la parution de Madame Bovary puisse être envisagé autrement que sur le mode de la contingence. Néanmoins, entre les caricatures que fait Daumier au sujet du premier événement et les niaiseries pseudo-scientifiques proférées par Homais chez Flaubert, les liens n’ont rien d’accidentel et témoignent d’une convergence dans la mise en représentation du monde. La validité de la démarche synchronique repose donc en partie sur le fait que les productions analysées sont déterminées par des réseaux de médiations similaires — celles ici de l’appartenance au domaine des discours et des représentations. L’ensemble des oeuvres, des manifestes, des correspondances, des journaux, peut dès lors s’écouter comme une polyphonie organisée, qu’il est possible de décoder.

Cette notion de synchronie doit cependant être problématisée et complexifiée. En effet, un temps donné de l’histoire n’est pas que la somme de toutes les productions de ce temps, mais la résultante de phénomènes obéissant chacun à leur temporalité propre : un moment est en fait constitué de plusieurs moments, il est le point d’aboutissement de phénomènes de durées variables. Cela n’invalide en rien la notion de synchronie, puisque l’important est bien que ces représentations adviennent à l’existence en même temps ; les jeux d’échos, de reprises ou de contradictions qui existent entre toutes les représentations configurent l’imaginaire d’une époque et en font un ensemble structuré. La coexistence génère du sens. Comme le laisse entendre Henri Mitterand, la coupe synchronique permet de comprendre « qu’à tout moment la littérature d’une nation forme un entrecroisement et un affrontement de propos dont aucun n’est interprétable isolément, mais dont chacun se nourrit — et se décode — par l’écho des autres[8] ». Nous avons voulu comprendre cette entité organique de 1857, ou du moins une portion significative de celle-ci, en portant l’attention sur le système générique, les esthétiques, la carrière des auteurs, les formes, et faire émerger de ces analyses en mosaïque le tableau partiel mais plausible de l’imaginaire littéraire de l’époque.

Outre l’intérêt qu’a traditionnellement suscité l’année 1857, et qu’accentue le prestige qu’ont pris dans la critique contemporaine les figures de Flaubert et de Baudelaire, une raison proprement méthodologique militait en faveur du choix de cette année plutôt que d’une autre : 1857 présente une configuration particulière où, pourrait-on dire, la diachronie se fait jour dans la synchronie. Tout se passe comme si les événements et les oeuvres contribuaient à la donner pour une année-charnière, au cours de laquelle s’exposent les grandes tensions qui structurent le champ littéraire au long du xixe siècle — tensions entre le romantisme et le réalisme, entre la poésie, le théâtre et le roman, entre les discours littéraires et journalistiques ou essayistiques, entre l’art et l’argent, entre l’art et la morale. L’affrontement de ce qui a été et de ce qui naît, des anciennes chasses-gardées et des légitimités montantes, de la durée et du moment, y est particulièrement sensible et trace les contours d’un champ littéraire en redéfinition, d’un espace des possibles où émergent de nouvelles valeurs et de nouveaux mots du jour : réalisme, roman, Parnasse. Évidemment, ces mots du jour, c’est parce qu’on sait que la postérité les a consacrés que l’on peut mieux saisir l’importance du moment où ils sont proférés pour la première fois. À cet égard, c’est un curieux paradoxe de l’approche synchronique qu’elle se pratique mieux à distance — un paradoxe qui peut constituer un écueil pour la validité même de la démarche. Mais on verra que les contributions rassemblées ici ont justement évité d’hypostasier les positions que le temps donnera comme victorieuses, et qu’elles mettent plutôt en relief les luttes de légitimité, les querelles d’interprétation et les voix discordantes par lesquelles se constitue, in medias res, le nouvel état du champ.

La position symbolique de Balzac en cette année 1857 illustre de façon éclairante ce jeu de redistribution des valeurs littéraires. Stéphane Vachon montre qu’entre 1856 et 1858, le grand écrivain fait l’objet d’une réévaluation : les discours critiques déplacent graduellement son oeuvre vers le haut sur l’échelle des valeurs littéraires. Mais ce déplacement n’entraîne pas nécessairement l’attribution d’une étiquette réaliste. En effet, le réalisme, soutient Vachon, est en 1857 une « non-valeur » associée aux figures extrêmes, voire caricaturales, de Champfleury d’un côté ou du procureur Pinard de l’autre. C’est ce qui fait que la réévaluation critique de Balzac l’intègre non pas, comme on le croit souvent, dans le camp réaliste, mais ouvre la réception de son oeuvre à une « naturalisation » où se profilent déjà les lignes de force de l’esthétique naturaliste.

Si l’imaginaire littéraire s’élabore en partie par une telle actualisation des valeurs du passé, il se constitue aussi par l’émergence de propositions inédites. Isabelle Daunais soumet à l’analyse une telle proposition, celle de Champfleury dans son recueil-manifeste, Le réalisme. Daunais montre que Champfleury se révèle sensible à ce qui constituera l’un des enjeux cruciaux de l’écriture en régime moderne : le « principe d’indifférenciation ». Quand non seulement tout devient représentable, mais que tout peut également être représenté, comment distinguer l’art de la trivialité ? Champfleury, même s’il apporte l’une des contributions les plus « datées » de 1857, met le doigt sur un problème véritable de l’imaginaire littéraire de son époque, et sa position, loin d’être platement univoque, l’engage dans le débat essentiel sur la nature même du fait littéraire. Évidemment, son oeuvre ne témoigne pas qu’il a été capable de répondre à l’interrogation qu’il soulève — c’est ce qui la distingue, par exemple, de celle d’un Flaubert — mais cela ne l’empêche pas de poser une question structurante pour l’imaginaire du réalisme.

Je m’attache justement à cette autre figure que l’on a souvent associée à 1857, celle de Flaubert, l’écrivain, on le sait, faisant face cette année-là au procès intenté à Madame Bovary. Il n’est ici question de ce procès que de manière indirecte, l’article se concentrant plutôt sur la publication simultanée de Madame Bovary et d’extraits de La tentation de saint Antoine. J’avance que cette double publication traduit une prise de position audacieuse par laquelle Flaubert reformule de façon systématique les paramètres génériques de son temps. Pourtant, entre le poème dramatique romantique et le roman dit réaliste, c’est ce dernier que Flaubert choisit de mener à terme, et seule Madame Bovary connaît une édition en volume à ce moment. L’état polarisé du champ se trouve de la sorte réfracté, et partiellement produit, par les choix esthétiques et institutionnels de l’écrivain.

Après ces coups de chapeau à des figures incontournables, Anthony Glinoer entraîne le lecteur dans des lieux critiques moins fréquentés, ceux de la Bohème. Glinoer relève le pari synchronique proposé ici en plongeant dans le Journal des frères Goncourt, retraçant par la voix des acteurs mêmes de l’époque le caractère problématique et les interprétations conflictuelles que suscite la Bohème en 1857. Le portrait que recompose Glinoer, loin de celui qu’ont voulu offrir certains écrivains, loin aussi de celui qu’ont proposé Bourdieu ou Heinich, échappe aux mythologies de la marginalité ou de la pauvreté volontaire, et a plus à voir avec l’appât du gain et les luttes de pouvoir — questions auxquelles les Goncourt étaient rendus particulièrement sensibles par leur conception de « l’art pur ». Cette contribution montre que le conflit entre les valeurs esthétiques et les valeurs économiques, si présent tout au long du xixe siècle, opère pleinement au sein de l’imaginaire littéraire de 1857.

Jean-Pierre Bertrand saisit l’occasion de la publication des Odes funambulesques de Banville pour montrer en quoi 1857 est une année charnière, faisant se rencontrer deux conceptions de la poésie. Banville exemplifie ce jeu de bascule ou de passage. Il y a selon l’auteur « deux Banville, aux esthétiques apparemment opposées, mais en fait complémentaires, comme si la seconde était la conversion de la première : un Banville tragique et un Banville fantaisiste ». Bertrand montre comment le poète est toujours entre ces deux esthétiques, en une « poétique du fil » qui désacralise la poésie tout en mettant au premier plan la créativité du langage. L’auteur examine le passage qui s’effectue en 1857 : si l’on peut dire que Baudelaire achève le romantisme, lui donnant à la fois une forme très achevée et, comme le dit le titre d’un de ses poèmes, son « crépuscule », Banville inaugure l’exploration de nouvelles voies. L’un et l’autre occupent une place capitale dans l’histoire de la poésie du siècle puisqu’ils incarnent la coexistence non pacifique des éthos romantiques, parnassiens, voire symbolistes.

C’est de Baudelaire qu’il est question dans la contribution suivante, non pas le Baudelaire des Fleurs du mal, mais le traducteur des nouvelles d’Edgar Poe. Mettant en évidence l’affrontement des conceptions et des esthétiques traductionnelles, Benoit Léger compare les traductions célèbres de Baudelaire à celles de Hughes, parues elles aussi en 1857. Ce sont deux positions antinomiques qui sont décrites ici : Hughes, orientant son texte vers de jeunes lecteurs, francise les références, rationalise la phrase, voire invente et réécrit, alors qu’au contraire, Baudelaire choisit souvent la traduction littérale et, au point de vue thématique, l’accentuation du caractère morbide du texte. L’analyse de Léger illustre bien le fait que la traduction est un véritable analyseur textuel et sociologique, car pour Baudelaire comme pour Hughes, traduire mène non seulement à traduire un texte, mais aussi à traduire une position dans le champ, une esthétique, et une pragmatique.

Dans une contribution examinant la vie intellectuelle de l’époque, Micheline Cambron se penche sur une pratique qui met en relief une tout autre dimension du fait littéraire, la dictée. C’est en effet en 1857 qu’est présentée à la cour impériale la célèbre « Dictée » de Prosper Mérimée et qu’apparaissent, au Québec autant qu’en France, des directives ministérielles ou des recueils qui témoignent de l’émergence vigoureuse de cette pratique. Une nouvelle combinatoire discursive se crée, fondée sur l’alliance de la littérature, de la pédagogie et de la mondanité — modalité inédite de l’imaginaire littéraire par laquelle la langue des écrivains, conçue tout à la fois comme spectacle et divertissement, se trouve mise au service de la maîtrise normative du français.

S’il y a un gain méthodologique ou théorique à l’approche synchronique pratiquée ici, c’est sans doute de rendre plus vivantes et sensibles les oppositions, les discordances, la coexistence non pacifique ou incongrue de positions et de pratiques. La vision diachronique mène forcément à valoriser la succession des esthétiques, fût-elle dialectique ; ce faisant, elle gomme les oppositions et tend à privilégier non les transitions, mais les moments de stabilité, bref à idéaliser jusqu’à un certain point la domination d’esthétiques que la réception ultérieure a confirmées. Mais cette logique de succession échoue à rendre compte de la complexité de l’imaginaire littéraire d’une époque : comme le montrent les contributions rassemblées ici, il n’y a pas le romantisme, puis le Parnasse, ou le romantisme, puis le réalisme, ou la Bohème, puis l’industrialisation des lettres. On ne saurait envisager ces courants ou ces idéologies que dans une optique où ils se chevauchent et s’affrontent. Au moment où l’on célèbre le 150e anniversaire de l’année 1857, les contributions du présent numéro permettent donc de se plonger, de façon évidemment rétrospective, mais au plus près possible de ce qui fut, dans l’imaginaire de l’une des dates littéraires décisives du xixe siècle[9].