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L’hétérogénéité du mouvement altermondialiste est bien manifeste, tant sur le plan de son contenu théorique que dans le parcours de ses militants et les trajectoires des mouvements sociaux qui y sont associés. Une analyse même sommaire de la production discursive altermondialiste révèle un fort éclatement. La seule apparente harmonie dans ses voix multiples est celle qui appelle à la fin de la mondialisation libérale (la globalisation comme projet économico-politique) et cet ouvrage vient confirmer ce sentiment. En exposant comment le thème de la mondialisation permet de faire converger plusieurs courants de pensée, qui pourtant, dans certains cas, sont aux antipodes les uns des autres, ce livre propose un « état des lieux des débats » altermondialistes. Mais ce recueil ne réussit pas à exposer les débats, comme le prétendent Chiara Bonfiglioli et Sébastien Budgen qui ont réuni les textes. Il permet simplement de superposer des pensées qui sont sans liens voulus et visibles entre elles. Le néo-keynésianisme côtoie l’indigénisme ; le libertarisme, le consumérisme éthique ; le politico-ésotérisme, le néo-tiersmondisme. Tous les courants de pensée minimalement de gauche semblent présents.

L’ouvrage réunit 18 textes de militants et de chercheurs intéressés par l’altermondialisme, qui présentent un sommaire et une critique (d’une quinzaine de pages) de la pensée des principaux penseurs du mouvement (Samir Amin, Walden Bello, Leonardo Boff et Frei Betto, Pierre Bourdieu, Bernard Cassen, Hugo Chavez, Noam Chomsky, Susan George, John Holloway, Naomi Klein, Sous-Cdt Marcos, Antonio Negri, Arundhati Roy, Boeventura de Sousa Santos, Vendana Shiva, Joseph Stiglitz, Aminata Dramane Traoré et Immanuel Wallerstein). Le choix des auteurs est représentatif des idées maîtresses qui composent l’altermondialisme. Celui des commentateurs est inégal, mais l’ensemble est réussi.

Cet ouvrage ne propose pas de répondre à la critique la plus efficace des détracteurs du mouvement altermondialiste : quelles sont les grandes lignes du consensus de Porto Alegre et comment celui-ci pourrait-il quitter le terrain discursif et devenir le support à un programme politique ? Plusieurs de ceux intéressés par la réponse à cette critique seront tout de même déçus du fait qu’elle reste encore en débit. Bien qu’il existe une bonne dizaine d’ouvrages en français qui ont fait leur le thème de l’altermondialisme, plusieurs militants altermondialistes doutent de l’utilité de la démarche du bilan, qui domine ces ouvrages, dans le combat qu’ils mènent contre les globalistes (les vecteurs de la globalisation).

Il est laborieux de faire la synthèse de textes qui sont eux-mêmes des résumés de la pensée d’auteurs dont, c’est le cas pour certains, la complexité n’a d’égal que la profusion des thématiques abordées. La pensée d’I. Wallerstein, de N. Chomsky et de P. Bourdieu a déjà fait l’objet d’ouvrages entiers et il ne convient donc pas de la résumer en quelques paragraphes. C’est pourquoi un regard sur certains thèmes porteurs, sur celui du déclassement des programmes de gauche, voire du marxisme dans son ensemble, des institutions politiques traditionnelles et du capitalisme, permet de faire ressortir deux principaux axes de polarisation au sein de la pensée altermondialiste.

Le premier axe de polarisation a pour vaste thème celui de l’alternative à proposer et le chemin à emprunter pour donner corps à un autre monde. Pour les tenants de la première tendance, il faut rompre avec le capital en procédant à une déconnexion avec le monde actuel. La stratégie de la rupture est prônée principalement par les théoriciens du Sud qui voient une domination tous azimuts de l’Occident sur le Sud, même dans ses idées les plus progressistes. La seconde tendance propose plutôt la confrontation avec le capital et le pouvoir politique comme moyen d’action. Cette confrontation serait soit radicale – n’exclurait pas l’usage de la violence –, soit modérée, pour ne pas dire frileuse – en noyautant les mécanismes démocratiques actuels.

S. Amin, A.M. Traoré, W. Bello, A. Roy et J. Holloway sont partisans de la stratégie de la déconnexion. Pour les premiers, seule la voie autonomiste, produit du paradigme contestataire Nord-Sud, permettrait de décoloniser le Sud de la domination du couple Nord-capital. Pour S. Amin et W. Bello, le développement doit nécessairement être autocentré pour qu’il puisse réellement profiter aux populations du Sud. Pour J. Holloway, il faut oublier les rapports de domination structuraux, sur lesquels s’est concentrée l’analyse marxiste. Il faut focaliser l’attention sur les gestes du quotidien, sur la reconquête de la « vie de tous les jours » et des « espaces créatifs ». Pour le penseur antirévolutionnaire révolutionnaire, c’est dans des pratiques quotidiennes que devrait reposer l’action politique de ceux qui s’opposent à l’aliénation capitaliste. La force de la quotidienneté et la fascination de J. Holloway pour ce thème a un fort écho au sein de l’altermondialisme et aurait une valeur sui generis. Désenchantée par les discours millénaristes, l’eschatologie marxiste et la stratégie de rupture par une élite éclairée, déçue de l’avenir pensé depuis le futur, l’idée de l’engagement quotidien est peut-être la marque théorique la plus caractéristique du mouvement et ce qui le distingue le plus clairement du militantisme classique de gauche.

L’option première de déconnexion est toutefois minoritaire au sein de la pensée altermondialiste et ses tenants préfèrent réfléchir leur action sous l’angle de la confrontation. Les pourtours de celle-ci sont toutefois fort extensibles. Les solutions proposées par H. Chavez et le Sous-Cdt Marcos sont plus radicales. La confrontation chez eux revêt des traits plus classiques. À la rhétorique indigène et bolivarienne, ils additionnent l’usage des armes afin de discipliner le capital. Moins radicale, la confrontation pour N. Klein passe par une critique du travail de construction de l’image par les grandes compagnies et par la dénonciation des logos. Stratégie de mercatique sur laquelle se construisent des besoins solvables, l’image des compagnies représente pour N. Klein le talon d’Achille du capitalisme du xxie siècle. Pour B. Cassen et S. George, le mouvement altermondialiste devrait envisager (de nouveau) l’État comme horizon encore bien tangible du pouvoir. Les combats menés devraient prendre appui sur l’État qui, contrairement à l’école de pensée dominante – autant à droite qu’au sein des altermondialistes, il faut le rappeler –, reste titulaire de pouvoirs bien réels. Mais même la plus radicale des stratégies associées à la tendance de la confrontation exclut l’usage de la révolution comme ultime stratégie. Pour les penseurs de l’altermondialisme, la révolution est irrémédiablement morte et cette anthologie tient lieu de notice nécrologique et est révélatrice des linéaments d’une pensée postrévolutionnaire.

La démocratie est le thème sur lequel se dessine le second axe de polarisation. Sa centralité est indéniable et elle occupe une place importante dans l’imaginaire altermondialiste. Toutefois, plusieurs divergent quant à la façon dont elle peut devenir une arme contre les globalistes. Selon la première tendance issue de cette polarisation, toute stratégie altermondialiste devrait passer par un élargissement du principe de médiation démocratique à d’autres domaines d’activités humaines, notamment à la sphère financière et au marché. Pour la seconde, il faudrait travailler à la réaffirmation de ce principe dans les institutions où celui-ci se rencontre déjà et où sa légitimité est garantie.

W. Bello, N. Chomsky – pour qui l’État n’est d’ailleurs pas un acteur moral –, J. Holloway, V. Shiva et B. de Sousa Santos sont partisans d’un élargissement du principe démocratique. Le cadre étatique serait aujourd’hui désuet, en témoignent les politiques et la logique de délégation qui ont ouvert la voie à la mise en chantier du dogme de l’école de Chicago. Il faudrait donc multiplier les lieux de médiations démocratiques dans d’autres sphères d’activités afin de rendre universel le principe démocratique. Pour V. Shiva, la démocratie participative serait seule garante de la paix parce que seuls les citoyens peuvent contrôler de façon durable leurs ressources naturelles et gouverner les politiques qui affectent leur vie. Pour de B. Sousa Santos, ce serait l’expérience démocratique qui rend si utopique le Forum social mondial (FSM) présenté ici comme à la fois laboratoire expérimental de la démocratie et épure d’une société meilleure.

Les défenseurs de la seconde tendance estiment, quant à eux, que le cadre étatique actuel permet déjà de moduler l’avidité des globalistes. Parce que c’est à l’intérieur des institutions politiques étatiques que s’est affirmé le plus durablement le principe démocratique, il faudrait donc chercher à assurer d’abord là sa pérennité. Pour V. Cassen, W. Bello, S. George et H. Chavez, bien que rétifs au champ partisan, les altermondialistes devraient plutôt unir leurs forces aux partis politiques qui ont toujours un rôle important à jouer à l’ère de la mondialisation. C’est la réaffirmation du principe démocratique et le respect strict des processus associés à celui-ci qui mettront fin à la mondialisation libérale. L’appel des altermondialistes à la démocratie comme seule capable de discipliner le capitalisme traduit le déclassement de l’idée révolutionnaire. La révolution est morte : vive la démocratie !

Les critiques que formulent Christophe Aguiton (qui présente I. Wallerstein), Michael Löwy (L. Boff et F. Betto), Philippe Corcuff (Sous-Cdt Marcos) et surtout Daniel Bensaïd (J. Holloway), permettent de jeter un regard moins laudatif sur les idées phares de l’altermondialisme et de révéler plusieurs incohérences. Toutefois, leur travail de critique reste trop sommaire et devrait faire l’objet d’un livre à part entière, car c’est, j’estime, le principal travail de réflexion qui doit être mené par les altermondialistes. Plusieurs critiques qui accompagnent le développement de l’altermondialisme cherchent encore comment traduire en armes politiques concrètes le consensualisme, l’horizontalité, le cosmopolitisme et la démocratie participative qui sont des thèmes qui composent leur discours. Mais ces concepts peuvent-ils réellement concurrencer le discours néolibéral et l’attrait qu’il exerce ?

C’est peut-être du côté de Pierre Bourdieu, dont l’essentiel de la production intellectuelle visait à révéler la perfidie de la domination, que pourrait s’esquisser le socle théorique nécessaire pour conjuguer à l’indicatif présent les mots aujourd’hui tant entendus à Porto Alegre. Le travail de déglaçage de N. Klein permet seulement de dévoiler le caractère insidieux du « branding » comme tactique du capitalisme. Mais la force du logo tient au fait – peut-être même le plus important – que la mercatique a un public assidu. Ce sont ironiquement aussi les consommateurs-citoyens avides d’acheter moins cher qui dénoncent l’intervention états-unienne en Irak. Comme le démontre P. Bourdieu, la complicité entre la victime et le bourreau est inscrite au plus profond du corps, ce qui rend le travail de rééducation encore plus difficile. Pour être conséquent, ce n’est pas l’impérialisme de Washington qu’il faut dénoncer, celui de Pékin, de Téhéran, de Paris, de Québec, qui sait ?, il faut plutôt tenter de saisir l’essence et de dénoncer l’existence de toutes les formes d’impérialisme. La domination oblige la présence d’un dominant et d’un dominé. Tant et aussi longtemps qu’il s’en trouvera qui accepteront de tenir le rôle du second (que l’équation suivante traduit vulgairement ce rapport entre les deux termes : course à la consommation = croissance économique + militarisation + exclusion et polarisation des richesses), l’intériorisation de la domination aura une belle vie. Pourtant, là se trouve justement la plus importante vulnérabilité de l’analyse des penseurs de l’altermondialisme : comment exposer pour mieux démolir le rapport causal qui existe entre la volonté qui paraît aujourd’hui universelle de consommer moins cher, plus sécuritaire, plus esthétique, mais consommer tout de même, et l’attrait du dogme néolibéral qui propose ce programme ?

C’est le néolibéralisme qui permet de consommer moins cher en imposant à la Chine la logique implacable de la libéralisation, la privatisation et la délocalisation. La critique du néolibéralisme doit donc passer par une introspection qui révèle la complicité entre le consommateur et le capitalisme. Sans ce travail, ni la révolution, ni l’extension ou la réaffirmation de la démocratie, ni la déconnexion ou la confrontation au capital ne pourront sonner le glas au néolibéralisme dont la globalisation n’est qu’une des stratégies possibles de son déploiement. La planète altermondialiste ne permet pas de dresser les grandes lignes de ce que sera l’autre monde possible et ouvre peu de perspectives nouvelles, tout au plus permet-elle de consolider le sentiment qu’il reste beaucoup de travail à faire avant d’enfiler des habits neufs pour le grand soir.