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Encore récemment peu nombreuses, les publications sur le patrimoine religieux du Québec se multiplient au cours des dernières années. C’est là l’indication d’un problème, d’une urgence et d’une carence. On ne peut donc que se réjouir de toutes ces publications qui enrichissent la réflexion ou la stimulent. Fruit d’un colloque tenu en 2004 à Québec, l’ouvrage placé sous la direction de Laurier Turgeon est témoin de cet important débat en cours sur le patrimoine religieux au Québec. On se réjouira d’abord du caractère pluraliste de ce débat. Le lecteur peut y entendre de multiples voix qui témoignent d’options différenciées sur la question, mais aussi d’approches différentes du problème. Ce pluralisme tient notamment au fait que l’on n’a pas craint de mettre ensemble des gens d’horizons différents, tant par la provenance géographique (Europe et Amérique) ou confessionnelle, la discipline (architecture, histoire de l’art, théologie, muséologie, ethnologie, archivistique) que l’occupation (professeurs et chercheurs, cadres d’organismes publics ou privés, intervenants de première ligne). Cette composition apparemment hétéroclite donne au final un très heureux résultat et fournit une arène qui favorise une réelle discussion et permet un véritable débat.

L’excellente introduction de Laurier Turgeon construit la problématique de l’ouvrage, comme c’est déjà le cas dans le sous-titre (« entre le cultuel et le culturel »), autour de cinq couples dialectiques : entre l’Église et l’État, entre l’Église et le musée, entre le matériel et l’immatériel, entre le tourisme et la pastorale, entre le sacré et le profane. Je ne reprendrai pas ce cadre, mais je mettrai en dialogue certains énoncés que l’on retrouve dans ce livre qui témoigne d’un débat.

Deux approches se dégagent nettement à la lecture : une plus proche du terrain, respectueuse des communautés et de la société d’habitants, sensible à la particularité et à la richesse de chaque site et l’autre, plus volontariste, étatique, rigide et technocratique. Dans un premier cas, on valorise le potentiel des communautés dans la recherche de solutions, le caractère particulier de chaque site, alors que dans le second, on avance une solution globale, étatique, peu sensible à la particularité mais plutôt partante pour les solutions « mur à mur » comme on l’a vu dans d’autres domaines. Dans ce dernier cas (Noppen et Morisset), on privilégie une approche « holiste » – que le qualificatif centralisée désignerait de manière plus précise (même si l’on propose de recycler les fabriques paroissiales en fabriques patrimoniales) – , étatique et rationaliste du réel qui doit se plier à la norme abstraite qui voudrait conserver 40 % des édifices et se départir des 60 % restants. La grande majorité des intervenants adoptent la première approche et les nombreux exemples d’intervention présentés dans cet ouvrage en montrent la grande fécondité, même s’ils témoignent aussi de certaines de ses limites. La réflexion de Tania Martin, fondée sur une grande expérience théorique et de terrain, est à ce chapitre exemplaire : « on doit procéder au cas par cas. Chaque cas demande une étude rigoureuse. Il n’y a pas de recette universelle et il faut se donner des moyens pour trouver des solutions justes et appropriées » (p. 112). Non seulement cette approche fait-elle droit au caractère unique de chaque cas, mais elle fait aussi appel à l’énergie sociale des différents milieux, la recherche-création engageant la participation des « représentants de la Ville, de la paroisse et du quartier et les communautés religieuses » (p. 105). De fait, à la lecture des diverses expériences, celles qui réussissent le plus font appel à la « synergie entre le milieu, les décideurs publics tels les urbanistes, les professionnels en architecture et les communautés religieuses » (p. 110). La concertation des acteurs est du reste clairement mise en lumière dans la contribution de Diane Audy et l’expérience vécue dans Portneuf l’illustre éloquemment. A contrario, la contribution de Jeanne Laporte-Andlauer fait voir les avatars de « la mémoire nationalisée » (p. 407).

Deux approches aussi émergent quant à l’appréhension du fait religieux. Dans un cas (Noppen et Morisset), la cause est entendue et il y a bien peu de place pour l’appréhension du réel dans toute sa complexité : « le patrimoine n’est pas un fait religieux et n’a rien à voir avec la religion ». Il faut donc cesser « de parler de patrimoine religieux » (p. 77-79). L’autre appréhension du monde est plus riche, plus subtile et plus complexe comme en témoigne encore Tania Martin : « Lorsqu’on définit une école comme un ‘patrimoine scolaire’ ou un hôpital comme un ‘patrimoine institutionnel’ on évacue le fait qu’au Québec, la majorité des institutions a été tenue par des religieux et des religieuses » (p. 90). Dans le premier cas, on fait violence au caractère d’un bien en lui déniant son caractère religieux historique, alors que dans l’autre on veut donner une nouvelle vie à un bien sans oblitérer la fonction religieuse qui était la sienne. Du reste, plusieurs interventions font état de cette violence et réfléchissent à cette question, la contribution de Dominique Ponnau, conservateur général du Patrimoine de France, étant sans doute celle qui l’aborde avec le plus de profondeur et de finesse, montrant les possibilités et les limites d’une intelligence d’une oeuvre religieuse à la suite de « l’éradication de sens » qu’entraîne l’extraction d’une oeuvre de son milieu religieux d’origine et son exposition dans un musée. On ne surmonte cette « mutilation de sens » conséquente à l’arrachement de ces objets « à leur milieu spirituel et éventuellement à leur destination culturelle » qu’au prix d’un effort interprétatif « qui ne peut ni ne doit faire l’impasse sur leur signification religieuse. Car le sens et la forme, la substance spirituelle de la profondeur d’une oeuvre […] font corps » (p. 383). La position qui veut que le patrimoine légué par les grandes traditions spirituelles n’ait « rien à voir avec la religion » est décidément trop courte et elle ne s’est pas imposée, même dans la France laïque… Comme le rappelle le conservateur général du Patrimoine de France, « de ce rapport au religieux d’un très grand nombre d’oeuvres de musées, il faut toujours garder mémoire, car c’est le mystère de l’homme qui est en jeu » (p. 378). Pour parvenir à une telle lecture du « patrimoine religieux », Ponnau, comme bien d’autres contributeurs à cet ouvrage, ne détache pas une oeuvre ou un édifice de sa fonction, de sa première destination, de son histoire. C’est tout cela qui en construit le sens.

On retrouve également dans cet ouvrage deux conceptions du catholicisme. La première (Noppen et Morisset), plus étroite, est essentiellement comptable. On mesure le taux de la pratique dominicale, avant de conclure « que le culte est en faillite» et « qu’il ne sert à rien d’injecter des fonds dedans » (p. 78). D’autres intervenants ont une vision plus large et moins comptable des choses. Tania Martin, par exemple, souligne que les « immeubles conventuels étaient en partie établissement scolaire, hospitalier caritatif, palliatif, bref ils étaient mixtes ce qui suggère qu’on peut garantir leur survie s’ils peuvent continuer de l’être » (p. 110). Ce qu’elle dit ici des immeubles conventuels est également vrai des églises. Les réduire au culte – et à un culte réduit à la pratique dominicale – c’est ne pas beaucoup comprendre ce qui se passe dans une église, sa sacristie et son sous-sol. Non seulement est-il opportun de rappeler l’avertissement du sociologue français Jean-Marie Donegani, pour qui mesurer la vitalité du catholicisme à partir de la pratique dominicale c’est se tromper d’indicateur, mais il faut aussi envisager la multifonctionnalité des églises comme le fait la contribution de Mario Dufour. Dans cette appréhension de l’église du village et du quartier, il ne faut pas simplement travailler avec un concept adéquat du culte (qui inclut aussi les funérailles, les baptêmes, les mariages), mais aussi saisir toutes les autres activités qui y trouvent leur lieu, sans compter le caractère symbolique et structurant de cet édifice dans un lieu comme en témoigne D. Ponnau. À ce compte, on est loin des 5 % de la population auxquels avait conduit un calcul qui a laissé échapper… peut-être le plus important. Du reste, il est risqué de poser comme couple dialectique culte et culture comme on le fait souvent dans le volume, même si la tentation est forte en raison de l’assonance des termes. À ce chapitre, les réflexions qu’offre Claude Turmel sont à relire.

L’ouvrage témoigne également de deux façons de comprendre le devenir historique de l’Église catholique, au Québec et dans le monde. En s’appuyant sur des données souvent erronées (par exemple, il est gravement inexact d’affirmer que, en 2007, le diocèse de Québec ne disposera plus que d’une soixantaine de prêtres ou qu’au Québec, entre 1995 et 2003, une église ou chapelle publique catholique a été désaffectée), L. K. Morisset et L. Noppen dressent un portrait un peu apocalyptique de la situation actuelle de l’Église catholique du Québec qui est, du reste, pas très glorieuse, sans même qu’on ait besoin de la noircir davantage. Le propos consiste à dire que tous les indicateurs (pratiques religieuses, recrutement des prêtres) se rapprochent du zéro absolu. D’abord, cela n’est pas tout à fait exact et une approche critique et scientifique commanderait que l’on s’appuie sur des données que l’on a contrôlées plutôt que sur des statistiques que l’on n’a pas pris la peine de vérifier. Ensuite, et cela est si fréquent, il ne faut pas penser que l’histoire du catholicisme ou de tout autre groupe religieux obéit à un déterminisme auquel nos interprétations ou nos idéologies voudraient la soumettre. Elle est pour une part (pour ne pas dire largement) imprévisible et penser qu’il faille séculariser les églises parce que le groupe catholique est fini, c’est aller trop vite en besogne. Il y a quarante ans, on faisait l’hypothèse de la sécularisation, hypothèse aujourd’hui abandonnée par les sociologues. Ceux qui s’en étaient faits les champions, à commencer par Peter Berger, constatent aujourd’hui le contraire : on n’est pas devant le fait de la mort de Dieu, mais on se retrouve avec trop de dieux et, plutôt que la sécularisation annoncée, on assiste à la « revanche des dieux ». Les fausses évidences postulant la fin du catholicisme – surtout lorsqu’elles s’appuient sur des données erronées – ne peuvent fonder les orientations à prendre sur les biens religieux. Certes, sur un horizon des trente prochaines années, l’Église catholique n’est pas en mesure, au Québec, d’occuper tous les édifices qu’elle possède et n’a pas les moyens de les entretenir tous, mais au vu de l’histoire, je n’oserais pas, sur le long terme, pronostiquer la fin de ce groupe religieux, son incapacité à rebondir ni même sa faible résilience. Certes, le futur n’est pas la répétition du passé, mais l’ouvrage offre quelques cas intéressants qui donnent à réfléchir : l’abbaye de Sénanque, sécularisée à la Révolution, où l’on observe aujourd’hui le retour des moines. Histoire singulière, mais loin du cas unique.

Dans le débat que permet aussi cet ouvrage, on rencontre deux conceptions de l’église que l’on peut à nouveau illustrer par la contribution de Morisset et Noppen et celle de Ponnau. Pour les premiers, il s’agirait de « patrimonialiser » les églises ou de « transformer les lieux de culte et accepter qu’ils deviennent patrimoine » (et on se souvient que le patrimoine « n’a rien à voir avec la religion »), alors que, pour le second, fort d’une expérience plus que centenaire dans un pays à forte tradition laïque, l’église demeure « autant que jamais le lieu emblématique du pays, le lieu de son identité essentielle, que l’on soit catholique ou non, chrétien ou non, croyant ou non. Et c’est non seulement à l’église en tant que monument que demeurent attachés les maires et la population. C’est aussi à l’église en tant que maison pour tous, mais en tant que maison qui, paradoxalement, dans la France si jalouse de sa laïcité, garde – fût-ce en y insérant des manifestations culturelles – son caractère d’église catholique et est, de ce fait, aux yeux des uns et des autres, la maison universelle » (p. 380). Deux positions qui entrent en dialogue, la seconde ayant pour l’appuyer une longue tradition de laïcité.

Il s’agit d’un ouvrage important, surtout dans le fait qu’il donne la parole à plusieurs, organisant le débat entre personnes d’horizons et de convictions diverses, entre intervenants et spécialistes de disciplines différentes. Le sujet mérite un tel débat qui est sans doute appelé à se poursuivre.