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Avec un chiffre d’affaires de quelque 600 milliards de dollars, le marché mondial du médicament semble être en excellente forme. L’industrie pharmaceutique n’en est pas moins engagée, plus que jamais, dans une surenchère de marketing qui a pour but de promouvoir toujours plus ses « blockbusters » auprès d’une clientèle de plus en plus large, malades, quasi malades et futurs malades. Les personnes réellement malades sont souvent les premières victimes de ces guerres commerciales, tantôt parce qu’elles consomment trop de médicaments ou qu’elles le font trop tôt (avant même que la maladie n’apparaisse), tantôt parce qu’elles n’ont pas accès aux produits pharmaceutiques dont elles ont vraiment besoin, en raison notamment du coût des médicaments et des brevets protégeant certaines molécules.

Le Québec s’est récemment donné une Politique du médicament qui vise, hélas, plus à garantir les profits des multinationales de la pharmacie installées au Québec qu’à contrer les coûts sans cesse croissants des médicaments d’ordonnance ou qu’à encadrer les filières de prescription et de consommation des médicaments. Cette politique québécoise est totalement muette pour ce qui touche à la prescription et distribution des produits génériques ou à la collusion (dénoncée sur d’autres scènes) entre les grands groupes pharmaceutiques, les médecins prescripteurs et les pharmaciens. Des groupes de citoyens de plus en plus nombreux s’interrogent heureusement, du dedans de la société civile, sur les bénéfices réels pour l’ensemble du Québec du soutien financier que notre gouvernement apporte aux laboratoires pharmaceutiques. Des spécialistes de la santé publique jettent aussi un regard critique, et sans doute de plus en plus lucide, sur les limites de la contribution des seuls médicaments à l’amélioration du profil de santé général d’une population. Des experts des sciences sociales proposent des analyses de plus en plus fouillées dans lesquelles les médicaments sont envisagés comme de véritables produits de consommation, des « commodities » entourés de publicité, ou comme de vrais « objets sociaux » autour desquels se mettent en place des pratiques sociales et culturelles ; des sociologues et des anthropologues s’inquiètent de l’ampleur de la médicalisation des aléas de la vie à laquelle nous assistons aujourd’hui et dénoncent certaines pratiques tant du côté des prescripteurs que du côté des consommateurs.

« Le médicament au coeur de la socialité contemporaine » se situe précisément à la jonction des grandes directions de recherche qui prévalent aujourd’hui en sciences sociales. Les auteurs des 12 chapitres composant cet ouvrage reconnaissent d’emblée que les médicaments sont de vrais outils thérapeutiques lorsqu’ils sont adéquatement prescrits par les médecins ; tous centrent néanmoins leur réflexion, d’un point de vue chaque fois spécifique et particulier, sur le médicament en tant qu’il est un « objet social complexe ». Une passionnante introduction cosignée par les trois directeurs présente l’architecture générale de cet ouvrage dont l’objectif est « de dépasser les évidences » quant au rôle et à l’usage du médicament dans nos sociétés contemporaines. Les auteurs des chapitres de la première partie s’adressent exclusivement à la catégorie des « médicaments de l’esprit » ou aux psychotropes qu’ils envisagent du point de vue des rapports entre l’individu et la société, le soi et les autres. Quelles « logiques sociétales » sous-tendent le formidable recours aux médicaments psychotropes dans les sociétés d’aujourd’hui ? Les valeurs de performance et de compétition qui s’imposent aux individus provoquent-elles l’usage de béquilles chimiques chez bon nombre de nos contemporains ? La (sur)consommation de psychotropes n’exprime-t-elle que notre frénésie de consommation dans tous les domaines ? C’est à ce genre de questions que les auteurs des cinq premiers chapitres répondent avec une belle lucidité critique.

Alain Ehrenberg définit d’emblée l’être humain comme un être de langage qui est certes cérébral mais n’est cependant jamais réductible à la seule chimie du cerveau. Il reconnaît les formidables avancées de la neurologie et des techniques d’imagerie cérébrale tout en refusant de réduire l’humain à ses bases chimiques et neuro-cognitives. Il introduit d’opportunes distinctions entre concepts et contexte, et entre cause et raison, distinctions qui lui permettent de penser l’articulation entre le sujet cérébral et le sujet parlant. Il dénonce le programme fort de la neuroscience qui s’appuie selon lui sur une totémisation du soi, d’un soi amputé du social, coupé des autres et détaché de l’histoire, ramenant l’individu à une affaire de réseaux neuronaux et à des hormones. Il s’oppose aussi à une neuro-psychiatrie qui réduirait la personne à son seul profil neuro-hormonal en la détachant de son contexte de vie et des relations significatives qu’elle entretient avec les autres. Pas de conscience de soi sans la présence des autres, pas d’individuation sans affirmation de la valeur sociale du cerveau : le cerveau est une référence sémantique qui agit au sein d’une relation, écrit Ehrenberg en usant d’une belle formule. Ce magnifique texte permet au lecteur d’entrer dans cet ouvrage qui se tient constamment sur la ligne de tension entre les identités biologique et psychologique, personnelle et collective, entre le soi et les autres. Henri Dorvil présente un texte très informatif, nuancé et bien ancré dans une sociologie des conditions de prise de médicaments psychotropes de la part de malades chroniques qui vivent dans différents contextes : en situation de désinstitutionnalisation, en hôpital général et en institution psychiatrique. La réflexion sociologique de Dorvil prolonge les interrogations de Ehrenberg en les situant sur l’horizon de la clinique : d’une part, Dorvil démonte les liens entre le développement du diagnostic psychiatrique, la création des nouveaux médicaments psychotropes et les modifications dans la prise en charge des personnes souffrant chroniquement d’une maladie mentale ; d’autre part, il se centre sur l’univers quotidien des patients qui sont aux prises avec leur prescription qu’ils doivent apprendre à gérer, dans une lutte pour contrôler les effets parfois débilitants des psychotropes pris pendant de longues années. Le texte de Dorvil apparaît d’autant plus crédible qu’il s’appuie sur de solides données de terrain.

Le texte de Marcelo Otero propose une stimulante réflexion dans laquelle l’auteur dénoue, autant que faire se peut, les fils complexes qui relient, dans une espèce de « noeud normatif », le mental au psychique et au social. Il réaffirme la fragilité de toute vie psychique, en faisant écho à Pascal lui-même, dans un texte centré non pas sur les psychoses mais sur la « nervosité sociale » qu’il définit comme le mal général des sociétés contemporaines. Otero s’adresse explicitement à la question complexe du lien entre le soi et les autres, dans un texte qui inscrit profondément l’individu dans son espace social de vie. La généralisation de la nervosité sociale vient mettre en évidence, pense-t-il, l’inadaptation d’un nombre croissant d’individus aux règles de l’individualité contemporaine qui exigent de chacun performance, autonomie et réussite. Ce texte s’achève dans une critique des valeurs centrales des sociétés occidentales contemporaines.

Le texte de Philippe Le Moigne discute de la manière dont la psychiatrie a pensé la dépendance aux médicaments psychotropes lorsque ceux-ci sont consommés sur le long terme. L’auteur commence par fournir d’utiles clarifications conceptuelles autour des notions de dépendance, addiction, sevrage, prescription à long terme, abus, clarifications qui s’imposent surtout dans un contexte marqué par une gestion autonome accrue de la prise de psychotropes chez les psychotiques. Sur la base de ses recherches, l’auteur distingue entre trois visages de la chronicité dans la dépendance aux psychotropes : les recours « circonstanciels », « fatalistes » et « paradoxaux » à partir desquels il décrit des profils de consommateurs. Le Moigne débusque ainsi « les ressorts sociaux de l’usage au long cours des psychotropes » sur l’horizon d’une critique anti-pharmacologique qui emprunte à P. Breggin et C. Medawar. La question des tensions entre approche anti-pharmacologique et autonomie dans la gestion des psychotropes est réévoquée dans la conclusion du chapitre. Pierre-L. St-Hilaire interroge, en se référant à l’usage des anti-dépresseurs, la plasticité du sujet qui est discutée au sein d’un cadre conceptuel combinant la pensée de Foucault sur la discipline, celle de Castel sur les liens entre modernité et sujet, et celle de plusieurs autres spécialistes de la psychosociologie. L’auteur reconnaît l’importance du corps dans la définition du sujet et l’impact que l’idéologie cosmétique exerce sur le recours éventuel aux technosciences et aux psychotropes dans le remodelage du corps et de l’esprit. L’idée de passer du cosmétique à la plasticité ouvre certes une piste originale de réflexion qui permet de se questionner sur l’analogie entre la chirurgie sur le corps et le remodelage du psychisme des malades par les antidépresseurs.

La Partie 2 est consacrée à une analyse des liens entre les raisonnements thérapeutiques, les pratiques de prescription et les modes d’usage des psychotropes par les patients. Les interactions entre savoirs et pouvoirs, entre logiques de prescription et logiques d’utilisation sont étudiées, sous divers angles, dans les sept chapitres composant la seconde partie de l’ouvrage. Avec le texte de Johanne Collin, nous entrons dans un cadre de pensée qui contraste la rationalité scientifique et l’empi-risme, les représentations médicales et populaires du médicament. L’auteure construit son argument en empruntant à ce qu’écrit J. H. Warner au sujet de la double personnalité du médicament et à S. Van der Geest à propos du caractère métonymique du médicament. Collin est conduite à mettre de l’avant le retour constant de la tension entre la spécificité du patient (le terrain en quelque sorte) et l’en-soi d’un médicament jugé universel et applicable indistinctement à toutes les personnes, une tension qui fait successivement apparaître un pôle au détriment de l’autre. Sa réflexion s’achève sur le « grand renversement » que représente le retour à la spécificité du patient dans la prescription médicamenteuse. Brigitte Chamak inscrit son propos dans les pas de Collin en réfléchissant à la logique de la prescription à partir du paradigme du terrain. Elle s’appuie aussi fortement sur les travaux de Philippe Pignarre pour discuter du mode de raisonnement diagnostique qui prévaut aujourd’hui en psychiatrie. L’article est présenté sous la forme d’une entrevue faite auprès du docteur Masse, un spécialiste de l’autisme, qui décrit les hésitations d’un clinicien engagé dans l’acte incertain de la prescription et de la prise en charge de jeunes autistes. Le retour analytique sur la logique de la prescription du docteur Masse conduit l’auteur à insister sur l’individualisation des réactions aux molécules et sur la socialisation de celles-ci.

Le chapitre d’Annette Leibing, R. Coignard-Friedman et L. Scheinkman propose un rigoureux état de la question relativement à ce que l’on sait de la maladie d’Alzheimer. Les débats autour des multiples symptômes (cognitifs, comportementaux, psychologiques, etc.) sont repris, entre autres, du point de vue des conférences de consensus généralement financées par l’industrie pharmaceutique qui ont pour but d’établir les standards canoniques de bonne pratique et de bonne prescription. Dans cet excellent chapitre qui retrace de manière informée l’histoire des différentes approches cliniques de l’Alzheimer, les auteurs soulignent l’impact majeur de l’industrie pharmaceutique sur la définition de la maladie, les modes de prise en charge privilégiés par les équipes soignantes et les critères de raisonnement clinique. Le texte de Claudie Haxaire et al. se centre sur l’étude de la prescription d’antidépresseurs par des médecins généralistes de Bretagne. La recherche de terrain a été conduite de manière anthropologique : observation d’une journée de travail des médecins, discussion de cas, etc. Le cadre conceptuel emprunte de manière opportune à la littérature sur la souffrance psychique à partir de laquelle la dépression est repensée. Ce chapitre est d’autant plus intéressant qu’il s’appuie sur des données originales de recherche et qu’il ancre la réflexion sur les liens entre raisonnement et prescription dans la pratique même des médecins généralistes. Denis Lafortune s’interroge sur le pourquoi d’une augmentation substantielle d’une prise en charge médicamenteuse chez les jeunes placés dans les centres de réadaptation, le pourcentage de jeunes recevant des psychotropes pouvant aller jusqu’à plus de 30 %. Il croit que cette inflation psychiatrisante doit être attribuée aux raisons suivantes : forme plus aisée de prise en charge ; trop faible nombre d’intervenants dans le champ psychosocial, souci d’économie… Ce texte pondéré met en garde contre les dangers d’une biologisation et d’une psychiatrisation des problèmes sociaux, particulièrement à l’adolescence. Une perspective un peu plus critique aurait été bienvenue, l’auteur restant très prudent, trop peut-être dans un ouvrage qui cherche à comprendre les conditions dans lesquelles se pratique la prescription médicamenteuse. Le texte de Michelle Proulx qui porte sur l’inobservance de la médication en cas d’hypertension permet à l’auteur de discuter, d’une manière approfondie, de la rencontre de diverses rationalités. Les réflexions de l’auteur s’appuient sur une étude dans laquelle la parole est donnée aux personnes souffrantes, dans une attention à leur itinéraire de vie. Enfin, Sylvie Fainzang réfléchit, dans un remarquable texte, sur la place que les représentations du médicament occupent dans la relation médecin-malade. Il est heureux qu’un tel article serve à clôturer l’ouvrage, en lui servant en quelque sorte de conclusion.

L’ouvrage publié par Collin, Otero et Monnais se révèle, dans la conjoncture d’aujourd’hui, d’une très haute pertinence sociale. L’abondante utilisation des psychotropes dans les pratiques psychiatriques y est discutée dans un cadre global : hégémonie des approches neurocognitives dans le traitement psychiatrique, uniformisation de la prise en charge médicamenteuse des psychotiques, souci d’assurer une fonctionnalité minimale des patients, notamment au niveau de la vie sociale et des habiletés de la vie quotidienne, contribution de la psychiatrie au renforcement de la conformité dans l’individualisme massif qui caractérise les sociétés occidentales avancées. Tous ces points de vue sont envisagés sur l’horizon des pratiques de « désenfermement » qui ont conduit à une présence de plus en plus importante des personnes psychotiques dans les communautés, interpellant les services qui doivent assurer leur fonctionnalité tantôt à travers la mise en place de programmes d’encadrement social, tantôt par une prise en charge médicalisée durant de très longues périodes de temps.

La tension entre le médical et le social s’est ainsi progressivement amplifiée, certains fétichisant le médicament pendant que d’autres fétichisaient la communauté. Dans les deux cas, il s’agissait de rendre le patient compétent, suffisamment fonctionnel pour vivre auprès des autres et avec eux quels que soient par ailleurs sa tragédie psychique, ses limites cognitives ou son besoin de retrait social. L’ouvrage de Collin, Otero et Monnais apporte une contribution majeure à cette question en envisageant le médicament à la fois comme un « outil thérapeutique » et comme un « objet social ».