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La réalisation de l’ouvrage du collectif CourtePointe a été favorisée par les Archives populaires de Pointe Saint-Charles dont la double mission est de préserver et de transmettre la mémoire collective des expériences communautaires qui ont marqué l’histoire récente du quartier. Le projet résulte aussi d’une collaboration entre neuf femmes habitant le quartier ouvrier situé dans le sud-ouest de Montréal et deux chercheures, Isabelle Drolet et Anna Kruzynski. L’objectif du livre vise à mettre en lumière le rôle qu’ont joué ces femmes nées entre 1933 et 1949 provenant de différents milieux sociaux, dont la plupart ont grandi dans le quartier ou y sont arrivées peu après leur mariage. Le livre nous fait entrer dans l’univers quotidien des actrices des groupes communautaires qui, depuis les années 1960, ont oeuvré – à titre de bénévoles et de militantes – à améliorer les conditions de vie des gens du quartier.

Les principaux chapitres du livre abordent les stratégies et les pratiques communautaires élaborées pour lutter contre la pauvreté. Plusieurs enjeux ayant fait l’objet de demandes sociales sont abordés : l’aménagement des espaces publics, les services de transport collectif, le logement, la santé, l’éducation, l’alimentation, l’aide sociale et l’économie locale. D’autres chapitres traitent, d’une part, des principales caractéristiques historiques et urbaines de Pointe Saint-Charles et, d’autre part, de dimensions subjectives que comporte l’engagement communautaire pour les femmes qui ont participé à la démarche d’enquête. Compte tenu de sa facture non universitaire, cet ouvrage s’avère difficile à situer par rapport aux travaux récents en sociologie urbaine portant notamment sur le « mouvement communautaire » dans les quartiers urbains en Amérique du Nord. Je pense ici en particulier aux ouvrages qui ont analysé les initiatives comme les corporations de développement économique communautaire ou encore les programmes de revitalisation urbaine pilotés par différents organismes publics et communautaires. La perspective est ici très différente car elle vise à donner la parole à des femmes qui ont vécu de près les changements de Pointe Saint-Charles depuis les années 1960 et qui ont tenté de contrer les effets de la désindustrialisation et de la paupérisation des ménages. Bien connu pour son tissu associatif et communautaire très dense et rattaché à deux groupes linguistiques (francophone et anglophone), le quartier a fait l’objet de plusieurs innovations collectives qui ont constitué des premières à Montréal, voire au Québec, et ce sont les femmes du quartier qui ont été aux premières loges des revendications et des actions. On peut penser ici notamment à la Clinique communautaire de Pointe Saint-Charles inaugurée en 1968, mais aussi aux coopératives d’habitation mises sur pied au début des années 1970, ou encore à la première Corporation de développement économique et communautaire de Montréal établie en 1984. De nombreuses traces de ces interventions demeurent présentes dans le paysage institutionnel du quartier. Couvrant environ quatre décennies de luttes urbaines, le livre montre que ces combats sont constamment à refaire, surtout dans le contexte actuel où le développement économique est devenu le leitmotiv de la transformation des quartiers. Localisée près du centre-ville et bordée en partie par les rives transfigurées du canal de Lachine, Pointe Saint-Charles est dans la mire de plusieurs promoteurs immobiliers. Avec une population qui a substantiellement décliné entre 1961 et 2001, passant de 35 000 à 13 500 habitants, le quartier doit croître sur le plan démographique pour maintenir viables les services publics comme les écoles. Qui plus est, les responsables publics cherchent à attirer les touristes et les nouvelles couches moyennes en valorisant des espaces qu’ils estiment sous-utilisés et mûrs pour un redéveloppement.

Ponctuée de nombreuses vignettes et d’extraits d’entrevues, l’écriture de l’ouvrage est quelque peu discontinue. Par contre, le livre fournit les matériaux essentiels pour avoir un portrait extensif des initiatives communautaires. À cet égard, on peut dire qu’il est, en quelque sorte, à l’image du mouvement communautaire, à savoir simultanément collectif et fragmenté. Le principal reproche qu’on peut faire à l’ouvrage est de ne pas prendre suffisamment de distance critique par rapport au versant idéologique et normatif du « mouvement communautaire » tel qu’élaboré à Montréal depuis les années 1960. Cela dit, on ne peut lui en tenir rigueur compte tenu des objectifs visés par la démarche d’enquête. Ainsi, à certains moments, les interlocutrices n’hésitent pas à rappeler les tensions internes qui ont ponctué certaines initiatives et les choix difficiles qui en ont découlé. Leur regard sur les actions des groupes communautaire est loin d’être complaisant. Aussi, les témoignages font état de la démarche d’apprentissage du militantisme politique et de la contestation auxquelles les actrices ont contribué.

Il y a lieu de s’interroger sur l’utilisation que l’on fait de la notion de village urbain pour caractériser le type de milieu où cohabitent différentes catégories sociales et où prévaudrait un fort sentiment d’appartenance territoriale. Dans les années 1960 et 1970, Pointe Saint-Charles était divisée sur le plan linguistique – les deux monumentales églises catholiques desservant les communautés anglophone et francophone se trouvant côte à côte sur la rue Centre l’évoquent avec force – mais, au-delà des clivages linguistiques, l’appartenance à une classe sociale semblait rassembler les gens autour d’une identité commune ancrée dans un milieu spécifique. Plusieurs décennies plus tard, à l’ère des réseaux et dans une grande ville où la mobilité physique et sociale s’est accrue, comment les individus et les ménages maintiennent-ils un lien identitaire fort à un lieu donné au-delà des catégories usuelles (ethnie, classe, genre) ? En tant qu’ancien quartier ouvrier traditionnel enclavé par des voies ferrées et où régnait une forte proximité spatiale entre les zones d’emplois manufacturiers et les espaces consacrés à l’habitation, Pointe Saint-Charles aurait-elle résisté à certains aspects de la vie urbaine contemporaine, notamment la distanciation sociale accrue prévalant entre un individu et son milieu d’insertion ? À cet égard, le dernier chapitre est éclairant. Avec les transformations récentes qu’a connues le quartier, il est clair que la « relève citoyenne » (p. 263) puisse être plus difficile à assurer que par le passé. Quelques questions permettant de faire une lecture plus englobante du « mouvement communautaire » à Montréal auraient pu être abordées. Par exemple, quels rapports les groupes communautaires du quartier ont-ils entretenus avec les groupes actifs dans les autres quartiers vivant des difficultés analogues ? La nature des rapports instaurés entre les actrices du « mouvement communautaire » et les élus des divers paliers de gouvernement est aussi peu abordée par les auteures. Malgré ces limites, l’ouvrage constitue une lecture incontournable, en particulier pour bien comprendre l’apport des femmes dans l’histoire récente de Pointe Saint-Charles. Sa lecture doit être néanmoins combinée avec celle d’ouvrages plus analytiques portant, d’une part, sur l’activisme communautaire et les mouvements urbains et, d’autre part, sur les programmes de revitalisation urbaine permettant d’éclairer la transformation des stratégies de la part des pouvoirs publics.