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Jusqu’à récemment, tous les jeunes citoyens des États-Unis ont appris l’histoire glorieuse de « Lewis and Clark », les deux explorateurs choisis par le président Thomas Jefferson pour traverser le territoire nouvellement acquis de la Louisiane (par le fameux « Louisiana Purchase » de 1803), et pour trouver une route navigable vers l’océan Pacifique. Dans la version que j’ai apprise à l’école à Boston au début des années soixante-dix, les seuls véritables acteurs de l’histoire étaient les hommes blancs et anglophones qui appartenaient au « Corps de la Découverte » de Lewis et Clark. Les Indiens étaient représentés soit comme partie intégrante de la nature, soit comme des simples spectateurs de cette épopée américaine – exception faite uniquement pour la jeune femme Sacagewea, qui a rencontré les membres de l’expédition pendant l’hiver 1804-1805, et qui les a accompagnés jusqu’à leur retour. La présence d’hommes francophones dans ce territoire dit « vierge » était presque entièrement ignorée.

Depuis lors, la signification attribuée à l’expédition a beaucoup changé dans l’historiographie des États-Unis. Plusieurs historiens (par exemple James Ronda) ont contesté l’interprétation « héroïque » traditionnelle de Lewis et Clark. Ils ont minimisé l’originalité de l’expédition et ils ont souligné le côté impérial du projet de Jefferson. Ils ont rappelé l’importance des Indiens au succès de l’expédition. Ils ont proposé une lecture critique des journaux de Lewis et Clark – la source principale sur le sujet – insistant sur le fait que la rédaction de ces textes répondait au besoin de défendre et de fêter l’expédition. Les journaux ne relevaient nullement d’une simple transcription des événements.

Toujours est-il que le rôle des francophones est resté dans l’ombre, malgré le fait que les Français aient été les premiers Européens à explorer le territoire, qu’ils y ont établi des dizaines de colonies et de comptoirs, et que plusieurs Canadiens français faisaient partie du Corps de la Découverte, en tant que bateliers et guides. Lorsque les États-Unis ont décidé de commémorer le bicentenaire de l’expédition par la frappe d’une nouvelle pièce d’un dollar à l’effigie de l’Indienne shoshone Sacagewea et de son fils nouveau-né, peu d’Américains se sont rendus compte que le bébé portait le nom canadien-français de Jean-Baptiste Charbonneau. Son père, Toussaint Charbonneau, né à Boucherville près de Montréal, était engagé par Lewis et Clark comme interprète au cours du voyage.

Dans son excellent petit livre, Michel Chaloult a enfin rectifié le déséquilibre (voire l’injustice) de l’historiographie anglophone. Le livre raconte encore l’histoire de l’expédition, mais cette fois en donnant une place d’honneur au rôle des Canadiens (définis comme ressortissants francophones de la Nouvelle-France). Il signale, entre autres, les contributions de Pierre Dorion père, qui avait vécu plus de vingt ans parmi les Indiens Sioux, parlait leur langue, et qui donc était capable, comme l’était aussi Toussaint Charbonneau, de faire office de traducteur. Il souligne également le rôle de Georges Drouillard, dont les talents de chasseur ont empêché les aventuriers de mourir de faim à plus d’une reprise, et il identifie plusieurs autres Canadiens qui ont joué des rôles importants tout au long de l’expédition.

Le livre n’est pas une monographie savante. M. Chaloult a lu les sources principales, et il est parfaitement au courant de l’historiographie américaine de l’expédition, mais il n’a pas pour but l’analyse approfondie du rôle joué par les Canadiens. Pour faire une telle analyse, il aurait fallu situer les bateliers et trappeurs de l’expédition dans un contexte plus large : celui de la Louisiane française, des « coureurs des bois », de l’essor de la société des Métis, etc. Il aurait fallu comparer l’expédition à d’autres exemples de contact et de coopération entre les Canadiens et les représentants de la nouvelle nation américaine. Bref, il aurait fallu aller au-delà de l’expédition elle-même. M. Chaloult se contente, essentiellement, de raconter son histoire, à l’aide de nombreuses illustrations et cartes à l’appui. Il n’hésite pas à répéter des histoires bien connues, qu’il s’agisse de rencontres mouvementées avec les Indiens ou de la dégustation de chiens pratiquée par les explorateurs affamés sur le versant ouest des Rocheuses. Mais il les raconte bien et les renseignements sur les Canadiens de l’expédition sont présentés de manière séduisante. En somme, nous avons enfin une histoire de l’expédition de Lewis et Clark qui reconnaît le rôle essentiel joué par les Canadiens et les descendants des Français établis en Nouvelle-France qui, bien avant l’arrivée des citoyens des États-Unis, s’étaient installés dans le vaste territoire de la Louisiane, et qui avaient exploré les routes qui mènent à l’Ouest.