Corps de l’article

Dans son autobiographie, L’âme de la terre, parcours d’un géographe – un ouvrage qui suscite l’émerveillement par l’ampleur de la réflexion et la qualité de l’écriture – , Louis-Edmond Hamelin dresse un bilan de sa vie personnelle et professionnelle. Il y expose sa théorie de la connaissance et précise sa pensée sur les questions de la nordicité et de l’autochtonie. Émotion, rigueur, cohérence, voilà ce qui caractérise le savant. Les choix professionnels, la méthodologie et l’attitude même de cet homme en perpétuel devenir portent l’empreinte de ses premières expériences de vie. Né à Saint-Didace en 1923, Hamelin partage avec le lecteur des expériences lointaines qui illustrent son parcours de vie.

L’ouvrage est divisé en quatre parties : la première retrace les étapes de sa vie, la deuxième rappelle ses expériences professionnelles et appuie certaines des notions scientifiques soutenues dans le cadre de ses activités académiques et institutionnelles. La troisième partie, intitulée Valeurs, expose des prises de position personnelles, sans pour autant tomber dans la justification ou la confrontation. La quatrième est une source documentaire, une chronologie d’activités et une liste détaillée des néologismes sur lesquels le lexicologue a travaillé durant sa carrière. Le bilan autobiographique est narré à la troisième personne et le ton qu’il adopte pour en parler est réaliste. Le volume se termine sur une postface simple et amusante, l’humour étant un des traits de la personnalité attachante de Louis-Edmond Hamelin.

Souci méthodologique et innovation lexicale

La rigueur méthodologique dont fait preuve le scientifique tout au long de sa carrière est illustrée de manière toute particulière par les explications qu’il donne du polygone désignatif. Ce polygone renvoie à un système de classification d’un vaste ensemble de données à caractère variable qu’il a compilées tout au long de sa vie professionnelle. Ce système organise la chronologie des évènements et catégorise les interventions professionnelles et institutionnelles de divers ordres réalisées par l’homme de science. Un corpus de références et d’annotations systématiques, ainsi constitué, permet une reconstruction assez précise de l’oeuvre et, plus avant, jette un éclairage sur les motivations profondes qui ont guidé le cheminement de l’auteur. Le chapitre entier consacré à l’explication du système de classement illustre, certes, les qualités pédagogiques de l’enseignant, la rigueur du scientifique et la persistance inspirée de l’homme qui n’échappent pas, cependant, au lecteur averti.

Aux yeux du jeune géographe, la terminologie propre à sa discipline est jugée lacunaire au regard des concepts qu’il cherche à transmettre, comparativement à la banque lexicale spécialisée qui dessert les sciences de la botanique, de la géologie et de la pharmacologie. Le géographe assume la fonction de linguiste, de manière à combler l’insuffisance d’entités vocabulairiques existantes pour les rendre plus aptes à traduire avec justesse les concepts territoriaux et géoculturels des domaines spécialisés qui sont les siens. Il cherche à circonscrire des réalités « spatio-culturelles » dont le vocabulaire géographique demeure imprécis, inexact, voire inexistant. Les référents langagiers revêtent d’autant plus d’importance que, à l’époque où Hamelin s’y intéresse, les traits fondamentaux des territoires nordiques et l’étendue circumpolaire demeurent des objets scientifiques relativement peu explorés.

Endosser la fonction de linguiste donne au géographe les outils langagiers qui lui permettent de nommer les entités territoriales telles qu’il les perçoit, c’est-à-dire d’appréhender par le langage « les connaissances nouvelles » qu’il veut mettre à jour au coeur de sa discipline. Les innovations terminologiques qu’il introduit sont en fait des néologismes qui traduisent des concepts géopolitiques et culturels abstraits et fort complexes, qui visent à circonscrire des réalités territoriales imbues d’histoire. Il introduit ainsi des innovations terminologiques dans son champ disciplinaire. L’auteur consacre un chapitre à la création de ces entités vocabulairiques, laissant entrevoir la complexité que représente l’exercice intellectuel visant à saisir le processus par lequel s’effectue le passage entre l’idée à transmettre, la chose à désigner et le mot à trouver pour l’exprimer. N’eût été le vif intérêt pour les mots, évident dès l’enfance chez le jeune Didacien, peut-être n’aurait-il pas eu cette passion du langage qui, aujourd’hui, caractérise son oeuvre, ainsi que son apport à la géographie et à la nordicité. La construction des néologismes est un art dans lequel le géographe Louis-Edmond Hamelin est passé maître.

Sens de la continuité et humour

L’autobiographie est l’occasion d’une réflexion et elle témoigne souvent du leitmotiv profond qui, à notre insu, dirige les choix d’une vie. Chez Hamelin, les exemples en ce sens se multiplient à travers l’ouvrage et sur plusieurs plans. L’empreinte géophysique de son lieu natal va, écrit-il, influencer sa « géographie de terrain ». De même l’accomplissement des tâches polyvalentes sur la ferme paternelle anticipe et modélise, en quelque sorte, la pluralité des champs d’études abordés ainsi que l’intérêt en faveur d’une diversité de domaines d’influence.

Ce va-et-vient entre une émotion d’enfance et les choix adultes personnels et professionnels est typique du mode de narration adopté par l’auteur. Ainsi, raconte le biographe, alors qu’à l’âge de 15 ans il est en visite à Québec avec sa mère, « [il] découvre les référents locatifs, émotionnels et professionnels de [sa] vie future ». Ce sont les caractéristiques patrimoniales et géomorphologiques de cette région, souligne-t-il, qui le conduiront à répondre « favorablement à l’appel de la grâce des lieux ». Il ajoute avec la finesse d’esprit qui lui est propre que, compte tenu du contexte religieux de l’époque, les jeunes gens de son âge répondaient de manière prépondérante à cet appel de la grâce en adoptant la vocation sacerdotale. L’émotion suscitée chez lui par l’attrait des lieux le dirigera plutôt vers la géographie.

L’humour est un trait de personnalité que se plaît à exercer l’auteur dans son autobiographie. Elle lui permet d’établir une certaine distance entre les évènements de sa vie privée et son personnage « public ». Ainsi conclut-il son autobiographie en racontant des scènes cocasses dont il a été l’objet. Un jeune garçon en quête d’un autographe de son joueur de hockey préféré se fiche éperdument de celle du recteur Hamelin qu’il vient de recueillir par erreur. Le jeune s’empresse d’arracher aussitôt la page griffée que ce dernier vient de lui signer. L’humour, encore là, sans doute parce qu’elle paraît inoffensive, est une forme langagière que Hamelin utilise stratégiquement, et ce, même lors de ses allocutions publiques. Souvent, par de brefs commentaires qu’il glisse en exergue, par-ci par-là, le géographe cherche-t-il à remettre en question certaines des perceptions préconstruites chez ses auditeurs, alors que ses valeurs, ses analyses et les conclusions qu’il en tire sont fort différentes.

L’altérité

Esprit vif et curieux, Louis-Edmond Hamelin s’est placé en situation d’apprentissage tout au long de sa vie. Il n’a pas craint d’explorer des terrains peu familiers et il voit plutôt l’inconnu comme des occasions de découverte et d’innovation. Il n’y a pas de hasard, croit-il, mais « des évènements qui sont nos maîtres » et, à ce titre, il les accueille comme des étapes ouvrant sur de nouveaux possibles pouvant livrer un enseignement profitable. Au moment où il choisit la géographie en terminant son cours classique, cette discipline « [n’est] offerte par aucune université du Québec ». L’autochtonie, dont « l’imprécision et l’ambiguïté de la documentation historique » auraient commandé une réserve, est adoptée au contraire comme un champ à explorer et à partir duquel il développera un tout nouveau domaine d’expertise.

Le désir d’apprendre devait être très fort pour que, une fois sa retraite prise en 1985, le professeur et ancien recteur retourne sur les bancs d’école formaliser ses connaissances en linguistique. Il est vrai que le langage le fascinait depuis un très jeune âge. Ce qui est exceptionnel, toutefois, c’est sa quête personnelle, jumelée à sa préoccupation scientifique de comprendre le processus cognitif par lequel s’opère le transfert entre l’imaginaire, c’est-à-dire l’idéel, la nomination de la « réalité » et les termes concrets et compréhensibles pour la désigner. Comment objectiver les concepts complexes, enchevêtrés et territorialisés qu’il avait observés sur le terrain? Les innovations lexicales qu’il introduit dans la langue québécoise, et à l’intérieur de sa propre discipline, constituent une part de la réponse. Mais à travers la réflexion que mène le concepteur, le lecteur est, lui-même, amené à suivre le questionnement étymologique par lequel le mot en arrive à désigner la chose, un peu à la manière dont la cartographie en vient à circonscrire les frontières. Sans doute, cette capacité à passer de l’imaginaire au réel explique-t-elle l’habileté du géographe à manier la langue, tant avec rigueur, que poétiquement. Finalement, les innovations terminologiques sont sa marque de commerce, en somme, elles sont sa signature personnelle et persistante, dans le domaine de la géographie et dans la vie.

Son audace s’exprime à travers son acceptation de postes dont les contours administratifs et politiques demeurent encore imprécis au moment où il les assume. L’universitaire ne craint pas de devenir recteur de la toute nouvelle Université du Québec à Trois-Rivières, poste qu’il occupera de 1978 à 1983. Cette fonction, au même titre que d’autres, il la vit sous les registres de la collaboration et de la multidisciplinarité, l’altérité étant l’une des valeurs fondamentales qui guident son rapport aux autres. Il en aura été ainsi, également, tout au long des tractations qui devaient mener à la fondation du Centre d’études nordiques de l’Université Laval en 1961. Grâce à une nomination fédérale, il siégera comme membre du Conseil des Territoires-du-Nord-Ouest à Yellowknife de 1971 à 1975. Sans doute ses connaissances de la nordicité et son travail sur le périglaciaire, de même que ses études sur l’autochtonie, lui auront valu d’y être nommé, puisque les postes équivalents sont des postes électifs. Il participe à cette législature canadienne pendant un terme complet et en profite pour faire valoir la nécessité d’accorder aux Autochtones du Nord une place pleine et entière dans l’administration du pays.

Au plan personnel également, le scientifique fait preuve de reconnaissance à l’égard des personnes et des évènements qui lui ont permis d’endosser les rôles d’époux, de père, d’enseignant, de professionnel et de chercheur. Il se remémore l’ambition et les sacrifices de ses parents pour garantir sa scolarité; il souligne l’effet positif de son passage au cours classique, notamment les courants de pensée et les ouvrages des prédécesseurs qui ont influencé son cheminement.

L’altérité s’exprime chez lui de manière toute particulière par l’ouverture qu’il manifeste à l’égard des peuples nordiques, reconnaissant les iniquités commises à leur égard et revendiquant leur droit à la différence. Il admet avoir dû dépasser ses propres préjugés de départ pour découvrir, à même ses interventions sur le terrain, la richesse culturelle que lui ont révélée les Autochtones par leur mode de vie et par le lien relationnel que ces derniers entretiennent avec leur territoire. La nordicité, explique-t-il, se définit non seulement par la géographie du territoire mais par l’antériorité millénaire des Autochtones, l’expression de leur culture et le lien qu’ils entretiennent avec la terre. Cette ouverture à « l’autre » transpire à travers le récit autobiographique.

Le statut de géographe

Parfois Hamelin donne à penser qu’il récuse l’épithète de géographe. D’autres fois, il s’y identifie pleinement comme le suggère le sous-titre de son ouvrage, Le parcours d’un géographe. Cette discipline lui a prêté la latitude intellectuelle dont il a profité pour explorer ses centres d’intérêt, la nordicité, la circumpolarité et l’autochtonie. La discipline académique adoptée présente toutefois des limites qu’il a voulu franchir en y greffant des aspects géoculturels. La conception plurielle du territoire nordique suppose l’enchevêtrement des aspects de la vie quotidienne qui incluent à la fois les déplacements, les campements, les croyances et la mythologie, le rapport à la terre et la toponymie, soit un ensemble de composantes qui donnent aux lieux leurs connotations historiques. D’ailleurs, et c’est là l’un des points marquants de la spécificité des travaux du géographe. Ses explications sur la nordicité permettent d’élucider la construction d’un épistémé au sens où l’entend le philosophe Michel Foucault, c’est-à-dire que s’opère une trame dans l’histoire qui transforme « une réalité » de façon progressive, de manière à contrôler le tout et à y substituer un nouveau paradigme. Le langage et l’idéologie qu’il recouvre participent de ces transformations. Ainsi, la mainmise des conquérants colonisateurs s’est manifestée par l’occultation de la présence des peuples nordiques et par l’appropriation des commodités d’un territoire considéré « vide » de ses occupants. Les descriptions historiques et géopolitiques qu’en fait le géographe attentif aux réalités autochtones permettent de reconstituer la progression des étapes qui transforment une aire géospatiale habitée en un territoire occupé, aboutissant subséquemment à une organisation territoriale construite selon l’idéologie des colonisateurs. Or, l’écoumène qui désigne les rapprochements implicites et explicites, ainsi que les croyances et les normes qui dictent les modalités d’organisation des activités d’une communauté humaine sur un territoire donné, existaient bel et bien avant l’arrivée des sudistes.

Géographe, Hamelin l’est certes par ses activités professionnelles, par l’expertise scientifique qui est la sienne, et forcément par la reconnaissance de ses pairs. Le cadre disciplinaire existant ne lui permet pas de répondre à ses préoccupations ethnologiques dans la mesure où la géopolitique est silencieuse quant aux origines lointaines des aborigènes du Nord car elle entretient une vision restreinte des réalités sociospatiales des établissements humains qui sont autrement plus complexes qu’il n’en paraît. Pour Hamelin, l’altérité précède la science, et à ce titre, il a du mal à endosser les perceptions du territoire prédéterminées en fonction d’idéologies économiques et politiques particulières, dont la finalité est l’exploitation des ressources naturelles comme de simples commodités. Les points de vue politiques, il les veut continentaux, adaptés et diversifiés. Lui-même n’est pas homme à se laisser confiner, et la géographie, c’est à l’échelle globale qu’il souhaite l’exercer : « la géographie est planétaire ».

Les activités intellectuelles tiennent une place importante dans la vie du chercheur, ce dont témoignent ses activités de recherche et d’enseignement, ses nombreuses publications et communications, ainsi que les diverses études qu’il a menées ou dirigées sur le terrain. Malgré cet intérêt indéniable pour la science, l’universitaire reconnaît qu’avant tout, ce qui l’intéresse c’est « l’univers de la pensée ». La sphère de la réflexion humaine est plus globale que le champ strict de la science. Une vie, précise-t-il, est investie de dimensions multiples, émotionnelles, scientifiques, familiales, historiques, et culturelles, imbriquées les unes aux autres, et chacune d’elles prend un sens particulier dans le temps et dans l’espace.

L’exercice de récapitulation auquel se livre l’auteur implique donc qu’un filon découvert mène vers un autre, et ainsi de suite. Reconstruire son parcours suppose une capacité de revisiter les évènements qu’il a accueillis comme « des maîtres » offrant des pistes de renouvellement. La narration autobiographique, souligne-t-il, n’a pas pour but de susciter l’exemplarité mais de fidèlement restituer les faits, d’expliciter ses choix, de témoigner des sphères d’influence académiques et institutionnelles et, finalement, de circonscrire son propre legs. Il le fait avec réalisme, ne laissant de côté aucun des détails qui puissent éclairer le sens des choses et donner aux circonstances de sa vie professionnelle et personnelle leur pleine ampleur. C’est pourquoi il passe en revue diverses collaborations, ses déplacements entre pays et continents, les rôles et les fonctions assumées tant dans les domaines des sciences naturelles, économiques que sociales, qu’il a adoptés tour à tour. Porter une telle attention aux faits et gestes d’une existence marquée par l’apprentissage, l’intervention et l’implication n’est pas un exercice futile puisque au-delà du parcours dont rend compte l’autobiographie, le cheminement du géographe a tout l’air d’une quête en faveur d’une écologie de la vie.

L’intellectuel reconnaît qu’aux yeux de certains, la diversité de ses implications pourra passer pour de la dispersion. L’ouvrage donne à voir, tout au contraire, une cohérence de fond, un « effort d’ensemblance » visant à discerner parmi les évènements de la vie l’élan fondamental qui en conjugue le sens. Le remembrement des parties auquel s’exerce l’auteur ressemble étrangement à l’envignement auquel se rattachent les néologismes qu’il a créés. Tout se passe comme si la reconstitution du chemin parcouru amène à découvrir, à travers les faits et gestes, que la géographie et les néologismes ont été les terreaux intellectuels qui, dans le temps et dans l’espace, ont alimenté une quête intérieure « d’humanisation » de la « territorialité ».

La notion de territorialité

Faut-il s’étonner, alors, que l’appropriation colonialiste des territoires nordiques, dépeints comme des espaces non habités, tranche avec la conception territoriale que s’en fait l’homme de terrain ? La notion de territoire que véhicule Hamelin n’a rien à voir avec une simple conception cartographique traditionnelle qui délimite des frontières en occultant la présence des premiers occupants au moyen d’une approche politique méridionale.

La vision de Louis-Edmond Hamelin est fondée sur les facteurs géoculturels qui caractérisent l’organisation des établissements humains. L’aire d’occupation où circulent les communautés s’établit en fonction des besoins de subsistance et de socialisation des membres entre eux et avec leurs semblables. La logique spatiale ne traduit pas simplement une forme organisée du social. Elle exprime un lien relationnel particulier, sacré, entre la communauté et la terre. La relation à la terre, loin d’être celle de l’appropriation, est celle de l’identité.

Le principe de propriété qui prédomine dans les sociétés de droit, soutenu par les représentants gouvernementaux du sud, occulte une présence autochtone préétablie, un écoumène organisé. Les sudistes soutiennent que les Autochtones se trouvent sur les terres appartenant à la couronne. À ce concept impérialiste de propriété se superpose une politique d’assujettissement des communautés humaines, conception exogène étrange pour ceux qui se perçoivent comme des êtres issus de la terre vivant en étroite relation avec elle. L’interface entre les Autochtones et la terre s’imprime à même les modes de vie qu’ils établissent en regard de la géomorphologie de l’espace qu’ils occupent. En fait, l’écoumène nordique exprime symboliquement leur croyance profonde en une relation inhérente et unifiée entre la terre et l’être qui l’habite. Au-delà d’une perception strictement biophysique d’un rapport à l’environnement, l’inuité, explique le professeur Hamelin, renvoie à une conception holiste et relationnelle entre les peuples nordiques et le territoire qui est le leur historiquement. Face à deux conceptions de la territorialité, l’une relationnelle et identitaire, l’autre d’exploitation économique et de domination politique, Hamelin penche nettement en faveur de la première.

L’humanisation de la territorialité

C’est par le langage que l’homme de terrain voudra transmettre le paradigme territorial nordique, fort différent de celui des méridionaux. Les concepts véhiculés par le locuteur doivent pouvoir se matérialiser en unités lexicales. Ainsi, le procédé de création des « entités vocabulairiques » auquel il s’affaire en sa qualité de linguiste doit assurer l’enchaînement entre l’idée (l’imaginaire), la notion (le concept) et l’entité lexicale qui énonce. Les innovations langagières proposées deviennent le support tangible qui donne ancrage aux nouvelles réalités ainsi désignées. Le passage obligé entre l’imaginaire et les objets construits par l’esprit passe par les référents linguistiques les plus justes et les plus adéquats. Les nimes deviennent ainsi les intermédiaires de la pensée, reflétant les aspects socioculturels, spatiaux et politiques à concrétiser. Le rang d’habitat, la froidure, la nordicité, la québécité, voire la préoccupation même du géographe pour la toponymie, sont autant d’exemples d’une recherche constructiviste rigoureuse, chez Hamelin, de l’épistémologie du lieu.

Cet état d’esprit participe à la prise de conscience de l’inuité dont cherche à témoigner le géographe linguiste. Le sens profond que revêt la territorialité chez les Autochtones du Nord, c’est-à-dire ce sens identitaire d’un être qui fait un avec la terre, lui inspire des considérations quant à la possible coexistence des peuples. L’écoumène, dont l’organisation résulte de l’imbrication des dimensions multiples de la vie, y compris des activités quotidiennes qui s’ensuivent, donne aux référents spatiaux et culturels une valeur symbolique et un sens collectif réel. Les façons d’occuper le territoire et le sentiment relationnel que les peuples nordiques entretiennent avec la terre alimentent sa conception particulière d’homme de terrain de ce qu’est un écoumène. L’humanisation, soutient-il, se construit à partir « de l’animisme de chaque constituant ».

Le chapitre 13 illustre le cheminement intellectuel qui mène à la désignation de la nordicité. L’idéel est l’étape première, celle d’une prise de conscience de l’objet à désigner, dans ce cas précis, l’espace nordique. Elle est suivie d’une étape thématique qui a donné lieu à l’étude d’écosystèmes nordiques particuliers, les tourbières réticulées de zones subarctiques du Québec et les lots de colonisation du Nord-Ouest du Québec méridional. Mais ce n’est qu’en élargissant la logique d’analyse, d’abord au plan temporel en reculant jusqu’à l’époque de la paléonordicité et en amplifiant ensuite l’échelle spatiale jusqu’à la zone circumnordique au-delà des latitudes 48-50 et des écoumènes tempérés froids du Québec méridional, que le géographe parvient à l’entendement global de l’espace circumnordique. La complexité de l’exercice intellectuel illustre bien l’insuffisance langagière et géographique ainsi que le lot de connaissances requises pour en arriver à désigner de manière significative un espace habité, en lui accordant une consonance qui soit en harmonie avec celle de ses habitants. Car, après s’être familiarisé avec l’objet d’études, l’objectif d’Hamelin est d’en arriver à désigner le territoire tel qu’il coïncide avec le vécu des peuples nordiques plutôt que d’adopter les prétentions des méridionaux.

L’autochtonie est un autre de ces concepts globaux que le géographe a cherché à circonscrire. Comme dans le cas précédent, le scientifique s’est exercé à faire une lecture géoculturelle du rapport humain à l’espace. Ce qui peut paraître comme une surenchère de mots nouveaux est en fait le résultat d’une démarche complexe et rigoureuse. Il s’agit, en somme, de retracer les processus par lesquels les écoumènes en viennent à prendre un sens collectif en fonction des réalités vécues et partagées par les habitants d’un territoire donné dans le temps et dans l’espace.

L’exercice est d’autant plus audacieux qu’Hamelin tente de le faire de l’intérieur, à la manière d’un ethnologue. « On ne comprend la zone froide qu’à partir d’elle-même, comme c’est de l’intérieur que l’Inuit agence les blocs de son iglou » (p. 77). Et ce qui lui permet de saisir ces données spatiotemporelles, et de les faire entendre, c’est précisément l’articulation langagière qui les désigne. C’est ce fabuleux jeu d’équilibre entre l’idéel et le réel, par l’usage des unités lexicales nominales, que nous fait découvrir le biographe, en présentant ses études sur la nordicité et l’autochtonie. Mais c’est également à travers le lien privilégié que les communautés nordiques entretiennent avec leur territoire que Louis-Edmond Hamelin en vient à considérer qu’une coexistence des peuples est possible, non pas à partir d’hiérarchies construites politiquement, mais par l’intermédiaire d’une attitude relationnelle d’unité entre les communautés humaines et la terre, dans le respect de la diversité des écoumènes. Au-delà, donc, de la production d’un savoir scientifique, auquel contribuent ses travaux sur la nordicité et l’autochtonie, son legs le plus important, celui qui se dégage de sa démarche scientifique, est sans contredit une conception plus personnelle de la géographie : une géographie vraiment planétaire, pour ne pas dire universelle.

Pas étonnant qu’il doive se mouvoir et se maintenir dans une position d’équilibriste, le politique tel qu’il se pratique n’étant pas à même de répondre à sa conception de la territorialité, plus « écoumènique ». En effet, pour l’homme de terrain que fut toujours Louis-Edmond Hamelin, l’humanisation passe par la construction d’une relation entre les écoumènes des occupants de territoires donnés et la terre tout entière, puisque chacun des établissements humains recouvre l’une des zones de l’écosphère. Pour que s’établisse une coexistence des peuples, un rapport de complémentarité doit s’établir entre les composantes humaines, culturelles et biophysiques des divers écoumènes.

La terre, substrat des êtres qui l’habitent, donne en quelque sorte l’occasion de définir un projet de territorialité à la grandeur de la planète, si tant est qu’il s’installe une humanisation des rapports à l’écosphère. L’âme de la terre évoque l’état d’esprit qui pourrait alimenter l’établissement d’écoumènes engagés dans un projet de territorialité humanisée. Cela requiert des dispositions politiques de respect de la diversité des formes d’enracinement, un ancrage historique qui remonte dans le temps, et l’entreprise d’une importante réhabilitation de la mince couche écosphérique qui constitue l’habitat sur lequel est bâtie la territorialité de l’humanité.

Bref, cette autobiographie, au dire même de l’auteur, entend contribuer à « réhabiliter la terre autrement ». Ce pari est nettement réussi. Il l’est par l’écriture, par la pédagogie, par la cohérence, par l’interdisciplinarité qu’il soutient, par l’intérêt qu’il suscite et, davantage encore, par le positionnement novateur qu’entretient le géographe-linguiste au sujet de la territorialité comme fondement de l’humanisation.