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À l’occasion de l’hommage rendu en France à Michel Foucault pour les vingt ans de sa disparition, et notamment par le Festival d’automne[1], plusieurs spectacles lui furent consacrés, plaçant en leur centre, comme une évidence, son exercice de la parole. Il s’agissait pour Jean Jourdheuil au Théâtre de la Bastille, Éric Ruff à Radio-France, les jeunes comédiennes du Jeune Théâtre national (JTN) à Fresnes, ou encore Jacques David[2] à la Cartoucherie de Vincennes de faire entendre la voix du philosophe sans l’incarner. Autrement dit, représenter les pratiques de prise de parole du philosophe, du Collège de France à la Goutte d’Or, de son appartement du 15e arrondissement aux amphithéâtres des universités américaines (Éribon, 1991 ; Macey, 1994 ; Defert, 1995), sans pour autant les mettre en scène, telle fut, me semble-t-il, l’intention commune de ces quatre spectacles par ailleurs très différents.

Témoin de ces tentatives qui souvent firent réagir violemment ceux qui avaient été les auditeurs de Michel Foucault (ils me confièrent ne pas retrouver celui qu’ils avaient connu) et prenant connaissance, comme beaucoup, des cours du Collège de France par leur publication actuelle (Foucault, 2004), je songeais combien cette pratique de la prise de parole du philosophe, pratique dont Claude Mauriac dans son journal avait été le formidable chroniqueur (Mauriac, 1976), combien cette pratique avait été singulière chez Foucault et profondément maîtrisée. Foucault avait dessiné en creux une géographie de ses gestes de langage, une géographie bien différente de celle d’un Sartre par exemple (Colombel, 1986 ; 1994). L’auteur de L’être et le néant a en effet imposé un certain type de prise de parole du philosophe dans l’espace public : « aller voir Sartre », chez lui ou au Flore, c’est aller, en effet, écouter une parole singulière qui fait vérité. Aussi, Sartre a-t-il été souvent amené à prendre la parole, et ce sur Les sujets les plus divers (de la situation ouvrière à Baader). À l’inverse d’un philosophe debout sur un tonneau au milieu des ouvriers et leur indiquant la marche à suivre, Foucault avait fait un usage de la parole qui, s’il recoupait parfois certaines pratiques propres aux intellectuels français des années 1960, participait de son travail spécifique de philosophe. Parler pour Foucault c’était s’inscrire ou non d’un ordre des discours, mais c’était également problématiser dans le geste même cette pratique. En somme, et l’on comprend dès lors pourquoi les dramaturges et les comédiens s’y intéressèrent, pour lui, parler est sans cesse réinventer un nouveau théâtre, un théâtre profondément politique.

Cette géographie que nous voulons ici esquisser et que nous appellerions volontiers « audiographie » est composée d’actes de parole très différents dont on peut donner une brève typologie[3] : 1) les enseignements (séminaires, cours, communications, conférences) ; 2) les discussions scientifiques ou politiques (tables rondes, dialogues, entretiens, conversations avec Paul Rabinow, avec Claude Mauriac) ; 3) les déclarations (interventions en meeting, manifestations, réunions, etc.) ; et enfin, 4) les prises de parole obligées (de la grande leçon à l’agrégation, à l’audition devant des commissions, aux convocations jusqu’aux interrogatoires).

Cette audiographie a aussi ses lieux ; certains sont institutionnels : l’amphithéâtre universitaire ou le studio de radio ; d’autres, plus incongrus : la cuisine de Gilles Deleuze à Paris ou celle de Maurice Clavel à Vézelay, la rue à Nancy, à Paris... Mais surtout, cette géographie a laissé des traces plus ou moins profondes dans les archives. Ici, un enregistrement sauvage sur une bande magnétique (ses conférences à l’étranger ou ses cours au Collège de France) ou un texte établi par Foucault (de nombreux entretiens rassemblés dans les Dits et écrits) ; ailleurs, une transcription de propos tenus, là encore des notes prises par un témoin, souvent un étudiant (comme par exemple lorsque Foucault était répétiteur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm) ; ou, enfin, une seule photographie de Foucault en train de parler, mais à jamais muet (le célèbre cliché du philosophe dans une rue de la Goutte d’Or en 1971, le mégaphone à la main, entouré de C. Mauriac, J. Genet et A. Glucksman). Parfois, il n’est pas de traces, la parole est retournée au silence, comme à Bucarest au cours des années 1960, ou à la Sorbonne en 1969 (Kagan, 2004). Il s’agit donc avec ces archives très hétérogènes, souvent lapidaires, d’esquisser cette carte qui, comme nous voudrions le montrer, n’est pas circonstancielle ou biographique mais étroitement liée au projet foucaldien. Précisons ici qu’il ne s’agit pas de faire l’impasse sur la dimension biographique, sur le parcours de l’intellectuel Foucault ; il va en effet de soi que nombre de ces événements de langage sont liés à ce parcours de vie et au contexte historique dans lequel il s’inscrit. Ainsi, on doit évidemment rappeler que l’année 1968 furent le lieu d’une intense prise de parole des étudiants, des ouvriers, mais également des intellectuels (Certeau, 1994).

Nous concentrerons notre propos sur deux pratiques exemplaires, croyons-nous, de cette posture foucaldienne : l’entretien et la conférence de presse. Nous aurions pu bien sûr montrer comment dans certains de ses livres Foucault rompt le discours univoque, en introduisant du dialogue (comme par exemple à la fin de L’archéologie du savoir), ou analyser la manière dont il menait ses cours au Collège de France, usant d’une gestuelle, pratiquant non sans plaisir la lecture à haute voix de ses sources, et, enfin, nous aurions pu travailler sur les monologues radiophoniques du philosophe pour France Culture dans les années 1960[4]. Si nous avons retenu l’entretien et la conférence de presse, c’est qu’il s’agit de deux pratiques dont les règles sont arrêtées — Foucault n’invente pas ces prises de parole, mais il les subvertit. Voyons de quelle manière et en quelles circonstances.

L’entretien

On sait qu’après son retour en France à la fin des années 1960, après un long exil en Suède, en Pologne, en Allemagne et enfin en Tunisie, dont il confia que cet expatriation avait été la cause de sa prise d’écriture (« retrouver sa langue »), Foucault est énormément sollicité pour donner des entretiens aussi bien en France qu’à l’étranger (Artières, 2001). Il accepte le plus souvent et s’explique sur sa démarche, ses positions, son travail dans des journaux et des revues. Or, parmi ces nombreux entretiens, il en est quatre qui se distinguent, car ils constituent de véritables expériences de parole qui visent à une déprise de la position de pouvoir qu’occupe le philosophe. Parce que ces expériences sont à mi-chemin de la littérature (pensons à Diderot) et de la sociologie (l’entretien n’est-il pas l’une des méthodes du sociologue ?), elles interrogent au-delà du cas Foucault ce que « s’entretenir veut dire ».

L’impossible entretien

Alors que Michel Foucault achève la rédaction de L’archéologie du savoir, le critique Claude Bonnefoy propose au philosophe de publier un livre d’entretiens pour les éditions Belfond. Foucault est alors dans un désir d’explicitation de sa démarche et accepte. Mais dès les premières séances d’entretiens, Bonnefoy oriente ceux-ci dans une perspective à laquelle Foucault est très réticent : il s’agit d’évoquer le derrière de la tapisserie, d’aborder le rapport que l’auteur d’Histoire de la folie entretient avec l’écriture. Ainsi, au cours de la dizaine de rencontres qui eurent lieu, Foucault pratique une parole inédite, une parole autobiographique. Ce propos intime de l’auteur sur lui-même génère un changement dans les échanges oraux entre les deux hommes, une modification de ce qui au départ devait être un entretien traditionnel. Foucault adopte pour réfléchir à la manière dont il travaille, pour dire ses difficultés d’écrivant, un registre inédit, une langue nouvelle. Au terme de cette expérience, Foucault se dit transformé et heureux d’être parvenu avec Claude Bonnefoy à inventer un type de discours qui ne soit ni une conversation ni une « espèce de monologue lyrique ». Mais pour le philosophe, l’intérêt de cette expérience est plus dans la tension que chacune des rencontres produisait sur lui que dans la publication ; l’entretien comme pratique plus que comme texte. Et le livre d’entretiens avec Claude Bonnefoy ne parut jamais, sa transcription fut conservée dans les archives car pour Foucault, il s’agissait bien d’un impossible entretien.

Dialoguer avec Gilles Deleuze

Gilles Deleuze, à qui la revue L’Arc souhaitait consacrer un numéro au début des années 1970, proposa alors à Michel Foucault une discussion. Ce qui deviendra un dialogue entre les deux amis philosophes eut lieu dans la cuisine de l’auteur de Logique du sens, à Paris. Elle constitue le seul dialogue de Michel Foucault avec un philosophe contemporain (si l’on excepte le débat avec Noam Chomsky, qui eut lieu sur un plateau de la télévision néerlandaise, mais qui échoua, parce qu’il se compose en fait de deux entretiens parallèles). L’intérêt de ce dialogue est qu’il est, comme la discussion qui eut lieu avec les nouveaux philosophes dans la cuisine de Maurice Clavel à Vézelay, un véritable exercice de pensée. Deleuze et Foucault pensent à haute voix, non sur un texte, non sur un tableau, mais à propos de l’expérience que l’un et l’autre viennent de connaître au sein du Groupe Information Prison (GIP) et des autres mobilisations. Alors que chacun aurait pu essayer d’articuler son travail à son intervention dans l’espace public, Ils définissent ensemble à partir de leur expérience un lien nouveau entre théorie et pratique. Si cette discussion est intéressante dans la perspective qui est ici la nôtre, c’est qu’elle n’est pas la simple confrontation de points de vue, elle produit un diagnostic sur ce qui est en train de se passer. En d’autres termes, l’entretien se mue ici en dialogue capable de produire de nouveaux concepts.

Retourner le dispositif

Plusieurs années après le dialogue avec Deleuze, Foucault expérimente une autre forme d’entretien, comme le rapporte Claude Mauriac dans Mauriac et fils, qui s’apparente au dialogue platonicien et qui est absolument inconnu près de 40 ans après sa tenue. Le livre de ces entretiens est pourtant paru chez Grasset en 1978, il s’agit de l’ouvrage de Thierry Voetzel, Vingt ans et après, préfacé par le même Claude Mauriac. Le nom de Foucault est absent, pourtant il est celui qui questionne Thierry Voeltzel, ce garçon né en août 1955. Par des questions très directes, Foucault dialogue avec ce jeune homosexuel sur l’engagement de celui-ci au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Ici donc, Foucault a retourné le dispositif de l’entretien pour lui-même mener celui-ci, et il est formidablement enthousiaste de cette expérience qui a fait sortir une parole « d’une très grande liberté » sur les expériences d’un jeune homme de vingt ans en 1976.

Parler anonymement

Sans doute cette expérience de l’anonymat est-elle à mettre en relation avec le choix de Foucault en février 1980, lorsque acceptant la sollicitation de Christian Delacampagne pour un entretien au journal Le Monde, il pose comme condition l’absence de mention de son nom. Daniel Defert indique que l’identité du philosophe masqué dans cet entretien, paru dans le numéro du 6 avril 1980, demeura inconnue jusqu’à la mort du philosophe. Par ce geste, qui neutralisait les effets de la notoriété de Foucault, il souhaitait s’extraire de la médiatisation, la refuser pour laisser place au débat d’idées. Il s’insurge en effet contre le recouvrement par le nom de l’auteur de sa pensée, et des impossibilités que crée cette situation. Foucault, comme il le dit à plusieurs reprises, écrit pour n’avoir plus de visage ; or, il constate en cette fin des années 1970 que cette visée est devenue impossible tant à ses cours au Collège de France que lors de ses interventions, sa figure est devenue celle d’un maître à penser. Ce qu’il a si souvent combattu, voilà qu’il en est à présent la proie. L’anonymat et l’adoption de pseudonymes sont deux des manières dont le philosophe répond à ce vedettariat. Ainsi, lors de la table ronde organisée par la revue Esprit dont le thème est « Luttes autour des prisons[5] », Foucault prend le pseudonyme d’Appert, du nom d’un philanthrope des prisons du xixe siècle, auteur d’un remarquable tour de France du pénitentiaire en 1836. Son désir de quitter la France participe du même constat. Tout se passe donc comme si Foucault cherchait par cet entretien masqué à retrouver quelque chose d’une parole intacte.

La conférence de presse

La seconde pratique sur laquelle on s’arrêtera est étroitement liée à un moment du parcours foucaldien ; elle intervient au cours des années 1971-1972, alors que Foucault est engagé dans le GIP ; elle est ainsi inscrite dans ce souci de faire de l’information une lutte, dans un contexte politique en France très répressif (Artières, Quéro et Zancarini, 2003). Le philosophe ne ménage pas sa peine, allant devant les prisons pour dialoguer avec les familles, jouant avec les comédiens du Théâtre du Soleil des sketches au bas de cités de banlieues, etc. Dans cette intervention, Foucault fait l’expérience d’exercices de la parole inédits pour lui. Il s’agit d’éprouver la philosophie à ces exercices de parole (Boullant, 2003).

La conférence de presse n’appartient pas à ces pratiques expérimentales, sa tenue est extrêmement codifiée, elle constitue un dispositif de prise de parole le plus souvent utilisé par le pouvoir pour orchestrer le relais de sa parole. Les journalistes sont convoqués à la conférence de presse d’un ministre. Cette réunion au cours de laquelle une ou plusieurs personnalités s’adressent à des journalistes pour les informer d’un événement, d’une position, se déroule le plus souvent en deux temps : la déclaration du conférencier, puis un dialogue avec l’auditoire. Le dispositif matériel est extrêmement figé et n’est pas sans rappeler celui de l’enseignement. Le conférencier est derrière un bureau, souvent surélevé, tandis que les auditeurs sont sur des chaises en face de lui. Le pouvoir de parler est ici redoublé par une domination physique.

C’est précisément ce dispositif qu’investit Michel Foucault au cours des années 1971-1972, soit au moment même où il obtient sa chaire au Collège de France. Le philosophe subvertit de trois manières au moins cette mise en scène du pouvoir de la parole.

Faire-savoir

L’annonce de la création du GIP intervint, on le sait, le 8 février 1971, par une prise de parole de Michel Foucault accompagné de J.-M. Domenach et P. Vidal-Naquet (Perrot, 1986). Est lu le manifeste du groupe qui fut ensuite largement reproduit dans la presse française. Cette annonce prend pour cadre une conférence de presse organisée à la chapelle Saint-Bernard, dans la gare Montparnasse par les avocats des militants maoïstes emprisonnés. Ce 8 février, au terme de longues semaines de lutte pour l’obtention d’un statut de prisonnier politique, les avocats déclarent la fin de la grève de la faim des militants qu’ils défendent.

Cette conférence de presse est celle de l’annonce de la victoire des militants maos sur le ministre de la Justice, René Pleven (Vimont, 1993 ; Mauger, 1996). Elle est donc l’occasion d’une prise de parole victorieuse, qui plus est, dans un lieu qui n’est pas neutre, une chapelle, lieu d’un autre pouvoir de parole, celui du religieux. Or, que fait Foucault ? Il s’agrège à cette conférence de presse, non pour la détourner ou la récupérer, mais pour la prolonger. Foucault fait de la conférence de presse non un lieu d’exposition, non un espace de déclaration, mais un moment d’attention. Il indique qu’une enquête a été lancée dans les prisons pour savoir ce qui s’y passe, qui y va, etc. C’est-à-dire que Foucault déplace en somme l’attention des auditeurs et plus généralement des militants vers la prison et les prisonniers de droit commun. Aux paroles victorieuses, il accole un questionnaire, à l’exclamatif de l’interrogatif. La conférence de presse est ainsi inversée, le conférencier pose les questions à la place de l’auditoire. Celui qui parle n’énonce aucune vérité, il interroge des évidences.

Interroger le pouvoir

La conférence de presse qui a lieu quelques mois plus tard, le 21 juin 1971, est d’une tout autre nature. Cette fois, Foucault ne s’invite pas à la table, il est l’un de ceux qui ont convoqué cette conférence de presse dans un amphithéâtre universitaire. Elle s’inscrit dans ce que l’on appela alors « l’affaire Jaubert », du nom d’un journaliste du Nouvel Observateur qui fut passé à tabac par la police en marge d’une manifestation parisienne d’Antillais au printemps 1971 (Hamon et Rotman, 1988). Alain Jaubert avait en effet été tabassé par des policiers alors qu’il portait secours à une personne blessée ; à l’issue de sa garde à vue, une commission d’enquête se constitua pour s’informer de ce qui s’était passé ce jour-là, le ministère de l’Intérieur déclarant que Jaubert avait agressé et insulté les policiers. Des journalistes de presses aussi différentes que Le Figaro, Le Monde, Le Nouvel Observateur, des avocats et plusieurs intellectuels formèrent cette commission. Il s’agit sans doute de la première mobilisation des journalistes comme journalistes pour la défense de la liberté d’expression. Une contre-enquête est donc menée qui met en évidence que la préfecture de police a menti et qu’elle cherche à couvrir une bavure policière (Casamayor, 1973).

Lors de la conférence de presse du 21 juin, qui succède à une première qui s’était tenue quelques semaines auparavant chez Lacan et qui annonçait la création de la commission, quatre membres interviennent : Claude Mauriac, Denis Langlois, l’avocat de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Gilles Deleuze et Michel Foucault. Une brochure est publiée à cette occasion et constitue, en dehors de quelques photographies, les seules archives de cet évenement. Ce que font les conférenciers, ce n’est pas une pure dénonciation d’une désinformation, mais l’analyse de la manière dont le pouvoir de la parole est exercé à travers un communiqué officiel du ministère de l’Intérieur. Avec ironie, et par une explication de texte rigoureuse, les quatre hommes démontent les mécanismes de cette prise de parole arbitraire. Ils lui opposent la parole collective des témoins.

Lire la parole des sans-voix

Presque six mois après l’affaire Jaubert, une série de révoltes interviennent en détention à la suite de la suppression des colis de Noël par le garde des sceaux, René Pleven ; à la centrale Ney de Toul au début de décembre 1971, puis dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires français, des détenus se mutinent et occupent quelques heures les toits des prisons en criant des slogans dénonçant leurs conditions de détention. Le GIP sans le provoquer, suit ce mouvement dont émerge une parole collective avec ses revendications. Pour Foucault, l’essentiel est atteint : la prison est devenue un espace de lutte locale, les prisonniers discutent de leurs situations, se mobilisent, rédigent des demandes, font sortir des témoignages. Ils ont pris le pouvoir de parler.

Aussi, la conférence de presse que le GIP organise de manière sauvage dans le hall du ministère de la Justice, place Vendôme, le 17 février 1972 en fin d’après midi, est-elle le théâtre d’une inédite situation ; Foucault prend la parole mais fait lecture d’un texte qui émane des prisonniers de la centrale de Melun. Autrement dit, dans l’espace même de l’énoncé de la loi, le ministère de la Justice, le philosophe fait entendre la voix de ceux qui en étaient jusqu’à présent privés. Il ne parle pas en leur nom ni pour eux, mais Foucault se constitue en transmetteur. Sans doute la présence aux côtés de l’auteur d’Histoire de la folie, d’un autre philosophe, Jean-Paul Sartre, qui a tant parlé pour les damnés de la terre, est-elle symbolique de ce renversement du dispositif non pas seulement de la conférence de presse, mais de la prise de parole de l’intellectuel en France depuis l’affaire Dreyfus.

Conclusion

Il faut admettre combien cette entreprise d’audiographie est fragile, et on objectera que si Foucault subvertit certains dispositifs de parole, il en est bien d’autres, plus nombreux encore, auxquels il se soumit — à commencer par exemple par tous les entretiens déjà évoqués. Mais il semble que l’intérêt d’une audiographie de Foucault est de repérer les cibles successives qu’il vise dans ses expériences de parole. Ainsi, peut-on, légitimement, estimer que c’est bien contre une certaine forme de prise de parole philosophique que Foucault s’élève. Celle notamment qui consiste à parler à la place des autres, celle aussi qui consiste à ne pas risquer sa parole dans des expériences de langage.

Si Foucault fut toujours méfiant à l’égard de la parole et de son pouvoir, peut-on dire aussi qu’il y voyait sans doute un des lieux possibles de résistance, un lieu possible de la philosophie.