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Le 11 mars 2006, la fondation Arts & Ex’s (Pieter van Huystee Film) et le Nederlands Filmmuseum inauguraient la première Conférence annuelle Johan van der Keuken à Amsterdam, afin de rendre hommage au cinéaste disparu cinq ans plus tôt et de réaliser un souhait qu’il avait lui-même formulé. Le Nederlands Filmmuseum présenta à cette occasion la restauration du premier film de van der Keuken, Paris à l’aube, et le producteur Pieter van Huystee les trois premiers coffrets DVD de l’intégrale du cinéaste (conçus en collaboration avec Idéale Audience à Paris). Le monteur de plusieurs de ses films, Jan Dop, tint un séminaire et, dans la soirée, il me revint de prononcer une conférence sur l’oeuvre de van der Keuken, dont j’avais été proche pendant plus de vingt ans.

Plutôt que d’évoquer sa carrière, son oeuvre filmée et sa place dans l’histoire du cinéma, et analyser doctement tel ou tel de ses films en universitaire, je résolus de me « borner » à commenter trois photographies du cinéaste qu’il m’avait offertes peu de temps avant sa mort lors de son dernier passage à Paris, le 6 novembre 2000, où nous avions tenu une « conversation-projection » improvisée dans un cinéma près du Centre Pompidou, selon une formule inaugurée à la Documenta X quelques années auparavant.

Parler de ces trois photographies, c’était en quelque sorte — et toutes proportions gardées — prononcer un « tombeau de van der Keuken », ce genre poétique (Mallarmé) ou musical (Ravel, « Tombeau de Couperin »), sous la forme d’un « monologue intérieur », orphelin sans doute de ces dialogues que nous eûmes plus d’une fois en public. Le dispositif mis en place pour cette conférence voulait de surcroît que je tourne le dos à ces trois photographies projetées sur un écran, alors même que mon propos était d’y faire face.

Ces trois photographies — dont le tirage a été effectué en 1992 par Johan van der Keuken lui-même — ont été prises en 1991, en Inde, à Mysore, à l’entrée d’un hôpital (l’hôpital Krishnarajendra). Elles sont en noir et blanc, argentiques bien sûr, l’entièreté du photogramme est conservée (36 x 48), et on y voit le liseré noir de l’interimage et quelques mentions graphiques ([ILF]ORD ER4 0040 [?]).

— Le sujet, ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui entrent dans un hôpital, viennent visiter un malade, sans doute, ou veiller un mourant ; en tout cas, une certaine gravité et vraisemblablement de l’affliction se lisent sur leurs visages et leurs corps, dans leurs gestes. Ils sont tous arrêtés « dans la vie », avant même que le photographe ait arrêté leur mouvement. Une lenteur « d’éternité » les enveloppe et émane d’eux.

— Le medium, c’est la photographie qu’a passionnément pratiquée van der Keuken depuis son jeune âge, qui traverse toute son oeuvre de cinéaste et auquel il est revenu en force dans les quinze dernières années de sa vie.

Figure 1

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La photographie connaît aujourd’hui une mutation à tous égards : support, principe même de l’empreinte, codage, rapport au temps, à l’instant et à la durée, cadrage, transfert, manipulation, restitution, usage. L’image numérique est une autre image que l’argentique, quoi qu’en disent les gens portés au compromis et qui veulent voir l’image détachée de sa matérialité physique et chimique, indifférente à son support. La façon dont on choisit et cadre son objet (on tient l’appareil à une autre distance de l’oeil qu’auparavant, parfois à bout de bras ; on ne « vise » pas), le moment où l’on « prend » la photographie (avec les appareils numériques courants, a fortiori avec les téléphones portables, il y a un décalage entre le moment où l’on décide de prendre la photo et son enregistrement par l’appareil : le moment « décisif » est impossible !) et, bien sûr, l’usage que l’on en fait (immédiateté du « résultat », transmission rapide par téléphone, ordinateur où on la manipule aussitôt, etc.). L’usage social de la photographie qui, quoi qu’on en pense, définit celle-ci, s’est transformé.

En effet, au-delà de ce que je viens de dire des qualités somme toute « externes » de ces photographies, il y a leur réalité interne, c’est-à-dire le travail du photographe déposé en elles : regard, position spatiale, axe, moment du déclenchement, développement, contraste et tirage — leur mise en scène, dirons-nous —, et leur assemblage, enfin, ce qui relève du montage. Au-delà, il y a aussi le don qui m’en a été fait, car il m’est revenu de les encadrer, de les accrocher et d’en choisir l’ordonnancement ou l’absence d’ordre sur la surface blanche de mon mur. Il m’est enfin revenu de les voir et de les regarder, de les lire et d’y pénétrer, de passer de l’une à l’autre, d’en inverser le montage, d’opérer des recadrages internes, toutes opérations et toutes choses que les familiers de l’oeuvre filmée, photographiée et écrite de van der Keuken connaissent comme siennes, toutes choses qu’il nous a appris à pratiquer.

Il faut l’avoir vu travailler au montage d’un film, accrochant au mur des fiches cartonnées représentant les diverses séquences, scènes ou plans d’objets, de lieux, de personnages, et déplaçant ces fiches comme les mots d’une phrase, les intervertissant, les reprenant, etc. Ce génie de l’assemblage et de la combinatoire est un trait de sa poétique particulièrement explicité dans le film De deur (La porte), avec Bert Schierbeek, qui utilise lui-même les mots de cette manière dans sa poésie, comme on peut s’en rendre compte dans le film même.

Face à ces photographies, on ne peut pas ne pas penser d’abord aux textes de van der Keuken sur des photographies, souvent celles des autres (Edy Posthuma de Boer, Koen Wessing, William Klein…) et aussi parfois les siennes. Spontanément, on peut songer à une photographie intitulée « Femmes et enfants à Madras » (1987) — ce qui nous fait retrouver l’Inde —, où il a porté très loin l’exploration de l’image en la fragmentant, la réarrangeant, en recréant au sein de son immobilité une série de chemins, de récits par le choix de certains détails, par le recadrage et le montage, allant jusqu’à explorer ses zones d’« infiguré », de flou, d’informe.

Figure 2

Femmes et enfants à Madras, Johan van der Keuken, octobre 1987 (Skrien no 159, avril-mai 1998).

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Le texte où il commente cette photographie, paru d’abord dans Skrien sous la forme d’un feuilleton étalé sur une année, a été inclus dans Aventures d’un regard, publié en France en 1997 (van der Keuken 1997), et auparavant dans un journal « alternatif » à Genève, qui s’intitulait Drôle de vie ; un journal papier grand format qui permettait de disposer d’une grande surface de travail, contrairement à la méthode qui a été instaurée depuis lors avec le format dit tabloïd, qui « vignettise » l’image et la mise en pages.

Cette photo et ce texte expriment une sorte de jubilation, les femmes et enfants qu’on y voit « éclatent de vie », dit van der Keuken. Il y a ce bébé, au centre, qui regarde le photographe « en se faisant lui-même caméra », ajoute-t-il. L’espace est ouvert — c’est la rue passante, avec les boutiques à l’arrière-fond.

En même temps, l’analyse, les associations d’idées et le découpage de la photo suscitent des questions, conduisent à des inquiétudes, à une certaine angoisse au-delà de cette joie apparente et spontanée.

Dans les trois photographies de l’hôpital Krishnarajendra, en revanche, on part de l’inquiétude. Van der Keuken a saisi en elles un lieu de passage entre extérieur et intérieur (de l’hôpital), une porte. Il était précisément question tout à l’heure de De deur (La porte), et le lien s’impose, on va le voir.

Ici c’est une porte étroite — ou un porche —, dont le haut portail de fer forgé est ouvert mais où l’on a disposé des pierres levées, de granit sans doute, pour empêcher que des véhicules (vélos, motos, poussettes, chariots) pénètrent dans l’enceinte de l’établissement. Il faut aux visiteurs se faufiler entre ces pierres : elles arrêtent, obligent le passant à marquer un arrêt auprès d’elles avant de les contourner, les franchir.

C’est ce temps d’arrêt qu’a saisi le photographe.

Toute photo, bien sûr, est un arrêt sur image ; elle fige un instant, produit une sorte de pétrification.

Dans un texte fascinant de Georg Büchner, « Lenz » (écrit en 1778 et resté inachevé), le personnage du poète qui donne son nom à la nouvelle, au cours d’une marche un peu forcée dans la montagne, qui le mène jusqu’à l’essoufflement, l’épuisement (qui peut faire songer à cette montée de la caméra — que tient van der Keuken — sur un sentier escarpé dans De grote vakantie [Vacances prolongées]), développe tout un rapport à la vue et à l’image (il est question de « jeux d’ombres », de « tableaux » et aussi d’« instants ») qui le conduit à cette réflexion :

Hier en remontant à flanc de vallée, j’ai vu deux jeunes filles assises sur un rocher, l’une d’entre elles était en train de nouer ses cheveux et l’autre l’aidait […]. Parfois on voudrait être une tête de Méduse et pouvoir métamorphoser en pierre un groupe comme celui-là et appeler les gens ; elles se sont levées et le beau groupe était détruit ; mais en redescendant, comme ça, au milieu des rochers, il s’était refait une autre image. Les plus belles images, les sons les plus amples et les plus majestueux se groupent, se dissolvent. Il ne reste qu’une chose : une beauté infinie qui passe d’une forme dans l’autre, page qui éternellement se tourne mais que l’on ne peut jamais retenir et mettre dans des musées…

Büchner 1988, p. 179 — c’est moi qui souligne

Ce désir d’être « tête de Méduse », de transformer en statues de pierre des personnes que l’on croise pour les montrer à d’autres, dessine la place de la photographie — voire de la cinématographie (« […] il s’était refait une autre image. Les plus belles images [et] les sons […] se groupent, se dissolvent. […] une beauté […] passe d’une forme dans l’autre »).

Plus tard, on le sait, on le répète trop facilement, Baudelaire condamnera la « photographie » sous les espèces du daguerréotype. Pourtant, il inscrit le phénomène photographique dans un processus de renouvellement de l’art, précisément en raison de cette attention au moment, à l’instant fugitif et insaisissable qui, selon lui, change la nature même de l’oeuvre d’art moderne, relie autrement que dans l’art classique le moment présent et l’éternité : rappelons-nous le poème des Fleurs du mal, « À une passante », qui exprime cela brillamment, au point de nous faire presque entendre le déclic qui saisit et laisse partir sa « proie » : « Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté/[…] Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? » (Baudelaire 1972, p. 223).

On pourrait approfondir ces questions et les compliquer, car la photographie, à l’époque de Baudelaire, enregistre du temps, contrairement à ce que l’instantané a permis plus tard grâce aux supports plus sensibles. Nous avons aujourd’hui tendance à unifier la photographie sous le signe du millième de seconde auquel nous sommes parvenus.

Si vous regardez l’une des premières photographies, « Perspective sur les toits, à Gras » (Nicéphore Niépce, 1826), vous verrez que deux ombres y sont inscrites, traduisant la durée de huit heures de la pose. On a donc enregistré le déplacement du soleil. Il en va de même chez Charles Nègre, sans parler de ceux, comme Gustave Le Gray, qui mélangent au tirage deux négatifs — l’un pour la mer, l’autre pour le ciel (montage que la ligne d’horizon rend invisible) —, inscrivant dans une même photographie des moments et des lieux différents. Georges Sadoul a fort bien parlé de ces questions dans un texte remarquable qui fut publié en 1948 dans Arts de France : « Peinture et photographie » (Sadoul 1948, p. 5-22), et qui répond en quelque sorte à celui de Bazin (« Ontologie de l’image photographique »).

D’ailleurs, ce que Baudelaire condamne dans le daguerréotype, c’est plutôt son usage, le narcissisme de la bourgeoisie qui vient « contempler son image dans le vil métal » — le portrait et le portrait-souvenir étaient alors en vogue, et le « gradient de narcissisme » augmentait encore en raison de la nature du support, qui représente mais aussi reflète : selon l’orientation qu’on lui donne, la plaque de métal que l’on tient entre ses mains, en effet, reflète comme un miroir celui qui regarde l’image.

La figure du « photographe » voyageur, du flâneur curieux des autres, existe bien chez Baudelaire : c’est le dessinateur et aquarelliste Constantin Guys, dont l’oeuvre, oubliée aujourd’hui, ne paraît à l’époque que dans la presse, toujours-déjà reproduite, les originaux n’existant pour ainsi dire pas. C’est un reporter « photographe », sans appareil de prise de vue et opérant pourtant selon les modalités de l’acte photographique même.

Pierres levées

Revenons aux trois photos de l’hôpital Krishnarajendra. Ici, il faut insister, van der Keuken a choisi d’immobiliser un moment d’immobilité : il n’y a pas arrêt sur mouvement, il y a stase, suspension du temps, comme si, au moment où les visiteurs touchaient les pierres dressées, ils s’étaient figés.

La « tête de Méduse » immobilise de l’immobile, elle statufie des personnages sidérés, frappés de stupéfaction.

Ces pierres levées appartiennent à cette série d’objets qui ponctuent l’oeuvre de l’artiste, y tracent des frontières aussi : les poteaux, piquets et autres bornes que, dans les villes européennes, les municipalités érigent pour empêcher le stationnement sur les trottoirs ou protéger les piétons, en tout cas pour marquer des lieux de passage. On trouve ces images de piquets dans bon nombre des films de van der Keuken ; ce sont des objets « keukéniens » qu’il utilise à diverses fins : pour ponctuer, baliser, compter, et qui offrent aussi, de manière indicielle, des physionomies typiques des pays ou des régions — ils sont massifs ici, épais ou plus gracieux ailleurs, renflés, etc. Amsterdam en compte un grand nombre, qu’on appelle les « petits Amsterdamers ». Dans certains quartiers, les commerçants les utilisent pour poser quelque chose, ailleurs on les intègre à une terrasse ; la plupart du temps, pourtant, ils sont des éléments qui procèdent de la violence urbaine et apparaissent comme les signes d’une volonté d’ordre, avec leur caractère répétitif, leur rigidité, leur noirceur.

Dans les photographies de l’hôpital Krishnarajendra, il en va autrement : on est frappé par la beauté de ce granit debout, la disposition ni rectiligne ni orthogonale des pierres, et surtout les différentes associations qu’elles suscitent — pierres tombales dans des cimetières pauvres, nus, alignements votifs du paléolithique, cromlechs, mégalithes, etc. Surtout, les visiteurs peuvent s’appuyer sur elles, se les approprier ou s’y reposer. La frontière qu’elles marquent évoque moins l’ordre et les interdits que le respect dans le passage d’un monde à l’autre.

Ces pierres marquent une étape : on n’entre pas comme ça, (du moins là, à Mysore), dans cet espace particulier qu’est l’hôpital — espace de souffrance, souvent de fin de vie, lieu où la fragilité de la vie humaine devient palpable, mais aussi lieu d’espoir de guérison et lieu de naissance.

Voyez les corps et surtout les mains des hommes et des femmes qui passent ou vont passer cette frontière (figure 3).

Figure 3

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Ici, l’homme semble déplacer sans effort la pierre d’une seule main, aidé de la légère poussée qu’exerce sa petite fille sur le sommet arrondi de la pierre, alors qu’on voit bien que celle-ci est enfoncée dans le sol, encastrée. L’homme a déjà engagé sa jambe et son pied, chaussé d’une légère sandale, dans l’au-delà de la pierre, et le bras gauche, qui supporte sa petite fille, saille lui aussi dans l’espace de cet au-delà. Cette photo est la seule qui montre les personnages et les pierres en pied. Elle donne également à voir, en profondeur de champ, d’autres hommes qui cheminent, mais dans la direction opposée, à l’exception de l’un d’entre eux qui est à la fois en marche vers le fond de l’allée et tourné vers nous, immobile. Il a pivoté sur ses pieds, il marque un temps d’arrêt.

Les deux autres photos (figures 4 et 5) ont un cadrage plus serré, la troisième plus encore que la seconde, puisque l’ouverture de la porte qu’on y voit est entièrement cadrée, au détriment des façades qui flanquent le portail dans la seconde.

Figure 4

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Figure 5

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Le geste de l’homme aux cheveux blancs et à la chemise blanche est également, par rapport à la pierre, un geste d’appropriation ; il la touche de ses deux mains et son genou pointe dans notre direction, mais tel qu’il est cadré et compte tenu aussi de ceux qui l’entourent, il demeure statique, à l’arrêt, et non dans cette imminence du passage comme le père et sa petite fille de la première image. Telles que sont disposées ses mains, on pourrait croire qu’il retient la pierre ou s’y appuie, pour regarder au-delà plutôt que pour la franchir.

De la première photographie à la troisième, le nombre de personnages a crû en même temps que le cadrage se resserrait : il n’y en a qu’un (ou un et demi) dans la première ; cinq dans la deuxième ; six dans la troisième. En tout cas, le « poids » des visages et des corps est devenu plus important. Le regard du jeune garçon dans la troisième photographie est dardé sur le photographe (et le spectateur) et prend dès lors un tout autre sens que le regard flou et lointain du passant qui se retourne dans la première. Ce regard situe le lieu qu’occupe le photographe : au-delà de la frontière.

La photographie du milieu, la seconde pour moi, se singularise par rapport aux deux autres : les personnages principaux sont des femmes, absentes de la troisième et de la première image (sinon la petite fille en fichu). Elles s’appuient elles aussi sur les pierres levées et la position de leurs corps indique un mouvement vers l’avant, une volonté de franchir ce lieu de passage, mais pourtant elles demeurent immobiles ; les plis torsadés du sari de celle de droite sont d’ailleurs contredits par les plis verticaux de la première.

On pense à la statuaire romane, à l’Isaïe de l’abbaye de Souillac (qui soutient le tympan avec Joseph de l’autre côté du porche) qui, précisément, met en mouvement la pierre taillée grâce à une torsion du corps (qui, selon que l’on observe la tête, le torse ou les pieds, est placé dans des postures différentes, donnant au personnage une allure dansante, correspondant au psaume « Isaïe réjouis-toi »).

Ici, c’est l’inverse : le mouvement de cette femme, au centre, a été arrêté, elle est une effigie. L’absence de regard vers le hors-champ souligne aussi le caractère de statues de ces femmes, que suivent deux hommes puis un troisième qui regardent tous le sol. Cette photo-là, contrairement aux deux autres et en particulier à la troisième, ne connaît pas de tension vers le hors-cadre.

La dynamique de la première photo (page suivante) vient de sa profondeur (elle paraît procéder d’un travelling venu du fond de l’image, des arbres) et du mouvement du personnage ; un peu aussi de son regard vers le hors-champ gauche, ainsi que de celui de sa petite fille.

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Le statisme de la troisième photo — que la main du personnage du deuxième plan souligne — n’empêche cependant pas une certaine tension vers le dehors, tant à gauche (deux regards sont tournés dans cette direction : ceux des deux hommes) qu’en direction du spectateur (le regard du jeune garçon).

Dans la deuxième photo, en revanche, tout est cadré : le portail ouvert, le montant de la façade, l’écriteau et sa fascinante verticalité parmi les lettres à demi effacées.

Pourtant, si l’on regarde plus attentivement, on repère dans le bord droit du cadre de la deuxième image une épaule et un bras à l’avant-bras dénudé, à peine visibles. À gauche, une main féminine appuyée sur la pierre entre dans le champ. Dans la première photo, une roue de bicyclette s’introduit pour un cinquième dans l’image, mais cette roue n’a évidemment pas la même portée que les membres de corps humains qui figurent dans la deuxième image. D’ailleurs, le cercle connote plutôt le statisme ou la répétition que l’événement, alors que ces deux parties de corps inscrivent aux bords même de l’image, presque non marqué d’un indice temporel, le tumulte de l’action.

Cette première exploration des trois photographies de Johan van der Keuken nous a fait saisir un faisceau d’enjeux formels et sémantiques qui révèlent l’importance de la notion de bords dans le travail du photographe. Bords de l’image au liseré noir de la pellicule, du photogramme argentique ; bords de la représentation avec la tension entre le champ et le hors-champ ; bords internes de l’espace représenté avec ces frontières matérielles (dedans/dehors ; ouvert/fermé ; proche/lointain ; haut/bas) et, surtout, ces lieux de passage, ces seuils, lieux où les bords sont franchis.

Ainsi ces trois photos me paraissent-elles constituer une méditation sans fin sur la notion de passage, de traversée, de franchissement ; passage de l’immobilité au mouvement et du mouvement à l’immobilité, passage de la vie à la mort.

La métaphore de la porte (que Kafka utilise dans Le procès — avec l’histoire de cet homme qui attend sa vie durant, devant une porte fermée, que le gardien l’appelle [1]) est l’une des plus souvent utilisée pour illustrer l’idée de frontière. Dans les photographies de van der Keuken, l’hôpital, les pierres tombales, l’affliction des personnages, le mot « OUT » qu’on peut lire sur l’écriteau, au centre, le caractère monumental de ce déploiement sur trois photographies, tout ici converge pour signifier qu’en saisissant ces trois moments, Johan van der Keuken, consciemment ou non, se confrontait à l’image de sa propre disparition et la fixait, la déployait du même geste dans une méditation devenue image.

Si l’on s’interroge sur la place qu’occupe le photographe, on en déduit rapidement qu’il est situé dans un autre espace que celui de ses sujets : eux vont traverser, vont passer d’un dehors à un dedans (et, en un sens, ils vont aussi sortir de l’espace de la vie pour entrer dans celui de la maladie et de la mort), alors que le photographe est « déjà » de l’autre côté. La suspension du temps dans le passage qui affecte tous ces personnages et la gravité de ce moment de franchissement sont saisis par quelqu’un qui est sur l’autre rive.

Au moment où ces photographies ont été prises, van der Keuken était-il malade, se savait-il promis à cette brutale fin survenue il y a près de six ans ? La réponse ne serait que secondaire, car il faut plutôt relever ici la capacité de l’artiste à se mettre à cette place-là, à franchir ce seuil pour voir et fixer l’image de ceux qui vont passer la frontière et qui seront éternisés comme étant sur le point de la passer ; sa capacité imaginative et « métaphysique », devrait-on dire, à saisir cette suspension du temps, ce pas suspendu.

Initiative personnelle mais non sans lien avec van der Keuken, j’ai accroché ces trois photographies à mon mur non loin d’une autre, qui n’est pas de lui mais d’une jeune artiste que l’on avait rencontrée ensemble à la Documenta X (où elle travaillait dans l’équipe de Catherine David) : Claire Angelini.

Figure 7

Homme qui saute, Claire Angelini, 2003. Cibachrome sur aluminium (90 x 90 cm).

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Sans trop m’attarder, je voudrais dire combien cette photographie, en dépit de ses particularités (elle est d’une autre artiste, elle ne fait pas partie d’un ensemble, elle est de grand format, en couleur, et enfin, c’est un agrandissement Cibachrome), fait écho aux trois autres et combien, peut-être, elle les éclaire à sa façon comme elle en est éclairée.

Elle représente un homme qui saute ou qui achève ou entame un saut sur place ; ses talons sont encore (ou déjà) détachés du sol, l’homme s’apprêtant à s’élancer ou étant en train d’atterrir, et la tête, floue comme les bras levés à la hauteur du visage, témoignent du mouvement descendant (ou ascendant) du corps, le flou « courant » en quelque sorte comme un frisson vertical le long de toute la silhouette.

En découvrant cette photo exposée dans une galerie parisienne il y a deux ans, j’eus la réminiscence d’une fameuse photographie de Vertov, où le cinéaste est saisi en train de sauter, comme son credo futuriste l’y incitait. Il est saisi « en l’air », en suspens, les pieds détachés du sol, flottant en quelque sorte dans l’espace (Noguez 1973, p. 302, figure 12). Par là, cette photographie s’inscrivait dans la longue suite des « prouesses » de « l’instantané », prouesses rendues possibles dans les années 1880 grâce à la combinaison gélatino-bromure/ développement alcalin. Comme certains l’on déjà montré, il y a cependant un écart entre la mise au point de procédés techniques permettant la brièveté du temps de pose, donc la saisie d’un « instantané », et la promotion de l’instantané au statut de catégorie esthétique. Intrinsèquement lié à la photographie en tant que medium spécifique, l’instantané privilégie des « sujets » susceptibles de mettre en évidence son caractère propre : parmi ceux-ci, le saut. C’est ce dont témoigne la « Prouesse photographique » de Vedastus (1887), qui montre un homme sautant par-dessus un chevalet, saisi au moment où il est en l’air, se détachant clairement sur le fond blanc de la façade d’une maison. Par ailleurs, on ne compte pas les photographies de plongeons, qui immobilisent un plongeur s’élevant dans les airs ou allant s’enfoncer dans l’eau. Auguste Lumière lui-même s’est immortalisé jambes repliées sous lui en train d’exécuter un saut. C’est cette même figure du saut qui inspire à l’artiste Yves Klein l’image de son fameux « Saut dans le vide » (1958), où depuis un pavillon de banlieue il semble s’élever dans le ciel, alors que les lois de la pesanteur ne peuvent que le précipiter sur l’asphalte…

Mais la proposition de Claire Angelini est bien plus paradoxale en ce qu’elle refuse « l’exploit » de l’instantané, adoptant un temps de pose (vitesse de l’obturateur et ouverture du diaphragme) qui ne permet pas cette saisie magique, cet arrêt du mouvement. L’incertitude concernant le stade au cours duquel le saut a été photographié est engendrée par l’étrangeté du corps qui l’effectue. Celui-ci semble avoir été saisi dans deux moments successifs de son mouvement : du haut au bas de cette photographie, on passe de la chute à l’élévation (et que l’impression d’une élévation soit créée au bas de l’image, sur le sol, et celle d’une chute dans le haut, en l’air, n’est pas le moindre des paradoxes). L’appréhension globale de l’image trouble la perception, tandis que sa « lecture » de haut en bas ou de bas en haut développe inéluctablement une forme de déhiscence temporelle. De surcroît, là où devrait se marquer l’élévation (les pieds semblent sur le point de se détacher du sol), l’ombre — qui est, elle, statique et qui court en diagonale jusqu’au coin droit du cadre — arrime le corps au sol.

On parlait tout à l’heure de l’inscription de différents temps dans la photographie des débuts (les deux ombres de la photographie de Niépce), où le temps de pose était obligatoirement long en raison de la faible sensibilité des supports ; ici, on est bien dans la problématique de « l’instantané », du moment arrêté, mais pourtant entre le haut et le bas de la photographie, une durée indéterminée (ou la contradiction de deux temps) est bel et bien représentée.

Le frisson vertical qui parcourt le corps en extension/ compression se redistribue en outre dans la série des segments horizontaux, sorte de pointillés des volets métalliques, qu’on peut aussi « lire » en colonnes verticales comme autant de « photogrammes » (identiques et répétitifs), sévèrement encadrés par la maçonnerie et délimitant un écran sur lequel se détache le personnage, qui se détache également de cet autre écran que forme le sol, fourmillant de petits cailloux aux mille nuances.

Dans les photographies parmi les plus récentes de van der Keuken, prises à New York en 1997, les passants sont le plus souvent de profil ; on ne voit pas leurs pieds. Ces photographies (aux couleurs violentes, franches) cadrent des volets métalliques de magasins ou d’entrepôts devant lesquels passent des badauds ; elles s’attachent au mouvement latéral, au balayage de l’espace et de l’image. Ici, il n’en est rien et, dès lors, bien qu’il s’agisse de la photographie d’un mouvement, paradoxalement elle se rattache plutôt à la photographie de l’hôpital Krishnarajendra qu’à celles des entrepôts new-yorkais.

Chez Claire Angelini comme chez Johan van der Keuken, la photographie illustre avec brio le paradoxe du temps ; mais ce sont des photographies qui sont hantées par l’âge du cinéma : elles sont cinématiques, elles sont porteuses d’une promesse de mise en mouvement que la tendance dite de « l’instant décisif » n’incluait pas, ni la tendance all over que Robert Frank et William Klein développèrent. On voit qu’ici il n’y a pas d’« instant décisif », en ce sens que la photo n’offre pas une composition équilibrée, définitive, mais qu’il n’y a pas non plus de déstructuration amenant à n’envisager que la dimension du passage du temps.

L’entrée de van der Keuken dans le champ de la photographie

Il est temps peut-être d’aborder l’oeuvre photographique de Johan van der Keuken dans son ensemble, dont on pourra maintenant relever les points de contacts avec les trois photos tardives précédemment analysées.

Quelles ont été les conditions d’entrée de van der Keuken sur la scène artistique, au moyen de la photographie ? Comment a-t-il pris place dans le champ artistique (au sens presque sociologique du terme), puisque — ce n’est pas toujours su, notamment en France — il a été photographe, a été reconnu comme tel dans son pays et sur le plan international avant d’être cinéaste ? C’est en effet parce qu’il s’est fait connaître comme photographe aux Pays-Bas qu’il obtint une bourse pour entrer à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC). En outre, ce cinéaste d’abord photographe, qui ne cesse de pratiquer la photographie, de l’insérer dans ses films, de la commenter dans ses écrits, y revient en force dans les années 1980-1990 avec de grandes expositions, des installations multimédias.

« L’oeil lucide » de van der Keuken s’est formé dès l’âge de 12 ans derrière un objectif d’appareil photo, grâce à son grand-père maternel — évoqué au début des Vakantie van der filmer (Vacances du cinéaste). C’est l’outil qui permet au jeune garçon, à l’adolescent, au jeune homme d’approcher le monde qui l’entoure, de l’interroger, d’en apprendre quelque chose, d’approcher les autres. C’est également la photographie qui inspire son premier film, Paris à l’aube (réalisé en collaboration avec James Blue — dont Les oliviers de la justice sera l’un des seuls films sur l’Algérie coloniale au moment de la lutte de libération — alors qu’il est à l’IDHEC et qu’il cherche à échapper à un enseignement scolastique : van der Keuken n’obtient son diplôme que grâce à Marcel L’Herbier, qui prend le contre-pied des autres enseignants, qui jugent son travail « nul »).

Le moment que je voudrais circonscrire est précisément situé en 1958, quand un critique de la revue Camera associe Johan van der Keuken à deux autres photographes dans un article intitulé « Jeunes talents » : « Ils sont trois. Leurs travaux ont été l’objet d’étude, d’enquête, de méditation. En découvrant chez eux une commune inquiétude, la mienne propre est venue s’y ajouter », écrit Carl Hoskeller (1958, p. 403 et p. 427-428).

Qui sont les deux autres ? Jean-Louis Sieff et Mario Giacomelli.

Ils sont un peu plus âgés que van der Keuken, ils travaillent dans le milieu photographique depuis quelques années déjà : Sieff (né en 1933) est à Elle, il a publié des reportages ; en 1958, il travaille pour Magnum. Giacomelli (né en 1925) a publié plusieurs séries de paysages, de nus, d’hospices de vieillards ou de malades mentaux ; il a par ailleurs travaillé avec l’écrivain Elio Vittorini. Johan van der Keuken, lui, est encore débutant — il a 20 ans, mais il a pourtant publié un premier livre, Wij Zijn 17 (Nous avons 17 ans), puis Achter Glas (À travers la vitre, 1957).

C’est sans doute cette précocité qui fait parier le critique — qui ne connaît que Achter Glas — sur son talent « incontestable et neuf » et sa « précoce notoriété », et l’associer à deux photographes déjà reconnus…

Ces trois photographes, rassemblés ici par le critique en dépit de leurs différences, disparaîtront, c’est troublant, à peu près au même moment (Sieff et Giacomelli en 2000, van der Keuken début 2001), arrivés les uns et les autres à des résultats très différents dans leur travail. Ils connaîtront d’ailleurs une postérité assez inégale : Giacomelli est cité dans les « Histoires de la photographie », van der Keuken également ; Sieff l’est à peine, on ne lui consacre aucune notice d’ensemble, alors qu’il fut très apprécié, très souvent publié dans les revues de photographies des années 1960-1970 et sans aucun doute le plus célèbre des trois.

Figure 8

Camera, no 9, septembre 1958.

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Ce trio est rassemblé en 1958 pour des raisons que le critique va exposer non sans difficulté dans ses trois pages de commentaires. Ce qui réunit ces trois « jeunes talents », c’est qu’ils échappent à la « photographie pure » à laquelle étaient alors vouées les revues de photo, donc au commentaire d’usage, mélange d’appréciations techniques et esthétiques. « J’éprouve, en présence de ces trois cas, un certain scrupule à les traiter par les procédés habituels d’analyse et d’appréciation », dit le critique.

En effet, ils témoignent tous trois d’un « état de trouble », d’une inquiétude que l’auteur aurait pu appeler « existentielle » (« des êtres inassouvis en quête de quelque impossible solution »), et qui ne permet plus de parler « optique », « émulsion », « focale », « composition », « clair-obscur » :

Jugées sur le plan de l’esthétique et de la technique, un bon nombre de ces photographies sembleraient, sinon quelconques, du moins ne pas toujours procéder de la qualité dont se parent habituellement d’autres images. Tandis qu’on voit ailleurs des oeuvres d’une certaine perfection s’imposer par ce qui fait apprécier une photographie bonne ou belle, on perçoit ici qu’il ne s’agit plus de cela.

c’est moi qui souligne

L’article est le lieu même d’un basculement entre une photographie « acceptable », qui correspond à des critères partagés dans le champ photographique, et l’irruption d’une démarche tout autre, qui transgresse ces critères et ces valeurs, déchire la perfection technique et la maîtrise pour faire advenir une autre réalité, instable, inquiétante.

J’ai donc accepté de considérer le moyen d’expression en fonction des intentions de ces jeunes auteurs. Et là encore, pour moi, trouble et inquiétude.

Car quelles sont leurs intentions profondes ? Il semble bien […] que leurs auteurs aient conçu [ces images] dans un état de trouble qui, subit ou permanent, les tourmentait.

Leur cas ne serait d’ailleurs pas unique. Il nous apparaîtrait comme l’indice d’un présent qui n’est déjà plus le nôtre ; l’aboutissement d’une suite de concepts, pas nouveaux certes, mais durement régis par des inquiétudes propres à une jeunesse qui s’est épanouie dans un siècle troublé. Leur avidité de connaître, de comprendre, d’expliquer, les a conduits à un besoin exaspéré de s’exprimer à tout prix, par n’importe quel moyen à leur portée. Nous retrouvons le même trouble chez d’autres jeunes, écrivains et artistes. […] c’est un monde nouveau que l’on crée.

c’est moi qui souligne

Figure 9

Achter Glas, 1957.

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Giacomelli et Sieff pratiquent une photographie plutôt sophistiquée, techniquement parlant, mais qui dans le même mouvement malmène la technique :

  1. les reportages de Jean-Louis Sieff à Rome, au moment de la mort du pape, accrochent le désarroi de la foule en un mouvement qui comporte ses flous et ses ratures ; ils relèvent d’une gestuelle. Plus tard, l’usage des très courtes focales courberont l’espace et les êtres, les étireront. On connaît la photo qu’il a faite d’un mannequin posant en contrebas de la maison de Pyscho, aux côtés d’un Hitchcock aux bras levés.

  2. Giacomelli sature les contrastes. Ses personnages (vieillards, femmes en noir, prêtres) sont des formes sombres, minérales ou flottantes dans la surexposition ; des taches, des encres. La texture des peaux parcheminées des grabataires et celle des draps mortuaires abolissent la distance qu’instaure toute photographie ; en s’éloignant d’un rendu « réaliste », Giacomelli fait surgir la présence de la matière.

Van der Keuken se distingue des deux autres par une photo plutôt mélancolique, fragile, en demi-teintes : buée sur une vitre, fumée, pénombre, clair-obscur…

Le critique de Camera dit que « le merveilleux du cas van der Keuken (comment ne le voit-on pas ?), est dans la simplicité de son procédé et [que], s’il touche à l’originalité, c’est plus par ce qui lui manque que par ce qu’il possède. Son expression a besoin d’imprécis ». « Je tiens à écarter de cette étude toute considération photographique, continue-t-il. Pour moi [Achter Glas] ce n’est pas “un livre de photos” […]. Est-ce un poème ? Oui : un poème en images » — et il dit cela sans même avoir pu lire le texte de Remco Campert qui devait accompagner les photos :

Oubliez que ce sont là des photographies, mais plutôt des instants, une succession de sentiments et de pensées, de troubles et de joies, reçus dans une atmosphère calme, sage et de passions contenues. […] Après cela, pensez-vous encore photographie ? Peut-il être encore question d’optique, d’émulsions, ou d’une technique quelconque ? La photographie n’a ici que l’importance lointaine des caractères typographiques dans une oeuvre littéraire imprimée.

c’est moi qui souligne

Trois ans avant cette reconnaissance internationale, van der Keuken a fait scandale aux Pays-Bas en publiant son premier album, Wij Zijn 17 : trente portraits d’adolescents (dont sa soeur Joke) qui refusent la société néerlandaise d’après-guerre et le modèle d’une « jeunesse tournée vers l’avenir » qu’on leur proposait — modèle qui a été adopté depuis lors… On sait ce qui s’ensuivit de ce scandale : les polémiques, la réponse de l’Église catholique, la parodie…

Puis c’est le second album, Achter Glas, accompagné du texte du poète Remco Campert (évoqué dans Vacances du cinéaste) et, à Paris, en 1958, il travaille à un troisième album, Paris mortel, qui ne paraîtra qu’en 1963.

La rencontre avec son compatriote Ed van der Elsken — qui a travaillé pour Capa et Cartier-Bresson, fut reporter pour Magnum et différents magazines, est l’ami des artistes néerlandais « exilés » à Paris (Appel, Corneille, Schierbeek, Claus, Lucebert…), auteur lui aussi d’albums sur Paris très provocants, que Steichen l’a incité à éditer — a joué un rôle décisif dans la publication de Wij Zijn 17. La liberté de van der Elsken, son dynamisme, aident van der Keuken à passer du romantisme et de la mélancolie des premières séries — qui s’apparentent parfois à ceux d’Izis — à ce Paris violent, sordide et pauvre qu’il saisit alors.

Ce que nous devons retenir, c’est le fait que le critique de Camera, un peu déboussolé, a cependant l’intuition qu’il faut distinguer ces « trois jeunes talents » de l’ensemble des photographes du moment, l’intuition que ceux-là bouleversent les « canons » et qu’ils annoncent un changement.

Il est passionnant de pouvoir lire à livre ouvert le désarroi d’un critique dont le système d’évaluation vacille, et qui a cependant l’intuition que quelque chose change, s’annonce — quelque chose dont il ne peut pas parler. Il est passionnant de voir énoncés les critères d’acceptabilité et l’attente qu’ils suscitent, de surprendre l’idéologie du « bon goût » photographique, de prendre le discours technique, techniciste la main dans le sac de sa rhétorique. Soudain les « intentions » transcendent la manière de faire, la « qualité », la beauté convenue.

« The Family of Man »

On est alors au sommet d’une certaine photographie humaniste, qu’incarne et exemplifie la grande exposition internationale « The Family of Man » organisée par Edward Steichen — conservateur photo du MoMA à New York —, qui réunit des centaines de photographes du monde entier sur des thèmes censés faire consensus dans cet après-guerre où, de Washington à Moscou, on proclame des idéaux de paix tout en s’affrontant un peu partout : « Naissance — Amour — Travail — Mort ».

Roland Barthes épingla cette idéalisation de « l’unité du genre humain » dans l’une de ses « mythologies », mais il ne mesura pas (et peut-être ne releva pas) l’originalité de la mise en espace qu’avait conçue Steichen — qui fit la vraie grandeur de l’exposition —, mise en scène jouant des formats et construisant des parcours pour le spectateur, apparentant l’accrochage des tableaux au montage d’un film (principe régissant plusieurs grandes expositions des années 1920 et 1930, signées notamment El Lissitzky ou Baier et dont la FIFO de Stuttgart, en 1929, avait été l’un des moments forts).

Van der Keuken en a été frappé, et il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’en un sens le cinéaste reprendra ce programme et polémiquera avec cette exposition dans la plupart de ses films, jusque dans ses installations. Ne va-t-il pas, mais lui seul, parcourir le monde, filmer la vie et la mort, le travail et l’amour ? Et ce faisant, ne va-t-il pas, du même coup, découvrir que l’histoire, les rapports économiques, l’exploitation, la violence sociale règlent les liens de cette « famille humaine » ?

Barthes demandait dans sa critique de l’exposition : « Pourquoi ne pas demander aux parents d’Emmet Till, le jeune nègre assassiné par des Blancs, ce qu’ils pensent, eux, de la grande famille des hommes ? » et : « […] demandons aussi aux travailleurs nord-africains de la Goutte-d’Or ce qu’ils pensent de la grande famille des hommes. » Ce sont les questions mêmes que reprendra van der Keuken, non seulement dans ses grands films sur le tiers-monde (par exemple, le bien nommé Tryptique Nord-Sud), mais dans tous ses films — qui s’arrêtent plus d’une fois à la Goutte-d’Or.

La conclusion de Barthes exprimait la crainte que l’on « éternise » les gestes de l’homme « pour mieux les désamorcer ». Dans Temps/Travail, justement, montage conçu à partir de l’ensemble de sa filmographie pour figurer dans l’exposition « Le temps, vite ! » du Centre Pompidou, van der Keuken relie précisément cette gestualité humaine à ce qui en dicte le rythme (l’effort collectif, le rendement, la machine), là où l’on n’aurait pu voir qu’une « chorégraphie » abstraite.

En 1956, alors que cette photographie humaniste et idéaliste, sûre d’elle-même, est à son apogée, et que se multiplient les indices de son épuisement, apparaissent à la fois Robert Frank et William Klein, qui en brisent les cadres, l’un les faisant s’affronter en une sorte de corps à corps, l’autre les contournant en inscrivant le manque au coeur de l’image.

Cette crise de la photo, van der Keuken la vivra, mais par le film. La composition de l’image à laquelle il est attaché en tant que photographe — composition fondée le plus souvent sur un décentrement — se voit à la fois réinvestie et malmenée dans ses films : par l’enchaînement des plans, leur répétition, les chocs qui confrontent des dimensions extrêmes (l’infiniment grand et l’infiniment petit), par une dynamique du regard qui se distribue dans la durée, le corps du cinéaste y étant projeté pour que « quelque chose » se passe, qu’une expérience soit faite, fût-ce un bref instant.

Les commentaires de photographies qu’a pu faire van der Keuken, dans ses chroniques de la revue Skrien notamment, mettent bien en évidence la fascination qu’exerce sur lui la dialectique du « moment arrêté » (en quoi consiste toute prise de vue) et de la poursuite de ce moment [2]. Cette dialectique, il en développe l’idée en des termes qui renvoient à la durée qui est la sienne — « jusqu’à ce que l’instant, écrit-il, soit presque mort, pour alors préparer l’instant suivant » —, ou par l’association à d’autres images, ou encore par le dépeçage de l’image même, explorée, agrandie, dissociée.

C’est pourquoi les expositions-installations des années 1980-1990 permettront l’avènement de ce qui a toujours « travaillé » la photographie chez lui, et qu’il développait déjà par le moyen de la mise en page dans ses albums : le « devenir-film » de ses images.

Ce mouvement vers le film, ces allers et retours de la photographie au cinéma (moment arrêté que l’imaginaire du spectateur peut cependant prolonger) qui rejouent les certitudes du cadrage et du « moment prégnant » dans le mouvement interne (la composition se défait, que va-t-il advenir ?) et dans l’articulation des moments entre eux (montage), se trouvent aussi dans l’infiniment petit, dans le battement de l’obturateur, le battement d’une paupière. D’ailleurs l’oeil, à la fois organe et métaphore, parcourt toute l’oeuvre de van der Keuken : il est toute-puissance du voir et néant, noir ou mystère.

Le bombardon aux basses sismiques voyageant en travelling le long des rues et des chemins de Cuivres débridés nous regarde de l’oeil vide et rond de son pavillon, trou noir nous renvoyant notre regard.

Fermer les yeux — ainsi que le fait le dormeur de La question sans réponse — ; avoir le regard obstrué — comme cet ouvrier espagnol qu’un bandeau grillagé protège des éclats de pierre dans Un film pour Lucebert (voir figure 9), ou comme ces ânes munis d’oeillères dans White Castle et Le maître et le géant ; avoir des yeux qui ne peuvent voir — à cause de ces trous noirs qui s’ouvrent dans les masques à tête de mort du Nouvel âge glaciaire, ou comme c’est le cas des cailloux peints de visages muets et aveugles de Lucebert —, tels sont les violentes antithèses du regard frontal, de l’oeil écarquillé : celui, fixe, pénétrant de Schierbeek ; ceux des enfants nigériens de Vacances prolongées, qui se succèdent ; celui du cinéaste lui-même, qui a donné de lui quelques autoportraits à la caméra.

Figure 10

Un film pour Lucebert, 1967.

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Fermer les yeux, c’est refuser au spectateur de lui rendre son regard et lui opposer l’impénétrable nuit de ses rêves et de son monde intérieur, sa pensée. Auparavant, van der Keuken avait tenté de passer outre et d’entrer dans le cerveau humain au moyen d’algorithmes dansants, de coupes de crâne, par l’analogie des circuits informatiques (Vélocité, La porte) ou, plus simplement, en abordant les paradoxes du regard et de l’espace. On connaît cette image qui revient dans plusieurs de ses films et qu’il a tenu à faire figurer en ouverture du livre Aventures d’un regard : un carrelage dont la main du cinéaste vient toucher la surface illusoire. La profondeur que les motifs géométriques dessinent avec régularité se révèle un effet de surface, l’ombre du bras s’y projette elle-même à plat. Or la main qui entre dans le champ pour « toucher » et révéler la facticité du relief, inscrite sur la pellicule photographique ou cinématographique, n’est pas moins en aplat, elle aussi, et dénuée de volume — comme, dans telle autre image, la fenêtre qui s’ouvre dans une pièce sur un lointain qui s’étale à son tour sur la seule surface, occupant le même espace que ce qu’on appelle le « premier plan », pas moins étale qu’un reflet de lumière sur un mur ; comme aussi ces photos d’un torse de femme nue, assise, donnant à voir et soustrayant tout aussitôt à la vue l’ouverture à jamais obscure de ses jambes, face à l’appareil, ses cuisses et ses genoux, ses tibias devenant formes fuselées, irréelles, apparentées aux volumes évidés de Henry Moore qui avaient frappé le cinéaste jadis. Le regard vacille devant les sortilèges de l’impression de réalité, tiraillé entre la reconnaissance de ce qu’il a pu voir et éprouver dans la vie réelle et ce que la projection éphémère lui offre et lui retire, disposé sur une surface plane et délimitée.

Toucher pour voir. Il y a dans cette expression ramassée toute une part de la démarche de van der Keuken depuis L’enfant aveugle. Le voici (page suivante) avec Nosh, filmant une toile de Lucebert (Lucebert, temps et adieux).

Figure 11

Tournage de Si tu sais où je suis, cherche-moi, pour Lucebert temps et adieux, un tryptique, 1984.

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Son oeil droit est rivé à l’oeilleton de l’Aaton, avalé presque par l’oculaire ; le gauche — du moins on le devine — est fermé ou alternativement ouvert et fermé ; son bras gauche s’avance, parallèle à l’objectif de la caméra, pour toucher la peinture, comme s’il voulait « doubler » la prise de vue par une « prise en main », ou s’en assurer.

On peut le voir également dans Animal Locomotion, ôtant ses lunettes de myope, noyé dans le flou des formes, vision tactile où le grain de la photo éclate, floconneux, ne disparaît pas dans la figure qui d’ordinaire le subsume. Aussi peut-on voir dans Vacances prolongées un long va-et-vient de bateaux, dont le symbolisme rassurant est ébréché par la focale qui en épaissit les contours et la texture, faisant d’eux des traces incertaines qui appartiennent déjà au Léthé.

Dans la période plus tardive des années 1980 finissantes, ce sont les yeux ouverts et souvent fixes qui paraissent défendre cet ailleurs que chaque sujet porte en lui. Non seulement l’oeil, trompeur dans sa protubérance, de L’enfant aveugle, ou l’oeil qui ne regarde rien de sa soeur Joke dans Wij Zijn 17, mais aussi l’oeil enseveli progressivement sous les couches de peinture et sous les épaisseurs de fard lors du maquillage rituel de L’oeil au-dessus du puits. Le titre même de ce film met bien en lumière cette question du regard et de ce qui le menace, le néant qui borde le champ de vision et parfois absorbe le regard.

Est-ce que la disparition prématurée du cinéaste a imposé un effet de clôture à son oeuvre ? L’ensemble de ses films paraît développer depuis toujours une méditation sur la mort, dont la menace et la proximité exaltent avec d’autant plus d’éclat la beauté du monde et la richesse de chaque instant.

Figure 12

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