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Dans les sociétés d’aujourd’hui, saturées de messages et de moyens de communication, les revues littéraires ou culturelles semblent parfois devenir un phénomène secondaire. Pourtant, par leur durée et par l’action volontaire qu’elles représentent, elles restent indéniablement un symptôme de vivacité intellectuelle et montrent comment les débats d’idées se sont formulés à une époque donnée. Ainsi de la revue vice Versa [1], qui paraît entre les années 1983 et 1996, au moment où la question de l’interculturalisme est discutée au Québec. Fondée par un groupe d’Italo-Québécois, elle transforme une publication de portée plus limitée en une revue culturelle montréalaise, tenant sa place dans le paysage des périodiques québécois qui définissent et discutent la possibilité d’une société pluriculturelle, telles Dérives, Moebius, Possibles, Tribune juive, La Parole métèque et bien d’autres. Témoignant des réseaux intellectuels d’alors, s’inscrivant dans un débat plus général qui se tenait aussi dans les autres revues, vice Versa présente au lecteur d’aujourd’hui l’intérêt de formuler la question d’une culture « plurielle ». Au fil de treize années de publication, elle a fait entendre la parole de tous ceux, écrivains ou penseurs, qui ont réfléchi à la question des écritures migrantes et de l’interculturalisme [2]. Elle a formulé le concept de transculturel [3] et elle a postulé dans son projet éditorial une « intervention » dans la cité, comme utopie pragmatique, qui invite le lecteur à s’interroger sur le rôle des revues dans la société [4]. Revue trilingue, elle a fait paraître des textes en italien, en français et en anglais. À l’heure des bilans, le lecteur non québécois y voit donc un exemple de la façon dont la question des sociétés pluriculturelles est abordée en Amérique francophone et dans le cadre qui l’a permis ici : le Montréal des années 1980-1990. Avec vingt ans de recul, on commence en effet à porter sur cette période un regard analytique [5].

Pour un lecteur venant a posteriori, le premier intérêt d’une revue est de montrer comment un discours s’est constitué dans le contexte où il a été créé. Dans les années 1980-1990, vice Versa organise comme une expérience spécifique le discours d’une « revue transculturelle », que l’on pourrait comparer à d’autres projets de ce type : celui de Dérives, de Tribune juive ou d’Images [6]. Comme ces autres publications, souvent initiées par des groupes de migrants plus ou moins anciens (ou en tout cas prenant la parole en tant que tels), vice Versa montre que le discours d’une « revue transculturelle » semble se construire d’abord sur la question du rapport au pays d’origine.

La genèse de vice Versa est en effet à chercher dans un autre magazine : Quaderni culturali, publication fondée en 1980 et éditée jusqu’en 1982, de teneur très différente. Il s’agit du bulletin de la communauté ouvrière italienne de Montréal, fascicule publié en noir et blanc, aux pages agrafées [7]. Le discours est axé sur les problèmes des immigrants italiens et développe des positions spécifiques — communautaires — dans les différents débats québécois, en ce qui concerne l’indépendance du Québec notamment. vice Versa se présente comme « l’aboutissement » de Quaderni culturali au sens où la revue fille se veut un témoin d’intégration. Selon Lamberto Tassinari, en effet, le projet serait né de la nécessité, pour les jeunes Italiens vivant à Montréal (souvent de la seconde génération) d’affirmer l’intention de leurs pères, leur participation à la culture montréalaise de l’époque, en y élaborant une place spécifique : établir sa capacité à émettre un avis sur les problèmes de la société d’accueil, acquérir un « droit de cité [8] ». Le premier éditorial de la revue introduit ainsi le projet :

Les lecteurs qui ont suivi notre activité éditoriale, le début des Quaderni culturali, auront remarqué la transformation que reflète ce présent numéro. Ils la noteront bien sûr dans le nouveau format et la conception graphique, également dans les sujets abordés, sa composition linguistique, dans son équipe éditoriale et dans ses collaborateurs. Avec Vice versa, nous continuons donc notre intervention sur le terrain que représente le point de jonction de divers univers culturels. Nous voulons enquêter, nous voulons retracer, nous voulons critiquer, nous voulons rire, nous voulons imaginer ; tout ceci à travers un modèle souple, qui peut porter tant la marque de l’intellectuel inspiré, de l’émigrant fraîchement débarqué ou du Québécois de vieille souche. Un modèle souple et mobile dont les frontières sont vastes comme celles de l’émigration. Bien sûr, cet effort part d’abord et avant tout des besoins des rédacteurs qui ont la plupart un pied dans la réalité italo-québécoise et les deux autres dans celle nord-américaine. Mais nous demeurons convaincus qu’une telle intervention servira, sinon à définir un espace, du moins à l’identifier comme l’une des intersections vitales de notre société et de bien d’autres [9].

Ainsi, l’acte de naissance de vice Versa réside dans un changement significatif de la ligne éditoriale d’un autre périodique : il s’agit d’abandonner la position de « revue communautaire ». Cela représente déjà un choix critique — et plutôt partagé à l’époque — vis-à-vis du « communautarisme ». Pourtant, la revue n’omet pas de s’exprimer par rapport au pays d’origine. Comme dans les littératures migrantes, la question du lien avec le passé est cruciale. Sur ce point, la parole de vice Versa correspond, comme l’extrait présenté l’annonce, aux expériences différentes des premiers participants. On y lit la dénonciation de structures sociales trop hiérarchiques et trop pesantes dans le pays d’origine (Lamberto Tassinari le rappelait au colloque de Rome), mais aussi une réflexion (menée par exemple par Marco Micone dans les premiers numéros) sur les phénomènes migratoires dans le monde moderne. Ceux-ci sont décrits comme un déplacement concerté de population au gré des besoins économiques de la planète, véritable signe d’une « mondialisation [10] ». Sur ce plan, une autre position est moins développée dans vice Versa pour des raisons historiques évidentes : celle qu’aurait le réfugié ou l’immigrant politique fuyant « une dictature en folie » (pour reprendre les termes de Dany Laferrière dans Chronique de la dérive douce [11]). La revue Dérives, fondée par des Haïtiens, aborde davantage cet aspect de l’immigration. Elle se développe à côté de structures telle que la maison d’édition CIDIHCA [12], qui organise la prise de parole enfin possible d’une diaspora qui n’avait pas de liberté d’expression dans son pays d’origine.

vice Versa est donc marquée par l’expérience migratoire spécifique de ses rédacteurs. Elle se fait l’écho d’une migration qui n’est pas le parcours diachronique d’une identité à une autre, mais le vécu synchronique du mélange des références [13], une série de transferts, qui ne retiendrait pas comme événement marquant la tension entre un point de départ et un point d’arrivée, mais bien le passage. Pour emprunter une image au roman de Dany Laferrière, il ne s’agit pas du contraste entre l’arrivant qui se retourne étonné sur un baiser donné par une fille en mini-jupe rouge et l’habitué qui passe devant la même scène sans s’arrêter [14], mais du va-et-vient entre des pôles culturels multiples. La position d’Antonio D’Alfonso, et sa réflexion sur le mélange des langues, en serait un autre exemple. À propos de L’autre rivage [15], Simon Harel souligne chez lui une pensée de la nomadicité :

L’absence de linéarité narrative, le brouillage constant des temporalités et des espaces est ici revendiqué comme une hésitation salutaire. L’incapacité à pouvoir véritablement choisir entre ici et ailleurs — le pays natal et le pays d’accueil — est à la fois le signe d’une mélancolie et l’esquisse d’une faculté de dépassement par l’éloge de la mobilité [16].

Les débuts de vice Versa expriment également comment une revue interculturelle qui entre dans le débat public refuse de se cantonner dans la spécificité de l’expérience migratoire. Comme l’annonce l’éditorial initial, la revue se veut un espace ouvert à tous. De fait, les collaborateurs sont de toutes origines et prennent souvent la parole indépendamment d’elle. vice Versa s’applique alors à formuler son propre projet éditorial en cohérence avec les préoccupations de la culture d’accueil. C’est ainsi que l’on peut comprendre la référence, dès les premiers éditoriaux, à la « fatigue culturelle du Canada français », reprenant l’idée d’un article publié par Hubert Aquin dans Liberté en 1962. vice Versa s’inscrit dans l’effort général que fait une société minoritaire pour lutter contre un phénomène décrit par Aquin comme « l’autopunition, le masochisme, l’autodévaluation, la “dépression”, le manque d’enthousiasme et de vigueur, autant de sous-attitudes dépossédées que des anthropologues ont déjà baptisées de “fatigue culturelle [17] ” ».

Il s’agit donc de participer au travail d’exister en tant que « culture spécifique » — selon ce que Hubert Aquin nomme une « assomption culturelle » — mais cette fois dans le contexte des années 1980-1990, où la notion de société plurielle est discutée. En tant que revue cependant, vice Versa se reconnaît sans doute d’abord dans l’exigence intellectuelle postulée par Aquin dès le début de l’article : qu’une réflexion soit possible sans qu’on essaie de voir de quel côté elle se range [18]. On ne recherchera donc pas, dans la revue, des positions similaires à celles d’Aquin sur la question de l’indépendance du Québec. Les collaborateurs s’appliquent plutôt à tenir une place dans les débats québécois : le sentiment d’enfermement et le désir d’ouverture, le lien avec l’Europe, l’aspiration à l’universel et la défense du national, la question d’une identité « américaine ». Ainsi dans un texte sur « Plus », le supplément de La Presse du samedi, le rédacteur en chef trace-t-il en ces termes la possibilité d’une évolution de la littérature québécoise :

L’espace, le bois illimité, après avoir saturé depuis toujours le besoin de nature, ont envahi la culture rendant par conséquent difficile la perception de la géographie des autres.

Le charme que ce vertige a exercé et exerce sur les poètes et les intellectuels québécois qui, au fond de ce vide, ont cherché un sens, une identité, est aujourd’hui remis en question. Cet acte de « se perdre pour se retrouver », qui est le fait d’une élite, a caractérisé une culture entière et son influence a désorienté l’opinion publique, la conscience collective, provoquant la naissance d’un sentiment d’isolement, plutôt qu’une découverte de l’autre et du soi [19].

Le jugement pourrait être nuancé, et la reconnaissance d’Alain Grandbois comme un « classique » de la littérature québécoise révèle aussi l’attention d’une culture à dépasser ce sentiment d’isolement : Grandbois est l’écrivain voyageur type, parcourant l’Europe et l’Asie et faisant le récit de ces voyages dans des émissions radiodiffusées après-guerre. Mais vice Versa épouse ainsi une analyse que les écrivains québécois ont souvent menée à propos de leur propre culture. Ce serait le cas ici, par exemple, de l’écart relatif entre une « élite » et une « opinion publique », ou de la « dépression » culturelle générale, ressentie notamment pendant la période dite de la Grande Noirceur. On trouverait, par exemple, sur le premier point, un discours similaire dans le manifeste Refus global de Paul-Émile Borduas : « L’élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu’une occasion sera belle [20]. » La caractéristique de la revue interculturelle est donc d’entrer dans l’espace culturel du pays d’accueil, par la critique éventuellement, mais aussi par la participation à un discours partagé par le plus grand nombre [21].

On aura compris que, dans les années 1980-1990, il importe de revendiquer un dépassement de certains clivages culturels : par exemple, la séparation, dont parle Simon Harel dans Le voleur de parcours, entre une littérature d’immigration et une littérature québécoise. Dans les pages de vice Versa naît l’expression « écritures migrantes », sous la plume de Robert Berrouët-Oriol, qui désigne moins une littérature d’immigration qu’une préoccupation contemporaine de toute la littérature au Québec :

L’enjeu, ici culturel et politique, est bien la capacité du champ littéraire québécois d’accueillir d’autres voix, les voix d’ici, venues d’ailleurs, et, surtout, d’assumer à visière levée qu’il est travaillé, transversalement, par des voix métisses [22].

Ainsi, la question posée dans les années 1980-1990 n’est pas : comment une littérature écrite par des immigrants intègre-t-elle ou concerne-t-elle une littérature existante ? Elle se formulerait plutôt ainsi : comment toutes deux posent-elles le problème d’une mutation de l’identité contemporaine ? Le débat sur l’interculturalisme et le concept de transculturel avancé par vice Versa définit cette nouvelle identité, à la lumière du post-modernisme, supposant l’éclatement de la vision des choses et de soi, l’apologie du parcours, l’imitation parodique ou ironique, ainsi qu’on le lit dans La Québécoite [23] de Régine Robin. La revue manifeste donc l’avènement d’un phénomène urbain spécifique à Montréal : la ville cosmopolite. La question d’une identité contemporaine concerne n’importe quel pays accueillant des populations immigrées et vivant une mondialisation de la culture, dans le contexte des années 1980-1990 : l’éditorial de la revue en 1983 soulignait que la définition d’une « intersection culturelle » pouvait valoir dans d’autres sociétés.

vice Versa va donc s’inscrire dans le débat complexe inauguré par la politique de multiculturalisme instaurée au Canada dès les années 1970, après les conclusions apportées par le rapport Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme. Ce débat vise à formuler ce que peut être la relation entre des immigrants d’origines diverses. Toutes les revues de l’époque y participeront en organisant une réflexion critique sur cette politique, en parallèle à de fameux ouvrages comme Selling Illusions. The Cult of Multiculturalism in Canada [24] de Neil Bissoondath. Robert Dion souligne, sous le nom d’« interculturalisme », l’approche différente que le gouvernement du Québec a proposée de la gestion d’une société pluriethnique. Il s’agit d’insister sur le « partage d’un patrimoine commun », sur la « convergence culturelle », et sur la participation réciproque de l’immigrant et de la culture d’accueil au « processus d’adaptation à long terme » que représente l’intégration. La citoyenneté québécoise est redéfinie « sur des bases non plus ethniques mais plutôt civiques et territoriales [25] ». Dans ce contexte, vice Versa avance la notion de « transculturalisme », qui présente une conception différente de l’existence au sein d’un pays pluriethnique, dans des numéros intitulés : « Écrire la différence » (no 3, 1985), « Culture et politique : la parole et le geste » (no 17, 1986/1987), « Villes, vie urbaine et cosmopolitisme au Canada » (no 24, 1988), « Nation, race, culture » (no 32, 1991). Selon la revue, c’est la diversité culturelle qui correspond à l’expérience quotidienne du Montréalais, et non l’appartenance à une communauté ni même la convergence culturelle. Les enfants italiens de la génération d’Antonio D’Alfonso parlaient italien à la maison, français dans la rue et anglais à l’école, ainsi que le rappelle son oeuvre. Le « transculturalisme » pose donc que l’essentiel de l’identité, dans un pays pluriculturel, se situe dans le passage continuel d’une référence à une autre, parce que les références de l’autre ne demeurent jamais extérieures : elles acquièrent un sens pour chacun (même s’il est différent de celui du pays d’origine). Le « passage » est l’expérience fondamentale de l’immigrant, comme le rappelle Émile Ollivier dans le roman du même titre [26] ; il serait aussi celle du Montréalais dans sa vie quotidienne. Le projet de société dans lequel la revue souhaite s’insérer — et qu’elle envisage, en tant que revue d’« intervention », de projeter — est donc à formuler ainsi : faire d’abord connaître au lecteur les différents univers culturels présents au Québec, puis en manifester les intersections. On comprend donc pourquoi est publiée, dans le « Courrier des lecteurs », cette lettre de Jenny Signoretti, résidente de Toronto :

Perhaps what struck me most was the realization that I was part of a rich and diverse culture, though I’d never before seen it presented (packaged) as well as in your magazine. Up until this point, I had taken the insular and culturally segregated lifestyle of Toronto (where I was educated and where I’ve lived all my life) largely for granted, and had accepted it as the Canadian status quo. It is refreshing to learn that this is not the case [27].

La lectrice retient ici une façon de présenter et de faire connaître une culture [28]. Comme la plupart des revues, vice Versa a cherché en effet une forme adaptée au projet qu’elle proposait. Son titre, inchangé quelle que soit la langue utilisée dans les articles, son premier format [29] et son graphisme faisaient partie de ces caractéristiques. Comme Moebius se distingue par sa forme longiligne, vice Versa était reconnaissable par sa taille « un peu trop grande ». La première maquette présentait, en effet, un format de 28 cm x 42 cm. Son caractère encombrant devait être symbolique d’une revue d’avant-garde. D’autres significations lui ont été attribuées. Le politologue Daniel Latouche, dans le numéro 28, y voit l’image du Québec : trop grand pour trop peu de monde [30]. C’est un format inspiré des revues Interview d’Andy Warhol et Metropolis, périodique d’urbanisme dont un numéro de 1981 portait sur le Québec. Il permet aussi l’insertion de dessins et de photos spectaculaires [31].

vice Versa adapte donc sa forme à l’idée qu’elle se fait de la transculture. Elle rend compte aussi de la vivacité culturelle d’une époque. Elle assure la diffusion et le commentaire des grands événements culturels, notamment à travers certaines rubriques régulières comme celle de Wladimir Krysinski sur le théâtre. Elle souligne progressivement la place culturelle spécifique de Montréal et du Québec en Amérique, notamment dans son numéro « Visions américaines » (no 21, 1987), dont le pluriel rend compte du poids acquis par des nations autres que les États-Unis en Amérique du Nord, dans le contexte des années 1980, consacré par l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA) qui redessine, en 1994, les rapports dans cette zone. L’Amérique francophone, à côté de l’anglophone, l’hispanique ou la lusophone, complète le paysage d’une diversification culturelle dans le continent, contre l’image habituelle d’une mondialisation de la culture caractérisée par l’hégémonie des États-Unis. Les numéros « Le vrai et le faux » (no 37, 1992), « Plaisirs et fantasmes de la table » (no 15, 1986) (en contexte interculturel) et « Sens uniques » (no 50, 1993) (les sens dans la société contemporaine) traitent des problèmes d’une société américaine contemporaine. La revue rend compte aussi d’un intérêt international pour la culture québécoise, en particulier dans des domaines autres que la littérature. C’est le sens de numéros tels que « Le Festival du nouveau cinéma de Montréal est à New York » (no 52, 1996). En centrant également son intérêt sur « Toronto » (où Antonio D’Alfonso s’installe en 1994), la revue se veut l’écho d’un nouveau triangle culturel en Amérique du Nord : celui que forment les villes de Montréal, de Toronto et de New York.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, vice Versa renvoie donc à un débat de société formulé autour de quelques grandes questions auxquelles le Québec tente de répondre depuis le début des années 1970. Dans ce débat, la revue a pris des positions parfois controversées.

On a tenté de définir, dans un Québec pluriculturel, une conception fédératrice de l’identité ayant un sens au sein d’un projet de société homogène. Simon Harel, dans Le voleur de parcours, formulait déjà le problème en ces termes : « L’identité québécoise n’est pas un préconstruit culturel […] mais un geste d’acquisition [32]. » La transculture de vice Versa s’inscrit dans ce type d’approche, mais on a pu douter qu’elle correspondait à un projet de société valable pour tous. Robert Dion, par exemple, décrit la position de vice Versa comme celle d’« une culture cosmopolite caractéristique d’une élite intellectuelle » (ce qui permet la lecture d’une revue en trois langues), mais s’interroge sur le fait que la « transculture » puisse être « la culture à venir de l’individu ordinaire d’aujourd’hui et de demain [33] ». Pourtant, il souligne que la transculture aboutit bien à formuler l’identité québécoise en termes de métissage ou d’hybridité, approche qui est aujourd’hui fréquemment proposée, notamment dans les réflexions de Michel van Schendel, de Michel Morin et de Sherry Simon [34].

Concernant la structuration politique du Canada — et l’éventuelle indépendance du Québec qui s’est, dès les années 1960, formulée contre un nationalisme et comme une revendication nationalitaire —, Dion décrit la position de vice Versa plutôt comme un fédéralisme. En fait, la position spécifique développée par Michel Morin et Claude Bertrand dans Le territoire imaginaire de la culture souligne l’intérêt et l’originalité d’une société « marginale » (« non réalisée » et « mineure ») qui échappe aux structures d’une société majoritaire :

Nous pensons qu’il est possible d’élaborer des contenus politiques nouveaux à partir d’une telle situation de « minorité » propre à une société, sans tenter quelque opération de normalisation, de type « passage forcé à l’histoire », qui va généralement de pair avec une accentuation du caractère répressif de l’État et d’une destruction de la spécificité d’une telle société, de ce qu’elle peut recéler d’inédit et de créateur [35].

Le Québec est vu ici comme le laboratoire d’une nouvelle expérience politique. On retrouverait le même type de fascination, après la Deuxième Guerre mondiale, chez Raymond Domenach, le rédacteur en chef français de la revue Esprit, quand il voit se développer le mouvement de la Révolution tranquille [36]. Et cela correspond à un versant du « rêve américain », qui est déjà présent chez Alexis de Tocqueville : comment ce continent peut être le lieu de nouvelles utopies politiques. Soulignant l’intérêt, sur ce plan, de ce qui se passait au Canada, Fulvio Caccia et Jean-Michel Lacroix dirigent en 1992 un ouvrage collectif intitulé Métamorphoses d’une utopie [37] et Lamberto Tassinari publie en 1999 Utopies par le hublot [38]. Simon Harel soulignait que la période de l’interculturalisme avait relancé ce type de réflexion. Dans la littérature des années 1980 (dans Une histoire américaine de Jacques Godbout [39], par exemple), le Québec est vu comme « une nouvelle Californie “du Nord”, appelé à consacrer cette fois un brassage des cultures, une mosaïque sociale inédite [40] ». En revanche, aucun projet politique spécifique n’a pris véritablement corps dans la revue vice Versa, même si certains des rédacteurs réguliers ont pu le regretter [41]. La notion de « transculture » ne semble pas forcément induire une intervention de ce type. Essentiellement culturelle, elle peut être favorisée indépendamment de la structure politique du pays. Le géographe Louis-Edmond Hamelin abordait la question de la « nordicité » d’une façon similaire dans les années 1970 : pour lui, les rapports avec les Amérindiens sont à développer, que ce soit dans un Québec indépendant ou dans la confédération canadienne [42]. C’est donc après la fin de la revue en 1996 que ses rédacteurs, tel Fulvio Caccia dans La république mêtis [43], précisent cette réflexion politique en prenant position pour une possible république canadienne.

vice Versa prend aussi parti dans le débat linguistique. La publication en trois langues (plus tard, on trouvera également des articles en allemand et en espagnol) est une spécificité de la revue. Les textes ne sont pas traduits et chaque auteur choisit la langue dans laquelle il écrit, sans que ce soit forcément sa langue maternelle. De Louis Jolicoeur, dans le numéro 34 : « L’empire des périphéries », il est dit : « [S]crive in italiano, per autentica, misteriosa passione [44]. » Lamberto Tassinari a souvent choisi d’écrire en français. Ce plurilinguisme révèle une prise de position dans le débat sur la langue au Québec. Pour Daniel Latouche, l’italien est la troisième langue qui désamorce le face à face souvent conflictuel entre le français et l’anglais et leur permet de coexister pacifiquement. L’italien permettrait, en effet, de faire lire l’anglais à un francophone de Montréal comme une langue « comme une autre », presque « latinisée [45] ». Le titre graphiquement identique dans les trois langues en est comme le symbole. On touche ici, on le sait, à une question récurrente et sensible au Québec. Chantal Bouchard retrace, dans La langue et le nombril, l’histoire de cette « obsession », née progressivement au dix-neuvième siècle, au fur et à mesure que les Canadiens français prennent conscience que l’hégémonie économique anglaise s’accompagne d’une tentative d’assimilation linguistique [46]. La loi 101 de 1977 instaure le français comme la langue obligatoire d’enseignement et organise l’emploi de la langue dans l’affichage commercial et la signalisation. Pour assurer ce statut spécifique du français au Québec, elle s’appuiera sur l’article 33 de la loi constitutionnelle de 1982, dite « clause nonobstant », qui permet à un état de déroger à la Constitution pour une période de cinq ans renouvelable. C’est dans ce débat que s’inscrivent, en 1989 et 1990, les numéros de vice Versa intitulés « Nonobstant la langue ». La revue critique essentiellement une crispation des discussions autour de cette question :

Vice versa a ouvert ses pages babéliques au débat sur la langue pour faire avancer le dialogue à un moment particulièrement critique et pour essayer de dépasser la langue comme problème […]. Je crois que, sans négliger la langue ni mépriser nos racines, il faut s’occuper davantage de société […]. Une optique nouvelle est nécessaire qui mette en branle les énergies créatrices, les talents, le génie que le Québec possède pour qu’ils produisent la différence essentielle, la distinction authentique dont nous avons besoin. N’oublions pas que cette distinction se trouve sur le terrain de la société civile, et non dans les textes constitutionnels [47].

La revue interroge surtout la récurrence de ce débat et souligne aussi une question de méthode : l’usage de la loi pour imposer le français. Le philosophe Michel Morin va plus loin et critique a posteriori la position des défenseurs de joual, qui, selon lui, a plutôt desservi le français au Québec :

Il devint impossible de promouvoir réellement, dans l’enseignement et la culture, la langue française, en tant que code universel élaboré à travers le temps, du fait de l’usage certes mais aussi, ne l’oublions pas, de la littérature. Et c’est ainsi que, du même coup, un trait fut tiré sur toute la tradition littéraire française et canadienne-française, cette dernière étant indissociable de la première. Et par extension, c’est toute la culture française qui se trouva exilée de nos institutions d’enseignement [48].

Son jugement sur le joual est sévère. Il néglige cependant que le joual a permis de faire reconnaître une culture spécifique, comme le rappelle volontiers l’oeuvre de Michel Tremblay. Mais il suppose surtout une définition de l’identité québécoise qui ne passe pas par la langue française. Cette identité serait plutôt à définir comme « une certaine approche française de l’Amérique ». Michel Morin la résume sous le terme d’altération : le sentiment, pour un Québécois, d’appartenir à un continent (l’Amérique). Le coureur des bois et le découvreur sont donnés comme les modèles de cette altération. L’identité québécoise devrait reposer, plutôt que sur sa langue, sur une histoire, qui inclut celle des différentes vagues de migration et qui révèle les principes selon lesquels cette société a été fondée. Le discours de Morin rebondit sur une autre question présente dans la société québécoise pluriculturelle et toujours consécutive à celle de la langue : comment l’enseignement doit-il transmettre une culture, notamment l’Histoire ? Le point de partage entre la revue et les défenseurs de l’aménagement linguistique porte alors sur la façon de concevoir le rapport entre l’identité et la langue. Le débat mène cependant à d’autres interrogations : peut-on maintenir « une certaine approche de l’Amérique » sans y soutenir la langue française ? Peut-on revendiquer une diversité culturelle sur ce continent sans avoir une politique volontariste qui maintienne un français démographiquement minoritaire devant l’anglais (et même l’espagnol et le portugais) ? Pour Michel Morin, en réalité, l’importance d’une réflexion historique n’annule pas la nécessité de « défendre » la langue française, parce que celle-ci a, au Québec, « une valeur “cognitive”, en tant que moyen original et particulier d’appréhension de la réalité nord-américaine », qu’il définit en ces termes :

Une certaine approche française de l’Amérique, marquée à la fois par le goût du commerce et de l’aventure et un certain sens de la « convivialité » qui tempère la concurrence à tout prix. Or si beaucoup d’immigrants sont attirés par les conditions d’existence libres et prospères qui caractérisent l’Amérique du Nord, beaucoup sans doute aussi souffrent d’une société axée sur la concurrence et la « réussite » sociale à tout prix, qui broie les différences au profit d’un seul type d’homme, dont le modèle reste le « businessman » [49].

La langue française est vue alors comme une autre langue véhiculaire, ce qui correspond assez à la position des défenseurs de la loi 101 aujourd’hui, qui soulignent que le français est devenu une langue accueillant la diversité. La discussion met en évidence les problèmes récurrents des sociétés pluriculturelles concernant la langue : la nécessité de prendre position sur une langue commune, la remise en cause d’une vision identitaire de la langue pour une vision véhiculaire et la question des moyens employés pour mettre en place le consensus social. Légiférer paraît à certains un moyen superficiel et coercitif de le faire ; il faut préférer attirer l’immigrant vers le français en développant son rayonnement culturel. C’est, pour les autres, la seule façon d’établir clairement une règle commune et d’accélérer l’Histoire (la question des quotas professionnels créés, dans d’autres pays, pour éviter la discrimination raciale en serait un autre exemple). Par ailleurs, dans une société minoritaire, légiférer semble la seule façon de contrebalancer le pouvoir d’attraction de la majorité.

À travers vice Versa, ce sont les préoccupations d’une époque — celle des années 1980-1990 — qui affleurent. Elles concernent la façon dont les nouveaux courants migratoires relancent et transforment les débats politiques et linguistiques dans la société d’accueil. En parallèle avec l’émergence des littératures migrantes, les années 1980-1990 voient se déployer un imaginaire de la « migration » qui existe dès les origines de la société québécoise et parcourt sa littérature. Il permet de dépasser aujourd’hui le clivage des littératures dont Simon Harel parlait en 1989 [50]. Les débats concernent aussi la question d’une identité contemporaine (que l’on soit migrant ou non), qui est également en construction dans d’autres sociétés. Celle-ci est faite de la tension entre le désir et la possibilité de brasser des références culturelles multiples, dans un univers mondialisé et médiatisé, et l’appartenance (construite par la filiation familiale) à un ensemble de coutumes. Dès lors, comment, dans quels buts et en fonction de quels paramètres sommes-nous interculturels ? Le débat est ressaisi aujourd’hui au Québec à travers la notion de pluralisme, reconnue comme une des valeurs fondamentales de la société. Or, ce débat est formulé de façon particulièrement intéressante dans une revue (interculturelle) car celle-ci postule d’emblée l’existence d’une intersection culturelle, pourtant précisément en question. La poétique de la revue (comme ensemble de principes et comme forme) trace cet espace, prend parti et construit notre imaginaire interculturel. Elle tente de le penser, par la pratique et souvent à l’intérieur d’un espace national. C’est pourquoi ce type de revue ouvre lui-même une série d’interrogations, que l’on pourrait formuler ainsi : explore-t-il la possibilité d’une littérature post-nationale ; risque-t-il, pour reprendre les termes d’Andrée Fortin, une « désincarnation » de type intellectuelle, rendant la nation « évanescente [51] » ou peut-il formuler un pluralisme compatible avec l’idée de « communauté » ?