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Introduction

L’évaluation des élèves représente une part importante du travail des enseignants. Dans le système éducatif français, à la lecture des référentiels de compétences en vigueur, il apparaît qu’en matière d’évaluation les enseignants des premier et second degrés doivent être capables, entre autres, d’identifier et d’analyser les obstacles et les difficultés d’apprentissage que peuvent rencontrer les élèves, de concevoir des situations d’évaluation, puis de les analyser afin d’en tenir compte au plan de la régulation et de la remédiation[1]. Ces modalités d’évaluation ont à voir avec l’approche « cognitiviste » de l’évaluation formative telle que l’a développée Allal (1979, 1998). Comme l’a suggéré Brun (1989), pour évaluer en mathématiques, cette approche suppose que l’on puisse interpréter, à partir des procédures de résolution de problème, les conduites de réussite et d’échec. Bref, les enseignants sont vivement incités à s’intéresser aux aspects cognitifs du fonctionnement des élèves.

Or Maurice (1996) a montré que, pour le pilotage quotidien de leur classe, les enseignants expérimentés du premier degré se contentent de gérer les tâches des élèves d’après leurs performances. Pour lui, ces enseignants ne sont pas en mesure d’exercer leur pilotage en se basant sur les procédures des élèves : ils comprennent la réalité de leur classe sans approcher le cheminement cognitif des élèves. De leur côté, Deblois et Squali (2002) relèvent que, au Canada, les futurs enseignants de l’école primaire ne parviennent pas, ou peu, à prendre en compte les connaissances en jeu dans une situation d’analyse de productions d’élèves. Ces résultats indiquent un décalage entre une certaine réalité du fonctionnement effectif des enseignants et les attentes de l’institution. Généralement, les travaux qui contribuent à l’identification de ce décalage impliquent des enseignants du premier degré, sans les confronter à des tâches qui soient spécifiquement des tâches d’évaluation. Nous nous sommes alors posés deux questions :

  • Retrouve-t-on, chez les professeurs du second degré, le décalage qui a été observé chez ceux du premier degré ?

  • En est-il de même lorsque la tâche soumise aux enseignants est spécifiquement une tâche d’évaluation ?

Pour essayer d’apporter des éléments de réponse à ces deux questions, l’un des auteurs, dans sa thèse (Vantourout, 2004), a mis au point une expérimentation permettant l’observation de certaines pratiques d’évaluation en mathématiques. Cette expérimentation a notamment permis d’identifier et de catégoriser les connaissances qui interviennent dans ces pratiques. La perspective adoptée a été celle d’une comparaison entre professeurs des écoles (PE) et professeurs des lycées et collèges (PLC, spécialisés en mathématiques), même si la méthodologie retenue, essentiellement qualitative, ne permet pas d’opérer une comparaison statistique au sens strict.

L’article est consacré à la présentation des connaissances que nous qualifions de « disciplinaires », dans un sens qui sera précisé ultérieurement. Ces connaissances, qui permettent aux enseignants stagiaires interrogés d’analyser le fonctionnement des connaissances des élèves, se sont avérées les plus discriminantes par rapport à la population, telle que nous l’avons catégorisée.

Cadre théorique

Cette étude qui répond à une visée descriptive et comparative repose sur une base empirique. Nos références théoriques proviennent de plusieurs origines : didactique professionnelle[2], didactique des mathématiques et domaine de l’évaluation.

Apports de la didactique professionnelle

La didactique professionnelle est la principale source d’inspiration méthodologique : nous lui empruntons l’une de ses ingénieries favorites, une « simulation » (il s’agit, comme nous le verrons, de simuler une situation d’évaluation) suivie d’un débriefing. Le dispositif qui a été développé n’est présenté ici que très sommairement, du fait de sa complexité[3]. Sa mise en oeuvre se déroule sur trois séances, toutes structurées en trois phases :

  • Phase 1 : deux enseignants, chacun face à un ordinateur, découvrent individuellement le matériel expérimental, lequel présente des travaux d’élèves ; ils doivent chacun répondre à la question suivante : « En quoi les travaux de ces élèves vous paraissent-ils satisfaisants et/ou non satisfaisants ? »

  • Phase 2 : vient ensuite un temps de discussion entre les deux enseignants au cours duquel ils se présentent mutuellement leurs réponses. Il leur est demandé, au terme de cette discussion, de parvenir à s’accorder sur une réponse commune à la question initialement posée.

  • Phase 3 : à tour de rôle, ils participent à un débriefing individuel, conduit par l’expérimentateur qui adapte la méthode de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994).

Chaque séance (réunissant les deux mêmes enseignants) requiert un matériel spécifique sur le plan des contenus et s’organise autour d’un problème de mathématiques « ouvert » (c’est-à-dire un problème pour lequel les élèves ne disposent pas a priori d’une stratégie optimale de résolution) faisant intervenir la notion de proportionnalité ainsi que des représentations graphiques. Le nom du problème utilisé lors d’une séance sert à la désigner : ainsi les séances 1, 2 et 3 seront-elles respectivement désignées par « Recettes », « Vidéo » et « Cycliste » (on trouvera, en annexe 1, 2 et 3, les énoncés des problèmes et quelques extraits des travaux d’élèves soumis aux évaluations des enseignants).

Lors d’une séance, la tâche des enseignants consiste à évaluer les productions et l’activité de deux binômes d’élèves « fictifs[4] » ayant résolu l’un des trois problèmes mentionnés ci-dessus, lesquels peuvent être proposés aussi bien à des élèves de CM2 (5e année) qu’à des élèves de 6e. Les élèves sont déclarés être en classe de CM2 si les deux enseignants sont professeurs des écoles, ou en classe de 6e s’il s’agit de professeurs de mathématiques.

Lors des trois séances, le matériel reste stable au niveau de sa structure et de ses modalités d’utilisation. Il comprend, outre l’énoncé du problème, des documents sur CD-ROM faisant office de « simulateur » (voir ci-après). L’ordinateur permet aux enseignants d’accéder librement à la tâche proposée aux élèves, à l’évolution de leurs productions écrites (et en particulier de leurs réalisations graphiques), aux « résultats » qu’ils fournissent ainsi qu’à leurs échanges verbaux.

Ancrage dans le champ de la didactique des mathématiques

Outre la place de premier ordre que nous accordons aux contenus mathématiques et graphiques en jeu dans les problèmes, l’ancrage dans le champ de la didactique des mathématiques se manifeste à deux niveaux.

Premier niveau – Ce niveau est peut-être le plus important, mais il n’est pas développé dans le cadre de cet article. Il renvoie à l’élaboration même du matériel expérimental, qui implique des analyses a priori. Celles-ci, réalisées selon deux plans, concernent :

  • les problèmes retenus, c’est-à-dire les tâches censées être proposées aux élèves « fictifs » ;

  • l’« invention » des productions et des comportements attribués à ces élèves.

Ces analyses a priori font intervenir des connaissances en didactique relatives à la proportionnalité et aux graphiques. Les raisons qui ont déterminé le choix de ces notions peuvent être résumées de la façon suivante :

  • les résultats des travaux en didactique des mathématiques concernant le thème de la proportionnalité sont parmi les plus largement diffusés au cours de la formation en IUFM[5] ;

  • la présence de graphiques vise à engendrer des situations d’évaluation rendues relativement complexes en raison des difficultés que soulève l’utilisation de ce type de représentations (Maury, 2002).

Deuxième niveau – Ce second niveau touche à des aspects plus généraux de la didactique des mathématiques (que l’on retrouve d’ailleurs en didactique des sciences) qui consistent, dans une double inspiration constructiviste et bachelardienne, à considérer l’erreur comme un indicateur du fonctionnement d’une connaissance et donc à s’attacher, à partir des observables, à identifier et à analyser les procédures et leur signification au niveau des connaissances[6]. En ce sens, notre travail peut être rapproché des recherches en didactique qui, sur la base de cette conception de l’erreur, s’intéressent, plus ou moins directement, à la manière dont les enseignants de mathématiques prennent en compte les erreurs et les réussites des élèves (citons, par exemple, Portugais, 1995).

Ce niveau est à l’oeuvre lorsque nous élaborons la « tâche attendue », c’est-à-dire – en nous référant à la définition utilisée en ergonomie cognitive (Rogalski, 2003) – le contenu réel de nos attentes : en tant que concepteurs de la tâche et expérimentateurs, nous attendons des enseignants qu’ils s’engagent dans une analyse didactique des travaux d’élèves, laquelle montrerait ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas dans leurs réalisations. Pour satisfaire à la tâche, l’activité des enseignants devrait consister, pour une part non négligeable, à tenter d’analyser les procédures des élèves à partir de ce qu’ils peuvent en repérer sur la base du matériel expérimental.

Nature des liens avec le domaine de l’évaluation

Au vu des caractéristiques des situations expérimentales, nous pouvons considérer que la tâche présentée aux enseignants s’apparente à une sous-tâche d’évaluation formative. Nous allons expliquer cette position en présentant une description sommaire des transformations réalisées lors du passage de la situation dite « de référence » à la situation dite « de simulation ».

La situation de référence que nous considérons correspond à ce qu’Allal (1998) appelle « une situation d’évaluation formative continue avec régulation interactive » (p. 58) : l’enseignant, ayant préparé sa séance et choisi les tâches proposées aux élèves, circule parmi ceux-ci et les observe en train de résoudre un problème afin de comprendre ce qu’ils font et réguler si cela lui semble nécessaire.

Dans la situation de simulation, les enseignants n’ont pas préparé la séance, ni choisi le problème qui a donné lieu aux productions à évaluer. En outre, le matériel et le contexte expérimental – en particulier le fait que les élèves soient « fictifs » – ne leur permettent pas vraiment de s’engager dans une phase de régulation ou, plus précisément, dans une phase de « régulation de nature pédagogique », classiquement associée à l’évaluation formative (Scallon, 2000).

Le passage de la situation de référence à la situation de simulation correspond à des opérations de réduction de la complexité que l’on peut analyser à l’aide de concepts développés en ergonomie cognitive[7] : dans la situation de référence, l’enseignant est confronté à une tâche d’évaluation complexe et « discrétionnaire » (c’est-à-dire seulement définie par son but) devant être réalisée dans un environnement dynamique, interactif, humain et ouvert. Dans la situation de simulation, les enseignants sont confrontés à une tâche d’observation qui ne représente qu’une partie des étapes du processus d’évaluation. La tâche, malgré ses réductions, demeure complexe et discrétionnaire ; l’environnement reste ouvert, mais il devient statique et passif, avec, comme nous l’avons déjà mentionné, des élèves fictifs.

Bref, les situations retenues sont expérimentales et comprennent certaines limites, indissociables de ce type d’approche. Elles présentent également des avantages :

  • ces simulations permettent d’étudier finement l’activité d’observation des enseignants, activité dont le rôle est reconnu comme fondamental dans la plupart des formes d’évaluation, en particulier lors des évaluations formatives (Perrenoud, 1998 ; Hadji, 1999) ;

  • en décomplexifiant la tâche, les réductions permettent d’étudier plus efficacement l’activité des enseignants sous son aspect cognitif[8] ;

  • les situations d’évaluation proposées demeurent malgré tout très riches. En effet, les travaux d’élèves examinés ne peuvent pas faire, a priori, l’objet d’une évaluation immédiate et tranchée (ce qui est souvent le cas lorsque l’on utilise des problèmes ouverts comportant des graphiques ; c’est d’ailleurs l’un des intérêts du recours à ce type de représentations).

Approche comparative

Le choix d’une situation de simulation, grâce à laquelle il devient possible de proposer des tâches identiques à différents enseignants, autorise diverses comparaisons, en particulier une comparaison entre des professeurs de mathématiques des lycées et collèges (PLC), spécialisés dans cette discipline, et des professeurs des écoles (PE), non spécialisés dans l’enseignement des mathématiques. En effet, même si nous pouvons penser que les rapports aux savoirs mathématiques et graphiques diffèrent pour les PE et pour les PLC, le dispositif expérimental constitue un contexte de simulation acceptable pour tous ces enseignants, car les notions mathématiques et graphiques en jeu dans les problèmes retenus appartiennent à la fois aux curricula de l’école élémentaire et du collège.

Population

La population se compose de dix-huit enseignants (six PLC et douze PE), tous en fin de formation initiale à l’IUFM[9], que nous répartissons en trois catégories. Faisant l’hypothèse que le rapport aux savoirs mathématiques et graphiques peut jouer sur les activités d’évaluation qui répondent aux tâches expérimentales retenues, nous distinguons parmi les PE ceux qui ont reçu une formation que l’on peut qualifier de « scientifique[10] ». Les autres sont qualifiés de « non-scientifiques ». La population expérimentale est donc composée de :

  • six enseignants de mathématiques (PLC, repérés à l’aide des codes Pr1 à Pr6) ;

  • quatre enseignants des écoles « scientifiques » (PE scientifiques, repérés à l’aide des codes Pr7 à Pr10) ;

  • huit enseignants des écoles « non scientifiques » (PE non scientifiques, repérés à l’aide des codes Pr11 à Pr18).

Catégorisation des connaissances

Il existe dans la littérature de nombreuses propositions pour organiser les connaissances ou les savoirs, tant dans le domaine de la formation professionnelle que dans celui de la didactique des mathématiques[11]. Toutefois, aucune ne s’est montrée vraiment adaptée aux spécificités des situations d’évaluation que nous avons expérimentées.

Pour disposer d’une catégorisation satisfaisante, nous avons procédé de la manière suivante :

  • les connaissances des enseignants ont été identifiées et analysées à partir du recueil de leurs échanges et de leurs discussions au cours des deuxièmes phases des séances. Pour ce faire, nous avons réalisé une analyse de contenu sur le corpus constitué par la transcription intégrale de l’ensemble de ces phases (elles sont au nombre de vingt-sept, car les dix-huit enseignants sont répartis en neuf paires, chaque paire se retrouvant lors des trois séances de l’expérimentation) ;

  • cette analyse de contenu nous a amenés à distinguer un nombre important de types de connaissances (trente-deux types exactement), répartis en trois pôles : pôle « psycho-socio-pédagogique », pôle « évaluation » et pôle « disciplinaire »[12] .

Le but principal de cet article est de présenter de manière détaillée le pôle « disciplinaire ». Cependant, afin de mieux éclairer la nature des distinctions entre les trois pôles, nous donnons ci-après quelques indications concernant les pôles « évaluation » et « psycho-socio-pédagogique ».

Pôle « évaluation »

Le choix qui consiste à consacrer un pôle particulier aux connaissances pouvant être rattachées au domaine de l’évaluation découle directement de la nature des tâches proposées aux enseignants. Dans d’autres circonstances, nous pourrions considérer que le pôle « évaluation » est en fait une ramification du pôle « psycho-socio-pédagogique » et retrouver la distinction classique, quoique sûrement trop peu discutée, comme le souligne Durand (1996), entre les connaissances relatives à la matière enseignée et celles relatives à la pédagogie.

Au cours de chaque séance, l’activité des enseignants, dans sa globalité, est orientée vers l’évaluation. Aussi, le pôle « évaluation » est-il réservé aux connaissances qui entretiennent un lien « direct » avec ce domaine, lequel reste somme toute assez difficile à cerner. D’une manière générale, nous y acceptons tout ce qui touche à l’évaluation en milieu scolaire, qu’il s’agisse de travaux de recherche, d’injonctions de l’encadrement institutionnel, de conseils des formateurs, d’outils disponibles, de pratiques, etc. Ce pôle regroupe les rares connaissances « théoriques »[13] en évaluation qui ont pénétré la sphère éducative, ainsi que les nombreuses connaissances issues des pratiques évaluatives. Le plus souvent, ce sont des « connaissances-en-acte »[14] qui apparaissent à travers le processus d’évaluation.

Pôle « psycho-socio-pédagogique »

Comme tous les auteurs qui ont cherché à catégoriser les connaissances d’un professionnel, nous avons été confrontés à cette difficulté commune et récurrente pour nommer la catégorie dans laquelle il faut faire cohabiter un ensemble souvent hétéroclite de connaissances qui échappent aux autres pôles. Le pôle « psycho-socio-pédagogique » rassemble toutes les connaissances autres que les connaissances disciplinaires ou celles appartenant au domaine de l’évaluation. Parmi ces connaissances, celles que détiennent les enseignants relativement au fonctionnement des élèves constituent le sous-pôle le plus important. Dans le corpus, celles-ci apparaissent lorsque, par exemple, les professeurs recourent à la notion de « surcharge cognitive », font allusion au « métier d’élève » ou expliquent que les élèves ont des « automatismes ». Il s’agit de connaissances sans référence solidement établie qui entretiennent des liens plus ou moins distendus avec la psychologie, la sociologie ou la psychopédagogie (d’où l’expression retenue pour désigner le pôle qui les rassemble). Ces connaissances, que l’on pourrait qualifier de naïves ou comme relevant du sens commun, sont généralement à visée explicative et peuvent se référer aux disciplines précédemment citées ; parfois abondamment utilisées, elles apparaissent le plus souvent sous la forme d’énoncés explicites.

Pôle « disciplinaire »

Ce pôle se subdivise en trois sous-pôles, regroupant respectivement les connaissances que nous pouvons qualifier de : « liées aux mathématiques et aux représentations graphiques » ; « liées à la didactique des mathématiques » ; « liées aux savoirs curriculaires »[15]. Les connaissances figurant dans les deux premiers sous-pôles entretiennent un lien « évident » avec leur discipline de référence ; c’est également le cas, comme nous le verrons plus loin, pour les connaissances curriculaires. C’est en raison de ces liens évidents que nous qualifions de « disciplinaires » toutes les connaissances de ce pôle.

Connaissances liées aux mathématiques et aux représentations graphiques 

Elles renvoient principalement au champ de la proportionnalité et à celui des représentations graphiques. Au sein de cet ensemble, nous faisons une distinction entre les connaissances « de base », celles « de niveau conceptuel supérieur » et les connaissances que nous qualifions « d’erronées ou inexactes ».

Toutes ces connaissances remplissent diverses fonctions lors de l’activité d’évaluation ; certaines leur sont communes :

  • 1re fonction : permettre de se prononcer sur la justesse, la fausseté, les imperfections et les erreurs des réponses numériques ou graphiques ;

  • 2e fonction : permettre l’énonciation et la reconnaissance de notions en jeu dans le problème ;

  • 3e fonction : permettre d’identifier ou de proposer des procédures de résolutions numériques ou graphiques ;

  • 4e fonction : permettre la construction ou l’amélioration effective[16] des graphiques.

Nous avons identifié d’autres fonctions qui caractérisent ce que nous appelons les connaissances « de niveau conceptuel supérieur » et qui nous permettent de les distinguer des connaissances « de bases[17] ». Ainsi, les connaissances de niveau conceptuel supérieur possèdent au moins l’une des fonctions suivantes, qui s’ajoute à l’une de celles mentionnées précédemment :

  • mettre en relation ou distinguer des notions proches (par exemple, situations linéaire et affine) ;

  • porter sur la relation « signifiant / signifié » (par exemple, le lien entre la pente d’une droite et le coefficient directeur d’une fonction linéaire ou affine) ;

  • amener une solution « experte » (par exemple, un graphique qui représente à la fois les quantités et les proportions) ;

  • concerner explicitement une propriété d’une notion ou d’un concept (par exemple, la propriété des fonctions affines dite « propriété des écarts proportionnels »).

Les connaissances de base 

Elles ont comme principale caractéristique de permettre de « faire » le problème : elles suffisent pour répondre à l’ensemble des questions contenues dans les trois énoncés de l’expérimentation. Elles sont de très loin les plus nombreuses sur l’ensemble des connaissances mobilisées, quel que soit le pôle considéré. De ce fait, par une sorte d’« effet plafond », l’étude de leur fréquence d’utilisation ne permet pas de réaliser de discrimination au sein de la population (voir Tableau 1). Elles apparaissent dans les extraits 1 et 2.

L’extrait 1 provient de la séance « Recettes » au cours de laquelle est présenté un problème de concentrations. Il s’agit, pour quatre ingrédients donnés, de comparer leurs proportions dans deux gâteaux différents, l’un ayant une masse totale de 160 grammes, l’autre de 320 grammes, ce qui empêche une comparaison « directe » (Figure 1).

Figure 1

Matériel de la séance 1 (extraits)

Matériel de la séance 1 (extraits)

(1) PLC-Pr3 : Ils ont au moins eu l’idée de tout ramener à 320 ou à 160 grammes, à masse égale. Ça, c’est une bonne chose.

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Pr3 reconnaît que les élèves ont utilisé une procédure de résolution pertinente, qu’ils disposent d’un référent commun pour pouvoir effectuer les comparaisons.

L’extrait 2 provient de la séance « Cycliste » au cours de laquelle est présenté un problème où il est demandé de calculer la distance parcourue par un cycliste au bout de 90 minutes. La réponse exacte est 30 kilomètres (Figure 2).

Figure 2

Matériel de la séance 2 (extraits)

Matériel de la séance 2 (extraits)

(2) PE non scientifique-Pr14 : Il voit tout de suite que c’était 30 kilomètres.

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Pr14 reconnaît spontanément qu’un élève « voit » la réponse juste. Notons, en revanche, qu’il n’est pas en mesure d’expliciter la procédure de l’élève et qu’il n’explicite pas davantage la façon dont on peut parvenir à ce résultat[18].

Les connaissances de niveau conceptuel supérieur

Alors que les connaissances de base permettent, y compris aux enseignants, de « faire » les problèmes, la plupart des connaissances de niveau conceptuel supérieur leur permettent de modéliser la situation, de comprendre au plan mathématique et d’expliquer les procédures des élèves.

C’est le cas, par exemple, dans l’extrait 3, qui provient de la séance « Cycliste ». Dans ce problème, la principale difficulté réside dans le fait que la situation n’est que partiellement une situation de proportionnalité[19]. Ce problème comprend une partie numérique suivie d’une partie graphique (Figure 3). Dans la partie numérique, la question « la plus intéressante » consiste à déterminer la distance parcourue par le cycliste au bout de 90 minutes ; en effet, cette question porte sur la partie « affine » du parcours. Pour répondre, un élève (David) ne parvient pas à se dégager de la situation de proportionnalité : il a transformé le tableau de l’énoncé en conservant pour toute la durée du parcours la situation de proportionnalité caractérisant le début du parcours (réponse écrite). L’autre élève du binôme (Alexis) utilise implicitement et judicieusement la propriété des fonctions affines dite « propriété des écarts proportionnels ». Lorsque ces élèves passent à la représentation graphique du parcours, ils utilisent les données du tableau de l’énoncé et David se rend alors compte de son erreur et de la justesse de la réponse d’Alexis.

Figure 3

Matériel de la séance 3 (extraits)

Matériel de la séance 3 (extraits)

(3) PLC-Pr3 : Malgré en fait l’inexactitude de son raisonnement, David a bien eu conscience que ça devait décaler pour tracer la troisième partie du parcours. Ils en étaient plus ou moins conscients tous les deux avant, mais le graphique a vraiment permis d’infirmer la réponse de celui qui avait faux, je crois. David s’était trompé dans son raisonnement, mais il avait bien une notion de décalage parce qu’on perdait la qualité proportionnelle, on arrivait vers de l’affine à cause de la pause, mais ça ne l’a pas empêché de se tromper.

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Cet enseignant porte un regard critique sur la compréhension qu’a David du parcours du cycliste. Dans son discours, nous repérons la distinction qu’il fait, à juste titre, entre situations linéaire et affine, ainsi que le rôle attribué à la pause (nous compléterons cette analyse un peu plus loin).

Le Tableau 1 résume par catégories d’enseignants les informations relatives aux connaissances mathématiques et graphiques mobilisées par chaque enseignant.

Tableau 1

Connaissances liées aux mathématiques et aux graphiques mobilisées par les différentes catégories de professeurs, lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences, moyenne, écart moyen absolu et total des nombres d’occurrences par séance

Connaissances liées aux mathématiques et aux graphiques mobilisées par les différentes catégories de professeurs, lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences, moyenne, écart moyen absolu et total des nombres d’occurrences par séance

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Les connaissances de niveau conceptuel supérieur, mobilisées moins fréquemment que les connaissances de base, sont extrêmement discriminantes :

  • sur l’ensemble des séances, nous en identifions dix fois plus chez les professeurs scientifiques (PLC et PE) que chez les PE non scientifiques (Tableau 1 : les moyennes des nombres d’occurrences sont respectivement de 6,83 et 6,25 contre 0,63). En outre, si l’on se réfère aux écarts moyens absolus portés dans le Tableau 1, on constate que l’homogénéité est importante chez les professeurs scientifiques : ainsi, le recours à des connaissances de niveau conceptuel supérieur n’est pas le fait de quelques individus, mais est largement partagé par l’ensemble de ces enseignants[20] ;

  • chez les PE non scientifiques, on relève une quasi-absence de la manifestation de ces connaissances, sauf chez l’un d’entre eux, Pr11 (Tableau 2), qui à lui seul est responsable de quatre des cinq occurrences de connaissances de niveau conceptuel supérieur que l’on observe pour cette catégorie.

Tableau 2

Connaissances liées aux mathématiques et aux représentations graphiques mobilisées par les différents professeurs lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences et total des nombres d’occurrences par séance

Connaissances liées aux mathématiques et aux représentations graphiques mobilisées par les différents professeurs lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences et total des nombres d’occurrences par séance

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Les connaissances erronées ou inexactes

Elles sont, elles aussi, extrêmement discriminantes. Leur présence peut servir à caractériser les PE non scientifiques qui sont les seuls à en mobiliser (dernière ligne du Tableau 1). Ils expriment tous des connaissances de ce type et la moitié d’entre eux le font lors de chaque séance (tableau 2).

Certaines de ces connaissances sont, si l’on peut dire, erronées « en soi ». C’est le cas, par exemple, lorsqu’un professeur soutient que le graphique en bandeaux construit par Caroline et Sébastien lors de la séance « Recettes » n’est pas un graphique (voir Figure 1).

D’autres ne sont pas intrinsèquement erronées ou inexactes, mais le deviennent parce qu’elles sont mobilisées de manière inappropriée, en dehors de leur domaine de validité, comme cela se produit dans l’extrait 4 qui provient de la séance « Recettes ». Pour cette séance, on trouve dans le matériel expérimental le graphique construit par un binôme d’élèves, Jack et Aurélie. Ces élèves ont « bricolé » un repère cartésien dans lequel ils ont tracé une courbe afin de pouvoir comparer les proportions des mêmes ingrédients dans deux recettes différentes (voir Figure 1).

(4) PE non scientifique-Pr12 : C’est intéressant leur dialogue par rapport à comment relier les points ensemble, parce qu’en fait on voit bien que le garçon a bien compris qu’il fallait relier les différents éléments pour une même recette ensemble… Alors que la fille préfère relier les points correspondant aux deux recettes pour les mêmes éléments.

La connaissance qui consiste à savoir qu’il faut relier les points n’est pas fausse en soi, mais, dans la situation d’évaluation évoquée ci-dessus, le fait de relier les points n’a aucun sens, surtout si la courbe est construite selon la manière qui reçoit l’adhésion de Pr12. Pour ce professeur, qui tout au long de la discussion refuse d’admettre que le choix graphique de Jack et Aurélie est inapproprié, l’essentiel est que l’on puisse représenter la globalité de chaque gâteau en reliant les points correspondant à leurs différents ingrédients.

Quelques commentaires supplémentaires :

  • À partir de l’extrait précédent, nous entrevoyons un phénomène évaluatif, lié à la mobilisation des connaissances erronées ou inexactes, qui mérite d’être souligné : six PE non scientifiques, parmi les huit, énoncent au moins un jugement évaluatif non pertinent au cours de l’expérimentation. Pour rester dans le domaine des représentations graphiques, plusieurs professeurs refusent catégoriquement la possibilité de faire un graphique en bandeaux pour répondre au problème « Recettes », alors que ce choix graphique est parfaitement adapté.

  • L’absence de maîtrise disciplinaire chez les PE non scientifiques constitue un résultat indéniable. Celui-ci est conforme à tous ceux qui ont été obtenus dans les divers travaux portant sur des populations analogues et relatifs à la notion de proportionnalité (voir, par exemple, l’étude de Comin, 2002). Toutefois, ce qui est spécifique à cette étude, c’est que ce résultat émerge non pas d’une tâche « exclusivement » mathématique, mais d’une série de tâches d’évaluation.

  • Toutefois, ces difficultés liées à la maîtrise des contenus disciplinaires recouvrent des degrés divers. Parmi ces PE non-scientifiques, deux sont confrontés à des difficultés importantes et récurrentes[21] (voir Tableau 2, Pr12 et Pr13). À l’opposé, chez d’autres, la mise en oeuvre de connaissances erronées ou inexactes est plus rare et celles-ci n’affectent jamais des éléments essentiels en jeu dans la résolution même du problème (voir Tableau 2, en particulier Pr11 et Pr14).

Une remarque pour terminer ce point : lorsque nous considérons les PE dans leur ensemble (scientifiques et non scientifiques), nous constatons que l’hétérogénéité sur le plan de la maîtrise des contenus disciplinaires augmente considérablement. En effet, l’absence de maîtrise disciplinaire – proportionnalité et représentations graphiques – observée avec les PE non scientifiques ne concerne pas les PE scientifiques. Ceux-ci ne rencontrent aucune difficulté en matière d’évaluation que l’on puisse rattacher à une absence de maîtrise des contenus disciplinaires. A posteriori, la catégorisation que nous avons retenue en distinguant, au sein des PE, ceux qui ont reçu une formation scientifique et ceux qui n’en n’ont pas reçu, s’avère pertinente au regard des tâches proposées.

Connaissances liées à la didactique des mathématiques

Ces connaissances s’observent dans les moments de l’activité d’évaluation où les enseignants, se donnant pour but d’analyser le fonctionnement des connaissances des élèves, se concentrent sur l’identification et l’étude des procédures mises en oeuvre. En d’autres termes, elles correspondent à l’intérêt qu’un enseignant porte à une réponse d’élève au-delà du résultat proprement dit, ce qui se produit, par exemple, quand il cherche à comprendre comment fait un élève pour trouver (ou pour ne pas trouver) dans le problème « Cycliste » que la distance parcourue en 90 minutes est de 30 kilomètres. L’identification de ces connaissances revêt une grande importance, car elles sont directement en rapport avec la tâche attendue qui, rappelons-le, est une analyse didactique de travaux d’élèves, laquelle, bien menée, montrerait ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas dans leurs réalisations.

S’agissant des analyses des procédures d’élèves, nous distinguons deux niveaux :

  • le premier correspond au seul fait qu’un professeur marque de l’intérêt pour les procédures des élèves, même si cet intérêt n’est que de courte durée ;

  • le deuxième correspond à l’analyse des procédures proprement dite.

Premier niveau d’analyse des procédures

Nous avons observé que la marque d’intérêt pour les procédures des élèves s’exerce toujours à bon escient, c’est-à-dire qu’elle s’applique à des éléments de l’activité des élèves pouvant effectivement faire l’objet d’une analyse « didactique ». Nous postulons alors que cette marque d’intérêt, bien ciblée, est la manifestation de connaissances professionnelles que nous qualifions de « liées à la didactique », dans la mesure où elles permettent de reconnaître des situations où une analyse didactique est pertinente. Dans le tableau 3, le nombre d’occurrences que nous avons rapportées renvoie uniquement à ce premier niveau d’analyse des procédures.

Tableau 3

Connaissances liées à la didactique des mathématiques mobilisées par les différents enseignants, lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences et total des nombres d’occurrences par séance

Connaissances liées à la didactique des mathématiques mobilisées par les différents enseignants, lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences et total des nombres d’occurrences par séance

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D’un point de vue plutôt quantitatif, et si nous considérons toutes les séances, il existe au sein de la population un intérêt largement partagé pour les procédures des élèves : 16 enseignants sur 18 se centrent sur celles-ci au moins une fois au cours de leur activité. Certains le font systématiquement (Tableau 3, Pr3, Pr7, Pr11, Pr13, Pr14) alors que d’autres jamais (Pr5 et Pr18). Nous remarquons que ces connaissances ne permettent pas vraiment de discriminer les catégories d’enseignants. En revanche, on observe des différences individuelles très sensibles : l’engagement dans l’analyse des procédures des élèves est, à divers degrés, l’apanage de certains individus appartenant aux trois catégories.

Deuxième niveau d’analyse des procédures

Ce niveau correspond à l’analyse des procédures proprement dite. Avec les enseignants stagiaires impliqués dans l’expérimentation, cela se déroule ainsi :

  • soit ils mènent une analyse « véritablement » didactique (voir extrait 3, précédemment) ;

  • soit ils continuent leur analyse, pour une durée plus ou moins longue, sans que celle-ci puisse être qualifiée de didactique (voir extrait 5, ci-après).

Dans l’extrait 3, la centration sur la procédure des élèves donne lieu à une « véritable » analyse didactique qui est plutôt explicative. Pour mener son analyse, le professeur mobilise des connaissances de niveau conceptuel supérieur, lesquelles, rappelons-le, lui permettent de modéliser la situation afin de comprendre et d’expliquer, d’un point de vue disciplinaire, les procédures des élèves.

Considérons l’extrait 5 qui correspond lui aussi à une évaluation de la réponse à la question portant sur la distance parcourue par le cycliste en 90 minutes.

(5) PE non scientifique-Pr13 : Alexis prend l’environnement proche de 90 minutes. C’est entre 80 et 100 minutes et donc, c’est par rapport à ces nombres-là qu’il trouve la réponse, il voit que c’est 30 kilomètres.

Ici, contrairement à ce qui se passait dans l’extrait 3, la centration sur la procédure débouche sur une analyse qui consiste essentiellement en une description factuelle de l’activité de l’élève : aucune connaissance disciplinaire (mathématique ou graphique) n’est mobilisée, à l’exception de quelques rares connaissances de base qui permettent de reconnaître la justesse de la réponse d’Alexis, sans être en mesure de la justifier et de dépasser le stade du simple constat.

Lors des séances d’évaluation, il s’est s’avéré que les situations potentielles[22] d’analyses de procédures des élèves les plus intéressantes étaient très souvent celles qui, pour être menées à terme, réclamaient la mobilisation de connaissances de niveau conceptuel supérieur. Lors des débriefings, certains PE non scientifiques ont pris conscience de la position inconfortable dans laquelle ils se trouvaient. Voici, par exemple, ce que déclare l’un d’eux :

(6) PE non scientifique-Pr11 : Je me suis aperçu qu’au début c’était très facile parce que c’était la proportionnalité. Après j’ai trouvé le même résultat que les enfants pour 90 minutes. Mais c’était vraiment intuitivement et j’aurais honnêtement du mal à l’expliquer. Mais enfin, je sens que ça pourrait être ça, mais vraiment, de là à l’expliquer, je crois que je n’en serais pas capable.

Les commentaires de Pr11 sont explicites. Signalons que Pr11 est, au sein de sa catégorie, celui qui semble maîtriser le mieux les contenus disciplinaires, ce qui l’aide peut-être à considérer avec une certaine lucidité sa situation.

Une remarque pour terminer ce point : c’est à ce deuxième niveau d’analyse que devraient apparaître des connaissances didactiques sur les procédures, compte tenu des travaux en didactique des mathématiques, et sur la signification de ces procédures en ce qui concerne la conceptualisation de la situation par les élèves. Or les différents types de connaissances didactiques que nous avons identifiées ne correspondent qu’exceptionnellement à de telles connaissances. Parmi toutes les occurrences de connaissances relevées lors des trois séances (1680 occurrences, tous pôles confondus), quatre occurrences seulement sont relatives aux procédures des élèves.

Connaissances liées aux savoirs curriculaires

Ces connaissances, qui prennent très souvent l’aspect de « savoirs théoriques » (au sens de Barbier, 1996), ne sont que très rarement mobilisées par les enseignants lors de l’expérimentation. Elles ne renvoient ici qu’à l’enseignement de la proportionnalité tel qu’il figure dans les instructions et les programmes relatifs à l’école et au collège. Ces connaissances curriculaires, lorsqu’elles apparaissent, sont donc bien des connaissances liées aux contenus disciplinaires, se manifestant, comme nous le verrons dans les extraits 7 et 8, par la mobilisation conjointe de connaissances mathématiques et graphiques.

Leur présence permet d’identifier un PLC : elles n’apparaissent en effet que chez ces derniers, qui, à l’exception de l’un d’eux (Pr5), y recourent au moins une fois lors de l’une des séances (Tableau 4). Ce résultat – avec sa contrepartie, l’absence totale de ces connaissances chez tous les PE – est celui qui nous a le plus surpris.

Tableau 4

Connaissances liées aux savoirs curriculaires mobilisées par les différents enseignants, lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences et total des nombres d’occurrences par séance

Connaissances liées aux savoirs curriculaires mobilisées par les différents enseignants, lors des séances 1, 2 et 3 : nombre d’occurrences et total des nombres d’occurrences par séance

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Les extraits 7 et 8 illustrent le rôle des connaissances curriculaires lors des évaluations réalisées par les PLC.

(7) PLC-Pr3 : Stéphane et Kadour, ils ont un peu triché pour tracer la droite parce qu’ils ont d’abord pris le point de coordonnées (0, 250) et celui de coordonnées (25, 500), et puis ils ont tracé la droite […] Ils ont bien senti l’alignement, mais ils ne sont pas censés le savoir a priori que c’est une droite en 6 e […] Ils sont censés seulement tracer la droite, après avoir placé 5 ou 6 points […] Et après, éventuellement les relier. Et c’est là qu’ils auraient dû s’apercevoir que c’était une droite […] Alors que là, ils l’ont fait directement un peu comme des 3e

(8) PLC-Pr2 : C’est évident que ça, c’est complètement hors programme pour des 6e. Là, en plus, c’est des fonctions affines, ce n’est même pas linéaire.

Comme Pr3 (extrait 7), la majorité des PLC rejettent la démarche de construction graphique d’un binôme d’élèves (Kadour et Stéphane), uniquement parce qu’en début de collège, les élèves, qui n’ont pas encore travaillé sur les fonctions linéaire et affine, ne sont pas censés savoir que la représentation graphique de ces fonctions dans un repère cartésien est une droite. Selon ces enseignants, tout élève de 6e est censé utiliser la démarche de construction « point par point », car, du fait de ses connaissances limitées, c’est la seule qu’il puisse mettre en oeuvre. Notons a contrario que pour tous les PE, un élève en fin de CM2 est supposé savoir que le graphique attendu est une droite : c’est le fait de l’ignorer qui est considéré comme anormal ! Ainsi, les PE s’attendent à ce que cette droite soit tracée en recourant à la méthode reconnue comme la plus efficace, c’est-à-dire celle utilisée par Kadour et Stéphane.

Conclusion

L’objectif de ce travail était de présenter les connaissances disciplinaires mobilisées par dix-huit enseignants stagiaires confrontés à des situations d’évaluation de productions d’élèves en mathématiques, situations où interviennent la notion de proportionnalité et des représentations graphiques. Il s’agissait ainsi de disposer d’éléments de compréhension relatifs au décalage entre les pratiques des enseignants et les prescriptions institutionnelles, dans un domaine que l’on peut rattacher à l’évaluation formative ; il s’agissait également de savoir si ce décalage affectait de manière similaire les enseignants du premier degré et ceux du second degré. Un dispositif de simulation nous a permis d’étudier, selon une approche comparative et sous son aspect cognitif, l’activité d’« observation » mise en oeuvre par ces enseignants lorsqu’ils se concentrent sur l’identification et l’étude des procédures d’élèves « fictifs ». Faisant l’hypothèse que le rapport aux savoirs mathématiques et graphiques pouvait avoir un effet sur ces activités d’évaluation, nous avons distingué a priori trois catégories d’enseignants au sein de la population : PLC, PE scientifiques et PE non scientifiques.

S’agissant de l’analyse des procédures des élèves, nous avons isolé deux niveaux possibles d’activité des enseignants :

  • Le niveau 1 correspond au seul fait qu’un enseignant marque de l’intérêt pour les procédures des élèves, même si cet intérêt n’est que de courte durée. Sur cette base, nous avons relevé que quasiment tous les enseignants (seize sur dix-huit) s’engagent, au moins une fois au cours de l’expérimentation, dans une analyse de procédures, autrement dit dans une activité conforme aux prescriptions et aux attentes de l’institution. Ayant relevé que cette marque d’intérêt s’exerce toujours à des moments de l’activité des élèves où une analyse didactique des procédures est pertinente du point de vue de la tâche attendue (c’est-à-dire pertinente de notre point de vue), nous avons postulé l’existence de connaissances professionnelles liées à la didactique qui permettraient aux professeurs de reconnaître ces moments. Cette marque d’intérêt pour l’analyse des procédures, partagée par la quasi-totalité des professeurs, distingue notre travail de ceux qui montrent que les pratiques d’évaluation formative sont extrêmement rares à l’école et au collège (par exemple, Braxmeyer, Guillaume et Lévy[23], 2004) ; cette différence s’explique peut-être par un effet facilitateur propre à la situation de simulation, laquelle décomplexifie la situation de référence. Cependant, il n’en reste pas moins que notre travail montre que l’engagement des professeurs dans une activité d’analyse des procédures est possible sans incitation directe. Quoi qu’il en soit, ce résultat mériterait d’être vérifié sur une population plus large, en particulier en ce qui concerne les PLC, catégorie au sein de laquelle de nombreux enseignants interrogés sur le terrain se déclarent peu enclins à la mise en oeuvre de pratiques d’évaluation formative23.

Enfin, notons que l’engagement dans l’analyse des procédures, qui caractérise le niveau 1, ne permet pas de discriminer les catégories d’enseignants entre elles : au sein de chacune des catégories, certains enseignants s’engagent à plusieurs reprises dans ce type d’analyses, alors que d’autres y ont recours plus rarement.

  • Le niveau 2 correspond à l’analyse proprement dite des procédures. Nous avons relevé des disparités importantes au sein des catégories d’enseignants : en effet, la réalisation de « véritables » analyses didactiques, réclamant la mise en oeuvre de connaissances mathématiques et graphiques de niveau conceptuel supérieur, est le seul fait des PLC et des PE scientifiques. Ainsi, il semblerait que les enseignants ayant reçu une formation initiale scientifique disposent du bagage disciplinaire qui leur permet de passer du niveau 1 au niveau 2, c’est-à-dire de conduire efficacement leur analyse sur un plan didactique. Les PE non-scientifiques éprouvent quant à eux des difficultés pour passer du niveau 1 au niveau 2 : ils s’intéressent aux procédures, mais ils ne sont pas capables de produire une véritable analyse didactique. En ce qui concerne cette catégorie d’enseignants, on peut avancer l’idée que le décalage entre prescriptions et pratiques dans le domaine de l’évaluation formative pourrait être lié à une absence de connaissances de niveau conceptuel supérieur ainsi qu’à une maîtrise insuffisante des contenus disciplinaires.

Comme nous venons de le voir avec les connaissances mathématiques et graphiques de niveau conceptuel supérieur, dont l’utilisation est un trait distinctif des professeurs scientifiques, un type de connaissances peut servir à caractériser certaines catégories de professeurs ; il en va ainsi des connaissances mathématiques et graphiques erronées ou inexactes utilisées par les PE non scientifiques ; il en va de même des connaissances liées aux savoirs curriculaires utilisées par les PLC.

La quasi-absence de la mobilisation de connaissances issues de la formation en didactique des mathématiques dispensée dans les IUFM est un résultat qui ressort nettement de notre travail. En 1994, Kuzniak concluait sa thèse en soulignant que le savoir didactique était « le plus flou et celui dont la mise en oeuvre dans la formation des maîtres [était] la moins évidente » (p. 265). Plus de dix années ont passé. L’enseignement de la didactique s’est développé dans les IUFM et « l’enseignant » est devenu un thème majeur des recherches en didactique. Malgré cela, la faible visibilité constatée des apports de la didactique dans la réalisation des tâches d’évaluation constitue un résultat quelque peu préoccupant.