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Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite qu’il la perde.

Jean-Jacques Rousseau (1966), Du contrat social

Il est troublant de constater à quel point cette préoccupation de ne pas endoctriner est aujourd’hui peu répandue et combien le mot et le concept d’endoctrinement sont désormais largement absents du vocabulaire et, il faut le craindre, des préoccupations des éducateurs et des responsables de l’éducation.

Normand Baillargeon (2005), Éducation et liberté

Introduction

Toute autorité politique qui désire s’inscrire dans la durée sait que parmi les enfants d’aujourd’hui grandissent les adultes de demain qui lui devront obéissance pour qu’elle se maintienne. L’endoctrinement des jeunes est l’un des moyens par lesquels toute autorité politique assure sa stabilité et sa continuité. Au xxe siècle, les régimes totalitaires fascistes (Allemagne, Italie), capitalistes d’État soi-disant « communistes » (URSS, Chine, Corée du Nord, Cuba, etc.) ou religieux (les talibans en Afghanistan, République islamique d’Iran, etc.) ont consacré d’importantes énergies à l’endoctrinement de la jeunesse au sein d’institutions spécialisées (les « jeunesses nazies », les « jeunesses communistes », les écoles coraniques). Le contraste semble si tranché entre ces régimes totalitaires et les régimes libéraux contemporains qu’il peut paraître à première vue incorrect d’affirmer que l’État libéral s’adonne lui aussi à l’endoctrinement de ses jeunes. Or ce n’est pas parce qu’un système n’est pas totalitaire que les individus adhéreront spontanément à ses principes, ni qu’il est nécessairement stable et qu’il ne doit pas se donner les moyens politiques pour assurer sa continuité.

S’il est souvent utilisé sur un mode péjoratif, le mot « endoctrinement » ne doit pas nécessairement être associé à un régime ou à une idéologie politiques « ennemis ». Tout comme les autres régimes, l’État libéral, qui veut assurer sa stabilité en fortifiant l’adhésion des futurs citoyens adultes à ses principes, doit pratiquer l’endoctrinement des jeunes, ce qui ne veut évidemment pas dire que les politiques libérales soient similaires ou qu’elles aient les mêmes conséquences sociopolitiques que celles des régimes totalitaires. L’État libéral contemporain endoctrine lui aussi les jeunes au sein même de l’école. Cette opération idéologique s’articule autour de deux axes convergeants, celui du discours et celui de la pratique. Discours, premièrement, puisque les programmes d’enseignement et les manuels scolaires vantent les vertus de la « démocratie libérale ». Pratique, enfin, lorsque des mises en scène comme le Parlement des enfants en France, ou les élections de Conseils d’élèves au Québec, offrent la possibilité aux jeunes d’acquérir et de tester les compétences qu’ils réactualiseront lorsqu’ils participeront une fois adulte au système politique officiel.

Au Québec, les écoles secondaires organisent chaque année des élections de Conseils pour les élèves qui ont entre 12 et 16 ans. Il s’agit d’une pratique nationale et des organismes d’État y sont directement associés, comme le ministère de l’Éducation et le bureau du Directeur général des élections lui-même. C’est cette activité politique qui est analysée ici. Le matériel étudié comprend des documents et du matériel officiels d’accompagnement, des slogans et des déclarations de la direction de l’école secondaire Sainte-Marcelline (Montréal) lors des campagnes électorales d’élèves en 2001 et 2002, ainsi que quelques documents connexes produits par des acteurs périphériques. L’analyse de contenu du discours officiel au sujet des élections de Conseil d’élèves s’est attardée à identifier les affirmations et les commentaires au sujet du sens politique à donner à cette activité politique pratiquée au sein des établissements d’enseignement. Inspirée des résultats de cette analyse, la thèse défendue est la suivante : ces élections de Conseils d’élèves sont pensées par l’autorité officielle comme un moyen d’inculquer aux jeunes le respect de la pratique électorale. Ce faisant, d’autres conceptions historiques et philosophiques de la démocratie et de l’activité citoyenne restent dans l’ombre, que ce soit le lobbying, le militantisme ou la délibération publique.

Formation civique ou endoctrinement politique ?

Les États libéraux organisent plusieurs activités politiques pour favoriser l’adhésion des jeunes citoyens à la « démocratie représentative » et leur permettre de développer leurs compétences de citoyens dans un système électoral, tout particulièrement leur compétence d’électeur. Ainsi, il existe de nombreuses expériences existent de Parlements jeunesse (ou youth parliaments) au Québec, en Finlande, en France et en Suisse. Selon le Comité de l’éducation du Conseil de l’Europe (1998), la première expérience du genre en Europe fut le Conseil municipal des enfants, en 1979, à Schiltigeim, en banlieue de Strasbourg. Il y avait, en 1998, plus d’une trentaine de Conseils municipaux d’enfants ou de jeunes en Suisse, et plus de 700 en France. En Suisse, des lycéens sont également invités à participer à des simulations de trois jours de sessions de l’Assemblée des Nations Unies, dites Nations Unies des étudiants, qui existe depuis 1953. Il s’agit, selon le discours officiel, de donner l’occasion aux jeunes de faire « l’expérience de la démocratie » (Comité de l’éducation du Conseil de l’Europe, 1998, p. 77).

En France, le Parlement des enfants (voir www.assemblee-nat.fr/juniors/parlement-enfants.asp ) en était à sa dixième édition en 2003. Se déroulant au palais Bourbon, cette assemblée réunit 577 enfants élus par leurs camarades de classe. Comme l’indique l’énoncé d’intention officielle sur le site Internet, « il s’agit d’offrir aux écoliers de dix ou onze ans [...] une leçon d’éducation civique “grandeur nature” ». En amont de cet événement, les élèves de chaque classe, qui délèguent un représentant, ont l’occasion de visiter le palais Bourbon ainsi que de recevoir le député de leur circonscription, « venu à leur rencontre pour leur présenter sa fonction et le rôle de la loi ». Cette pratique, qui relève clairement d’une volonté d’apprivoisement de jeunes citoyens par les institutions officielles, reste néanmoins limitée à un petit nombre d’individus. L’élection des Conseils d’élèves est, pour sa part, la première activité politique de masse organisée et encadrée par des instances officielles à laquelle participent les jeunes citoyens à plusieurs reprises au cours de leur formation scolaire.

Dans le cas du Québec, le bureau du Directeur général des élections du Québec (DGEQ) et le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) (1995) sont les deux principaux organismes responsables de la formation politique des jeunes. L’arrimage entre ces deux organismes se constate dans la production et la diffusion du discours, puisque les manuels, guides et autres produits de formation politique servant à baliser la pratique des élections de Conseils d’élèves sont coédités par les deux organismes officiels et sont identifiés par leur sigle respectif. C’est le cas, par exemple, des guides pour les enseignants qui présentent l’histoire et l’organisation institutionnelle de la « démocratie » au Québec et qui proposent des activités pédagogiques et des instructions pour mener les consultations selon les règles officielles ; des dépliants Je veux un bon conseil ! Guide de l’électeur et de l’électrice du conseil d’élèves ; de grandes banderoles « Voter, c’est collégial ! » ; des urnes et des isoloirs qui sont de facture identique que ceux utilisés lors des élections officielles. Sans que la concordance entre le discours politique produit par ces organismes soit parfaite[1], ils présentent généralement la « démocratie » comme un système politique où le rôle politique principal du citoyen est de voter. Le simple fait que le Directeur général des élections soit directement impliqué dans la formation politique des élèves explique sans doute en partie l’importance accordée aux élections dans cette formation : l’institution officielle responsable d’encadrer les processus électoraux s’assure ainsi de former, dès leur jeune âge, les futurs électeurs. Les divers intervenants affirment d’ailleurs explicitement que les élections de Conseils d’élèves participent à une véritable formation politique des jeunes favorisant leur adhésion au régime électoral libéral. Il n’est donc pas déraisonnable de parler d’endoctrinement orchestré par un système politique cherchant à la fois à se justifier et, conséquemment, à renforcer sa légitimité et sa stabilité.

L’endoctrinement n’est pas identique à la socialisation qui relève d’un processus de l’évolution sociopsychologique d’un individu vivant en collectivité et qui apprend et intériorise au contact des autres un certain nombre de normes, de critères d’inclusion et d’exclusion, de justifications de pratiques ritualisées, etc. (Dennis, 1973 ; Ichilov, 1990 ; Jaros, 1973 ; Krajnc, 2000 ; Stacey, 1977). Le processus d’endoctrinement est de moindre ampleur ; il se distingue par son caractère volontariste et par son orientation politique : l’objectif est d’encourager par un discours et/ou par une pratique formatrice le respect, voire l’enthousiasme, à l’égard de l’autorité officielle ou de l’idéologie que celui ou celle qui endoctrine entend servir. L’endoctrinement est pensé et mis en place par l’autorité à des fins politiques, pour former des partisans et/ou pour diminuer les risques qu’apparaissent des dissidents.

À l’école de la « démocratie libérale »

D’un point de vue étymologique, le mot « démocratie » vient du grec ancien et signifie le pouvoir du peuple ou le gouvernement du peuple, mais ce rapport entre le peuple et le pouvoir peut s’articuler de multiples façons. Dans sa volonté de former les élèves à la pratique électorale, l’État québécois adopte la définition libérale de la démocratie selon laquelle il s’agit d’un régime où le peuple élit celles et ceux qui gouverneront (en principe en son nom). « On parle de démocratie lorsque chaque citoyenne et citoyen a un pouvoir réel et une responsabilité quant au choix de celles et de ceux qui gouvernent », explique ainsi le Directeur général des élections du Québec, qui associe explicitement la démocratie au vote, lui-même proposé comme un « pouvoir réel » dans un document qui présente les « élections à l’école secondaire [comme] un avant-goût de la démocratie » (Côté, 1991, p. 13, 20, 27 [nous soulignons]). Le discours officiel crée de l’impasse sur le débat entourant cette idée d’un « pouvoir réel » s’exerçant par le biais du bulletin de vote dans le cadre des élections officielles, silence d’autant plus troublant que les Conseils d’élèves ont un pouvoir extrêmement restreint. Leur fonction se limite à représenter les élèves auprès de la direction et surtout à organiser certaines activités de la vie scolaire, comme le café-étudiant ou le bal de fin d’année (DGEQ et MEQ, 1995). Le Conseil n’est pas souverain puisqu’il est sous la tutelle de la direction de l’établissement d’enseignement et l’élection des Conseils d’élèves a donc un impact plus symbolique que politique au sein même des établissements d’enseignement.

À l’école secondaire du collège Sainte-Marcelline de Montréal, les Directives de la direction affichées sur un tableau en 2002 précisent l’identité des diverses candidates (l’école ne compte que des filles) et limitent très clairement le « pouvoir » des élèves qui seront élues, spécifiant que : « Le Conseil est voulu par la Direction pédagogique qui l’a institué comme lieu d’apprentissage de la liberté engagée et responsable. [...] Le Conseil est toujours sous l’égide de la Directrice des élèves et d’un professeur [...]. Il reste entendu que la Direction des élèves et le professeur-lien peuvent à tout moment résilier les fonctions d’un membre du Conseil qui ne donnerait pas satisfaction » (nous soulignons). Ce conseil n’est pas souverain puisqu’il est « voulu et institué » par la direction dont il reste toujours « sous l’égide ». Selon le discours officiel de la direction, les actions de l’élue comme celles des électrices participent à un « apprentissage[2] » et le rôle formateur de la fonction d’élue est à nouveau souligné lorsque l’élue est présentée comme une « apprentie responsable » (nous soulignons). De l’aveu même de la direction, l’élection du Conseil d’élèves est donc l’occasion pour former à la fois les futures électrices et les éventuelles futures candidates par le biais d’un processus qui n’accorde qu’un pouvoir très limité aux élèves.

Voter à l’école : pourquoi ?

Le discours de l’État du Québec au sujet des élections des Conseils d’élèves privilégie exclusivement l’approche électorale de la démocratie et fonctionne en trois temps : 1) convaincre l’élève de l’importance primordiale de l’action de voter ; 2) former l’élève à cette pratique politique, ce qui lui donne le sentiment de maîtriser la compétence politique ayant une importance identifiée comme primordiale par les organismes de l’État ; 3) tout cela dans le but d’inculquer aux jeunes le respect des institutions électorales et de l’autorité politique qui en est issue.

  1. Convaincre de l’importance du vote. À travers le matériel qu’il produit, l’État encourage les élèves à considérer que voter est l’acte le plus important en démocratie. Le Directeur général des élections du Québec (1991), clairement juge et partie dans l’évaluation qu’il fait de l’importance du vote en particulier et du processus électoral en général, souligne ainsi « la très grande qualité du système électoral québécois » (Côté, 1991, p. 3) et insiste sur « l’importance de la participation des citoyennes et des citoyens aux élections » (DGEQ, 1991, p. 27 [nous soulignons]). À plusieurs reprises se côtoient l’impératif et le qualificatif positif : « chacune et chacun devrait » voter, le droit de voter est « précieux » et il confère à l’individu « un rôle capital », c’est « le symbole le plus important de la participation d’un peuple aux affaires publiques » (Ibidem [nous soulignons]). Ailleurs, il sera expliqué dans le même esprit que « l’électeur est l’acteur central du système électoral, c’est autour de lui que gravite l’activité de tous les autres[3] » (DGEQ, 1997, p. 27 [nous soulignons]). Les documents officiels ne cessent de répéter que ce qui importe n’est pas tant pour le citoyen de gouverner ni de participer au processus de prise de décision, mais bien de déléguer son pouvoir par un vote.

  2. Former les futurs voteurs. Pour l’État, la participation à des élections et à des Conseils de classe « doit être vue comme une activité de formation[4] » (MEQ, 1988, p. 23 [nous soulignons]). La notion centrale de « formation » indique que la pratique des élections de Conseils d’élèves permet de former les jeunes, de leur faire acquérir une certaine compétence politique. Les urnes distribuées gratuitement aux établissements d’enseignement qui en font la demande révèlent l’intention de former les jeunes à une action politique spécifique. Ces urnes sont les mêmes que celles utilisées lors des élections officielles, à ceci près qu’elles sont identifiées par un collant « Élection du conseil d’élèves/Directeur général des élections du Québec/Éducation Québec ». L’arrimage s’exprime ainsi publiquement entre le ministère de l’Éducation et le Directeur général des élections du Québec qui affichent leur nom au coeur des établissements d’enseignement. Grâce à ces urnes, l’élève participe à une mise en scène, qui utilise les accessoires réels des élections officielles et qui bénéficie d’une formation politique pratique, intervenant à un âge où le développement cognitif de l’individu en Occident n’est pas totalement terminé et où il appréhende la politique principalement en termes concrets et égocentriques (c’est-à-dire que l’individu pensant se prend comme point de repère), étant en général incapable d’abstraction (il ne pense pas en termes conceptuels : l’autorité, la liberté, l’égalité, etc.). Cette normalisation des comportements politiques, par l’acquisition d’une compétence pratique au cours d’une mise en scène ritualisée, devrait être efficace à cet âge où la pensée politique fonctionne sur un mode principalement concret (Stacey, 1977, p. 31). Une fois acquise, cette compétence sera appelée à se réactualiser à l’âge adulte, lors des élections officielles financées, structurées et institutionnalisées de façon à mobiliser les électeurs qui se retrouveront engagés dans un décor semblable — urnes et isoloirs identiques disposés encore une fois dans des gymnases d’école où les bureaux de scrutin s’installent lors des élections officielles — à celui où se déroula leur première activité politique organisée par une instance officielle.

  3. Inculquer le respect. Selon les propos mêmes de l’État, il ne s’agit pas seulement de former l’individu à pratiquer la politique d’une façon spécifique, encore faut-il lui inculquer le « respect » du système politique officiel, comme le précise explicitement la section « Guide pratique pour tenir une élection à l’école secondaire » du document Les élections à l’école secondaire, dont l’objectif est d’« amener l’élève à respecter et à appliquer les principes de la démocratie dans son milieu scolaire » (DGEQ, 1991, p. 30). Ailleurs, on précise qu’il s’agit d’organiser des « activités qui visent à intéresser les jeunes au respect des principes de la démocratie en classe, à l’école et en société » (Côté, 1991, p. 3). Au-delà de l’acquisition d’une compétence, l’État espère donc ouvertement que les activités proposées aux élèves les amèneront à respecter — c’est le terme utilisé — les principes politiques officiels, c’est-à-dire à considérer les fondements et les pratiques du système politique officiel comme légitimes. Les élections des Conseils d’élèves, bien avant de permettre aux élèves d’exercer une quelconque forme de pouvoir, sont explicitement pensées en tant qu’instruments permettant de modeler l’imaginaire des citoyens.

Discours périphériques

Les élections scolaires ne sont pas une pratique isolée, bien au contraire : elles s’inscrivent dans la production d’un discours officiel véhiculé à la fois dans des cours et des manuels et dans d’autres activités offertes aux jeunes. Le président de l’Assemblée nationale du Québec lui-même consacre temps et énergie à visiter les jeunes afin de leur parler de la démocratie. Michel Bissonnet, président sous le gouvernement libéral de Jean Charest, a ainsi visité en février 2004 plus d’une dizaine d’écoles pour y rencontrer les élèves de troisième et quatrième secondaires. Cette initiative s’inscrit dans la continuité du programme nommé Tournée des maisons d’enseignement lancé par Louise Harel, qui l’avait précédé sur le trône comme présidente de l’Assemblée nationale, et qui avait conduit la présidente d’alors dans les cégeps et les universités. Cette fois, le président a décidé que les plus jeunes seraient la cible de cette « mission pédagogique qu’assume l’Assemblée nationale », pour reprendre l’expression de la chef de cabinet, Lise Grondin (La Presse, 2004).

L’État organise par ailleurs le Tournoi jeunes démocrates, qui en était à sa onzième édition en 2003. Institué par la Direction des programmes pédagogiques de l’Assemblée nationale du Québec, ce tournoi prend la forme d’un jeu questionnaire en équipes et s’adresse aux élèves des collèges aussi bien qu’aux jeunes en quatrième et cinquième secondaires. L’État produit également plusieurs documents où sont énoncées les approches et les politiques officielles en matière d’éducation et le ministère de l’Éducation du Québec s’y attribue la tâche de préparer les élèves « à l’exercice d’une citoyenneté responsable » (MEQ, 1997, p. 3 [nous soulignons]). Ailleurs, il est précisé, dans le même esprit, que le ministère entend s’assurer que l’élève développe « sa conscience sociale pour agir en citoyen responsable et éclairé » (MEQ, 2001, p. 165 [nous soulignons]). Une réforme lancée en 2001 permettra aux élèves âgés de huit à dix-sept ans de suivre des cours d’« éducation à la citoyenneté » associés à des cours plus généraux d’histoire et de géographie qui ont également été conçus pour stimuler une socialisation politique de type libéral. Cette éducation civique devrait aider les jeunes à « agir » dans la société « dans l’esprit d’une saine participation démocratique » (MEQ, 1996, p. 3). À partir de ces divers écrits, il est possible de constater l’utilisation récurrente d’adjectifs qualificatifs normés tels que citoyenneté « responsable » et participation « saine » (Éthier, à paraître). Cette conception de la politique fait écho à celle adoptée dans les manuels de cours où l’on traite de démocratie et de citoyenneté. Éthier (à paraître), qui a étudié onze manuels et guides didactiques utilisés pour la formation générale des élèves de deuxième secondaire, note que :

les ensembles didactiques proposent une interprétation téléologique qui adopte le point de vue des gouvernants et ne désignent pas les actions des gouvernés comme utiles à la démocratisation. Elle tend à conforter la conception des élèves qui croient déjà en leur incompétence politique ou en l’invariabilité des rapports sociaux, politiques et économiques et, partant, à consolider leur manque d’intérêt, leur résignation et leur passivité politiques.

En résumé, les textes imputent très souvent les avancées démocratiques à l’action d’une élite composée de grands personnages, alors que les « simples citoyens » sont présentés généralement comme dépourvus d’influence politique.

En marge du discours officiel diffusé à l’école, d’autres acteurs politiques prennent position en faveur de la pratique électorale à l’école en vantant sa capacité à former politiquement les jeunes et à leur inculquer le respect à l’égard du régime libéral. La Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) explique ainsi, en 2001, par le biais de sa présidente Andrée Mayer-Périard (elle-même une élue), les raisons pour lesquelles la FEUQ défend le droit des élèves du secondaire à siéger sur le Conseil d’établissement dans des termes très proches de ceux de l’État. La présidente affirme qu’il faut accorder le droit de vote aux élèves du secondaire pour qu’ils puissent participer au processus décisionnel « et davantage encore pour les initier au processus démocratique en général[5] » (Mayer-Périard, 2001, p. A9 [nous soulignons]). Il faut voir le droit de vote des élèves comme « s’inscrivant dans la mission formatrice du système d’éducation » parce qu’il leur permettrait « de s’initier à la pratique de leur citoyenneté, d’en comprendre les principes de base et surtout de saisir l’importance de leur implication en développant le sentiment de l’importance de leur voix » (p. A9). En conclusion, la présidente de la FEUQ souligne que cette pratique chez les élèves devrait permettre de contrer « la désaffection des jeunes devant les processus démocratiques traditionnels et la perte de confiance progressive des jeunes envers les systèmes politiques et institutionnels » (Ibidem [nous soulignons]). En utilisant ainsi des expressions telles qu’« initier », « confiance », « sentiment de l’importance », « processus démocratiques traditionnels » et « systèmes politiques et institutionnels », la présidente de la FEUQ considère explicitement que les pratiques électorales à l’école doivent encourager la légitimité du système politique officiel.

L’analyse du discours et des termes descriptifs, qualificatifs et prescriptifs des initiateurs et des partisans de la pratique des élections à l’école révèlent que celle-ci est consciemment conçue comme un instrument permettant de susciter un sentiment de loyauté et de respect face au régime électoral libéral au sein duquel l’activité citoyenne « saine » et « respectable » devrait se limiter à l’acte de voter et, éventuellement, de se porter candidat.

Former des candidats à l’art de mentir

Si l’acte de voter est beaucoup plus valorisé que celui de se porter candidat dans le discours de l’État, il n’en reste pas moins qu’il faut des candidats pour tenir des élections. Dans son dépliant Je veux un bon conseil : guide de l’électeur et de l’électrice du conseil de classe, le Directeur général des élections du Québec et le ministère de l’Éducation du Québec (1995) mettent en garde les électeurs pour ne pas qu’ils accordent leur suffrage sans une réflexion politique préalable : « il serait trop facile de voter pour quelqu’un uniquement parce que vous le ou la connaissez déjà ». Il faut plutôt « élire quelqu’un qui est sensible aux différences entre les élèves [...] sait s’organiser [...] est capable de travailler en équipe [...] a l’esprit créatif [...] s’exprime clairement et sait capter l’attention [...] est disponible [...], mérite la confiance des adultes à l’école [...] est autonome et responsable ». On précise même dans ce guide, sous forme de dépliant, que les suffrages doivent se porter vers quelqu’un qui « a le sens de l’humour ». Le Conseil d’élèves n’ayant qu’une liberté et un pouvoir très limités, les candidates (rappelons que l’école étudiée ne compte que des filles) ne peuvent toutefois mener campagne qu’en lançant des promesses vagues ou en portant sur des points très précis tels que le menu qui serait éventuellement disponible au café-étudiant. Les candidates sont des élèves de deuxième, troisième et quatrième secondaires qui sont élues pour l’année suivante. Les postes suivants sont à combler : présidente, vice-présidente, trésorière, secrétaire et conseillères. Les slogans des deux campagnes électorales consécutives analysées (printemps 2001 et 2002) peuvent être regroupés selon leur portée ou leur absence de portée politique et un déséquilibre très marqué apparaît alors en faveur des slogans non substantiels : sur un total de 37 slogans, 3 sont substantiels et 34 sont non substantiels. Malgré l’espoir affiché par l’État de voir les électrices voter après mûres réflexions quant aux capacités organisationnelles, sociales et psychologiques des candidates, ces dernières jouent avant tout la carte de l’émotion et de la séduction.

De tous les slogans électoraux, deux seulement font référence à des éléments concrets. Ainsi, Anne-Marie Dupuy (les noms de famille ont été modifiés pour préserver l’anonymat), qui se présente au poste de secrétaire, mise sur son expérience :

Pourquoi voter Anne-Marie Dupuy au poste de secrétaire du Conseil ?
— J’ai été déléguée de classe durant les deux dernières années.
— J’ai bien rempli mon devoir en allant au plus grand nombre de réunions possible.
— Je suis responsable et je m’implique à fond dans tout ce que je fais, surtout quand il s’agit d’aider les filles de mon école.

Quant à Sonia, elle s’adresse à l’estomac des électrices : « Chocolat, chips, boissons... WOW ! Avec SONIA comme trésorière, vous aurez un café-étudiant à votre goût ! » La très grande majorité des slogans n’indiquent rien de substantiel. On promet ainsi une année « super cool », « survoltée », « inoubliable », « sans pareille ». On fait miroiter l’espoir d’une « année ensoleillée » ou « comme sous les tropiques », sans hésiter à verser dans la surenchère : « Pour une année palpitante, divertissante, intéressante, amusante, surprenante, bonne, brillante, captivante, charmante, étonnante, fascinante, intrigante, passionnante, plaisante, remarquable, distrayante, agréable, bouffonne, joyeuse, hilarante, réjouissante, risible, récréative, marrante, roulante, tordante… Votez pour Yolande, conseillère. » Les slogans rimés ont également la cote, surtout lorsque le nom de la candidate constitue un des pôles de la rime : « Pour une année sans souci, votez Marie. »

Les élèves qui optent pour le rôle de candidate semblent comprendre que le rapport communicationnel entre le candidat et l’électorat repose principalement sur le mode de la promesse vague, voire du mensonge. Il s’agit bien en effet d’un mensonge (naïf) que de promettre une année ensoleillée. Les jeunes semblent donc avoir déjà compris le conseil que donnait aux candidats Quintus Cicéron (1992), frère du célèbre philosophe et politicien romain, dans son Petit manuel de campagne électorale : « tous [...] préfèrent un mensonge de ta part plutôt qu’un refus » (p. 45) et « on s’irrite bien plus de recevoir un refus que de voir un homme empêché de tenir sa promesse » (p. 47). Les slogans électoraux révèlent que les élèves candidates ont retenu une leçon du processus électoral : la politique électorale fonctionne à l’image d’un marché, où les candidats s’offrent comme des produits et cherchent à s’attirer les votes des électeurs, perçus comme des consommateurs à qui on fait la promotion d’un produit.

Enfermement de l’imaginaire politique

Dans une comédie satirique qui porte sur une élection dans un high school aux États-Unis, le réalisateur Alexander Payne (1999) met en scène une jeune élève un peu marginale qui pose sa candidature par esprit de fronde. Lors de son discours devant l’ensemble des élèves assemblés au gymnase, elle déclare :

Qui ne se fiche pas de cette élection stupide ? Nous savons tous que cela n’a aucune importance de savoir qui sera élu président. Pensez-vous réellement que cela va changer la moindre chose ici ? [...] Le même cirque pathétique se répète chaque année et tous font les mêmes promesses pathétiques [...]. La seule promesse que je vous fais, c’est que je vais immédiatement dissoudre le Conseil étudiant si je suis élue pour qu’ainsi plus aucun d’entre nous n’ait jamais à siéger dans ces assemblées stupides. Et puis, ne votez pas pour moi ! On s’en moque ! Ne votez pas du tout !

Si cette déclaration qui relève de la fiction dévoile de manière brutale une part de la réalité des élections de Conseils d’élèves, elle ne permet pas de comprendre l’importance de cette pratique pour certains de ceux qui s’y prêtent — surtout ceux et celles qui, en posant leur candidature, espèrent acquérir des habiletés sociales et politiques et développer leur capital social auprès de la direction — ; pour la direction d’établissement, qui constitue ainsi un corps de représentants, qui peut faciliter la gestion de ses rapports avec l’ensemble des élèves ; et surtout pour l’État libéral qui tente par ces mises en scène de convaincre les jeunes de l’importance et de l’efficacité du processus électoral, tout en formant l’individu de manière telle qu’il soit convaincu de sa propre compétence à y participer. En cela, l’organisation et l’encadrement des élections des conseils d’élèves participent d’une volonté de la part de l’État libéral de baliser de façon très serrée l’imaginaire politique.

Le discours officiel que l’État du Québec produit pour l’organisation des élections de Conseils d’élèves dissimule un fait important : le terme « démocratie » peut avoir plusieurs sens et désigner des pratiques citoyennes très diverses. Si le vote et la démocratie sont régulièrement associés dans les documents officiels, nulle part l’abstentionnisme — pourtant pratiqué par des millions d’Occidentaux — ne sera mentionné comme une option propre au processus électoral ou à la démocratie. De même, on parle peu ou pas des autres formes de participation et d’action politiques — militantisme et formation d’associations, lobbying, manifestations et actions directes, recours aux tribunaux, etc. — ou des divers sens du mot « démocratie » qui évoquent une participation citoyenne qui ne se limite pas à l’activité électorale.

Le discours officiel de l’État du Québec accompagnant et justifiant les élections des Conseils d’élèves reste silencieux au sujet de conceptions alternatives de la démocratie, comme l’approche républicaine foncièrement méfiante à l’égard des dirigeants, l’approche instrumentale qui encourage les divers groupes à s’organiser pour défendre et promouvoir leurs intérêts et leurs droits, ou encore l’approche délibérative qui considère que la citoyenneté responsable consiste à participer à des débats publics au sein desquels les citoyens définissent ensemble le bien commun et décident ensemble des meilleurs moyens pour le défendre et le promouvoir.

Dans les débats politiques et académiques contemporains, par exemple, la démocratie est régulièrement pensée en termes de participation directe des citoyens à des processus délibératifs et l’élection ne se voit accorder qu’une importance minime. Les participants au mouvement « altermondialiste » prônent ainsi une démocratie « participative », de « proximité » ou même « directe », reprenant le discours du mouvement féministe des années 1970, du mouvement étudiant des années 1960 et du mouvement ouvrier de la première moitié du xxe siècle[6]. Sur la scène académique, des universitaires tels que Seyla Benhabib, Joshua Cohen, Jürgen Habermas et Yves Sintomer, pour n’en nommer que quelques-uns, s’efforcent de théoriser une démocratie « délibérative » dans laquelle l’activité citoyenne ne se limiterait pas au vote, mais s’incarnerait dans une participation au débat public (Bohman et Rehg, 1997 ; Elster 1998). S’inspirant de cette approche, Lefrançois (2003) encourage un « modèle pédagogique de type processuel et délibératif » (Lefrançois, 2001 ; Galichet, 2002). À elle seule, cette activité académique et politique importante révèle, par effet de contraste, la partialité du discours de l’État québécois à l’égard de la démocratie et des modalités d’actions citoyennes. Cette partialité n’aide pas les jeunes à découvrir que le régime électoral libéral, tel qu’il existe en Occident, en Australie, au Japon et dans divers pays du globe, n’épuise pas l’ensemble des possibles démocratiques et qu’il est le résultat de débats philosophiques et d’une dynamique historique, sociale et politique tissée de rapports de force, de jeux d’alliances et de luttes souvent meurtrières.

Au Moyen Âge et jusqu’au début de la modernité, l’Occident a été le lieu de très nombreuses expériences politiques de type délibératif dans les diverses communes rurales et urbaines où les habitants prenaient directement des décisions collectives lors d’assemblées publiques (Babeau, 1893). Au cours de la modernité occidentale, des citoyens ont instauré en diverses occasions des institutions plus ou moins formelles où la participation directe des membres était fortement encouragée. Ce fut le cas, par exemple, des expériences de démocratie participative et délibérative que furent les sections populaires lors de la Révolution française, les conseils ouvriers en Russie, en Allemagne et en Hongrie vers 1920, les kibboutzim et divers groupes au sein des mouvements contestataires en Occident à la fin des années 1960 et autour de 2000, ainsi que les organes de participation et de délibération que sont les nombreux lieux où les citoyens peuvent entrer en relation avec les élus — surtout municipaux — au sujet de l’éducation, de la police, de l’urbanisme et même du budget, l’expérience du budget participatif à Porto Alegre, au Brésil, étant l’un des plus connus[7]. Aujourd’hui encore ont lieu chaque année des milliers de town meetings en Nouvelle-Angleterre où les citoyens décident ensemble, par voie délibérative, des solutions au sujet d’enjeux locaux, et où des enfants sont souvent présents et y socialisent avec les autres enfants et les adultes (Bryan, 2004, p. xii).

Le régime électoral libéral moderne s’est constitué en parallèle et souvent en opposition à ce mouvement historique porté vers la délibération et la participation directe des citoyens aux processus de prise de décision. Des politiciens ouvertement « antidémocrates » ont oeuvré au sein d’institutions dites « représentatives » à concentrer la souveraineté entre leurs mains et à dénigrer et même parfois à interdire et à écraser les lieux où s’incarnait l’esprit de la démocratie directe (Dupuis-Déri, 1999). Ces parlementaires siègent dans des assemblées élues (parlements) qui ont été créées au Moyen Âge par des rois qui croyaient qu’il leur serait plus facile de soutirer l’appui financier et militaire des nobles s’ils se savaient associés minimalement au processus de prise de décision. Au gré des luttes et des changements de mentalité, les parlementaires ont justifié leur autorité en se disant les seuls représentants du « peuple » ou de la « nation » (on aura ainsi des « assemblées nationales »), mais il s’agissait avant tout d’un jeu rhétorique contre une monarchie qui se disait elle aussi représentante de la nation, voire de Dieu. Les institutions représentatives n’avaient à l’origine rien de démocratique ni dans l’intention de leurs fondateurs (les rois) ni dans l’esprit de leurs participants (les nobles) (Monahan, 1987 ; Palmer, 1959 ; Wilkinson, 1972 ; Morgan, 1988).

Les mieux intentionnés des parlementaires à l’égard du « peuple » se concevaient comme issus d’une élite éclairée, raisonnable et vertueuse, seule capable de définir, de défendre et de promouvoir le bien commun et d’accorder et de protéger un certain nombre de droits jugés fondamentaux. Bref, les élus se considéraient comme une « aristocratie élue » et l’élection a d’ailleurs communément été considérée par les grands philosophes politiques (Platon, 1966 ; Aristote, 1990 ; Harrington, 1656 ; Spinoza, 1978 ; Montesquieu, 1973 ; Rousseau, 1966) comme une procédure relevant de l’aristocratie puisqu’elle repose sur l’a priori que les individus ne sont pas égaux et que certains sont plus aptes que d’autres à gouverner. L’idée selon laquelle les « démocraties » libérales sont des aristocraties électives n’a été que rarement discutée par les historiens, les politologues et les philosophes (exception remarquable : Manin, 1995), même si l’expression est utilisée à plusieurs reprises par des acteurs politiques importants, au xviiie et au xixe siècles, partisans du régime électoral : Thomas Jefferson parle d’une « aristocratie naturelle », Maximilien Robespierre d’une « aristocratie représentative » (Wood, 1993, p. 180 ; Rousseau, 1966 ; McNeil, 1965, p. 148) et Roederer déclare en 1801 que « l’aristocratie élective [...] est ce que nous appelons aujourd’hui démocratie représentative » (Rosanvallon, 2000, p. 113). Sans nier l’aspect égalitaire en termes légaux du processus électoral libéral où tout citoyen a — en principe — le droit de voter et de se porter candidat, le politologue contemporain Bernard Manin (1995, p. 178, 180) rappelle que les mots « élection » et « élite » partagent la même racine étymologique. Il souligne également la nature inégalitaire en termes sociologiques et politiques de l’élection puisque « pour être choisi, un candidat doit nécessairement être perçu comme supérieur selon une dimension ou une autre » (nous soulignons).

Ouverture

D’un point de vue normatif, le partisan de l’État libéral ne peut que se réjouir de constater que l’État endoctrine ainsi les jeunes : il est rassurant de savoir que cet État prend les moyens nécessaires pour favoriser le respect à son égard et assurer sa stabilité. Si l’État libéral marque peut être la « fin de l’histoire », comme le pense Francis Fukuyama (1992) qui y voit la forme la plus achevée de l’évolution politique humaine, aujourd’hui encore, des forces adverses tentent de le déstabiliser. Celles et ceux qui valorisent d’autres conceptions de la démocratie se désoleront pour leur part de constater que la campagne d’endoctrinement de l’État libéral n’accorde aucune importance à des formes de participation politique qui ne relèvent pas uniquement du processus électoral. L’école constitue pourtant un lieu où il serait possible, par exemple, d’envisager un fonctionnement direct de la démocratie. Les écoles secondaires au Québec comptent quelques milliers d’élèves et il serait techniquement possible d’y instituer un système politique s’inspirant de la démocratie directe où les élèves, plutôt que de se nommer des représentants, délibéreraient ensemble (par exemple, une ou deux heures par mois au gymnase) et prendraient directement les décisions sur un pied d’égalité. Les élèves auraient alors l’occasion de recevoir une formation politique qui leur permettrait de développer des compétences politiques plus étendues que celle qui consiste uniquement à déposer de façon isolée un bulletin de vote dans une urne.

Considérant les taux très bas de participation aux élections depuis quelques années aux États-Unis, en France et au Canada, il serait tentant de conclure que l’endoctrinement par le biais des élections de Conseils d’élèves est un échec. D’ailleurs, diverses modalités d’endoctrinement sont proposées par l’État pour former les jeunes à voter. Ainsi, Élections Canada a coordonné le programme « Vote étudiant » qui englobait, dans le cadre des élections fédérales de juin 2004, pas moins de 2467 écoles au Canada, dont 120 au Québec. « Élections Canada s’emploie à remédier à la baisse de la participation électorale chez les jeunes », par le biais d’un tel programme, affirmait Jean-Pierre Kingsley (Allard, 2004, A19), Directeur général des élections. Dans le cadre de ce programme, les écoles pouvaient recevoir une trousse pédagogique discutant du processus électoral, un isoloir et une urne identique aux urnes officielles, mais portant la mention « Vote étudiant 2004 » (Allard, 2004, A19). Malgré un taux d’abstention atteignant parfois 40 %, force est de constater la stabilité des régimes libéraux qui résulte peut-être, entre autres, de cet endoctrinement des jeunes qui réduit leur imaginaire politique. L’endoctrinement valorise une conception de la « démocratie » qui ne serait concevable, dans notre monde moderne, que sous sa forme libérale, c’est-à-dire indirecte[8]. Le processus électoral n’est donc pas seulement un processus qui permet d’instituer pacifiquement une aristocratie libérale : c’est aussi un outil que l’autorité politique utilise pour encadrer formellement l’action politique des citoyens non élus, précisant le moyen (par le bulletin de vote), le moment (le jour de l’élection) et le lieu (le bureau de scrutin) propres à l’action citoyenne (Ginsberg, 1982). Là où le droit de vote est acquis, les autres formes d’actions politiques sont généralement moins populaires, selon l’adage voulant que les mécontents n’ont qu’à voter s’ils veulent faire entendre leur voix, ou qu’à fonder leur propre parti réformiste s’ils veulent transformer le système. C’est ainsi que les gouvernants sont passés en deux ou trois cents ans d’une attitude de défiance à l’égard des élections à un électoralisme enthousiaste et qu’ils ont accordé le droit de vote aux ouvriers, par exemple, pour limiter le pouvoir de séduction des idéologies révolutionnaires. Il n’est pas rare que des participants au pouvoir officiel affirment ouvertement que le droit de vote doit être accordé à des groupes spécifiques pour canaliser les tensions sociopolitiques. Ce fut le cas, par exemple, lors de la contestation étudiante des années 1960 aux États-Unis. L’âge d’éligibilité électorale fut alors abaissé à 18 ans, même s’il ne s’agissait pas là d’une revendication des étudiants contestataires (Semidei, 1973). Devant un comité discutant la question, le représentant Ken Hechler (dans Ginsberg, 1982 [notre traduction]) affirme :

Aujourd’hui, le droit de vote à 18 ans est nécessaire pour endiguer l’énergie des jeunes et la diriger vers des voies utiles et constructives, pas seulement pour leur propre intérêt, mais pour l’intérêt de la nation dans son ensemble. [...] En ce moment crucial, si nous nions le droit de vote à ces jeunes entre 18 et 20 ans, il est fort probable qu’ils rejoindront la minorité plus militante de leurs amis étudiants et qu’ils s’engageront dans des activités destructrices de nature dangereuse.

p. 12-13

Il importe ici non pas tant de savoir si l’électoralisme est une stratégie efficace pour contenir les énergies radicales que de constater que des dirigeants y pensent en ces termes. Encore faut-il que les citoyens votent et qu’ils accordent leur confiance au processus électoral. Les États libéraux prennent une série d’initiatives destinées à former les citoyens dès leur jeune âge à la pratique électorale tout en leur inculquant le respect du processus. Ce faisant, ils gomment toute une histoire philosophique et politique, et laissent entendre que le rapport entre les élections et la démocratie va de soi[9]. Ce conformisme participe non seulement à la légitimation de l’autorité du gouvernement et de l’État libéral, mais il structure également la « société civile » en favorisant une certaine sorte d’organisation politique au sein des partis et des syndicats et même des mouvements sociaux aux frontières plus floues, mais qui eux aussi se dotent d’une équipe d’élus les chapeautant[10]. Comme le souligne Baillargeon (2005) à propos des sciences de l’éducation, « endoctriner, c’est mettre en oeuvre intentionnellement des stratégies, au nombre desquelles figure en bonne place le recours à des moyens non rationnels dans le but de fermer l’esprit des personnes à qui on s’adresse sur des doctrines, c’est-à-dire des systèmes de croyances qui ne sont pas des savoirs et auxquels ces personnes vont ensuite, espère-t-on, adhérer inconditionnellement. Endoctriner, on l’aura compris, est exactement le contraire d’enseigner et est à l’éducation ce que la propagande est à la démocratie » (p. 63). La pratique des élections de Conseils d’élèves relève de l’endoctrinement, puisqu’il s’agit d’une stratégie intentionnelle de fermer la pensée des citoyens quant aux modèles alternatifs d’organisation démocratique. Si nombre de jeunes, une fois adultes, ne croient pas à la pertinence d’aller eux-mêmes voter, ils n’en sont pas moins incapables de concevoir une alternative en termes d’action, de participation et d’organisation politiques. Il semble que décliner la démocratie autrement que sous sa forme électorale devient presque impensable pour des individus à qui l’État apprend dès l’école que « démocratie » rime avec « élections ».