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C’est sous le signe de l’écriture multiforme d’un écrivain que Micheline Cambron et Laurent Mailhot ont réuni les interventions d’un colloque consacré à André Brochu, figure reconnue du milieu et de l’institution littéraires au Québec, depuis près de quarante ans. L’ouvrage rassemble treize textes d’universitaires, écrivains, poètes et critiques reconnus, suivis d’un texte « en guise de postface » d’André Major et d’une bibliographie exhaustive.

Le livre présente une division en trois parties qui proposent un parcours global de l’oeuvre et cernent la trajectoire de l’écrivain dans ses engagements politique et littéraire. Une première partie, « accès, situations », analyse la naissance de l’écrivain (Jacques Brault), son parcours de jeune intellectuel à Parti Pris et d’universitaire (Renald Bérubé), les étapes de la reconnaissance dans l’institution littéraire (Lucie Robert), l’apport très neuf de son discours critique dans le contexte des années soixante (François Ricard). Écrits avec une grande empathie, ces textes conduisent à une relecture des propos d’André Brochu, de son autobiocritique sur son entrée en littérature, sur le dialogue qu’il cherche à créer entre son discours critique et ses textes de création, bref à tracer le portrait d’un jeune homme en artiste. Ils situent aussi le jeune intellectuel par rapport à ses lectures (Jean-Paul Sartre, Albert Memmi mais aussi Roland Barthes, Jean-Pierre Richard, Georges Poulet) et contextualisent ainsi la modernité de son apport critique sur la littérature québécoise.

La deuxième partie au titre volontairement ludique et ironique, « croix, crû, croâ, chemins de la liberté », invite à voyager dans la prose de l’écrivain. Que ce soit à travers son matériau verbal jubilatoire par ses excès (Jeanne Demers), son tissu textuel, ses ruptures, ses pastiches et parodies (Laurent Mailhot), ou à travers les procédés de narration revisités par Llana Nissim et Jacques Allard qui analyse la figure de l’intellectuel dans son rapport à la Cité et au Ciel, l’oeuvre de fiction entre en écho avec d’autres romans canadiens-français ou québécois. Ne pas séparer l’évolution de l’oeuvre, et la démarche critique soucieuse de révéler la spécificité de la littérature québécoise, de l’engagement nationaliste de Brochu, c’est le propos de Réjean Beaudoin qui émet l’hypothèse que « le nationalisme constituerait l’acte primordial de la vocation de l’écrivain ».

La troisième partie, « l’erre du poème » qui restitue peut-être le mieux le plaisir d’écrire d’André Brochu, est consacrée à la poésie, celle qui est lue et celle qui est pratiquée par le poète. En lecteur de la poésie contemporaine, Brochu se livre, selon Gilles Marcotte qui relit Tableau du poème, à « une critique par émondage », ne craignant pas de manifester par « la tiédeur de l’éloge » ce qu’il réprouve : le manque de simplicité, l’illisibilité. Si la poésie doit donner sens et ne pas s’écarter du réel, elle est perçue d’abord dans un corps à corps avec les mots, une oralité heureuse qui passe par une dégustation des mots (Paul Chanel Malenfant), une appropriation vorace des mots et du monde (Pierre Nepveu). Les auteurs montrent les correspondances, les échos avec d’autres poètes (Hubert Aquin, Paul Chamberland, Fernand Ouellette) et surtout, avec celui dont la pensée et l’oeuvre de Brochu sont proches, Gaston Miron. Comme Miron et à sa manière, Brochu est « contemporain de plusieurs époques et écoles littéraires » (Mailhot), ses poèmes ont des « échos mironniens » dans le sillage de « la vie agonique » (Malenfant), et le recyclage du lexique religieux fait penser « à Gaston Miron, bien sûr » (Pierre Nepveu). Ce lien de parenté spirituelle confirme les propos tenus par André Major dans la postface, qui retient de son compagnonnage avec André Brochu, au temps de Parti Pris, l’aptitude de ce dernier à maintenir courageusement le cap d’un engagement politique sans se laisser entraîner à des dérives idéologiques.

Cet ouvrage offre une lecture stimulante, ouverte, par « la relation critique » (au sens actif où l’entend Georges Poulet), qu’entretiennent les auteurs avec l’écrivain. Elle n’emprisonne pas l’oeuvre dans un discours unique même si l’on note, sans surprise, une admiration unanime vouée par ses pairs à l’écrivain, ce qui rendra probablement difficiles, des éloges renouvelés, l’oeuvre n’étant pas achevée. L’ouvrage a pour premier mérite de rendre visible l’impressionnante diversité de l’oeuvre et de l’évoquer dans une double perspective diachronique et synchronique. On appréciera les contributions autour de Brochu critique, qui offrent une perspective intéressante sur une page de l’histoire de la pensée critique dans le champ littéraire québécois et qui invitent à réfléchir sur la place de l’intellectuel comme de l’écrivain dans la cité. Les approches thématiques et sociologiques de l’oeuvre restent privilégiées, mais on peut regretter cependant, à la lecture de motifs tels que l’échec, la culpabilité, la perte, l’absence d’une critique qui prendrait sa source dans la psychanalyse. Tout comme on peut s’étonner que le travail d’André Brochu et ses liens avec la littérature française soient à peine esquissés. Mais comme le disent Micheline Cambron et Laurent Mailhot, ce sont là « projets ambitieux, démesurés dans le cadre d’une première synthèse sur l’oeuvre ».