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Le dernier ouvrage de François Ricard rassemble des chroniques rédigées à l’intention du public français mais portant sur divers sujets à portée universelle considérés d’un point de vue québécois, celui d’un « non-Parisien » dont il prend soin de décrire l’originalité de la position dans le premier texte où il est question de la postmodernité du Québec et de la tempête de verglas du 8 janvier 1998. « La chronique est un art mineur », soutient l’auteur, mais aussi écriture de circonstance, littérature non sérieuse, exprimant une pensée provisoire et fragmentaire. Soit, mais son livre est aussi de bonne tenue, dont les qualités littéraires sont à souligner, sans oublier que l’auteur se révèle bon analyste de la société québécoise, ce qui suffit à justifier un compte rendu dans cette revue. François Ricard a rassemblé dix-neuf chroniques portant sur divers sujets, tantôt tirés de l’actualité d’ici – la fonction de gouverneur général, les nouveaux retraités, l’université québécoise – , tantôt caractérisant l’actualité d’autres pays mais commentés de son point de vue québécois, ce qui leur donne une certaine originalité, comme le dévoilement de la statue de Roosevelt à Washington mis en parallèle avec une partie de golf de la lieutenant-gouverneure du Québec qui, comme le célèbre président, se déplace en chaise roulante. François Ricard commente librement un certain nombre de faits divers qui servent de prétexte pour fixer certains traits de l’époque. « Mon pays vit dans une atmosphère de pénitence », écrit-il à propos du rééquilibrage des finances publiques et du déficit zéro qui obsède les politiques, commentant en particulier les effets de ces politiques d’austérité sur les universités québécoises.

Critique littéraire, Ricard se définit comme celui qui « habite depuis toujours le pays du roman », qui est pour lui « l’interprétation moderne par excellence du monde et de la vie » (p. 19) mais aussi « une extension décisive du domaine de la conscience et de la beauté » (p. 161). Il n’est donc pas étonnant que bon nombre de ses chroniques parlent d’ouvrages littéraires mais ceux-ci servent le plus souvent de prétextes pour analyser la société contemporaine. L’histoire d’un pastiche littéraire en offre un bel exemple. Alors qu’il dirigeait la revue Liberté, Ricard et ses collaborateurs eurent l’idée de publier des pastiches d’écrivains québécois contemporains et notre auteur écrivit – on s’en serait douté ! – un pastiche de Gabrielle Roy (« Le gardien de l’horizon », Liberté, février 1983) qui a connu une histoire rocambolesque racontée avec humour. Ce texte apocryphe a été d’abord traduit en allemand et commenté par une « spécialiste » en étude littéraire canadienne comme étant l’un des derniers textes publiés par la romancière, puis il a été mentionné par une collègue américaine, « spécialiste » elle aussi de Roy, dans une bibliographie qu’elle a préparée l’année du décès de la romancière. Le texte de Gabrielle Roy (sic) – qui met en scène un personnage du nom de Boris Caviarov (!), qui eût suffi à lui seul à éveiller le soupçon – a ensuite été l’objet d’une analyse serrée de quatorze pages par une autre « spécialiste » américaine, qui a appliqué à l’étude de ce texte un lourd appareil sociocritique et qui remercie en note une collègue. Enfin, le directeur du numéro spécial de la revue en question a souligné les qualités de la contribution de sa collaboratrice. Avec cette chronique sur un pastiche et sa réception critique – qui n’est pas sans rappeler l’affaire Sokal (Madame Google aidera à satisfaire la curiosité du lecteur qui ne connaît pas cette affaire déjà un peu ancienne) – Ricard écorche une partie de la tribu à laquelle il appartient, celle des critiques littéraires préoccupés par leur corpus et leur problématique, plus intéressés par la déconstruction d’une oeuvre que par l’écrivain. Charité chrétienne de son enfance oblige (mon interprétation), Ricard tait les noms de ses savants collègues et de la revue bernés par son pastiche.

Ricard abandonne humour et distance réservée dans sa chronique « La révolte d’une mère », s’en prenant cette fois à une « compatriote », Nancy Huston, jugée sévèrement pour avoir critiqué un panthéon d’écrivains du dernier demi-siècle allant de Beckett et Cioran jusqu’à Houllebecq, sans oublier Kundera, ami du chroniqueur québécois, tous des hommes, souligne-t-il au passage, à qui la romancière reproche de ne pas aimer les enfants. « Après la psychocritique, la mythocritique et la sociocritique, une nouvelle méthode d’analyse littéraire était née : la matocritique » (p. 156), avance-t-il. Règlement de compte visant l’auteure critique d’un ami, comme l’a donné à penser Pierre Foglia dans La Presse ? Peut-être, mais la chronique est bien argumentée, comme en témoigne le parallèle qu’il fait entre l’argumentation de madame Huston et celle d’un certain Me Pinard qui avait poursuivi en justice Gustave Flaubert pour son Madame Bovary. Après l’âge de la déconstruction, celle de la décontamination ? se demande Ricard…

Dans une autre chronique, Ricard se penche sur le devenir de la génération lyrique – soit les premiers-nés de la génération du baby-boom dont il avait tracé avec brio le parcours il y a plus de quinze ans – maintenant arrivée à l’âge de la retraite. Ceux qui avaient apprécié ce portrait d’une génération liront avec intérêt la (trop courte) mise à jour dans la chronique « Une nouvelle espèce sociale » où le Néo-retraité lyrique y est décrit comme un « adolescent dans la force de l’âge ». « Fini, pour lui, la volonté de renverser le système économique et de ”faire payer les riches” ; il risquerait d’y perdre trop lui-même » (p. 81). Finis aussi les projets de société ; les lyriques militent plutôt pour les droits de la personne, la féminisation de la langue et les pistes cyclables. Ils prépareraient, selon l’auteur, le Québec de demain, comme ils avaient marqué le Québec d’hier.

Chroniques d’un temps loufoque est un livre à lire en parallèle aux travaux savants recensés dans Recherches sociographiques, pour l’élégance de la langue, pour les intuitions sur les traits de l’époque, mais aussi pour un point de vue de moraliste sur la société québécoise dans ce qu’elle a d’universel.