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L’objectif de cette publication était de partager des points de vue sur le « phénomène technoscientifique » et les transformations introduites par la technique contemporaine dans le développement du savoir, de la culture et de la question du sens. En introduction, Luc Vigneault écrit que la technoscience est un phénomène nouveau, « qui est finalement l’équivalent, pour nous, de technique contemporaine », signifiant par là qu’elle est « spécifiquement définie par son association à la science », puis ajoute qu’elle n’est plus simplement « technique » mais « idéologique », en tant qu’elle « impose une finalité au savoir » (p.1). Les chapitres révèlent plutôt que la technique contemporaine ne se résume pas à ce qui est approché comme « technoscience », que les origines de cette technoscience remontent à la réforme moderne des sciences et que sa spécificité historique reste à préciser, tout comme sa participation au développement du savoir et son inscription dans la culture. Traitant de questions relativement indépendantes, les huit auteurs se rejoignent néanmoins dans le souci de penser le sens de l’activité technique au-delà du registre de l’instrumentalité. Cinq photographies d’oeuvres de l’artiste Christian Michaud précèdent les chapitres pour illustrer comment l’activité technique, dans l’art, peut ajouter du sens aux objets, en les magnifiant par ses procédés stylistiques. Les textes sont denses, d’une rigueur inégale, et se prêtent mal à une présentation d’ensemble.

René Blais se demande, contre l’opposition du monde fragmenté de la technique au monde totalisant du symbole : « est-il vraiment possible pour la technique de se déployer sans aucun lien avec l’univers symbolique ? » (P. 22.) Il rappelle d’abord que la technique et ses créations sont surdéterminées à travers le langage, comme expression de l’esprit qui les conçoit et comme symboles dans les imaginaires qui se les approprient. Blais reprend ensuite l’opposition du rôle de la technique dans les sociétés mythiques (moyen sacré pour l’homme de prendre place dans le cosmos) et dans le monde moderne (transformé par ses inventions, ses symboles, et sous la poussée d’idéologies) pour souligner que la technique contemporaine reste néanmoins porteuse de « visions du monde ». Le texte affiche ainsi une posture critique, notamment contre Ellul et Hottois auxquels il reproche d’avoir pensé l’univers symbolique et le déploiement de la technique indépendamment l’un de l’autre. Mais en reconnaissant que notre monde est conditionné par la technique et vécu à travers elle, tout en invitant à « considérer simultanément les aspects matériel et “idéel” de la technique » (p. 39), Blais semble en fait s’accorder avec les réflexions plus récentes de Gilbert Hottois dont il ne cite qu’un ouvrage paru en 1984.

Thierry Hentsch présente une interprétation originale du sort de l’éthique contemporaine s’adaptant à la dynamique de la technique. Que la philosophie lui offre ses services « comme panoplie d’instruments éthiques » (p. 53) n’eût pu arriver sans une libération du sujet scientifique de sa dissociation cartésienne d’avec le sujet politique, suivi d’un renversement de la hiérarchie kantienne soumettant l’agir technique à l’impératif catégorique de la morale. Face à une science divisée en spécialités qui « se prend pour la vérité et s’ignore comme activité pratique » (p. 51), la morale se « fragmente, à son image, en une myriade d’éthiques ponctuelles » (p. 54). Faisant un pied de nez aux professionnels de la philosophie qui participent à son démembrement, Hentsch préfère, suivant Heidegger, considérer la technique comme un lieu révélateur de notre rapport au monde, et examiner les bases à partir desquelles la question éthique pourrait encore être pensée dans sa généralité. Le défunt philosophe nous laisse sur la piste d’une démarche qui, comme la psychanalyse, ne viserait pas tant le savoir et la maîtrise de la condition du sujet, que l’intelligence de ce qui l’affecte pour une meilleure conduite de sa vie. Le chapitre suivant synthétise cette conception heideggerienne de la technique, comme un travail préalable à l’examen de ses implications pour la pensée politique. Martine Béland y explique que Heigger n’invitait ni à la passivité, ni à l’action politique face au danger de la technique moderne qui « provoque l’être humain à dévoiler la nature uniquement comme fonds utilisable » (p. 59). Méditer l’essence de l’Être, de l’homme et de la technique, plutôt que de vouloir les contrôler, serait le rôle de l’homme moderne gardant ainsi par la pensée une ouverture pour d’autres formes d’apparitions de l’Être. Deux textes ouverts, érudits et stimulant la réflexion.

Le chapitre de Paul Dumouchel, plus décevant, explore l’idée selon laquelle ce serait davantage comme forme de connaissance que par ses réalisations techniques que la science moderne aurait transformé le monde. Oubliant l’astronomie, l’histoire naturelle, les sciences sociales et tout autre domaine d’étude de phénomènes qui se produisent sans provocation, l’auteur avance que le propre de la science moderne serait d’introduire la technique à l’intérieur de la relation de connaissance. Les sciences modernes seraient selon lui « fondamentalement un faire qui […] réalise des potentialités de la nature » (p. 77). Sa thèse a le défaut d’omettre que les sciences comptent repousser les frontières de l’indéterminé non seulement dans l’opération sur le réel, mais aussi dans l’aperception de ce qui affecte l’homme et dans la représentation de sa situation dans le monde. Dans sa généralité, la particularité de la connaissance scientifique moderne résiderait plutôt dans l’alliance du doute à une croyance au déterminisme structurant la théorisation, et dans sa finalité de cohérence expérimentale qui motive ses observations, provocations et simulations. Dumouchel souligne avec raison que la science moderne ajoute au monde lorsqu’elle actualise des phénomènes virtuels ; mais il faut cependant reconnaître que c’est le fait de toute forme de créativité technique. Suivant le chapitre de Blais, les valeurs symboliques attachées aux phénomènes définis par le savoir des sciences seraient aussi à considérer comme ajout. En bout de ligne, selon Dumouchel, sa conception de la science moderne comme un faire trop vaste et réticulé pour être dominé par un esprit isolé justifierait une condamnation du rêve des Lumières d’une triple maîtrise de la connaissance, de soi, et de notre rapport au monde. Doit-on comprendre que la poursuite d’idéaux devrait se restreindre à ceux dont la réalisation absolue serait envisageable ? La science doit-elle s’en tenir à des objectifs ponctuels ?

Dans le chapitre de Gilbert Hottois, « Le concept de “technoscience” », le lecteur serait en droit de s’attendre à un éclaircissement des idées qui occupaient l’essentiel de la présentation de l’auteur en introduction. En fait, celui-ci renvoie à son ouvrage paru en 1996 et ne dit presque rien de la signification qu’il attribue à ces notions. Son texte est consacré à la discussion critique des usages du terme « technoscience » qu’il oppose entre ceux qui « la placent hors culture, hors symbolique » à cause de l’indépendance de son opérativité (Ellul, Henry), et d’autres « qui tendent à la dissoudre dans le culturel, dans le symbolique » (Habermas, Latour, Rorty, etc.) (p. 87). Le fin mot de cette opposition s’y dessine en creux : reconnaître des « interactions symboliques intersubjectives » dans l’activité technoscientifique ne doit conduire ni à « l’assimilation des interactions symboliques à des interactions technophysiques », ni à « la déconstruction des interactions techno-physiques en termes purement symboliques et rhétoriques » (p. 96). Chez Hottois (2004), le terme « technoscience » est en fait une désignation de la R-D qui manifeste d’abord sa prise de distance personnelle par rapport à la « philosophie des sciences » ne reconnaissant que ce qui est théorique et discursif, mais aussi sa méfiance envers une dissociation conceptuelle de la science et de la technique occultant les enjeux de leur étroite association. Par ailleurs, la deuxième partie de l’ouvrage collectif ne traite pas d’« accompagnement » dans l’acception stricte de Hottois (1996), qui développe sous cette bannière son idéal d’un « travail de symbolisation » non contraignant pour l’émancipation de l’homme opérée par les technosciences.

Les derniers chapitres se penchent en fait sur certains discours participant à ou s’appropriant symboliquement l’activité technique et ce qu’elle produit. Guy Mercier examine les récits urbanistiques qui se font entendre dans le débat public sur la transformation du quartier Saint-Roch. Il en retient que l’urbanisme participatif ne dynamise pas un réel dialogue parce que les discours favorables au changement « anticipent [l’]opposition et l’absorbent, grâce à la rhétorique, avant même que l’autre parti ait pu se constituer pleinement comme acteur » (p. 122). Jean-François Chassay illustre pour sa part, à travers l’analyse de deux romans, comment la technoscience peut constituer un lieu propice au réexamen littéraire de thèmes tels que la participation de l’imagination à la perception, la médiation des sens et des instruments dans l’expérience, l’impossibilité de traduire certaines « visions », la découverte de soi à travers la découverte du réel, et le développement de la liberté dans l’appropriation des contraintes de sa situation. Enfin, Vigneault rend compte des réflexions d’Hannah Arendt sur l’oeuvre d’art pour souligner comment la finalité de faire apparaître une pensée dans l’espace public, et ainsi susciter le jugement esthétique, constitue un dépassement de l’instrumentalité dans l’activité technique. Le texte se termine sur la remarque que l’oeuvre d’art, en créant « le lieu, au moins virtuel, d’une délibération » entre des spectateurs libres et désintéressés, poserait « les conditions phénoménologiques de l’action et du jugement politique » (p. 159). Cette idée de Vigneault me semble rejoindre avec justesse un rapprochement qu’Arendt établissait entre la culture et la politique : celles-ci « s’entrappartenant » dans l’échange d’opinions sur la vie publique et le monde, ainsi que dans la décision sur la sorte d’action à y entreprendre, la façon de le voir à l’avenir, et les choses qui doivent y apparaître. Un libre accompagnement de la technoscience serait donc, dans les catégories arendtiennes, une activité culturelle et politique. Introduire la réflexion à des questions que les textes ne prétendent pas épuiser me semble le principal intérêt de ce livre.