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Ce livre tiré d’un colloque tenu à Québec en 2002 réunit plusieurs contributions éclairantes sur les diverses facettes de la réorganisation des systèmes de santé qui ont cours, au Sud comme au Nord, depuis les vingt dernières années. Conséquence du processus de mondialisation des politiques publiques et des transformations structurelles engendrées par la gouvernance néolibérale, la restructuration des systèmes de santé est bien un phénomène global. L’ouvrage est consacré à des études portant pour la plupart sur la réalité québécoise ou canadienne, bien que les cas du Brésil, du Sénégal et de la France soient abordés pour témoigner de tendances mondiales ; évidemment, les auteures ont voulu marquer la diversité des situations, que ce soit le point de départ des systèmes au moment de l’entrée des réformes, ou encore des réalités qui méritent une attention particulière telles que les communautés autochtones au Québec pour qui les transformations offrent la promesse d’une plus grande autonomie de gestion sur ses soins de santé. Certaines contributions sont descriptives et reposent sur l’expérience de praticienne des auteures; d’autres sont le résultat de projets de recherche et d’une longue réflexion critique et théorique. Le constat principal qui ressort est que la division sexuelle du travail se reproduit à travers les transformations des systèmes de santé. Le nombre important de femmes dans le travail des soins, salarié ou non, est une extension des caractéristiques et des tâches maternelles attribuées aux femmes dans toutes les sociétés. Les réformes dans la santé se traduisent donc au premier plan par une féminisation des soins, ce qui permet, en principe, des économies au budget de l’État. Par contre, comme le constatent toutes les auteures des contributions, les transformations ont engendré un coût psychologique et matériel élevé pour les femmes « aidantes » et les travailleuses du secteur.

Différents chapitres font état de travaux sur le virage ambulatoire et l’invisibilité du travail des femmes aidantes, sur les réseaux, la sociabilité et la solidarité exprimée à travers les soins aux proches dépendants, ou encore sur les femmes immigrantes employées pour les soins à domicile qui constituent une part importante des travailleuses non réglementées dans le secteur. Un chapitre aborde l’épineuse question des bénéfices associés à l’économie sociale pour les femmes qui y travaillent, majoritaires dans la plupart des sous-secteurs. F. Descarries et C. Corbeil se sont penchées plus particulièrement sur les travailleuses d’entreprises d’économie sociale en aide domestique. Malgré le fait que la rémunération des travailleuses soit parfois inférieure à ce qu’elles gagnaient « à leur compte », elles valorisent l’entreprise d’économie sociale pour la stabilité des heures de travail et les avantages sociaux. Une section du livre est consacrée au mouvement des femmes, particulièrement le mouvement pour la santé des femmes. On souligne le paradoxe de la volonté d’appropriation et d’humanisation des soins de santé par les femmes, confrontée aujourd’hui à un État qui se dégage de plusieurs responsabilités dans la fourniture et le financement des services. Un chapitre sur le mouvement pour la reconnaissance des sages-femmes en France et au Québec témoigne de la difficile articulation des revendications. Alors même qu’on veut démédicaliser l’accouchement et les soins maternels, on vise à assurer que les pouvoirs publics garantissent des conditions de pratique élargies, ce qui implique nécessairement une coopération entre le système médical et les sages-femmes. Francine Saillant propose pour sa part une réflexion sur le thème plus large du pouvoir lié aux savoirs, un enjeu crucial du mouvement pour la santé des femmes. Entre le spectre du contrôle biomédical et la menace d’essentialisme provenant des savoirs naturalisés, le mouvement des femmes a fort à faire pour se positionner de façon pratique. Les cas du Sénégal et du Brésil révèlent des défis autrement périlleux, puisque la majorité des populations de ces pays n’ont pas accès à des soins primaires de qualité. La décentralisation et la gestion communautaire, associées à une forte dose de privatisation, ont échoué dans leurs visées d’instaurer un nouvel équilibre du pouvoir et une distribution plus équitable des ressources. Contradiction fatale s’il en est une, les femmes sont ciblées prioritairement dans les interventions en matière de santé et pourtant elles sont absentes des mécanismes de prises de décision et de planification.

S’il est une faiblesse de ce livre, c’est de n’avoir pas suffisamment analysé l’économie politique qui sous-tend les paradigmes de réforme dans le secteur de la santé, malgré l’intéressante contribution de Marie-France Labrecque portant sur le contexte macro-structurel. Il y a d’ailleurs une confusion dans l’usage de certains termes clés tout au long de l’ouvrage. Dans plusieurs chapitres, on ne parle du privé qu’en rapport avec la famille et le communautaire (donc, l’extra-étatique mais non lucratif). Le rôle de l’industrie de la santé, notamment les compagnies d’assurance et les industries pharmaceutiques, est très peu abordé. De même, l’usage des expressions « marchandisation » et « dé-marchandisation » des soins de santé prend différents sens tout au long du livre. Tantôt il s’agit de marchandisation de la santé pour traduire le phénomène de privatisation qui signifie, en clair, un transfert de dimensions importantes dans la prestation des soins de santé du secteur public à l’entreprise privée (textes de Labrecque, Tavares Soares et Foley). Tantôt il s’agit de la marchandisation comme étant associée à l’État-providence qui paye des travailleurs pour dispenser les soins ; la dé-marchandisation serait alors le processus de transfert de la responsabilité vers la famille et la communauté (Boulianne, p. 117). Dans la dernière section, on parle d’un « double mouvement de re-marchandisation et de dé-marchandisation des soins et de la santé » (p. 232), ce qui traduit sans doute de façon plus exacte les constats posés, mais le livre dans son ensemble aurait bénéficié d’une réflexion théorique plus large sur le sujet.