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Pour un enfant d’âge préscolaire, vivre depuis sa naissance dans une famille située au bas de l’échelle sociale accroît son risque d’avoir une santé précaire et de souffrir d’un manque de stimulation précoce, facteur prédisposant à l’échec scolaire. Ces constats sont connus, et pourtant, ils ont été jusqu’à présent peu débattus ; d’où l’importance de ce livre de Ginette Paquet qui dresse un état des savoirs sur la manière dont les inégalités produites par les sociétés s’expriment dans les corps. Tout en proposant des pistes concrètes d’intervention pour déjouer l’influence négative d’un faible statut socioéconomique sur la trajectoire d’une vie, elle montre le rôle déterminant de la petite enfance dans le développement du sentiment d’emprise sur sa destinée.

L’argumentation de l’auteure suit une logique claire et les chapitres s’imbriquent bien. Le premier chapitre contient, comme il se doit, un survol de la situation en matière d’inégalités sociales de santé dans les pays occidentaux. Il livre des résultats intéressants sur la persistance des disparités entre les groupes sociaux, surtout au regard de la santé des tout-petits. À partir des données de l’étude longitudinale du développement des enfants du Québec (2003) (ÉLDEQ), l’auteure scrute l’influence de la position sociale de la famille québécoise sur la santé des jeunes enfants âgés de 5 mois à 4 ans. On y retiendra que les inégalités sont bien réelles : « pour un enfant d’environ 4 ans, vivre depuis sa naissance au sein d’une famille située au bas de l’échelle quant au revenu du ménage, au niveau de scolarité des parents et au prestige de leur profession, accroît, dans la plupart des cas, la probabilité que sa santé et son développement soient compromis. Par exemple, (…) le risque qu’il séjourne au moins une nuit à l’hôpital durant ses premières années de vie augmente près de 41 %. Comparativement à ses pairs issus d’un milieu favorisé, il a également environ 42 % plus de risques d’avoir un surplus de poids et près de 112 % plus de risques d’avoir des caries » (p. 28). De plus, il a une probabilité plus faible d’avoir été vu par un pédiatre.

S’appuyant sur l’état des lieux réalisé dans ce premier chapitre, l’auteure poursuit en examinant les mécanismes socioculturels, psychologiques, comportementaux et biologiques, susceptibles d’être impliqués dans la production de ces disparités. Son analyse judicieuse et les recherches menées à l’échelle internationale montrent clairement qu’être en bonne santé ne relève pas strictement des habitudes de vie, bien que ces dernières soient associées à la position sociale. Elles ne sont que l’un des mécanismes à travers lesquels se structurent et se reproduisent les inégalités de santé. Dès lors, comment agissent-ils ? Par l’existence d’un facteur central qui médiatise la relation entre le statut socioéconomique et la santé et qui exercerait une puissante influence sur elle. Paquet fait la démonstration que « les inégalités sociales de santé seraient le résultat d’un double fardeau : les personnes de faible niveau socioéconomique ont en général une exposition plus grande à des conditions de vie stressantes et moins de ressources protectrices. Un renforcement négatif répété amène des attentes défaitistes, de la honte et moins de maîtrise. Cela conduit à un déclin de la santé vers la maladie » (p. 70).

Les inégalités sociales en matière de santé seraient liées de près au sentiment d’avoir ou pas une emprise sur sa destinée et au sentiment de participer pleinement à la vie sociale. Ce constat rejoint tout un courant moderne européen de la santé publique, bien incarné dans les études de Marmot, qui s’attache à faire un lien entre la position sociale et la capacité de contrôler son stress et à être résilient face à l’épreuve. Un environnement psychosocial qui offre des possibilités de vivre des expériences personnelles d’efficacité produit des effets favorables sur la santé et le bien-être, alors qu’en revanche, des effets opposés sont attendus pour l’individu confiné à un environnement psychosocial restrictif et comportant peu de possibilités de contrôle.

Le quatrième chapitre fait ressortir toute la finesse de l’analyse des données. Il met en lumière comment la petite enfance constitue une période cruciale pour le développement d’emprise sur la vie et dévoile certains facteurs pouvant protéger les enfants vivant au bas de l’échelle sociale des risques auxquels leur condition les expose. S’en sortent beaucoup mieux, par exemple, les enfants qui ont été allaités, ceux qui bénéficient du soutien des grands-parents et ceux qui vivent avec leurs deux parents.

Enfin, comment peut-on atténuer les différences sociales de santé qui ont souvent leur origine dans les premières années de la vie ? Comment favoriser le développement du sentiment d’emprise sur sa destinée dès la petite enfance ? Pour rompre la fatalité en milieu défavorisé, le dernier chapitre illustre l’importance des programmes précoces d’intervention et d’éducation préscolaire qui peuvent jouer un rôle déterminant dans le développement des enfants et permettre d’égaliser les chances de réussite scolaire.

Ce travail représente une contribution importante à la compréhension des déterminants de la santé et de surcroît à la sociologie de la santé. Rares sont les études qui apportent une réflexion sur les relations entre environnement pyschosocial et santé de l’enfant. Dans un contexte financier de rareté de ressources, le Québec saura-t-il emprunter l’itinéraire tracé par les avancées scientifiques exposées dans cet ouvrage ? Des stratégies nouvelles devraient être développées pour faire de la petite enfance une cible prioritaire. Elles pourraient avoir une influence réelle sur les disparités définies socialement dès le jeune âge. La nécessité de se mobiliser bien en amont du système de santé ne devrait pas être repoussée. Il en va de l’avenir de notre société.