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Au Congrès de l’ACSALF de 1999, sociologues et anthropologues avaient été conviés autour du thème des générations. Ce livre publie les travaux qui y ont été présentés par des auteurs provenant de régions différentes, tant de l’Europe que du Canada. Marie-Blanche Tahon et André Tremblay, en un très beau texte d’introduction, décrivent la contribution de chacun et la problématique qui les a réunis : « La génération est temps ; à la fois origine et terme du temps de l’humain, à la fois passage et transmission sans fin » (p. 5). Le concept de génération occupe une grande place dans la tradition sociologique, et il convient qu’à chaque époque on procède à un réexamen de ses fondements et de sa pertinence.

L’ouvrage regroupe deux sortes de textes. Les premiers portent sur le statut de la sociologie comme discipline. En séances plénières, a été exprimé et discuté le point de vue de jeunes sociologues et anthropologues, et c’est en cela que la question des générations est ici abordée. Les autres textes nous transportent dans les ateliers thématiques où les participants ont exposé les résultats de leurs recherches sur le phénomène empirique des générations. La longueur des textes est inégale, allant de cinq pages jusqu’à trente, et les sujets sont très variés, d’où l’impression d’un ensemble fragmenté. Il ne faut pas voir là, bien sûr, absence d’unité. Au contraire, c’est la même réalité générationnelle qui est étudiée sous différentes facettes.

Qu’en est-il du contenu ? Comment la jeune génération de sociologues et d’anthropologues perçoit-elle sa discipline ? Avec enthousiasme sans doute, mais aussi avec une certaine inquiétude. On se demande, par exemple, « en quoi l’inspiration première des fondateurs de la sociologie d’ici est en mesure de rejoindre la nôtre dans le désarroi où nous sommes quant au sort que l’avenir réserve à cette discipline » (Jean-Philippe Warren, p. 18). Ou encore, on soulève la question de l’identité : « Nous nous ouvrons à la subjectivité des acteurs – et aussi à la nôtre –, nous sommes plus prêts que les générations précédentes à accepter l’aléatoire, le paradoxal, l’inattendu. Qu’est-ce qu’un Canadien ? Qu’est-ce qu’un sociologue ? Nous n’en savons rien » (Victor Armony, p. 34). On émet également des réserves sur la validité de la démarche scientifique que prônent ses maîtres au point d’arriver à conclure : « … je suis incapable de produire du savoir empirique et, par conséquent, du savoir empirique anthropologique » (Florence Piron, p. 44). Malgré tout cet inconfort, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter : « […] je crois qu’aujourd’hui, ma discipline commence à assumer le caractère unitaire de cet ensemble (que sont méthodes, objets d’étude, théories). Il me semble donc qu’elle a beaucoup progressé entre le temps où j’ai été étudiant et maintenant » (Simon Laflamme, p. 31). Voilà en quelques mots résumée la première partie de l’ouvrage.

La deuxième partie donne la place aux thèmes qui ont été traités en ateliers. C’est là que l’on trouve l’analyse proprement dite du phénomène des générations, à laquelle s’ajoute une réflexion théorique sur sa nature véritable. Sur ce point, le texte de Jacques Hamel et de Bjenk Ellefsen, particulièrement éclairant, rappelle les définitions usuelles qui ont associé le concept de génération à une classe d’âge ou à un « rang hiérarchique dans l’arbre généalogique » (p. 78) et il propose d’en élargir le sens pour en faire une « tranche d’histoire sociale » (p. 77). Prenant à témoin leurs travaux sur les baby boomers et les babybusters, les auteurs montrent combien peuvent être opposées les caractéristiques de deux générations qui se sont succédé dans l’histoire du Québec : l’une solidement appuyée sur un système de sécurités et fière de son insertion sociale et professionnelle, l’autre vivant des situations précaires d’emploi et toujours incertaine de son intégration sociale. En somme, cette étude nous permet d’apprendre que la notion de génération « ne peut être appréhendée en elle-même » (p. 9-10), mais qu’« elle requiert son articulation à d’autres rapports sociaux » (p. 10).

Le reste de l’ouvrage comprend des textes de chercheurs européens. Leur analyse du phénomène des générations correspond sensiblement à un modèle d’études de cas. Laurence Roulleau-Berger décrit les multiples formes d’adaptation que doivent inventer des jeunes non scolarisés qui « vivent l’épreuve de la précarité » (p. 92) dans les quartiers populaires de grandes villes françaises. Certains parmi eux ont d’ailleurs, ces derniers temps (automne 2006), manifesté par des actes de violence, tout le poids de leur détresse. L’auteure fait surtout ressortir les rapports que ces jeunes entretiennent avec l’économie, l’espace et la culture. Ils « apparaissent tantôt captifs de leur quartier, tantôt mobiles et capables de circulation » (p. 92). Mais le manque de ressources, l’impasse créée par leur situation provoquent fatalement « un processus de désaffiliation urbaine. On peut ici commencer à parler de marginalité urbaine » (p. 101).

Bernard Francq a étudié les rapports générationnels dans une commune, située en périphérie de la ville de Bruxelles. Son équipe de recherche s’était fixé comme objectif de « savoir comment des personnes âgées, des jeunes adultes, des commerçants et différentes générations d’immigrés cherchaient à vivre ensemble » (p. 107). Toutes les conditions étaient réunies pour faire de cette expérience une sorte de laboratoire des relations intergénérationnelles. Les résidents du quartier vivaient, par nécessité, les uns près des autres, devaient donc concilier vie privée et vie publique. Se posaient quotidiennement des problèmes de proximité et de distance, comme les avait si bien décrits Georg Simmel. Vivre ensemble ne va pas de soi, surtout dans le cas de générations distinctes. Surgissent souvent des conflits, des tensions entre personnes âgées et jeunes adultes, par exemple, bref des rapports, conclut l’auteur, « sinon difficiles, à tout le moins désespérants » (p. 122).

Parmi la liste des générations, Monique Haicault retient une catégorie assez méconnue jusqu’ici, celle des jeunes retraités. Elle lui crée un espace entre deux âges : c’est une génération qui n’est pas « assimilable à la catégorie démographique et globalisante de ”personnes âgées“ (p. 141) et qui « inaugure par ses limites temporelles un nouvel âge de la vie, un âge intervalle, entre la période d’activité professionnelle et le vieillissement » (p. 154-155). On l’appelle en France une génération historique en ce qu’elle regroupe des hommes et des femmes nés entre 1928 et 1938, qui ont bénéficié de la prospérité économique des Trente Glorieuses (p. 141), selon l’expression de Jean Fourastié qui désignait par là les années de plein emploi qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. C’est l’époque où « les femmes ont conquis de nouveaux droits civils et civiques » (p. 151) et ont transformé, à la retraite, l’image que l’on se faisait des grands-mères. Portées à des activités d’entraide, mais plus instruites et plus autonomes que leurs mères, elles ont redéfini les rapports entre hommes et femmes et entre générations familiales (p. 155).

Le dernier texte de l’ouvrage est celui de Françoise Héritier qui a prononcé la conférence d’ouverture du colloque. Elle introduit dans le débat le donné biologique. Donnons-en quelques exemples. Pour que les immigrants puissent avoir accès à la pratique des mariages mixtes, ils doivent attendre jusqu’à la troisième génération (p. 172). L’allongement de la durée moyenne de la vie est venu modifier le noyau du système familial : de « la coexistence dans le même temps de trois générations » (p.173) reconnue à travers le monde, on passe « à quatre générations susceptibles de coexister pendant un temps donné » (p. 173). On est aussi en train de revoir la coutume, sinon les droits à la procréation. Dans plusieurs sociétés, ceux-ci « ne pouvaient être exercés simultanément par deux générations adjacentes » (p. 176). Peut-être « verrons-nous dans les siècles à venir s’installer un modèle où deux générations consécutives se partageront la charge et le droit à la procréation » (p. 177). Mais tout cela repose, précise l’auteure, sur des conceptions des générations qu’on a eu tendance à confondre. Dans les exemples cités, c’est moins la classe d’individus du même âge qui constitue une génération que leur place dans la généalogie « où les parents précèdent les enfants, et les enfants suivent les parents » (p. 159).

Finalement, ce livre nous incite à faire preuve de réserve dans l’usage que nous faisons du concept de génération. On ne peut l’appliquer intégralement, par exemple, au cas des jeunes, dira Florence Piron : « Uniformiser toutes ces personnes dans une catégorie unique est un exploit » (p. 60), tellement il existe de différences entre ses membres « selon qu’ils vivent en ville ou en milieu rural, qu’ils ont ou non un diplôme ou des enfants » (p. 59). L’État et le marché se servent de l’âge comme facteur d’unité, mais c’est une existence plus administrative que politique (p. 59). Il reste que « parler de générations, c’est nécessairement comparer des groupes dans le temps (ou) […] décrire une évolution » (Simon Laflamme, p. 25). C’est sur cette idée que s’appuie le classement des générations que sont les jeunes, les baby boomers, les jeunes retraités, les personnes âgées.

De la lecture de cet ouvrage, on ressent une incertitude autour du concept de génération, le besoin de le redéfinir, comme le suggèrent d’ailleurs Jacques Hamel et Bjenk Ellefsen : « Il serait peu logique de penser que les jeunes ne forment pas une génération […] La précarité qui la caractérise contraint plutôt le sociologue à revoir et à nuancer sa conception du phénomène “génération” » (p. 82). Max Weber ne nous avait-il pas déjà prévenus ? Les concepts, entendus dans le sens d’idéal-types, sont, de par leur nature, éphémères, ce qui donne aux sciences sociales une éternelle jeunesse. Ce sont des disciplines auxquelles le caractère « éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes » (Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Librairie Plon, 1965, p. 202).