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Ouvrir un ouvrage consacré à son propre pays et issu d’un regard étranger, c’est accepter de se prêter à un obscur partage entre scepticisme – est-il vraiment possible de comprendre de l’extérieur un système sociopolitique dont la complexité des codes et des mécanismes paraît constituer un obstacle a priori rédhibitoire ? – et curiosité – dans la mesure où la nouveauté de l’approche et de l’interprétation va souvent de pair avec la mise à distance de l’objet et une implication minimale de l’observateur. Cette curiosité est également aiguisée par une invitation à l’analyse comparative, explicite ou « en creux », puisque, par le jeu des « regards croisés », on apprend souvent autant sur l’autre que sur soi-même. Là, réside l’intérêt premier de l’ouvrage de Christian Dufour.

Une première question naît du décalage partiel entre le titre et le sous-titre. Quel est le terrain d’analyse : la France ? La France et le Québec ? Tout ou partie des pays qui se réclament peu ou prou de la francophonie ? Volonté de l’auteur ou effet non voulu : en tout état de cause, la lecture de l’ouvrage ne permet pas de lever totalement cette incertitude, qui paraît tenir à la pluralité des intentions. Au fil des pages, en effet, et de façon fortement imbriquée, trois constatations principales se dégagent : l’évolution spatiotemporelle du système politique français, considéré en lui-même ou dans son contexte européen ; la spécificité du système politique québécois et, surtout, sa possible contribution à l’amélioration de la performance du système politique français ; enfin, la transformation des rapports de forces internationaux, une attention soutenue étant ici portée à l’emprise croissante – de nature impériale – des États-Unis. S’agissant d’un « essai », on ne saurait voir là un défaut dirimant. On peut même trouver dans cette absence de construction systématique un atout au service d’une lecture transversale qui autorise une synthèse personnelle. Sans que cela soit explicitement énoncé, l’approche relève principalement d’une sociologie historique des cultures politiques. Mais, dans le traitement de ces sujets associés ou connexes, Dufour, également auteur en 1989 d’un Défi québécois, semble aussi vouloir tirer profit du rôle qu’il a joué au sein de la fonction publique québécoise, avant de devenir chercheur et enseignant, pour adopter une posture volontiers normative et avancer conseils et préconisations.

L’analyse du système politique français prend pour toile de fond la crise d’identité née d’un affaiblissement continu qui touche, par effet de capillarité, l’ensemble du monde francophone. L’auteur s’attache à inscrire cette crise dans le temps long. Il date le début de la « dynamique d’affaiblissement » de la révocation de l’édit de Nantes (1685), qui relance la lutte anti-protestante et entraîne, parmi les Huguenots, un exode aux conséquences positives pour les pays d’accueil mais dont la Nouvelle-France catholique se trouve autoritairement exclue. Sur l’ensemble des trois « interfaces géopolitiques » – européenne, atlantique et méditerranéenne – qui ont jadis ou naguère marqué la domination française, le recul est graduel et, peut-être, inexorable.

Les passages qui sont consacrés au Québec, présenté comme la seule société nord-américaine qui soit à la fois moderne, non anglophone et pacifique, répondent à un souci souvent prescriptif, exprimé à de nombreuses reprises et qui fait pour ainsi dire office de leitmotiv : le système sociopolitique québécois renferme en lui non seulement le passé, mais aussi une partie de l’avenir de la France. Sa singularité centrale tient à son expérience historique qui l’a conduit à « incorporer au XVIIIe siècle un apport britannique qui persiste encore aujourd’hui, de façon en partie positive » (p. 18). Dès lors, l’auteur plaide en faveur d’une forme de métissage : pour faire pièce à son obsession de l’Un, source d’idéalisme stérile, d’excessive centralisation et d’arrogance, qui la rendent à la fois « cassante » et « cassable », la France aurait tout à gagner à se rapprocher de la Grande-Bretagne et à faire siens des éléments de type britannique. Elle adopterait ainsi une approche plus pragmatique et, singulièrement, une conception plus réaliste apte, notamment, à renforcer sa place au sein de l’Europe. L’éventualité d’un nouveau « rebond » est à ce prix.

L’auteur estime que le nouveau contexte mondial contribue également à la dynamique d’affaiblissement de la France et des sociétés francophones, « qui restent souvent d’esprit anticapitaliste » (p. 106) alors même que l’État et le politique s’affaiblissent au bénéfice de l’économique dans un contexte marqué par l’emprise du capitalisme à l’américaine et la montée d’une « irrationalité destructrice ».

L’analyse que propose Dufour a en propre de mettre en perspective les facteurs d’évolution des rapports de force internationaux en étroite relation, s’agissant de la France et du Québec, avec la capacité propre des sociétés nationales, y compris dans leur mode d’organisation, à s’adapter à l’actuel système de contraintes. L’un des mérites de l’ouvrage réside également dans l’analyse comparative, éparse mais réelle, de la France et du Québec, c’est-à-dire du « pied-mère » et du « fragment », au sens que donne Louis Hartz à ces termes.