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L’ouvrage pose la question du rapport entre le politique et l’éthique, et il le soulève avec une richesse théorique, philosophique même, admirable. Ce rapport est en crise. Dans la société occidentale actuelle, soit on confond le politique avec l’éthique, soit on désarticule leur rapport, par exemple en refusant le politique au nom de l’éthique. La médiation entre les deux termes est en effet en train de se perdre, ce qui affaiblit leur prise respective sur la société. En grande partie la faute est aux revendications des identités particularistes (l’auteur ne blâme pas seulement l’égoïsme des identités, mais aussi l’égoïsme individuel, en supposant une certaine ressemblance entre les deux). Avec un politique identitaire, la société n’existe que comme la somme de ses parties, chacun cherchant à s’exprimer, à se reconnaître et à s’émanciper. Pas de société comme totalité, avec une solidarité, une normativité et un sens qui transcende le réel de ses différences. L’universel est sans universalité, réduit à la tolérance libérale. Comme le politique à la fois suppose et vise un monde commun, il y a une carence du vrai politique, et un excès de la politique du compromis, résultat empirique d’un rapport de forces, comme il y a une carence de l’éthique, substituée par une esthétique de l’auto-expression. Pas de surprise : le postmodernisme vu comme philosophie à la limite presque logique de la société des identités est une cible majeure. Une des critiques les plus intéressantes dans l’ouvrage est celle de l’éthique postmoderne de Zygmunt Bauman (et implicitement, de Lévinas) : en réduisant l’éthique au face-à-face devant l’autre, il ne voit pas que l’éthique suppose l’institution, voire la société, donc le politique comme autoproduction explicite de cette société. La tâche d’une sociologie de l’éthique est, précisément, d’établir l’exigence d’un lien institutionnel et normatif au politique en lien à notre situation actuelle.

Je dois admettre une sympathie pour ce livre, bien que je ne puisse dans ce bref compte rendu faire justice à l’intelligence de ses analyses. Mais je dois aussi avouer une certaine hésitation. Est-ce que nous vivons encore dans une société des identités ? Il y a quinze ans, ma réponse aurait été un « oui » définitif. À cette époque, l’affirmation de la différence identitaire, avec son pathétique, semblait occuper toute l’avant-scène de la discussion publique. Or, il est bien possible que ma situation à Toronto ne soit pas la même que celle de notre auteur à Montréal et il me semble qu’aujourd’hui les circonstances se sont transformées. Il y a toujours des identités différentes, mais elles sont plutôt en arrière-scène et elles y restent, sauf quand elles sont explicitement mises en avant ou quand l’interaction commence à échouer. En communiquant avec les « autres », il n’est pas besoin de cette politesse rigide nécessaire pour traverser des abîmes inconnus et dangereux. Récemment dans un restaurant, mon fils adolescent m’a dit sur un ton inquiet que tout le monde y était « blanc ». Quand je lui ai dit que lui aussi était blanc, il m’a répondu que cette situation, où il se trouvait en majorité absolue, n’était pas normale. La différence est devenue partie de son habitus.

Pour Jacques Beauchemin, une société des identités ne peut pas être normale. L’idée même est stricto sensu un oxymoron : pas de vraie société avec la tolérance comme seul fondement éthique. Et en un sens, il a raison : une société des identités « normale » n’est plus une société des identités car, dans une telle société, on n’expérimente pas les identités d’une manière obsessionnelle et continuelle. Je ne veux pas dire qu’une société plurielle « normale » est notre avenir, que la société décrite par l’auteur n’est qu’une étape transitionnelle ; au contraire, dans bien des sociétés avancées, il y a une nouvelle affirmation des mûrs. Et je ne veux pas dire non plus qu’elle est la meilleure : l’inquiétude de mon fils suggère déjà des difficultés, sans parler des mensonges (nobles et ignobles). Mais je veux en parler comme une possibilité réelle, et comme possibilité, la conjonction entre le politique et les identités n’apparaît pas aussi difficile.

L’auteur parle du « respect de la différence » comme supposant « une égalité de fait » parce que fondé sur une reconnaissance des concrets particuliers qui rejette toute abstraction « transcendante ». Mais l’identité se signale souvent à travers un trait d’union (on est, par exemple, indo-canadienne). Le contenu du deuxième terme, ici canadienne, est extrêmement difficile à définir, mais il n’est pas sans force, comme cette Indo-Canadienne va nous le dire quand elle reviendra d’une visite en Inde. Bien sûr, l’affirmation identitaire peut être exclusive, mais ici, par le trait d’union (et j’en parle comme métaphore), on fait référence à quelque chose de commun, qui est aussi une chose extrêmement abstraite. Avec le trait d’union, le jugement est suspendu « ex-ante », avant l’interaction, surtout là où elle est la plus publique. Mais le jugement n’est pas exclu : on préfère s’associer à certains « groupes identitaires », surtout dans la vie privée, voire dans des situations plus concrètes, et souvent on justifie ses préférences en termes éthiques. Sans contenu défini, l’identité plus générale existe en effet à la fois derrière, comme présupposition de l’interaction, et devant, comme horizon à explorer. Comme telle on peut parler d’une certaine labilité, d’une légèreté même de l’identité (et des deux côtés du trait de l’union) ; mais on peut aussi parler d’une certaine épaisseur d’un social qui refuse toute transparence, toute délinéation déterminée du sens de ce vivre ensemble.

Ce livre parle du politique et de l’éthique, mais peu du social. Où on le voit, il apparaît comme pré-institutionnel et ahistorique, la matière crue d’une vie collective qui attend le politique pour lui donner sa forme, sa norme, son sens et sa visibilité. Le politique, lui, est « production et protection de la société comme monde commun ». Mais dans la société moderne post-révolutionnaire, le politique se présente comme séparé de l’institution du social et il est comme secondaire à cette institution. Si le politique « produit » la société, il la produit comme faite du social, devant lequel il rencontre sa propre limite. Il y a deux siècles, Benjamin Constant avançait que, à l’encontre des anciens et aussi des révolutionnaires, le citoyen moderne n’était pas seulement, et n’était pas d’abord, un animal politique, mais bien plutôt un animal social.

Quand le social est posé comme phénomène spécifiquement moderne, il devient difficile de parler du politique comme d’un « projet de société », ce que l’auteur veut bien ressusciter. Il y a, sans doute, des projets politiques à l’égard de tel ou tel aspect de la société, mais il n’y a pas de projet de société, comme si son existence, sa substance et sa cohérence reposaient, à chaque moment, sur l’articulation explicite d’un tel projet et la volonté de le réaliser. Dans ce cas-là, nous vivrions chaque changement de gouvernement comme une menace mortelle au lien social et nous regarderions la politique, au sens quotidien, comme une incohérence totale. Sauf en période de crise, le politique reste en deçà de la société ; tandis que le social, présenté comme substance de la société, ne se constitue pas comme projet, mais s’institue comme épaisseur insaisissable. Nous savons que le social nous tient ensemble, mais nous ne savons pas exactement comment ; nous savons que le social fait du sens, mais ce sens nous reste obscur. De cette manière, le social est ouverture au politique moderne ; il rend possible le débat et ses incertitudes, en le retirant de l’intégrité du lien social, et le situant au niveau de la représentation réflexive.

Or, ce que je prétends ici, c’est que la pluralité des identités entre dans le social ou, au moins, peut y entrer. Pas nécessaire, donc, que la différence identitaire, son existence même, fasse problème politique ou, ce qui est encore pire, fasse disparaître le politique en le remplaçant. Ceci ne veut pas dire qu’une revendication identitaire particulière, dans des circonstances données, n’impliquera pas des enjeux politiques. Surtout, ceci ne veut pas dire que le politique n’est pas important, qu’il ne faut pas le penser, et le penser par rapport à l’éthique, car Beauchemin donne des précisions précieuses, surtout en critiquant les tendances diverses de la discussion actuelle de l’éthique. Mais on peut penser aujourd’hui le politique et l’éthique, au moins en ce qui concerne la pluralité de nos sociétés, sans sentiment sous-jacent de panique.