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Dans un récent numéro de Recherches sociographiques (XLVII, 2, 2006), Claude Poirier, linguiste à l’Université Laval, publie un long compte rendu de mon livre, La langue de papier. Spéculations linguistiques au Québec (PUM, 2004). Tout en considérant que l’ouvrage est appelé à devenir un « texte de référence », il émet à son sujet une série de réserves qui me laissent perplexe. Non que ce livre soit exempt de défauts, loin de là, mais les critiques de Poirier, ramenant à une perspective strictement linguistique une démarche qui se veut d’une autre nature, me semblent montrer qu’il n’a pas saisi l’objet principal de La langue de papier.

Claude Poirier s’étonne d’abord de la présence, dans le sous-titre de l’ouvrage, du mot spéculations, qu’il juge inapproprié compte tenu de l’intérêt que je porte à des questions très concrètes, de nature sociolinguistique ou sociopolitique, comme celles de l’usage, de la promotion du français ou du bilinguisme. Mais là est pourtant tout l’enjeu de La langue de papier. Il s’agissait de prendre au sérieux la longue tradition québécoise de réflexion sur la langue, en étant attentif à ce qui - sous le frémissement et dans la véhémence même du discours social - est de l’ordre du regard théorique et de la véritable pensée linguistique. Ce qu’on appelle l’histoire des idées ne se lit pas seulement à la surface des textes, mais se tapit aussi dans ses replis. Argumentaires, positions, représentations, utopies et métaphores diverses (le décalque chez Gérald Godin, le miroir chez Jean-Marc Léger, le véhicule chez Jean Marcel) impliquent à chaque fois une réflexion sur la langue, par le biais d’un travail sur le langage dont il faut saisir toutes les médiations. L’idée d’unilinguisme, par exemple, ne sort pas tout armée de la tête de quelques idéologues de l’époque : elle apparaît avec l’écrivain Jacques Ferron et va de pair avec une certaine conception (au sens fort) du langage, de son éminence, de sa fonction et des rapports entre expression et communication.

Pour marquer ce genre de nuances, il m’apparaissait essentiel de sortir des conceptualisations connues, qui ont certes fait leurs preuves - l’opposition corpus/statut, notamment - , mais qui sont bien peu aptes à rendre compte de ce qui m’intéressait chez les intellectuels et écrivains des décennies 1950-1970. De mon point de vue, le fait essentiel de la période, sans lequel on ne peut comprendre aussi bien la montée de l’idée d’unilinguisme que la popularité croissante de la notion de français québécois, tient à la vision expressiviste de la langue qui s’impose alors dans l’espace public. Cet expressivisme, dont Poirier voit mal la pertinence, implique que le sujet se conçoit désormais au sein de la langue, et non en dehors d’elle ; qu’il est possédé par sa langue plus qu’il ne la possède ; que la langue lui apparaît davantage comme un grimoire toujours à déchiffrer que comme un code neutre et transparent. C’est cette idée que j’ai tenté de suivre, non seulement chez des écrivains comme Fernand Ouellette, mais jusque chez des linguistes (en herbe) comme André d’Allemagne, des journalistes comme Léger ou des politiciens comme René Lévesque. Cette vision atteint son acmé avec Victor-Lévy Beaulieu qui, dans la première moitié des années 1970, considère que la langue doit se construire à l’image du locuteur.

Il est également significatif que Poirier ne saisisse pas la logique de l’inscription du dernier chapitre de La langue de papier dans l’économie globale de l’ouvrage. Les vues des poètes et essayistes Gaston Miron et Jacques Brault, deux intellectuels bien connus, comme Poirier le fait remarquer, mais dont il ne semble pas savoir qu’aucune étude d’ensemble n’avait encore été consacrée à leur pensée sur la langue, y sont analysées en détail. Il s’agissait d’une tâche essentielle, notamment pour Miron, qu’on a déjà présenté comme le « théoricien » de la langue québécoise. Ce chapitre s’attache ainsi à réfléchir à deux des plus importantes « utopies » sur la langue au Québec. C’est aussi à travers de tels lieux du discours social qu’ont été légitimées - et nuancées - l’idée et la pertinence d’une variété de français propre au Québec. L’aménagement linguistique et la réflexion sur la norme ne passent pas seulement par une pensée techniciste, axée sur les mesures législatives, les prévisions démographiques et le travail lexicographique ; ils sont aussi tributaires de formulations et de symbolisations dialoguant du reste avec la linguistique et cherchant à cerner ce que pourrait être une « langue natale », une « langue prospective » ou un « horizon de langue ».

Claude Poirier remet également en cause la périodisation que je propose dans La langue de papier. Malgré l’adoption de la Charte de la langue française, l’année 1977 ne lui apparaît pas comme un moment charnière qui permettrait de distinguer deux périodes dans les débats sur la langue. Je maintiens que la « querelle du joual » ne se poursuit pas, comme il le croit, dans les années 1980 avec la parution du Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron. Les années 1970 et 1980 correspondent à deux moments bien distincts, tout comme l’étaient le débat sur la crise du français en 1960 et la polémique sur les rapports entre langue et littérature en 1965. La querelle du joual, quant à elle, s’amorce en 1971 et se termine autour de 1974, peu après la vigoureuse mise au point apportée par Jean Marcel dans son Joual de Troie. Je n’ai jamais, du reste, passé sous silence l’importance des débats de l’année 1974. Et pour cause, j’en analyse les textes les plus significatifs, ceux d’Hubert Aquin, de Michèle Lalonde et de Victor-Lévy Beaulieu. Les sursauts des années 1980, comme ceux des années 1990 (sur les dictionnaires, sur l’accent au théâtre, etc.), n’ont rien de la vigueur, de la force et de la passion des débats des années 1970. Dans l’intervalle a été promulguée, en effet, la Charte de la langue française que l’ensemble des intellectuels québécois, de Miron à Bourgault, considère comme le catalyseur d’une profonde transformation de leur rapport à la langue.

Enfin, les réserves que j’exprime par rapport aux positions, d’ailleurs contradictoires, de Michèle Lalonde et de Gérald Godin, sont réelles, mais relatives. La critique que je fais de l’argumentaire de Lalonde et de Godin, comme celle que je fais de celui de Miron, de Léger ou de Major, tranche sans doute avec l’habitude que nous avons de lire les idées sur la langue de ces auteurs avec nonchalance, les encensant d’un geste prompt sans retourner aux textes, sans jamais les citer, manifestant par là une simple connivence qui ne nous apprend rien d’eux, de leur pensée, de leurs positions, de leur réflexion. Ce parti pris de fausse familiarité m’intéresse peu et j’ai essayé de l’éviter autant que possible dans La langue de papier. Une lecture plus objective remarquera sans aucun doute, du reste, que je partage l’essentiel des vues tant de Godin que de Lalonde sur la situation de la langue française au Québec à cette époque ainsi que la nécessité de mettre de l’avant un français québécois dont la légitimité, aujourd’hui, est acquise. Cela ne m’a pas empêchée d’y relever des flous, des points aveugles, des incohérences, qui sont le lot de toute prise de position engagée sur la place publique.

Je conclurai par une dernière remarque. Poirier affirme ne pas me suivre lorsque j’évoque l’opposition - documentée à l’envi - entre la réflexion sur la langue des linguistes et celle des littéraires. Qu’il y ait des exceptions ne change pourtant rien au fait général que les écrivains ont toujours mis au centre de leur vision le problème de l’expression par le langage. La fonction de communication, sur laquelle insistent les linguistes, leur semble primordiale, mais à condition qu’elle ne serve pas à masquer l’importance d’une appropriation pleine du langage et de ses infinies possibilités d’expression au service d’une véritable subjectivité, cela pour tous les locuteurs et non seulement sur le plan littéraire. En ce sens, il est révélateur que Claude Poirier n’ait pas saisi l’intérêt d’envisager la question linguistique québécoise à la lumière de l’expressivisme, qui implique une vision du langage pourtant inscrite dans l’essentiel des débats sur la langue au Québec.