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Malgré l’éclatement de la bulle technologique en 2001 et la période difficile qui s’en est suivie, l’intérêt pour les entreprises de services technologiques aux entreprises (ESTE) liées à la dite « nouvelle économie » et pour le personnel professionnel qui y travaille ne s’est pas démenti en Amérique du Nord (Barley et Kunda 2004; DeFillippi 2003; Paré, Tremblay et Lalonde 2001; Robertson et Swan 2003; Tremblay 2003) comme en Europe (Davies et Mathieu 2005; Fondeur et Sauviat 2002; Gerd 2003; Perrons 2003). Cependant, si de plus en plus d’études s’intéressent à l’analyse du modèle de ces entreprises, un petit nombre se sont, jusqu’à maintenant, penchées sur les effets de genre présents dans ces organisations (Perrons 2002). Les femmes se révèlent pourtant peu nombreuses dans ce secteur de la nouvelle économie employant des catégories de personnel hautement qualifié (Legault et Chasserio 2006; Panteli et autres 1999; Valenduc et autres 2004 : 14-20). Certains auteurs et auteures parlent même d’un milieu aveugle aux questions de genre (Davies et Mathieu 2005 : 14; Perrons 2003; Vendramin et Guffens 2005). Il nous a donc semblé pertinent de nous interroger sur la place réservée aux femmes et sur leurs conditions de travail dans ces entreprises.

En effet, plusieurs auteurs et auteures considèrent que les formes organisationnelles et les modes de gestion présents dans ces entreprises, en particulier la gestion par projets, sont annonciateurs de changements profonds en matière d’organisation (Barley et Kunda 2004 : 304; DeFillippi 2003; Storey, Salaman et Platman 2005). Ainsi, ces nouvelles formes organisationnelles se distingueraient du modèle bureaucratique traditionnel par leur grande flexibilité de même que par leur capacité d’adaptation et de réaction. Ce dernier modèle fait aujourd’hui l’objet de critiques sévères quant à son incapacité à répondre de manière appropriée à l’évolution du contexte économique (Child et McGrath 2001; Clegg 1990).

Nous voulons, dans l’article qui suit, procéder à l’analyse de ce nouveau modèle organisationnel, qualifié par certaines personnes de « postbureaucratique », de son mode d’organisation du travail en y intégrant la dimension du genre. Nous montrerons plus particulièrement que, comme dans les bureaucraties, il existe dans les ESTE des effets de genre, c’est-à-dire des écarts entre les hommes et les femmes quant aux conditions de leur vie professionnelle. Ces écarts s’observent dans plusieurs domaines, tels que les promotions, la mobilité, l’évaluation et la reconnaissance de l’engagement au travail ou encore au sujet de la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée. On repère plusieurs sources aux effets de genre, par exemple la culture professionnelle déjà bien documentée, la division sexuelle du travail domestique, la discrimination systémique dans certaines pratiques de gestion des ressources humaines (Evetts 1998; Gale et Cartwright 1995a et 1995b; Legault et Chasserio 2003; Maddock 1999; Maddock et Parkin 1993; Robinson et McIlwee 1991). Nous orienterons ici notre étude sur la structure organisationnelle et l’organisation du travail comme sources de certains effets de genre.

Nos données proviennent d’une étude[1] conduite de janvier 2001 à avril 2002 dans des ESTE québécoises. S’inscrivant dans un projet de recherche plus large, cette étude nous a permis notamment d’analyser les pratiques de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée. Compte tenu de la richesse des données recueillies, notre équipe de recherche a déjà travaillé sur plusieurs sujets : les longues heures de travail et le rôle clé du ou de la chef de projet (Chasserio et Legault 2005), le fonctionnement de la gestion par projets (Legault 2004), sur les trajectoires des professionnelles de ces organisations (Legault et Chasserio 2003), sur les pères (Benoit, 2005) et sur la santé psychologique des travailleurs (Legault et Belarbi-Basbous, 2006).

Dans un premier temps, nous présenterons succinctement les caractéristiques du modèle bureaucratique afin de mettre en perspective ses différences avec celui des ESTE. Nous rassemblerons ensuite les résultats de quelques travaux clés sur les effets de genre dans les bureaucraties et le questionnement à ce sujet concernant les nouvelles formes organisationnelles. Dans un second temps, à partir de nos résultats empiriques, nous démontrerons que, comme les bureaucraties, les ESTE ne sont pas exemptes d’effets de genre. Ainsi, l’organisation du travail par projets, un contexte organisationnel dominé par des règles officieuses ainsi que des relations de travail individualisées sont autant de facteurs organisationnels sources d’effets différenciés selon le genre sur les professionnelles de ce secteur. Nos résultats contribueront à approfondir la connaissance des organisations de la nouvelle économie en abordant la question souvent ignorée du genre. Ils mettront également en évidence l’enjeu toujours essentiel de la gestion et de la maîtrise du temps pour les professionnelles de ce secteur, tout particulièrement dans un mode d’organisation du travail exigeant en matière de flexibilité.

La bureaucratie : modèle de référence d’une autre époque?

Le modèle bureaucratique d’inspiration wébérienne est considéré dans les travaux sur les organisations comme une innovation majeure à la base de l’expansion du capitalisme (Kallinikos 2004; Morgan 1999). Ses principales caractéristiques structurelles mises en évidence par Weber peuvent se résumer ainsi (Autier 2001; Child et McGrath 2001; Hodgson 2004 : 84; Symons 1990 : 418) :

  • une division horizontale et verticale du travail : chaque personne est spécialisée avec des espaces d’autonomie et d’initiative variables selon son niveau de qualification. Chez les personnes moins qualifiées, la conception est séparée de l’exécution de la tâche. Les équipes dirigeantes et les gestionnaires fixent les objectifs qui sont ensuite transmis par les cadres intermédiaires aux employées et aux employés chargés de les atteindre;

  • la prédominance d’une régulation centrale influant sur les pratiques communicationnelles;

  • une standardisation et une formalisation en vue de normaliser et de réguler les comportements organisationnels;

  • des modes de sélection objectifs et uniformisés basés sur la compétence. La personne obtient un poste en fonction de ses compétences et non plus en fonction de critères arbitraires;

  • le pouvoir bureaucratique considéré comme un attribut du poste et non de la personne qui l’occupe.

Une des contributions importantes de ce modèle organisationnel est d’avoir modifié la régulation de la relation entre l’individu et l’organisation en la basant sur des règles officielles, connues de tous et de toutes, pour assurer une égalité de traitement. Avec l’avènement de l’organisation bureaucratique, on quitte un monde où les décisions sont arbitraires pour entrer dans un monde régi par des règles administratives, universelles et uniformes. La bureaucratie cherche à assurer au pouvoir rationalité et neutralité en le dépersonnalisant.

Malgré les critiques dont il fait aujourd’hui l’objet, le modèle bureaucratique n’en demeure pas moins la forme organisationnelle la plus répandue à l’heure actuelle (Child et McGrath 2001; Kallinikos 2004; Symons 1990; Thompson et Warhurst 1998).

De nouvelles formes organisationnelles pour un nouveau contexte

On doit tout d’abord remarquer que, si les caractéristiques de la forme bureaucratique sont bien connues, tel n’est pas encore le cas pour les nouvelles formes organisationnelles. La multitude d’appellations employées dans les travaux est révélatrice de ce flou théorique : « organisation postfordiste », « postbureaucratique » (Heckscher (1994), « organisation postmoderne » (Clegg 1990), « modèle de haute performance » (Pfeffer 1998), « organisation réseau » (Castells 1996), « firme flexible » (Périlleux 2001), « organisation libérale » (Chatzis et autres 1999; Courpasson 2000), « adhocratie » (Mintzberg 1982). Autant d’expressions qui désignent de nouvelles formes organisationnelles créées à la faveur des changements dans le contexte économique. De même, on constate l’importante diversité des critères retenus pour les qualifier. Leur description s’effectue le plus souvent par la négative, c’est-à-dire par ce qu’elles ne sont pas et ce qu’elles permettent par rapport à la bureaucratie (Autier 2001).

Il est toutefois possible de mettre en évidence quelques caractéristiques principales (Child et McGrath 2001; Courpasson 2000; Legault 2005). On observe ainsi :

  • un abandon, dans ces nouvelles formes organisationnelles, de la division technique et sociale du travail en faveur d’une flexibilité et d’une polyvalence des personnes ainsi que la constitution d’équipes de travail multifonctionnelles dans une organisation du travail par projets;

  • la diminution des niveaux hiérarchiques pour aller vers une décentralisation de la prise de décision et une plus grande autonomie du personnel;

  • un changement des moyens de contrôle traditionnels orientés vers les façons de faire pour privilégier une évaluation selon les objectifs et les résultats obtenus pour lesquels l’équipe de travail est tenue responsable (Räisänen et Linde 2004);

  • une valorisation de la prise d’initiative, de la coopération et de la participation qui remet en question la traditionnelle séparation de la conception et de l’exécution; et

  • l’émergence d’un consensus autour d’une vision « d’entreprise » entre les acteurs qui réconcilierait les intérêts de la direction et ceux du personnel (Hodgson 2004).

Rappelons que toutes ces caractéristiques s’appliquent à des organisations qui engagent du personnel très qualifié.

Dans l’analyse de ces nouveaux modèles organisationnels, la question du genre n’a que peu ou pas été abordée. Ces nouvelles formes organisationnelles basées sur l’autonomie des individus peuvent-elles contribuer à réduire les inégalités de traitement du personnel professionnel et offrir aux femmes de meilleures occasions de progression de carrière que dans les bureaucraties où elles sont aux prises avec le phénomène de plafond de verre?

La question des effets de genre dans les organisations

Le modèle bureaucratique a fait l’objet de travaux relatifs à la place qu’il réserve aux femmes (Ferguson 1984; Savage et Witz 1992). Ces études ont relevé des écarts importants entre la situation des femmes et celle des hommes. Les écarts en question sont de plusieurs ordres. Les travaux sur les femmes gestionnaires relèvent ainsi leur faible nombre comparativement aux hommes et leurs difficultés à atteindre les postes de direction, de cadres de niveau supérieur (Crampton et Mishra 1999; Kanter 1977; Sheppard 1992). Ce phénomène est bien connu sous l’expression « plafond de verre » (Crampton et Mishra 1999; Powell 1999 : 325). D’autres travaux ont également mis en évidence le cantonnement des femmes dans certains types de poste souvent moins bien qualifiés et dans certains domaines d’activité moins bien rémunérés que ceux où les hommes sont majoritaires (Bradley 1999). On parle alors de « paroi de verre », de « domaines d’activité interdits aux femmes ». Evetts (1997 et 1998) a ainsi montré la difficulté qu’éprouvent les ingénieures à atteindre les postes de gestion. Il ressort de ces travaux que, dans le modèle bureaucratique, certaines carrières sont réservées aux hommes ou très difficilement accessibles aux femmes. Ces filières sont protégées avec la mise en place de barrières comme des rites d’entrée masculins, des critères de sélection, des règles et des normes auxquels seuls des hommes peuvent satisfaire (Maddock 1999; Maddock et Parkin 1993; McIlwee et Robinson 1992; Simpson 1998 et 2000; Symons 1990).

Aussi, pour certains auteurs et auteures, les entreprises de la nouvelle économie et les nouvelles formes organisationnelles dites « postbureaucratiques » qui y sont associées représentent pour les femmes une occasion unique de redéfinir leur place dans l’espace professionnel. Ainsi, Fondas (1996 : 284) montre que, dans le secteur de l’informatique, une parité entre les hommes et les femmes est possible en raison de l’émergence récente de ce secteur non marqué par le genre. De même, Eaton (1999) compare les pratiques et la place accordées aux ingénieures dans les institutions publiques et dans de grandes bureaucraties industrielles avec celles de petites entreprises de la nouvelle économie. Ses analyses font ressortir une discrimination sexuelle moindre dans ces dernières avec, pour les ingénieures, plus d’occasions de progresser.

À l’inverse, d’autres spécialistes, tels que Robinson et McIllwee (1991), nuancent fortement l’idée que les entreprises de la nouvelle économie puissent être exemptes d’effets de discrimination. En effet, on souligne que les femmes, minoritaires dans ces nouveaux environnements organisationnels où prédominent les règles officieuses et les relations individualisées, se trouvent désavantagées à l’égard de leurs collègues masculins. Pour leur part, Saba et Lemire (2004 : 173) rappellent que « les gestionnaires féminins ont largement compté sur les procédures formelles au lieu de s’en remettre aux réseaux informels pour l’obtention de promotion ». Ainsi, Robinson et McIllwee (1989) ont comparé la situation d’ingénieures dans des entreprises de services technologiques en démarrage (du type start up) avec celle dans une entreprise industrielle ayant une structure bureaucratique. Leurs résultats mettent en évidence des écarts moindres entre les hommes et les femmes dans la structure bureaucratique, car la présence de règles officielles, de normes précises dans le recrutement et dans l’attribution des promotions ainsi que l’existence de programmes d’action positive protègent les femmes.

À l’inverse, dans les petites ESTE, l’absence de programmes officiels, une structure organisationnelle ambiguë et floue, la préférence pour des canaux de communication officieux et l’importance de l’évaluation par les pairs et de la réputation personnelle dans l’attribution des promotions nuisent à la situation des femmes. Dans leur recherche, Robinson et McIllwee (1991) ont observé les difficultés des ingénieures, même très compétentes techniquement, à intégrer une équipe composée uniquement d’hommes. En effet, les ingénieurs, qui étaient eux-mêmes responsables du recrutement, instituaient des rites de passage, comme des tests techniques officieux mettant en défaut ces femmes, alors que le poste ne requérait pas ce type de connaissances techniques. Le recrutement et l’évaluation par les pairs, dans ces milieux très masculins, contribuent à en limiter l’accès aux femmes. D’autre part, dans ces milieux, il est important de se faire connaître, d’être visible. Pour cela, les hommes participent plus fréquemment que les femmes à des réseaux officieux qui leur donnent accès à de l’information privilégiée et leur permettent de nouer dans ces espaces hors du travail des contacts avec des supérieurs hiérarchiques. L’absence de femmes dans ces réseaux explique également une partie des difficultés qu’elles éprouvent par la suite pour d’éventuelles promotions. Ces conclusions sont également confirmées par les travaux menés par Singh, Kumra et Vinnicombe (2002) ainsi que par Cross et Linehan (2006).

Notre recherche apporte des éléments de réflexion supplémentaires à ce débat. En effet, nous nous proposons de comparer la situation de professionnelles et de professionnels hautement qualifiés, occupant le même type de poste au sein d’ESTE et au sein de bureaucraties. Cette comparaison permettra de préciser les différences de traitement de ces personnes et mettra en avant des similitudes organisationnelles, en particulier en matière d’organisation du travail, ainsi que les conséquences pour les femmes de ces nouvelles tendances organisationnelles.

La méthode

Nos résultats reposent sur l’étude de cinq ESTE (TI 1, TI 2, TI 3, Optique 1 et Optique 2) appartenant au secteur de la nouvelle économie et exerçant leurs activités dans les domaines du multimédia, des services informatiques, des télécommunications et de l’optique-photonique. Ces ESTE se spécialisent dans le développement et la fourniture de produits et de services de haute technologie pour des entreprises clientes. Elles ont la particularité d’avoir recours à du personnel professionnel hautement qualifié. Les caractéristiques de ce marché du travail font de ces personnes des ressources rares, très recherchées.

Les entreprises de notre échantillon, mis à part TI 2, comptent de 100 à 150 employés. TI 2, quant à elle, emploie environ 1 000 personnes et résulte de multiples fusions et acquisitions de petites sociétés en informatique. Les deux autres organisations, dans lesquelles nous avons étudié le service informatique (Assurances et immobilière), ont un profil traditionnel de bureaucratie. Elles ont été choisies pour permettre la comparaison de ces deux formes organisationnelles au point de vue du traitement de la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée. Le service informatique d’Assurances compte environ 250 personnes et l’organisation dans son ensemble, environ 1 100 employés et employées. Gestion immobilière emploie environ 550 personnes et son service informatique, une douzaine de personnes. Gestion immobilière possédait auparavant un service informatique beaucoup plus important, mais, selon une tendance désormais répandue, elle a choisi d’impartir son service informatique à une société de services informatiques.

Nous avons mené 88 entrevues semi-directives de 2000 à 2002. Dans chacune des sept organisations, nous avons rencontré le ou la responsable des ressources humaines, de deux à quatre supérieurs immédiats et supérieures immédiates ou chefs de projet ainsi que dix à douze membres du personnel. La population interrogée se compose de professionnelles et de professionnels qualifiés, en majorité des ingénieurs ou des ingénieures, mais aucune personnes n’est syndiquée : gestionnaires, analystes en informatique, analystes-programmeurs, chefs de projet, analystes de systèmes, architectes de systèmes, ingénieurs ou ingénieures (de tests, en optique, en informatique, de procédés, « à l’exploitation »), concepteurs ou conceptrices de logiciels, chercheurs ou chercheuses en optique photonique.

La moyenne d’âge des personnes interrogées était de 35 ans, tant chez les hommes que chez les femmes. Leur situation familiale était la suivante : 39 femmes (n=45) étaient en couple ou mariées, 2 étaient célibataires, 2 étaient séparées ou divorcées, 1 était veuve et 1 jeune femme vivait encore chez ses parents et prévoyait d’emménager très bientôt avec son ami. Parmi les hommes (n=43), 38 étaient en couple ou mariés, 2 étaient célibataires et 3 étaient séparés ou divorcés.

On comptait en moyenne 1,2 enfants par femme et 1,32 enfants par homme. Précisons également, que parmi les 88 personnes interrogées, 29 étaient sans enfant, soit 16 femmes (n=45) (35,5 %) et 13 hommes (n=43) (30,0 %). À cet égard, on remarquera la grande similitude des deux groupes sexuels. La différence d’âge, le nombre d’enfants et l’état civil ne peuvent donc pas expliquer certains écarts que nous présenterons par la suite (Legault 2004 : 23).

Au total, 72 % des personnes interrogées étaient titulaires d’un diplôme universitaire et 26 % avaient un diplôme d’études collégiales (DEC) ou l’équivalent. Leur salaire moyen se situait autour de 60 957 dollars canadiens par année en 2000-2001, ce qui leur confère une rémunération de 50 à 100 % supérieure à celle des titulaires d’un diplôme de leur ordre d’enseignement dans la population globale.

Nous avons choisi d’interroger un nombre égal d’hommes et de femmes avec l’objectif de mettre au jour les différences entre les deux sexes. Par cette démarche qualitative, nous ne visions donc pas la représentation statistique mais bien la comparaison des discours au point de vue de la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée.

Les entretiens ont été conduits à partir d’un guide abordant les thèmes suivants :

  1. les caractéristiques de l’emploi (le type de poste occupé, le contenu de l’emploi, la perception de pression et de surcharge au travail, les heures de travail);

  2. les exigences de la vie professionnelle en fait de présence et de participation;

  3. les situations de conflit entre la vie professionnelle et la vie privée (les situations d’urgence qui obligent à prolonger les heures normales, les absences et les retards en vertu des exigences de la vie privée et de situations d’urgence imprévues, les obligations de présence aux activités liées au travail en dehors des heures normales comme la formation, les voyages et les séjours à l’étranger requis par l’emploi);

  4. l’évaluation par les employées et les employés des pratiques de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée de leur employeur.

Le guide d’entretien destiné aux responsables des ressources humaines ainsi qu’aux chefs de projet et aux supérieures immédiates et aux supérieurs immédiats comprenait, outre les questions précédentes, des questions sur les politiques de gestion des ressources humaines de l’entreprise.

Les entretiens se sont déroulés sur le lieu de travail, dans des salles de réunion à l’abri des regards. Les rendez-vous étaient fixés directement entre les personnes interrogées et l’intervieweur ou l’intervieweuse. Les chefs de projet avaient été avisés au préalable par leur direction qu’une étude sur les pratiques de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée avait été autorisée et que les membres du personnel pouvaient être sollicités directement. Nous avons scrupuleusement préservé l’anonymat des entreprises et des personnes interrogées, conformément au certificat de conformité aux règles d’éthique en recherche requis par l’organisme subventionneur.

Les résultats

Une organisation du travail par projets qui tend à se généraliser, même dans les structures bureaucratiques

Dans le modèle bureaucratique, le travail s’organise habituellement autour d’un principe de spécialisation, selon les compétences des individus regroupés au sein de services distribués par fonctions et selon un principe de division horizontale et verticale du travail. La place et les rôles de chaque personne sont figés dans un système d’organisation du travail stable.

Les cinq ESTE que nous avons étudiées se distinguent par une organisation du travail par projets. Concrètement, la gestion par projets se résume ainsi. Chaque projet correspond à un contrat liant un organisme fournisseur à un organisme client pour lui fournir un service ou un produit donné. Pour réaliser ce projet, un ou une gestionnaire de projet constitue une équipe multifonctionnelle composée de personnes ayant des compétences complémentaires permettant de répondre aux besoins de la clientèle. Après la livraison du projet, l’équipe est dissoute et les personnes sont affectées à de nouveaux projets selon leurs compétences (Legault 2004 : 39). La direction reconfigure donc en permanence l’affectation de ses ressources humaines en fonction des besoins exprimés par le client et des compétences disponibles chez le personnel professionnel. En outre, plusieurs experts et expertes de ce secteur sont mobiles et sans lien d’emploi avec un employeur donné; ils changent donc d’employeur à la fin du projet. Cette organisation par projets permet une grande flexibilité dans l’utilisation des ressources humaines. Une flexibilité numérique, tout d’abord, car la direction peut affecter à un projet en démarrage, par exemple, un nombre important de professionnels et de professionnelles, puis, au fur et à mesure de l’avancement, adapter le nombre de personnes travaillant sur le projet. La direction peut également se séparer du personnel professionnel lorsqu’elle n’a plus besoin de compétences particulières; un professionnel ou une professionnelle peut aussi bien décider de quitter l’entreprise si, à son avis, les projets à venir ne sont pas assez intéressants pour acquérir de nouvelles compétences. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect en abordant les carrières des membres du personnel professionnel.

La gestion par projets se cantonnait auparavant dans des secteurs bien précis comme l’aéronautique ou le bâtiment (Gale et Cartwright 1995a et 1995b; Legault 2005). Les ESTE l’ont ensuite adoptée, car leurs activités s’articulent également autour de projets qui exigent chaque fois de mettre au point des solutions nouvelles et de faire preuve d’innovation et de créativité. La gestion par projets tend aujourd’hui à se diffuser à d’autres secteurs qui, pourtant, n’ont pas une activité qui l’exige (Barley et Kunda 2004 : 304; Hodgson 2004; Périlleux 2001; Stewart 1999). Certains auteurs et auteures suggèrent aussi que le projet s’impose comme l’unité d’analyse pertinente de gestion stratégique (Joffre et autres 2006) ou encore occupe un territoire de plus en plus étendu (Germain 2006). Dans notre échantillon, il est intéressant d’observer que le service informatique d’une des bureaucraties (Assurances), s’est récemment « converti » à la gestion par projets en adoptant les procédés (équipes à durée déterminée et de composition changeante, autonomie dans l’organisation des tâches assortie de la responsabilité quant à des objectifs précis à atteindre à l’endroit du client) sans que sa production en détienne les caractéristiques en soi.

Par ailleurs, les directions des deux bureaucraties étudiées ont constitué leurs services informatiques, suivant une tendance contemporaine répandue, en centres autonomes de services à l’ensemble de l’organisation, chargés de proposer leurs services avec un rendement optimal. Cela étant, ils sont virtuellement en concurrence avec des firmes externes et peuvent éventuellement être externalisés, si ces dernières peuvent proposer les services à un meilleur coût (Legault 2004 : 31-32). C’est d’ailleurs ce qu’avait commencé à faire l’organisation Gestion immobilière, juste avant notre arrivée. Ces professionnelles et ces professionnels doivent donc se comporter comme s’ils avaient un client à fidéliser, ce qui est le propre de la gestion par projets (Legault et Chasserio 2006). On s’aperçoit ainsi que, en ce qui concerne l’organisation du travail, les différences entre les formes organisationnelles, supposées au départ de notre recherche, sont moins importantes que nous nous y attendions.

L’analyse de nos données révèle que les divisions informatiques des grandes bureaucraties fonctionnent dans une relative autonomie dans leurs activités de gestion des ressources humaines et d’organisation du travail et qu’elles calquent, à ce point de vue, davantage leurs pratiques sur les ESTE que sur les grandes organisations bureaucratiques dont elles relèvent. Plus particulièrement, l’influence du modèle de la gestion par projets s’impose dans les divisions informatiques des bureaucraties. On observe ici une tentative des bureaucraties d’implanter dans leur structure des caractéristiques organisationnelles propres aux ESTE.

Les longues heures de travail, corollaire de la gestion par projets

Les recherches conduites dans des ESTE mettent en évidence que la gestion par projets y est la forme d’organisation du travail privilégiée. Un des phénomènes liés à la gestion par projets est la pratique de nombreuses heures supplémentaires (Bailyn 1993; Berrebi-Hoffmann 2002; Drolet et Morissette 2002 : 52; Fondeur et Sauviat 2002 : 17-20; IGDA 2004 : 30; Legault 2005; Perrons 2003; Singh et Vinnicombe 2000).

Cette exigence de disponibilité s’explique par différents facteurs : pression temporelle imposée par la logique marchande, instabilité récurrente des cahiers de charges, manque d’effectif affecté au projet, incertitude sur son déroulement (imprévus techniques, demandes de dernière minute de la part du client, etc.), exigence d’acquisition de nouvelles connaissances nécessaires à la bonne réalisation du projet, coût de coordination interstructure, etc. Tout cela concourt à l’obligation des professionnelles et des professionnels de faire des heures supplémentaires, soit d’allonger leur journée de travail pour pouvoir accomplir leur tâche.

Ainsi, dans les ESTE de même que dans les deux services informatiques des bureaucraties étudiées, 49,0 % des personnes interrogées travaillent plus de 40 heures par semaine (40,0 % des femmes et 58,0 % des hommes) et 13,6 % consacrent plus de 50 heures par semaine à leur travail (6,6 % des femmes et 20,0 % des hommes). À titre d’information, dans les entreprises observées, la durée officielle de la semaine de travail varie de 35 heures (Gestion immobilière et TI 3) à 37 heures et demie (Assurances, TI 2 et Optique 2) et à 40 heures (Optique 1 et TI 1). D’autres membres du personnel professionnel avouent travailler à la maison le soir ou la fin de semaine. Il n’y a pas de différence significative à ce sujet entre les deux types d’organisation. Toutefois, on pourra retenir de ces chiffres que, dans l’ensemble, les professionnelles comptabilisent un peu moins d’heures supplémentaires que leurs collègues masculins. D’autre part, parmi les 21 femmes qui effectuent plus de 40 heures par semaine, 12 sont sans enfant. Chez les hommes, le fait d’avoir des enfants semble beaucoup moins influer sur la pratique des heures supplémentaires. En effet, parmi les 35 hommes qui font des heures supplémentaires, on compte 29 pères. On peut ici avancer l’explication que les femmes sont encore traditionnellement, dans les sociétés occidentales, les principales responsables des enfants et de la sphère familiale. Elles consacrent toujours davantage de temps aux soins des enfants et aux travaux ménagers que les hommes (Benoit 2005).

Comme dans notre recherche, la question des longues heures de travail et de leur imprévisibilité est récurrente dans toutes les études européennes menées sur les femmes dans ce secteur d’activité. L’absence de possibilités d’aménagement du temps de travail et l’extrême disponibilité dont doivent faire preuve les professionnels et les professionnelles constituent un frein à la présence et au maintien des femmes dans ce secteur d’activité (Panteli et autres 1999; Perrons 2002; Simpson 1998; Valenduc et autres 2004). Cela n’est pas sans conséquence sur leur avenir professionnel, comme nous l’aborderons plus loin.

Une structure organisationnelle peu formalisée avec une nouvelle distribution des responsabilités

Le système bureaucratique se distingue également par l’existence de règles officielles pour éviter l’arbitraire. L’autre principe clé d’une organisation bureaucratique est le strict partage des responsabilités selon les niveaux hiérarchiques et selon les fonctions. Le pouvoir décisionnel est d’abord centralisé dans les mains des cadres qui assurent la direction de l’organisation. Ensuite, par un effet de cascade, les ordres sont retransmis par la ligne hiérarchique jusqu’aux personnes qui les exécutent, le tout selon une division entre la conception et l’exécution du travail. À chaque niveau hiérarchique correspond un niveau de responsabilités. Il existe dans la structure bureaucratique des domaines de compétence professionnelle qui correspondent à des champs de responsabilité décisionnelle, par exemple un professionnel des ressources humaines sera le plus haut responsable quant aux politiques de recrutement.

Dans les études menées sur les entreprises du savoir (Autier et Picq 2003; Kunda 1992; Pina e Cunha 2002; Robertson et O’Malley Hammersley 2000), on souligne au contraire une absence de formalisation dans la structure comme dans les règles organisationnelles. Dans les ESTE que nous avons exminées, les directions privilégient un environnement peu formalisé, les canaux de communication sont directs entre les personnes, non hiérarchiques et le plus souvent officieux, comme l’illustre le témoignage d’une chef de projet chez TI 3 :

On n’a pas cette lourdeur d’ancienneté, cette lourdeur de bureaucratie, ça, y a pas ça du tout, du tout, du tout. Mais on a une complexité parce qu’on n’est pas toujours clair […] L’organigramme n’est pas là, sur un mur, avec des cases puis tout le monde sait exactement dans quelle case… Y a un côté un peu gris aux descriptions de tâche de tout le monde, y a un côté un peu gris à l’organigramme…

L’absence de formalisation de la configuration organisationnelle génère une organisation et une répartition différente des pouvoirs et des responsabilités. Les nouveaux modèles sont axés sur la décentralisation de l’autorité et des responsabilités vers les équipes du terrain en vue de gagner en efficacité et en rapidité dans la prise de décision. On considère également que cette décentralisation, corrélée avec une responsabilisation accrue peut augmenter l’engagement des personnes et leurs capacités d’innovation (Child et McGrath 2001).

On y observe aussi un affaiblissement, voire une disparition des fonctions de soutien telle que la fonction liée aux ressources humaines. En effet, dans les travaux, le constat est unanime sur la faiblesse, voire l’absence de services de ressources humaines (Autier et Picq 2003; Perrons 2002; Pina e Cunha 2002; Robertson et O’Malley Hammersley 2000; Tam, Korczynski et Frenkel 2002). Les tâches de recrutement, d’évaluation ou de formation sont alors assurées par les chefs de projet et par les pairs (Barley et Kunda 2004; Tam, Korczynski et Frenkel 2002).

Nous avons constaté, de même, la faible présence des services de ressources humaines dans notre échantillon. Parmi nos sept entreprises, les deux bureaucraties (Gestion immobilière et Assurances) ainsi que TI 1 avaient un service de ressources humaines bien structuré comprenant plusieurs personnes. La direction de TI 2, quant à elle, avait complètement décentralisé la fonction des ressources humaines. Ne restait plus qu’un conseiller en ressources humaines par division, affecté au soutien des chefs de projet, mais privé d’un réel pouvoir. Dans les trois autres ESTE (TI 3, Optique 1 et Optique 2), le service de resssources humaines venait d’être nouvellement créé avec la nomination d’une personne responsable, recrutée à l’externe (Optique 1) ou à l’interne (Optique 2 et TI 3). Cependant, lors de la collecte des données, rien n’existait encore en matière de politiques de ressources humaines dans ces trois dernières entreprises (Legault 2004 : 72). Les tâches des responsables des ressources humaines se limitaient pour l’essentiel à de l’administration du personnel, soit le respect du droit du travail, l’application des régimes proposés, les aspects administratifs du recrutement et la procédure de congédiement.

La décentralisation des responsabilités relevant du domaine de la gestion des ressources humaines se traduit par un transfert de responsabilités vers deux niveaux : un premier vers les chefs de projet et un second vers les professionnelles et les professionnels mêmes.

Le transfert de la responsabilité de gestion des ressources humaines vers les chefs de projet

Ainsi, dans les cinq ESTE que nous avons étudiées, le ou la chef de projet assure seul l’évaluation et la gestion de son personnel sans toujours avoir les outils pour le faire (TI 2, TI 3, Optique 1 et Optique 2). Les critères à utiliser sont laissés à son appréciation, sans contrôle ni intervention de la direction des ressources humaines. Ainsi, la gestion des heures supplémentaires incombe au ou à la chef de projet (Chasserio et Legault 2005), ce qui l’investit d’un pouvoir aussi grand qu’arbitraire en cette matière et plus particulièrement ce qui a trait à la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée. De plus, même dans les entreprises de services où il existe une politique d’indemnisation des heures supplémentaires (TI 1 et TI 2), on observe des pratiques identiques à celles des trois autres entreprises dépourvues de politiques, soit des négociations officieuses entre le ou la chef de projet et son personnel pour la récupération des heures supplémentaires sous forme de temps payé, de congés ou de temps libre. Le ou la chef de projet dispose d’une large latitude dans ce domaine et négocie directement avec les membres de son personnel. Par exemple, nous avons observé que les chefs de projet, tous types d’entreprises confondus, accordaient plus facilement un aménagement du temps ou du lieu de travail aux professionnels et aux professionnels se conformant aux exigences normatives implicites de l’organisation (flexibilité, disponibilité, etc.). Les professionnelles pour qui ces normes implicites sont plus contraignantes se trouvent davantage pénalisées. Ainsi, elles se font plus souvent refuser l’obtention d’un aménagement par leur chef de projet.

Fait plus surprenant, cette situation s’observe également dans les services informatiques des deux bureaucraties étudiées. Bien qu’il soit établi et structuré, le service des ressources humaines n’intervient pas dans les relations entre chef de projet et employé ou employée. Même dans le cas où il existe une politique d’aménagement du temps de travail autorisant le travail à temps partiel, les horaires flexibles ou les congés pour raisons personnelles, il faut obtenir au préalable l’autorisation de son chef de projet qui demeure entièrement libre d’appliquer ou non la politique de l’organisation dans le contexte d’un projet donné.

Ainsi, dans les deux types d’entreprises, le ou la chef de projet ou encore le supérieur immédiat ou la supérieure immédiate dispose incontestablement d’un pouvoir accru à la faveur de ce mouvement de décentralisation des responsabilités. On retrouve alors une situation que la forme bureaucratique permettait d’éviter, soit l’utilisation arbitraire et sans ligne directrice du pouvoir hiérarchique. On mesure bien dans ce cas le risque de traitement différencié. L’exemple de la négociation individualisée de l’aménagement de travail illustre de manière éloquente l’enjeu de justice organisationnelle et d’iniquité de traitement.

Parmi les personnes interrogées, 21 femmes et 10 hommes indiquaient qu’ils préféreraient voir implantées des politiques officielles en matière de conciliation pour se protéger du pouvoir discrétionnaire de leur chef de projet. Les recherches confirment pourtant que la perception de justice organisationnelle favorise l’engagement et la satisfaction de l’employé ou de l’employée à l’égard de l’organisation et influe positivement sur les comportements de mobilisation (Paré, Tremblay et Lalonde 2001; Simard, Doucet et Bernard 2005).

Cette relation individualisée, typique de ce modèle organisationnel qui valorise les relations officieuses, se révèle finalement génératrice d’inégalités dans le traitement du personnel professionnel à plus d’un titre (Legault 2004 : 75). Citons en exemple le cas de TI 2 où il n’existait pas de politique d’harmonisation des conditions de travail. Ainsi, selon leur capacité de négociation, certaines personnes avaient obtenu quatre semaines de congé, tandis que d’autres n’en avaient que deux. D’autres encore avaient conservé le droit de travailler à temps partiel, mais il était impossible aux autres de faire une demande pour un poste à temps partiel. Une telle situation génère un fort sentiment d’injustice au sein du personnel.

Cependant, la même personne salariée peut également connaître un changement de ses conditions de travail avec le changement de chef à chaque nouveau projet. En effet, comme on se situe dans un environnement privilégiant la négociation cas par cas et individualisée, l’employé ou l’employée doit reconstruire une nouvelle relation de confiance avec son chef à chaque nouveau projet. Ainsi, un ou une chef de projet peut accepter d’accorder quelques modifications à l’aménagement du temps de travail, autoriser le professionnel ou la professionnelle à travailler ponctuellement à domicile par exemple. Cependant, rien n’est acquis ni ne garantit que le ou la chef de projet continuera d’accorder les mêmes accommodements d’un projet à l’autre (Chasserio et Legault 2005). Cela est lourd de conséquences pour les professionnels et les professionnelles qui ont des responsabilités familiales. Rien n’est alors prévisible dans ces environnements.

Dans les ESTE, peu hiérarchisées et en cela typiques de la nouvelle économie, les chefs de projet forment finalement, selon l’expression empruntée à Courpasson (2000), une « élite organisationnelle ». Ces personnes exercent des responsabilités importantes en matière de gestion des ressources humaines sans toujours être formées dans ce domaine.

Ainsi, le ou la chef de projet, qui doit se soumettre à l’obligation de résultats dans cette organisation du travail par projets, privilégiera le recrutement dans son équipe de personnes sans responsabilités familiales, disposées à faire des heures supplémentaires. Cela se fait sans contrôle de la part de la direction, qui s’intéresse principalement aux résultats, ni contrôle de la part du service des ressources humaines, qui est le plus souvent limité à une fonction administrative. Pour la personne appelée à être chef de projet, l’enjeu est énorme, car son évaluation, puis sa réputation professionnelle et donc son avenir en dépendent. La mise au jour du rôle clé du ou de la chef de projet dans la gestion quotidienne de l’organisation constitue une des contributions importantes de notre recherche. En effet, les explications sur les difficultés éprouvées par les professionnelles de ce secteur d’activité (Panteli et autres 1999; Perrons 2002; Valenduc et autres 2004) ne mentionnent jamais leurs relations de négociation avec cet acteur qui a pourtant une influence considérable sur l’organisation et les conditions de leur travail.

Le transfert de responsabilités de la gestion de la carrière et de la formation vers le personnel professionnel

Dans le domaine de la formation et de la gestion des carrières, les directions ont cette fois-ci transféré la responsabilité aux personnes salariées elles-mêmes. Dans le secteur des services technologiques aux entreprises, les connaissances deviennent très rapidement obsolètes. Un professionnel ou une professionnelle souhaitant conserver son employabilité doit impérativement actualiser ses connaissances et compétences. Nos résultats soulignent que, dans les ESTE, cet apprentissage se fait le plus souvent en situation de travail, durant la réalisation du projet, et très rarement sous la forme d’une action de formation proposée ou imposée par l’entreprise. Ainsi, 4 personnes interrogées venant des bureaucraties (2 femmes et 2 hommes) (n=27) et 11 venant des ESTE (3 femmes et 8 hommes) (n=61) affirment se former de façon autodidacte. Aussi, 4 personnes des bureaucraties (1 femme et 3 hommes) et 10 des ESTE (4 femmes et 6 hommes) suivent des cours à l’université de leur propre initiative. Au total, 27 personnes des ESTE (14 femmes et 13 hommes) (n=61) affirment ne jamais se voir proposer de formation par leur direction.

On doit souligner la différence observée entre les cinq ESTE et les deux services informatiques des bureaucraties. En effet, les professionnels et les professionnelles des deux bureaucraties bénéficiaient davantage de formation offerte par leur direction. Dans chaque cas, celle-ci se démarque en proposant régulièrement différentes sessions de formation pendant les heures de travail (anglais, apprentissage de langages informatiques ou formation en supervision pour les cadres). Ainsi, 14 des 19 personnes interrogées, soit 6 femmes et 8 hommes, qui suivent des cours durant leurs heures de travail sont employées dans l’un des services informatiques des deux bureaucraties étudiées. On avait bien noté d’importantes ressemblances entre les bureaucraties et les ESTE dans le domaine de l’organisation du travail par projets et pour l’aménagement du temps de travail (Chasserio et Legault 2005). Pourtant, dans certains secteurs comme celui de la formation, ces professionnels et professionnelles hautement qualifiés employés par des bureaucraties profitent de politiques bien établies en matière de gestion des ressources humaines.

Les études européennes confortent nos résultats sur le peu de formation organisée par les ESTE (Fondeur et Sauviat 2002 : 36-38; Valenduc et autres 2004).

Les employeurs ne veulent pas investir dans des employées et des employés qui les quitteront par la suite s’ils trouvent des projets plus intéressants ailleurs (Cappelli 1999 : 200-201). À la différence de ce qui se produit dans une bureaucratie traditionnelle, la responsabilité d’actualisation des connaissances dans une ESTE relève des professionnels et des professionnelles mêmes. Cette différence est intéressante, car, dans les bureaucraties, les directions souhaitent encore assurer la responsabilité de la formation. Elles envisagent leur relation avec leur personnel salarié à plus long terme comparativement à ce que font les ESTE. Les formations données dans les bureaucraties ont lieu durant les heures de travail. La formation, indispensable à la mise à jour des compétences, peut donc s’effectuer sans peser sur l’organisation de la vie privée à la différence de ce qui se passe pour les professionnelles et les professionnels des ESTE qui doivent consacrer une partie de leur temps personnel à leur formation. Le contexte organisationnel des bureaucraties semble donc plus favorable aux professionnelles qui ont des responsabilités familiales et qui disposent d’un cadre de temps restreint en ce qui a trait à la formation et à la mise à jour des connaissances.

Les effets de genre du modèle organisationnel des services technologiques

Si les effets de genre de la structure bureaucratique ont été bien documentés à ce jour, peu de travaux s’intéressent aux effets de genre dans un contexte d’organisation du travail par projets et dans une structure organisationnelle peu formalisée. On note en fait une neutralité quant au genre dans le traitement et l’analyse de ces organisations. Seules quelques études se sont penchées sur les femmes dans ce secteur, en particulier en raison de leur faible nombre qui suscite des questions (Cross et Linehan 2006; Davies et Mathieu 2005; Michie et Nelson 2006; Panteli et autres 1999; Perrons 2003;Valenduc et autres 2004).

Les effets sur l’évaluation des femmes

Dans le système bureaucratique, la gestion des carrières est encadrée par un ensemble de règles officielles. Ce système tente de normaliser la progression par une procédure d’évaluation définie comme un entretien annuel et avec des critères connus de tous et de toutes comme l’adoption de comportements recommandés par la direction, l’ancienneté ou l’amélioration du niveau de qualification.

Les travaux sur les ESTE soulignent au contraire un mode de gestion des promotions d’où la procédure officielle d’évaluation est absente (Bailyn 1993; Cross et Linehan 2006; Evetts 1998 : 289; Kunda 1992; Perrons 2003; Simpson 1998; Singh, Kumra et Vinnicombe 2002; Singh et Vinnicombe 2000). Chaque direction évalue ses chefs de projet en fonction de la satisfaction de la clientèle et de la réussite du projet en y intégrant des considérations de coût et de délais. Pour leur part, les chefs de projet évaluent leurs équipiers et équipières, le plus souvent sans encadrement du service des ressources humaines, en fonction de leur disponibilité et de leur engagement dans le projet. Dans ce mode d’évaluation, une personne est bien notée quand elle accepte d’avoir des horaires flexibles et d’effectuer des heures supplémentaires pour terminer un projet à temps. L’évaluation du ou de la chef de projet se déroulant dans une logique de standardisation des résultats (Mintzberg 1982), cette personne aura tout intérêt à inciter les membres de son équipe à tout mettre en oeuvre, tant en matière de compétences qu’en fait de temps consacré au projet, pour donner satisfaction à la clientèle. Dans ce contexte, les personnes désireuses de ne travailler que le nombre d’heures prévues dans le contrat sont considérées comme peu engagées. Les chefs de projet éviteront de les choisir dans leur équipe pour leurs prochains projets. Ainsi, ce mode d’évaluation nuit principalement aux parents, et en particulier aux mères qui, à cause de leurs responsabilités familiales, ne peuvent pas répondre aux demandes impromptues d’heures supplémentaires. De plus, l’évaluation varie en fonction des critères de chaque chef de projet. Cela introduit encore davantage d’incertitude pour les professionnelles dans la conduite de leur carrière.

Plusieurs auteurs et auteures (Bailyn 1993; Kunda 1992; Perlow 1999; Perrons 2003; Simpson 1998; Singh, Kumra et Vinnicombe 2002) mentionnent l’importance pour ces professionnelles et ces professionnels d’« être visibles » aux yeux de leur chef de projet afin de pouvoir ensuite prétendre à des promotions ou d’obtenir la gestion de projets importants. « Être visible » signifie adopter certains comportements précis, comme effectuer des heures supplémentaires, démontrer sa totale disponibilité ou participer aux projets les plus avancés d’un point de vue technologique. Ces comportements constituent une part importante dans l’évaluation du ou de la chef de projet quant à l’engagement des membres de son équipe.

Dans les ESTE que nous avons étudiées, l’évaluation de la performance s’appuie essentiellement sur le jugement personnel du ou de la chef de projet, qui subit souvent l’influence de la visibilité acquise par le professionnel ou la professionnelle dans la gestion de dossiers délicats et par son temps de présence au bureau (Legault 2004 : 42-47).

Le présentéisme[2] et les signes apparents de disponibilité restent donc des éléments clés de l’évaluation dans ces entreprises. Ainsi, on comprend l’importance d’accepter d’effectuer des heures supplémentaires pour ces professionnels et ces professionnelles. Il s’agit d’un moyen pour accumuler des éléments de négociation pour un aménagement du temps ou du lieu de travail (Chasserio et Legault 2005). C’est aussi le moyen d’être visibles aux yeux du ou de la chef de projet. Cette « visibilité » est un indicateur d’engagement de l’employé ou de l’employée pour la direction dans un contexte où il n’existe pas de politique officielle d’évaluation et de gestion des carrières. Les personnes ne pouvant satisfaire à ces critères d’évaluation, notamment les mères, ne peuvent espérer ni avancement ni participation à des projets de pointe.

Les effets sur la carrière des femmes

Pour les professionnelles qui assument des responsabilités familiales, il devient difficile, voire impossible, de répondre à de telles exigences d’engagement et de présence. Dans notre recherche, nous avons constaté que les femmes effectuent moins d’heures supplémentaires que les hommes et souhaitent plus souvent se limiter aux heures normales de travail ou encore aimeraient travailler à temps partiel. Elles sollicitent également davantage de formes d’aménagement que leurs collègues masculins (Legault 2004 : 91; Legault et Chasserio 2003). Par conséquent, elles doivent plus fréquemment négocier individuellement avec leur chef de projet. Elles s’exposent donc plus souvent à être stigmatisées et à subir les décisions discrétionnaires de leur chef de projet. En outre, cela conduit à une situation paradoxale dans laquelle pour gagner la possibilité d’aménager temps ou lieu de travail à l’avenir, on doit… travailler plus d’heures auparavant, afin d’en accumuler dans une « banque » (Chasserio et Legault 2005).

Cette relation individualisée, typique de ce modèle organisationnel qui valorise les relations officieuses, engendre des inégalités dans le traitement des professionnels et des professionnelles à plus d’un titre. Les femmes qui ont des responsabilités familiales sont donc les plus susceptibles de subir les conséquences négatives de ces pratiques, en particulier sur leur carrière. Plusieurs études européennes repèrent également cette individualisation de la relation de travail et l’absence de toute procédure officielle comme des facteurs négatifs pour les carrières des professionnelles (Cross et Linehan 2006; Perrons 2002; Valenduc et autres 2004).

Cette situation a deux conséquences pour ces femmes : en premier lieu, au quotidien, cette exigence permanente de présence et de disponibilité crée d’importants problèmes de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle. En effet, la fréquence et le caractère imprévisible de la demande en ce qui concerne les heures supplémentaires rendent extrêmement difficiles la planification et l’organisation de la vie familiale.

En second lieu, à plus long terme, le fait de ne pas « donner » autant d’heures supplémentaires que leurs collègues masculins fait paraître ces femmes comme moins engagées aux yeux de leur chef de projet. L’impossibilité de répondre aux attentes de disponibilité et de flexibilité a donc des conséquences importantes sur la carrière des femmes dans ce secteur : elles ne sont pas choisies pour participer aux projets les plus intéressants; elles sont également moins susceptibles d’obtenir la direction d’un projet convoité; enfin, elles perdent une occasion de formation, de rester à la pointe de la technologie et de se construire une réputation professionnelle (Legault 2004 : 99). Or, dans ce secteur, la mise à jour continuelle des connaissances et des compétences est une question de survie professionnelle pour maintenir son employabilité sur le marché du travail. La réputation professionnelle s’acquiert dans la participation à des projets à la pointe de la technologie réputés difficiles (Bailyn 1993; Barley et Kunda 2004).

Dans ce secteur où la mobilité est la norme de la carrière réussie, la réputation et les compétences sont les facteurs clés de ces carrières nomades (Arthur et Rousseau 1996; Carnoy 2000; DeFillippi et Arthur 1994; Iellatchitch, Schifinger et Strunk 2004; Tremblay 2003). On peut donc légitimement s’inquiéter de l’avenir de ces professionnelles sur ce marché du travail et des effets de genre dans les carrières nomades. On mesure bien à quel point l’organisation par projets n’est pas neutre en matière d’effets de genre.

Conclusion

Nos résultats ont mis en évidence les caractéristiques organisationnelles des ESTE appartenant à la « nouvelle économie », soit une organisation du travail par projets, un contexte organisationnel peu formalisé et des responsabilités transférées aux professionnels et aux professionnelles de même qu’aux chefs de projet, en particulier dans certains domaines de la gestion des ressources humaines. Cependant, l’analyse des données a révélé quelques similitudes entre les deux types d’organisation. En effet, on a observé, dans les bureaucraties, une tentative d’intégrer dans leur fonctionnement quelques caractéristiques des ESTE comme l’organisation du travail par projets et la plus grande latitude laissée au ou à la chef de projet. Ces résultats sont riches d’enseignements et révélateurs des bouleversements profonds que connaissent aujourd’hui toutes les organisations et des questionnements autour des formes organisationnelles traditionnelles comme la bureaucratie.

Notre analyse a souligné également l’existence et la persistance d’écarts importants entre les hommes et les femmes dans les ESTE comme dans les bureaucraties, écarts liés à l’organisation du travail et à la structure organisationnelle qui se traduisent, dans les faits, par un traitement inéquitable comme par exemple de moindres occasions de promotion pour les professionnelles hautement qualifiées.

D’une part, l’organisation du travail par projets se révèle source d’importantes tensions entre les attentes des directions et celles de certains professionnels ou professionnelles, plus particulièrement lorsque des responsabilités familiales doivent être assumées. Pour les directions, une telle organisation du travail offre une extraordinaire flexibilité pour s’adapter à la demande. Elle présente donc un avantage certain et ce mode de relations de travail amène les directions à ignorer les conséquences de la flexibilité sur le temps privé de leur personnel. De leur côté, les professionnelles et les professionnels sont divisés quant à l’attitude à adopter. Si les hommes sont prêts à accepter les conséquences de cette flexibilité, les femmes, quant à elles, offrent une certaine résistance à la propension du temps de travail à empiéter sur le temps privé. Leur attitude n’est pas sans conséquence par la suite sur leur trajectoire professionnelle. En particulier, les femmes qui ont des responsabilités familiales souhaiteraient un milieu professionnel plus respectueux de leur vie personnelle. On observe donc dans les entreprises liées à la nouvelle économie un retour sur l’avant-scène de la question fondamentale du temps de travail. Si la question semblait relativement réglée dans les entreprises traditionnelles du type bureaucratique, elle retrouve une nouvelle actualité dans les entreprises où la relation de travail est largement organisée selon une logique de marché.

D’autre part, nous avons également vu comment l’absence de règles officielles et de toute procédure dans ces environnements de travail se révèle lourde de conséquences pour ces femmes qui sont, de fait, tributaires de leur chef de projet. Tout est finalement sujet à négociation, rien n’est jamais acquis définitivement dans ces organisations où la configuration des équipes est mouvante. Pour les professionnelles, cela signifie plus d’incertitude quant à leurs demandes auprès de leur chef de projet, mais également beaucoup d’incertitude relativement aux critères d’après lesquels elles seront évaluées, critères variables selon le ou la chef de projet. Enfin, les risques de traitement inéquitables, voire de discrimination, sont d’autant plus importants dans ces environnements où l’on privilégie un mode de gestion officieux.

Plusieurs études menées sur la place des femmes en informatique soulignent également des effets de genre relatifs à la culture professionnelle ou à l’éducation des filles à l’égard de la technologie (Davies et Mathieu 2005; Evetts 1997 et 1998; Robinson et McIllwee 1991; Valenduc et autres 2004). Ainsi, beaucoup reste encore à faire quant à l’influence du modèle organisationnel des ESTE sur la mobilité ascendante des femmes.

De même, nous avons rapidement abordé la question des carrières nomades, typiques de ce modèle organisationnel. Pourtant, les travaux portant sur cet objet n’abondent pas, malgré son importance. En effet, comme on l’a vu pour la réussite des carrières nomades, la construction de la réputation professionnelle grâce à la participation à des projets avec une grande visibilité est nécessaire. Aussi, comment les femmes qui ont des responsabilités familiales pourront-elles dégager du temps pour construire cette nécessaire réputation professionnelle si elles ne bénéficient d’aucune aide tant de la part des organisations que du côté de la société? Le maintien de leurs rôles sociaux traditionnels (la responsabilité des soins aux enfants et de la sphère privée) constitue très certainement un frein pour les femmes dans ce nouveau schéma de carrière.

Les résultats que nous avons obtenus tempèrent ainsi l’enthousiasme de certaines personnes qui font la promotion de ce modèle organisationnel, et ce, en mettant en contexte les conditions de son fonctionnement et ses effets selon le genre. La nouveauté ne signifie donc pas l’absence de la problématique du genre dans ces organisations.