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Des expériences plurielles de souffrance psychique, relationnelle et sociale trouvent aujourd’hui une réponse dans la prescription de psychotropes (Collin, 2006 ; MÉOS/Conseil de la santé et du bien-être, 2005 ; MSSS, 1998). Plus particulièrement, le traitement psychopharmacologique est devenu une évidence dans le champ de la santé mentale. Dans le cadre de la désinstitutionnalisation, ce type d’intervention s’est imposé comme étant l’instrument privilégié pour assurer la réduction des symptômes et permettre la vie dans la communauté. Néanmoins, du point de vue des personnes qui les consomment, l’impact et la signification de la médication psychiatrique dans leur vie sont à la fois complexes, limités et contradictoires (Rodriguez, Corin et Poirel, 2001 ; Diamond, 1985 ; Estroff, 1998 ; Awad, 1992).

Le fait de prendre des psychotropes est rarement vécu comme une expérience entièrement positive. Ces médicaments ont des effets qui se répercutent sur le corps, sur la pensée et sur les comportements. Le traitement pharmacologique peut apporter le soulagement des symptômes et un certain calme. Néanmoins, il s’accompagne souvent d’effets secondaires pénibles qui se juxtaposent à leurs effets bénéfiques. La perturbation entraînée par les effets secondaires est accentuée par le fait que, dans certains cas, ces effets semblent affecter le coeur même de la personne, jusqu’à l’atteindre dans ce qu’elle est, voire jusque dans ses possibilités de se réaliser (Corin, Guay et Rodriguez, 1996). Les effets secondaires visibles de certains psychotropes peuvent consolider la stigmatisation et rendre plus difficiles les efforts d’insertion sociale ou la poursuite d’un processus psychothérapeutique (Estroff, 1998 ; MSSS, 1998 ; Rodriguez, Corin et Poirel, 2001). Le traitement pharmacologique acquiert ainsi des significations plurielles et paradoxales pour la personne, son entourage et la société.

Les effets de la médication et ses significations dans la vie de la personne et de son entourage sont indissociables des pratiques qui accompagnent sa prescription et son suivi. Les personnes usagères soulignent souvent le peu de temps accordé à l’écoute par le personnel en psychiatrie. On les entend souvent relater les longs parcours de demande d’aide qu’elles doivent traverser avant d’avoir l’impression d’obtenir l’information adéquate sur le diagnostic et le traitement pharmacologique. Dans ce sens, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) constate que les personnes sont souvent peu ou pas renseignées sur les finalités du traitement prescrit, ses effets secondaires, les interactions médicamenteuses, les risques possibles, les implications d’une non-intervention et les solutions complémentaires et alternatives (MSSS, 1998).

En raison des rechutes répétées ou des effets secondaires indésirables, plusieurs usagers et usagères expriment de grandes réticences à consommer des médicaments. Ils sont nombreux à avoir abandonné abruptement leur médication sans consulter les professionnels de la santé et sans obtenir le soutien nécessaire de leur entourage. Ces expériences de sevrage entraînent fréquemment une nouvelle crise suivie d’une hospitalisation, au cours de laquelle un traitement pharmacologique sera encore proposé. Dans ce contexte, les témoignages recueillis font état du fait que la médication comme seule réponse à la souffrance à long terme vient consolider les états de détresse et de désespoir associés aux problèmes de santé mentale (Rodriguez, Corin et Poirel, 2001).

Ces rapports complexes à la médication psychiatrique s’inscrivent dans un contexte plus large caractérisé par l’expansion d’un modèle biomédical qui tend à uniformiser et à réduire la manière de comprendre, d’expliquer et de faire face aux multiples expériences qu’englobe le terme « trouble mental ». Ce modèle repose, d’une part, sur la mise en place d’un système de diagnostic sophistiqué (DSM) dont l’influence sur le plan clinique ne cesse de s’accroître et, d’autre part, sur le développement de l’industrie pharmacologique (Cohen, 1994 ; Collin, 2006). Les exigences de l’organisation bureaucratique des services de santé consolident ce type de traitement au détriment d’autres manières de comprendre et de traiter la souffrance. Ainsi, dans les interventions quotidiennes auprès des personnes vivant avec de graves problèmes de santé mentale, les approches s’écartant du modèle biomédical et d’autres modalités de traitement reconnues[1] sont reléguées à un rôle périphérique ou subsidiaire.

Devant l’expansion de ce modèle qui tend à imposer l’uniformisation des interventions axées sur la psychopharmacologie, des initiatives ont émergé dans des espaces de parole et d’action communautaire et citoyenne. Ces initiatives sont animées par la nécessité de créer des pratiques plurielles articulées aux savoirs des personnes utilisatrices des services, des intervenants et intervenantes, à partir de leurs expériences quotidiennes de la souffrance.

Émergence d’une approche fondée sur la prise de parole des personnes usagères

L’approche Gestion autonome de la médication (GAM) a été élaborée au sein du mouvement communautaire et alternatif en santé mentale du Québec. Son objectif est de proposer aux personnes qui consomment des psychotropes une démarche de réflexion sur leur qualité de vie, sur leur cheminement vers le mieux-être et sur la place qu’occupent la médication et les autres pratiques dans leur vie quotidienne et leurs parcours. La GAM vise aussi à favoriser l’ouverture d’espaces de dialogue entre les personnes directement concernées et les intervenants et intervenantes, notamment les psychiatres et médecins prescripteurs, dialogue permettant de questionner le rôle de la médication dans la vie des personnes, dans les pratiques en santé mentale et, plus généralement, dans la société. La GAM situe la personne au centre du processus de traitement, reconnaissant ainsi les savoirs ancrés dans les expériences de la souffrance et les stratégies personnelles pour s’en sortir.

Cette approche trouve son origine dans le partage d’expériences des personnes usagères des ressources alternatives (RA) membres du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ)[2]. Dans cet espace, la GAM a émergé de la rencontre entre des personnes usagères, des intervenants et intervenantes des RA et de défense de droits et des chercheures de l’Équipe de recherche et action en santé mentale et culture[3] (ÉRASME). La GAM s’est par la suite étendue au secteur public à travers un processus de mise en dialogue, la formation et la création d’outils d’intervention. En effet, progressivement, cette perspective a été reconnue et soutenue par le MSSS[4] et les gestionnaires du secteur public des services de santé mentale (Rodriguez et Drolet, 2006). Cette approche rejoint les orientations des réformes du système des services en santé mentale du Québec, lesquelles sont axées sur la primauté de la personne, sur le principe de l’appropriation du pouvoir et, plus récemment, sur le concept de rétablissement.

Ainsi, le développement de cette approche est le résultat d’un long processus de réflexion, de recherche et d’action qui a permis de tenir compte des perspectives plurielles des personnes usagères pour élaborer une nouvelle manière d’aborder la question de la médication psychotrope en l’intégrant dans une réflexion plus large sur la qualité de vie et l’élargissement de la capacité d’agir[5]. Ce sont cette rencontre et cette interpénétration réciproque de perspectives qui ont permis d’éviter l’écueil potentiel d’un discours rigide et homogénéisant et qui ont rendu possible le déploiement de cette approche.

Cet article témoigne de la manière dont le mouvement alternatif et communautaire en santé mentale au Québec a permis l’émergence de cet espace de parole et d’action. Plus particulièrement, il vise à rendre compte de ce processus complexe, de l’origine et du développement de l’approche de la GAM ainsi que des principes et des pratiques sur lesquels se fonde ce projet novateur, tout en esquissant les défis à venir. Il se base sur les résultats d’une recherche évaluative réalisée par des chercheures d’ÉRASME associées à un projet-pilote d’accompagnement à la GAM[6].

Le développement de cette approche peut être reconstitué en quatre grandes étapes. Entre 1991 et 1998 (Phase I) se sont constitués les premiers comités de travail visant à répondre aux demandes des personnes qui cherchent à réfléchir à des approches alternatives à la médication psychiatrique et au rôle de celle-ci dans leur vie. Entre 1999 et 2002 (Phase II), un premier projet-pilote a été lancé avec la participation de 10 RA. Cette expérience a permis de préciser le discours et les pratiques de l’approche GAM. Cet article se concentre sur ces deux premières phases, au cours desquelles les principes et les outils d’intervention ont été élaborés. Par la suite, un deuxième projet-pilote (Phase III, 2003-2006) a visé à élargir au secteur public les espaces de réflexion, de dialogue et d’action par rapport au rôle des psychotropes dans la vie des personnes et dans les pratiques en santé mentale[7]. Finalement, un troisième projet (Phase IV), lancé en 2005, visait plus spécifiquement la création de réseaux d’accompagnement et de soutien GAM ainsi que le transfert de connaissances[8].

À l’écoute des usagers et des usagères (phase I)

Ce sont les usagers et usagères des RA qui ont proposé la mise sur pied d’un comité de travail au sein du RRASMQ (initialement désigné « comité sevrage »). Ce comité visait, d’une part, l’amorce d’une réflexion sur les enjeux de la médication en tant que réponse sociale dominante à la souffrance et, d’autre part, le renouvellement des pratiques à partir des propositions des personnes qui consomment des psychotropes [9]. La mise sur pied de ce comité à partir de 1993 donnera lieu à un processus collectif de discussion, d’exploration et de sensibilisation auprès des ressources membres.

Rapidement, l’Association des groupes d’intervention en défense de droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ)[10], qui travaillait déjà sur la question de la médication dans une perspective de droits, s’est intégrée à ce comité. Les organismes de défense de droits considèrent prioritaire de rendre disponible pour les personnes usagères une information adéquate sur les médicaments psychotropes et leurs effets secondaires dans le but de les outiller afin qu’elles puissent faire valoir leurs droits[11].

Au fil du processus qui devait conduire à l’émergence de la GAM, deux perspectives – soit celle centrée sur l’intervention alternative et celle centrée sur la revendication des droits – resteront à la fois complémentaires et en tension. L’existence d’un sujet de droit dans la société québécoise contemporaine représente une assise incontournable de la GAM. En même temps, l’approche qui s’est développée dans les RA s’efforce de rejoindre les personnes dans la singularité de leurs expériences, et de ce point de vue, leurs pratiques demeurent irréductibles à la question des droits.

Dépasser les limites d’une approche axée sur le sevrage

Les espaces d’échange au sein des RA et de leur regroupement provincial ont permis aux personnes usagères de témoigner des expériences douloureuses associées à la prise des psychotropes et aux sevrages répétés. Le travail du comité a été enrichi par des visites dans des centres alternatifs de traitement au Québec et à l’étranger ainsi que par les conclusions tirées d’une recherche[12] qui a mis en évidence la pluralité des significations qu’acquiert la médication dans la trajectoire et la vie quotidienne des personnes.

Touché par ces récits et soucieux de répondre aux demandes des personnes concernées, le comité constate les limites des ressources existantes et pose la question de l’accompagnement à la diminution ou à l’arrêt de la consommation de psychotropes. En même temps, l’écueil d’une conception trop restrictive, dans laquelle le sevrage serait considéré comme une véritable fin en soi, est rapidement mis en évidence : « On doit restituer la question du sevrage dans notre compréhension globale de la santé mentale. C’est-à-dire que la surmédication y est, pour ainsi dire, un problème de seconde génération : avant la médication, il y a bel et bien une souffrance » (participant au comité). Questionner l’efficacité et les limites de la médication implique ainsi de tenir compte des difficultés et des détresses qui ont amené les personnes à demander de l’aide. Ainsi, le comité situe très tôt la GAM dans un projet alternatif plus large fondé sur l’écoute et le respect des voix singulières des personnes et de la pluralité de leurs points de vue par rapport à la médication, qui est considérée par certains comme une aide incontournable, et par d’autres comme un obstacle au rétablissement. L’importance de bien dissocier la GAM d’une tentative de promotion du sevrage s’imposera progressivement et avec force aux participants[13].

Vers une nouvelle approche : la GAM

C’est au printemps 1997 que l’expression Gestion autonome de la médication fait pour la première fois son apparition dans un document de travail du comité. Il semble qu’un large consensus ait été rapidement atteint autour de cette expression. Ce changement d’appellation coïncide avec la maturation de la compréhension des enjeux auxquels le comité se trouvait confronté et avec la volonté d’échapper à une vision simplificatrice qui concevrait le sevrage comme l’objectif premier de la GAM. Entre 1998 et 1999, les explorations du comité de travail ont débouché sur des positions plus officielles du RRASMQ : adoption à l’unanimité d’un « Programme de gestion autonome de la médication » lors de l’Assemblée générale annuelle de 1998 et intégration de la GAM dans le Manifeste[14]. L’ensemble des ressources membres du RRASMQ est appelé à mettre en place l’approche GAM à travers leurs pratiques.

Mis à l’épreuve au cours de leur implantation, les discours et les pratiques entourant la GAM deviendront plus nuancés et complexes. On s’engage fondamentalement à ouvrir un espace de questionnement autour de la médication qui respecterait l’éventail des conceptions associées à celle-ci. Dans bien des cas, les personnes directement concernées, souvent ambivalentes à l’endroit des médicaments psychotropes, ne souhaiteraient somme toute pas un « sevrage », mais davantage un meilleur ajustement et contrôle de la médication. Dans cette perspective, l’objectif pourrait être « l’harmonisation de la médication », une « meilleure adéquation », ou encore la « gestion d’une dose minimale efficace ». Cette perspective respecte davantage les rapports dynamiques à la médication et à la tension entre le souhait d’aller mieux et le besoin de se défaire du statut de psychiatrisé auquel les renverrait souvent la consommation de psychotropes.

L’expérimentation de pratiques (phase II)

À l’initiative du RRASMQ, des représentantes et représentants des personnes usagères ainsi que des intervenants et intervenantes de 10 RA[15] se réunissent pour la première fois en 1999. L’objectif de la rencontre est de poser les bases d’une expérience d’accompagnement à la GAM à travers l’implantation d’un projet-pilote permettant l’expérimentation de nouvelles pratiques et l’approfondissement de pratiques existantes. Il s’agit de créer de nouveaux espaces de prise de parole, de dialogue et d’action pour les usagers et usagères qui souhaitent essentiellement comprendre leurs expériences, retrouver un équilibre dans leur vie et acquérir des alliés pour se faire entendre auprès des services en psychiatrie afin de changer les conditions dans lesquelles la médication leur est prescrite. Malgré l’intense et indispensable travail de défrichage effectué par le comité du RRASMQ, au moment du lancement du projet, presque tout reste à faire pour poser les bases de véritables pratiques d’accompagnement à la GAM.

Ce projet-pilote a impliqué d’emblée une articulation étroite entre milieux de pratique et milieux de recherche. Des chercheures d’ÉRASME en ont assuré le suivi évaluatif d’implantation. La contribution de cette équipe se situe dans une perspective de recherche-action ; cette contribution a notamment permis un va-et-vient constant entre l’élaboration des principes et la mise en place des pratiques.

Un premier bilan de l’implantation du projet (Rodriguez et Poirel, 2001) témoigne de la préoccupation des ressources impliquées de continuer à approfondir le sens d’une approche de GAM en résonance avec la pratique quotidienne. L’importance de dissocier cette approche d’un questionnement axé avant tout sur la diminution de la médication et le sevrage confirme la particularité de la GAM comme une approche susceptible de respecter le cheminement intime des personnes concernées par la médication psychiatrique et d’intégrer toute la complexité des rapports au traitement pharmacologique. Les participants au projet ont tenu à s’écarter d’une tendance idéologique rigide et réductrice (qu’elle provienne des tenants de l’antipsychiatrie ou d’adeptes inconditionnels d’un traitement quasi exclusivement médical des troubles mentaux) afin de mettre plutôt de l’avant une approche ouverte sur les significations et les effets des médicaments dans la vie quotidienne et dans la trajectoire des personnes.

Quatre années après le lancement du projet-pilote, les tâtonnements qui avaient accompagné les premières années d’implantation ont fait place à la reconnaissance de certains acquis. On peut parler désormais d’un mouvement de consolidation, mais aussi d’élargissement du projet. Non seulement un discours collectif nuancé et cohérent se confirme de plus en plus autour de la place que la médication occupe dans la vie des personnes et dans le traitement en psychiatrie, mais ce discours collectif est soutenu de façon significative par la disponibilité de documents mettant en réflexion et en pratique l’accompagnement à la GAM (Rodriguez, Corin et Poirel, 2001 ; Rodriguez et Poirel, 2003, 2001 ; RRASMQ 2002 ; RRASMQ et AGIDD-SMQ, 2002).

Les principes qui ont émergé du processus et accompagné le déploiement du projet-pilote GAM se sont constitués à partir de l’expérience et en résonance avec les pratiques développées par les ressources.

Reconnaître les aspects symboliques de la médication psychotrope

Le développement du projet-pilote a permis une évolution des perspectives. De l’importance accordée à l’information concernant les effets secondaires de la médication dans le programme de 1998 (RRASMQ, 1998), l’attention a été déplacée plutôt vers la signification des médicaments psychotropes dans l’univers des personnes. Les aspects symboliques de la médication, ses significations plurielles et contradictoires (tantôt symbole de santé, tantôt symbole de maladie, tantôt désignée comme cause des troubles, tantôt conçue comme solution exclusive) apparaissent comme étant aussi importants que ses effets biologiques. La pluralité des représentations qui entourent la prise de médication psychotrope concerne non seulement la personne, mais aussi son entourage, dont font inévitablement partie les personnes intervenant en santé mentale. Dans l’accompagnement, il importe non seulement de respecter les représentations que les personnes ont des médicaments, mais aussi de travailler à partir de cet univers de significations. Respecter le cheminement de chacun et demeurer le plus près possible des désirs de la personne impliquent donc nécessairement de tenir compte de ces liens complexes.

Ouvrir des espaces de parole autour de la médication

L’un des besoins fondamentaux exprimés par les personnes usagères est de trouver l’accès à des espaces dans lesquels on peut parler librement du traitement médical et de son rôle dans un cheminement plus large. La mise en place de tels espaces de parole, véritablement ouverts à la diversité des expériences et capables de donner voix à la grande complexité des rapports à la médication psychiatrique, représente le premier défi que les ressources engagées dans le projet doivent relever. La GAM a permis la création et la consolidation de tels espaces de parole, et ce, non seulement dans les RA impliquées dans le projet, mais aussi plus largement au sein du RRASMQ. Bon nombre de personnes usagères rencontrées dans le cadre de nos recherches affirment qu’elles peuvent aborder cette question dans les ressources sans craindre le jugement et qu’elles y trouveront une oreille attentive et respectueuse (Rodriguez, Corin et Guay, 2000).

Ce projet a ainsi fait émerger la nécessité d’une prise en compte de « savoirs » multiples autour de la médication psychotrope : le savoir fondé sur une expérience intime des personnes usagères, mais aussi celui des agents d’intervention de même que celui de la médecine, lorsqu’elle n’est pas réductrice « On veut favoriser un partage de ces savoirs plutôt que de substituer l’autorité de l’un à l’autre » (Rousseau, 1992).

La qualité de vie et l’appropriation du pouvoir

Le projet de GAM vise à contribuer à un questionnement personnel sur la qualité de vie, sur les moyens de l’améliorer et, plus largement, sur les conditions de changements significatifs dans la vie des personnes. C’est à partir de cette toile de fond plus large que se pose la question de la médication, de sa place et de son rôle dans la vie quotidienne et la trajectoire des personnes.

La GAM préconise non pas tant des changements quantitatifs au regard de la médication que des changements qualitatifs déterminés par la personne elle-même. On constate que le travail quotidien des ressources témoigne à la fois d’une volonté de respecter le cheminement, le rythme et les demandes plurielles des personnes et d’un désir de contrer les conséquences des excès de certaines pratiques de la biopsychiatrie. Devant des ambitions parfois difficiles à concilier, l’accompagnement intervient très souvent dans un contexte infiniment complexe et délicat.

Le document Gestion autonome de la médication de l’âme. Mon guide personnel (2002) propose aux personnes usagères d’élaborer un bilan global de leur qualité de vie actuelle ainsi qu’une projection vers des conditions de vie souhaitées. C’est dans ce contexte que sont évalués la qualité des relations personnelles et le rôle de la médication de même que celui d’autres formes de traitement et d’accompagnement. Déterminer « une médication adéquate » et la « dose confort » peut amener une personne, accompagnée du médecin prescripteur, à demander des modifications dans le traitement pharmacologique, un changement dans les médicaments prescrits et une diminution ou augmentation de la médication existante et, dans certains cas, un arrêt progressif. La médication devient ainsi un instrument mis au service d’une finalité plus globale qui dépasse le contrôle de certains symptômes. Ce travail exige le développement d’une alliance positive avec les psychiatres ou les médecins qui prescrivent des psychotropes ainsi que d’autres professionnels des services de santé mentale.

La GAM se fonde ainsi sur la reconnaissance de l’expérience et de l’expertise des personnes, mais aussi sur leur revendication d’accéder à une position de sujet à part entière dans le processus de traitement. Il s’agit de rendre disponibles des outils permettant aux usagers et usagères de prendre en main leur démarche personnelle. Dans ce sens, la GAM se trouve profondément ancrée dans les orientations et pratiques des RA : « Nous avons surtout une approche […] globale […] au-delà de la maladie, nous travaillons le retour à la vie » (participante au projet-pilote, citée dans Rodriguez et Poirel, 2001).

Cette perspective est en résonance avec celle de certains auteurs qui, se basant sur l’expérience clinique psychiatrique, démontrent que la participation active des personnes à l’utilisation des médicaments contribue à assurer leur collaboration et à obtenir les résultats escomptés avec des doses moins élevées que lorsque prédomine un contrôle externe par le prescripteur (Turmel, 1990 ; Keith, Starr et Matthews, 1984 ; Diamond, 1985).

Le respect de la personne, de ses décisions et de ses droits

« La Gestion autonome des médicaments est non seulement un choix, mais un droit fondamental de la personne ».

MSSS, 1998 : 10

L’importance de promouvoir une « culture des droits » au sein des services de santé mentale devient de plus en plus reconnue (CSMQ, 2006). L’OMS (2001) insiste pour que les réformes, les politiques et les programmes en santé mentale se fondent sur le respect des droits humains. On associe le processus de réhabilitation à la restitution, reconstruction et parfois construction des droits politiques, légaux et sociaux de chaque citoyen (OMS, 2001). La GAM prend appui sur la reconnaissance de ces droits, en mettant de l’avant notamment l’importance de respecter les décisions de la personne, même si ces décisions diffèrent du point de vue des intervenants et intervenantes ou des proches.

Le Code civil, la Charte des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés garantissent au Québec les droits fondamentaux. Le droit au consentement libre et éclairé touche particulièrement le domaine des soins de santé. Selon l’article 8 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[16] :

Toute personne utilisatrice des services de santé et des services sociaux a le droit d’être informée sur son état de santé et de bien-être, de manière à connaître dans la mesure du possible les différentes options qui s’offrent à elle ainsi que les risques et les conséquences généralement associés à chacune des options avant de consentir à des soins le concernant.

Le comité de travail du MSSS (1998) sur la GAM en santé mentale souligne :

[La] notion de consentement libre et éclairé va beaucoup plus loin que de faire étalage des possibilités. Elle interpelle le prescripteur à s’engager dans une démarche de collaboration et de coopération qui amène la personne à être non seulement au courant de l’information relative à la médication, plus encore, le prescripteur doit s’assurer que la personne a assimilé cette information et qu’elle est en mesure de prendre la décision qu’elle jugera la meilleure pour elle. À la fin de ce processus, la personne concernée peut décider de prendre ou non des médicaments et avoir toujours le droit aux services du prescripteur.

MSSS, 1998 : 9

L’Avis juridique Risques légaux d’un programme de gestion autonome de la médication (Me Guay dans RRASMQ, 2002) insiste sur les dangers particuliers associés à la médication psychotrope, laquelle peut porter « des atteintes plus graves à la personne » que toute autre forme de traitement médical, et ce, à cause de la dépendance qui risque d’être induite entre la personne et le médecin prescripteur, notamment à cause de ses effets cognitifs et psychiques. Dans ce contexte, la GAM met l’accent sur la mise en place des conditions qui favorisent et assurent le consentement libre et éclairé, notamment l’accessibilité de l’information régulière sur les droits, sur le traitement pharmacologique et sur les approches complémentaires ou alternatives. Sur ce dernier aspect, le Comité ministériel sur la Gestion autonome de la médication rappelle que le « consentement libre et éclairé suppose des alternatives et/ou un complément à la médication. Le fait de ne proposer que la pharmacothérapie pour traiter les problèmes de santé mentale est extrêmement réducteur » (MSSS, 1998 : 9).

Une diversité de pratiques

Les ressources alternatives engagées dans l’expérience du projet-pilote d’accompagnement à la GAM ont travaillé à l’approfondissement et au renouvellement de certaines dimensions de leurs pratiques en développant des outils et des interventions qui facilitent un cheminement vers un mieux-être pour les personnes concernées par le traitement psychopharmacologique. Certaines formes de soutien sont communes à l’ensemble des ressources alors que d’autres diffèrent en fonction des vocations propres à chacune et des moyens dont elles disposent. Les manières de concrétiser l’accompagnement sont très différentes dans un groupe d’entraide, dans une maison d’hébergement, dans un milieu de jour ou dans une ressource de traitement. Dans tous les cas, la ressource valorise l’expérience et le savoir que la personne possède face à la médication.

Parmi les principales activités et pratiques développées dans le prolongement du projet-pilote, mentionnons la formation de groupes de discussion et de soutien permettant aux personnes usagères de partager leurs expériences concernant la prise de médicaments. Dans le cadre de ces groupes, la question de la qualité de vie apparaît comme la préoccupation centrale des personnes. Plusieurs ressources développent un accompagnement individuel où les rapports à la médication sont explorés dans une démarche personnelle orientée vers le mieux-être et le changement. Dans la plupart des ressources, plusieurs moyens sont mis en place pour rendre accessible aux personnes qui le désirent l’information sur les médicaments, leurs effets secondaires, etc. Cette information existe, mais n’est jamais imposée.

Les dernières années ont été marquées par l’élaboration et la diffusion d’outils d’accompagnement et de formation. Gestion autonome de la médication de l’âme. Mon guide personnel (RRASMQ et AGIDD-SMQ, 2002) constitue un outil concret, destiné aux personnes usagères, qui propose la réalisation d’un bilan personnel du rapport à la médication psychotrope dans un questionnement plus large sur la qualité de vie. Gestion autonome de la médication. Guide d’accompagnement pour les RA (RRASMQ, 2002), outil visant plus particulièrement les organismes, met en réflexion et en pratique l’accompagnement à la GAM. Et, plus récemment, Repères pour une Gestion autonome de la médication en santé mentale. Guide d’accompagnement (RRASMQ-ERASME, 2006) vise un public plus large (personnes usagères, familles et proches, professionnels, agents d’intervention en santé et services sociaux du secteur public ou communautaire).

Ces documents ont été élaborés collectivement, en étroite résonance avec les pratiques déployées par les ressources et les personnes et reflétant la démarche de questionnement intense du groupe (qu’ils n’ont par ailleurs certes pas l’ambition d’épuiser).

Conclusion

Malgré la disponibilité d’espaces de parole au sein des RA dans lesquels les personnes qui le désirent peuvent évoquer plus librement le rôle de la médication dans leur vie et, éventuellement, le questionner, les personnes usagères continuent d’éprouver d’importantes difficultés dans leur cheminement. Ces obstacles interviennent à des niveaux très différents. Les ressources alternatives mettent ainsi l’accent sur les résistances fréquemment manifestées par l’entourage immédiat devant le désir de la personne concernée de parler des effets de la médication sur sa vie. Elles soulignent aussi la capacité souvent limitée des personnes suivies en psychiatrie d’introduire une dimension de négociation dans leurs rapports avec le prescripteur, mais aussi plus largement la complexité de ces relations, en particulier avec le médecin psychiatre, relations dans lesquelles interviennent fréquemment des éléments de dépendance symbolique. Elles mentionnent encore l’encadrement serré de certains intervenants et intervenantes qui contrôlent parfois étroitement la personne dans son quotidien, véhiculant plus ou moins implicitement l’idée d’une incapacité chronique que les personnes en viennent à intérioriser.

Dans un contexte structurel qui offre peu d’ouvertures (politiques sociales limitatives, prégnance des hypothèses biopsychiatriques dans la société québécoise contemporaine), les ressources déplorent aussi les moyens souvent trop limités du système de services, dont surtout le manque de ressources thérapeutiques diversifiées et alternatives pour accompagner les personnes en cheminement.

Au-delà des espaces ouverts dans les RA, ces diverses pressions exercées sur des personnes confrontées à l’épreuve de la souffrance psychique constituent pour elles des contraintes majeures et limitent leurs possibilités de vivre autrement le rapport au traitement médical.

Dans ce sens, l’accompagnement à la GAM requiert des collaborations avec le milieu, et en particulier avec le système public de services en santé mentale. Mais dans la réalité où évoluent les RA, on constate que la notion de GAM demeure encore trop souvent la source de malentendus qui ont pour principale conséquence de venir handicaper les personnes dans leur cheminement. Dans certains milieux, on associe encore à tort et de façon simpliste GAM et sevrage.

À la suite du développement des phases III et IV de la GAM, le travail de réflexion, de dialogue et de formation réalisé auprès des partenaires du réseau public et du communautaire rencontre un écho très positif (Rodriguez et Drolet, 2006). Ce travail a permis de sensibiliser les proches, les intervenantes et intervenants en santé mentale à l’importance de rester à l’écoute des personnes dans leurs rapports complexes à la médication. Il arrive de plus en plus souvent que des ponts soient établis avec des intervenantes et intervenants du communautaire et du réseau public de la santé (Rodriguez et Drolet, 2006).

L’approche de GAM (et les pratiques qui se sont développées en ce sens) pose essentiellement la question des limites d’un traitement unidimensionnel de la souffrance psychique. Dans la perspective de la GAM, il est en effet impossible de ne pas questionner l’enjeu du traitement dans son sens le plus large. Non seulement la pratique quotidienne ne cesse de renvoyer à cet impératif, mais l’avenir de l’approche de la GAM en dépend : dissociée d’une conception particulière des problèmes en santé mentale, qui tient compte de la biographie personnelle, du contexte et des manières d’y répondre, la notion de GAM perd son véritable sens.