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Toxicomanie, dépendance, assuétude, conduites addictives… Voilà beaucoup de mots pour décrire une même réalité ; mais est-ce bien une même réalité ou ces mots ne dévoileraient pas plutôt des nuances ainsi que l’évolution de notre compréhension du lien qui s’établit entre une personne et un produit ou une activité ? Ainsi, au milieu du xxe siècle, le terme « toxicomanie » était fort populaire pour décrire une manie (maladie mentale qui appartient, comme la dépression, aux troubles de l’humeur) qui se caractérisait par la prise répétée et excessive de toxiques. Selon cette conception, la toxicomanie constituait donc un problème mental et il n’était pas rare de soigner les toxicomanes dans les hôpitaux psychiatriques. Le terme « toxicomanie » renvoie donc au caractère de la personne tout en établissant un lien avec un produit dépendogène. Les mouvements d’entraide, tels les Alcooliques Anonymes, affirmeront même que le toxicomane ne peut jamais vraiment se départir de sa dépendance.

L’American Psychiatric Association s’est éloignée de cette conception reliée aux troubles de la personnalité dans son recueil de règles diagnostiques, le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM, qui en est maintenant à sa 4e révision). Elle associe plutôt la dépendance à un ensemble de comportements observables.

Pour sa part, Stanton Peele (1982) nous a invités à étendre notre notion de dépendance à des formes de comportement qui n’étaient pas reliées à une substance psychoactive. Ainsi, dans son essai sur le cycle d’assuétude, il nous indiquait que des mécanismes semblables opéraient lorsqu’une personne devenait, entre autres, workaholic ou dépendante du sexe. Le concept d’assuétude permettait alors d’identifier de nouvelles formes de dépendance. Peele nous conviait alors à réfléchir sur les objets de la dépendance ; pour lui, nous ne devenons pas dépendants à une substance, mais à une expérience.

Plus récemment, la notion d’addiction a fait son apparition dans le monde francophone (sauf au Québec où ce terme est encore peu employé possiblement par crainte d’utiliser un anglicisme) afin de qualifier les conduites de dépendance à une substance ou à une activité. On l’emploie tant pour décrire le joueur pathologique que le consommateur de drogues qui n’arrive plus à bien gérer son usage. L’addiction se définit par l’envie irrépressible de consommer un produit, de pratiquer une activité, de fréquenter une personne… Malheureusement, la satisfaction apportée par cette conduite est bien éphémère et, progressivement, s’installe alors un besoin de répétition. Ainsi, on constate que le sentiment d’aliénation découlant de l’expérience addictive est aussi importante, pour comprendre l’état de dépendance, que les modifications neurobiologiques causées par l’absorption d’un produit ; l’addiction n’est pas qu’une question de molécules (Mayet, 2005).

Le syntagme « conduites addictives » laisse entendre que la conduite ciblée peut être normale ou pathologique, selon la trajectoire de la personne. Le produit en soi prend également moins d’importance qu’avec le concept de toxicomanie. En ce sens, ce n’est pas la consommation d’une substance psychoactive ou l’achat de vêtements qui est addictif, mais l’expérience qu’on y cherche : un plaisir compensatoire ; un leurre à la vie, une béquille… Cette notion met en lumière la parenté des expériences des personnes qui développent une addiction aux métamphétamines, à Internet ou à toute autre chose sans drogue.

En juin 2005, Le Nouvel Observateur consacrait un numéro entier aux « nouvelles addictions ». En plus des addictions plus classiques, impliquant l’alcool, la cocaïne, les médicaments ou la nicotine, on y présentait, entre autres, des articles sur les pratiques anorexiques, le collectionnisme, l’achat compulsif ou même l’addiction aux thérapies. Dans ce numéro thématique, nous nous limiterons aux conduites qui semblent les plus fréquemment associées à la criminalité, soit l’addiction aux drogues et aux jeux de hasard et d’argent.

Pour certains, les conduites addictives ouvriront la porte à un ensemble de déviances, soit par l’illégalité de quelques-unes d’entre elles ou pour répondre au besoin de répéter une expérience onéreuse. Parmi les conduites addictives les plus souvent associées à la criminalité se trouvent la consommation de substances psychoactives et le jeu compulsif. En effet, il n’est pas rare qu’un consommateur de cocaïne rapporte consommer plus de 2 000 $ par mois en drogue (Brochu et Parent, 2005). Bien plus, il est relativement facile de flamber cette somme en une seule soirée de jeu.

Étant donné que la personne qui manifeste des conduites addictives est maître d’oeuvre de sa trajectoire, son parcours répond à la fois à ses besoins profonds ainsi qu’aux vicissitudes du contexte de vie auxquelles elle est exposée (Brochu et Parent, 2005). Une étude antérieure réalisée auprès de consommateurs réguliers de cocaïne (Brochu et Parent, 2005) nous indique que la personne peut même modifier ses choix addictifs lors d’une période de crise. La personne, même en épisode addictif, conserve une certaine emprise sur sa trajectoire. Il s’agit néanmoins d’une emprise limitée puisqu’une série de facteurs antérieurs à l’initiation à la consommation place l’usager en position d’entamer ce parcours. Somme toute, la notion de conduite addictive mise en relation avec le concept de déviance ou de crime est caractérisée par un ensemble de points tournants se trouvant sur un parcours personnel. Les conduites addictives n’apparaissent pas brutalement, mais sont le fruit de transformations personnelles et sociales.

Ce numéro est composé de six articles thématiques et de deux articles hors thème. Dès l’ouverture du numéro, Mohamed Ben Amar nous propose un titre provocateur : « Les psychotropes criminogènes ». Dans cet article, l’auteur nous rappelle que les psychotropes agissent sur le système nerveux central d’une personne, provoquant alors des modifications à son fonctionnement mental, tant sur le plan des perceptions, de l’humeur, de la conscience que des comportements. Nul ne sera alors étonné que l’abus de certaines drogues puisse constituer un facteur important dans la manifestation de conduites criminelles. Mohamed Ben Amar nous présente donc un résumé des principales connaissances pouvant nous aider à comprendre comment l’abus de substances psychoactives pourrait contribuer à l’agir criminel. Cet article pourrait faire croire au lecteur que certaines drogues ont des propriétés criminogènes. Toutefois, l’auteur conclut en mentionnant que le rapport drogue-crime est beaucoup plus complexe, impliquant, entre autres, un ensemble de facteurs biopsychosociaux propres à chaque individu.

En quelque sorte, Barbara Wegrzycka effectue, dans son article, une analyse qui pourrait s’apparenter à celle de Mohamed Ben Amar. Toutefois, son regard est plutôt attiré vers les joueurs, leurs carrières et les facteurs psychosociaux qui les conduisent éventuellement vers la criminalité. Cet article permet de mieux réfléchir au cycle gambling-délinquance en introduisant des éléments de la carrière des joueurs qui ont pour effet de contrôler, différer ou précipiter le passage à l’agir délictuel. Bien que l’on constate que les crimes commis par les joueurs sont abondants et variés, plusieurs sont réticents à commettre des délits et ils le font après avoir épuisé toutes les autres ressources à leur disposition. Encore ici, on observe que la relation jeu-crime n’est pas aussi simple que l’on aurait tendance à croire.

L’article de Frank Vitaro et ses collègues met en rapport la consommation problématique de substances psychoactives, la pratique de jeux de hasard et les comportements délinquants. Les auteurs utilisent ici une perspective développementale afin d’analyser leurs résultats. On y apprend que ces liens à l’adolescence sont similaires lorsque les individus sont arrivés à l’âge adulte. Ces résultats en surprendront plus d’un puisque plusieurs indices nous portaient à croire que l’arrivée à l’âge adulte, avec son lot de responsabilités, faisait en sorte que de nouveaux rôles sociaux remplaçaient les comportements « désordonnés » de ces jeunes. Il faut donc plutôt croire que les jeunes les plus en marge n’acceptent pas aussi rapidement les nouvelles responsabilités de la vie adulte. Cette étude permet également de nuancer notre connaissance sur l’importance des facteurs de risque dans le développement déviant. En effet, même si ces facteurs ne sont pas anodins face aux comportements déviants des adultes, leurs effets semblent médiatisés par d’autres variables plus actuelles de la trajectoire de vie.

Bien sûr, si certaines substances psychoactives présentent des propriétés pouvant faciliter le passage à l’acte délinquant chez les consommateurs, il serait normal d’observer plusieurs comportements délinquants de la part des personnes qui abusent de drogues. L’étude de Tremblay, Brunelle et Blanchette-Martin s’intéresse aux liens entre la consommation de substances psychoactives et les activités délictueuses chez des jeunes consultant un centre de réadaptation pour personnes alcooliques et toxicomanes. Cette étude permet de constater que bien que l’usage de substances psychoactives ne soit pas toujours responsable de la délinquance des jeunes consommateurs, elle peut expliquer une portion importante de la délinquance. Ainsi, on peut croire qu’une intervention appropriée visant à régler les problèmes de toxicomanie pourrait avoir un impact appréciable en termes de réduction de la criminalité chez les jeunes personnes qui abusent de drogues.

L’article de Chantal Plourde et ses collègues s’intéresse à un élément peu connu des trajectoires addictives : l’impact de l’incarcération. Cet article donne la parole aux femmes détenues. Celles-ci nous disent que, pour elles, l’incarcération constitue un moment charnière et, même si la drogue est disponible en pénitencier, leur période de détention constitue une trêve face à leur parcour addictif trop intense et trop souffrant. Leur trajectoire de consommation préincarcération les dirigeant vers un désastre assuré, la détention est perçue comme un moment salutaire pour faire le point et éventuellement se reprendre en main. L’article se termine avec un questionnement social important : est-il normal que la détention revête ce rôle pour les femmes ? N’y aurait-il pas des réponses sociales mieux adaptées à la réalité des femmes éprouvant des problèmes avec la drogue ?

Parmi les conduites addictives que nous avons analysées dans ce numéro thématique, une seule est illégale en soi : la possession de certaines substances psychoactives. Cette illégalité n’empêche toutefois pas une grande partie de la population d’en faire usage et d’en abuser. Line Beauchesne s’oppose depuis longtemps au statut illégal de certaines drogues. Dans son article, elle dépasse la critique et nous fournit des pistes de réflexion pour la mise en place d’une véritable politique citoyenne en matière de drogues, qui s’appuie sur les principes de promotion de la santé. La légalisation des drogues dans une stratégie de promotion de la santé ne signifie pas laisser tomber tout contrôle sur les substances psychoactives, mais plutôt une mise en place de règles plus appropriées permettant aux citoyens de faire des choix éclairés en fonction de leur trajectoire de vie.

En ce qui a trait aux articles hors thème, Louis-Georges Cournoyer et Jacques Dionne nous dressent un portrait du programme de probation intensive du Centre jeunesse de Montréal-Institut universitaire. Ce programme a été mis en place en tant qu’alternative à la mise sous garde ouverte continue pour des délinquants présentant à la fois un risque élevé de récidive et une réceptivité face à une intervention intensive dans la communauté. La présente étude fait état de l’efficacité de ce programme en termes de non-récidive selon les données officielles. Des données sur 99 délinquants juvéniles pris en charge par le CJM-IU selon trois modalités différentes (probation intensive, garde ouverte continue, probation régulière) ont été colligées jusqu’à un an après la fin de l’ordonnance faisant l’objet de la recherche. Les résultats confirment la validité des procédures d’évaluation des jeunes relativement à leur orientation dans les différentes modalités de suivi. En conformité avec l’intensité du programme, un plus grand nombre de manquements aux conditions de l’ordonnance ont été rapportés pour les jeunes suivis en probation intensive. Le taux d’efficacité, en termes de non-récidive des jeunes suivis en probation intensive (76,2 %), confirme que ce programme peut être considéré comme une alternative valable à la garde ouverte continue (47,7 %). Ces résultats sont discutés à la lumière des méta--analyses récentes sur la réadaptation des délinquants présentant un haut risque de récidive.

Depuis les années 1980 et surtout tout au long des années 1990, de nombreux auteurs se sont penchés sur le travail des agents de correction en milieu carcéral, mettant en lumière les difficultés auxquelles ils doivent faire face. Pour plusieurs, la prison serait à l’heure actuelle un lieu de travail potentiellement dangereux, dans lequel peur, stress, incertitude et sentiment d’insécurité constituent les réalités quotidiennes des gardiens. Marion Vacheret et Martine Milton se sont engagées dans une recherche ayant pour objet d’approfondir l’étude de ce sentiment d’insécurité chez les agents correctionnels selon une démarche quantitative. Quelque 368 agents de correction des établissements fédéraux pour hommes du Québec ont répondu aux questionnaires qui leur ont été distribués. Tenus d’effectuer un certain nombre de tâches particulièrement intrusives ou coercitives, et se trouvant, dans de nombreux cas, face à une forte population dans des lieux où le contrôle est difficile, un nombre important de gardiens ne se sentent pas en sécurité dans leur milieu. Toutefois, si les craintes sont manifestes, ces dernières ne s’appuient pas sur un phénomène de victimisation marqué. Il ressort ainsi des données recueillies que ce milieu est un univers de paradoxes tant sur le plan de l’absence de concordance entre les risques réels encourus que sur le plan de l’absence de concordance entre la position d’autorité des surveillants et leur sentiment de vulnérabilité et d’impuissance. Dans l’exercice de leur travail et malgré les mesures de contrôle et de coercition mises en place dans les institutions carcérales, les agents de correction se sentent vulnérables.