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La réunification allemande a fait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui encore, nombre d’analyses paraissent régulièrement sur la question, traitant de tel ou tel aspect de cet événement qui restera l’un des moments les plus emblématiques du XXe siècle, sinon le plus symbolique. Parmi toute cette profusion de publications, l’ouvrage de Stefan Herold présente la particularité de concilier une approche à la fois pédagogique et exigeante des dimensions juridiques et sociales d’une mutation politique sans précédent. Si tous les peuples des anciens satellites de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) ont acquis le droit à l’autodétermination politique pour réaliser le délicat passage du socialisme au libéralisme, l’ex-RDA (République démocratique allemande) a quant à elle connu un sort relativement différent. Certes, l’effondrement du régime socialiste avait ouvert à l’Est un immense espace d’effervescence civique, avec l’émergence d’une myriade d’associations et de groupes de contestation citoyens prêts à construire un nouveau régime politique en toute autonomie. Encore fallait-il compter avec le contexte historique particulier d’un territoire que s’étaient partagé les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. En effet, en 1949, les alliés de l’Ouest avaient doté l’ex-RFA de la Loi fondamentale pour servir de constitution provisoire jusqu’à une unité éventuelle de tous les Allemands. À la différence de la définition classique de l’État qui s’articule autour d’une population, d’un territoire, d’un gouvernement, d’une souveraineté et d’une reconnaissance internationale, le préambule et l’article 146 de la Loi fondamentale ont la particularité de stipuler que l’instauration de l’unité allemande doit s’effectuer sur la prise en compte du critère de la population. Ainsi, cette unification pouvait être réalisée soit par l’adhésion de chaque « territoire peuplé d’Allemands » par le biais de l’article 23, soit par l’élaboration d’une nouvelle constitution commune par les Allemands de l’ex-RFA (République fédérale d’Allemagne) et de l’ex-RDA par l’article 146. Le choix s’est porté sur la première option avec toutes les conséquences socioéconomiques que l’on connaît. S. Herold se demande alors pourquoi on n’a pas préféré s’engager dans la seconde solution, alors que toutes les conditions sociales et politiques étaient réunies, pour saisir l’occasion de rédiger la constitution qui devait remplacer le texte provisoire de la Loi fondamentale. Avec L’Unification allemande. Des illusions à la réalité, S. Herold nous livre cette chronique annoncée d’un rendez-vous manqué avec l’Histoire.

En effet, la première partie de l’ouvrage commence par rendre compte des bouleversements sociaux et politiques à l’origine du Wende (tournant politique). L’auteur explique les dynamiques sociales à la genèse du changement du système politique en RDA, grâce à l’examen minutieux de la spécificité du système électoral instauré par le régime socialiste. En Allemagne de l’Est, le pouvoir désignait des représentants du peuple que les électeurs devaient confirmer par le biais d’un scrutin. Or, au fur et à mesure de l’inéluctable érosion économique du « socialisme réel », le gouvernement exigea une participation totale et toujours plus de votes en faveur des candidats proposés par le parti Sozialistische Einheitpartei Deutschlands (SED), pour affirmer la légitimité d’un régime politique qui commençait à s’inquiéter du mécontentement sourd de la population. Devant l’insatisfaction du peuple et son désir de démocratisation, l’État en était réduit à falsifier les résultats des scrutins électoraux, et ce, jusqu’à l’issue des élections communales en mai 1989 qui ébranla définitivement la crédibilité du régime. Après cette date, les manifestations commencèrent à se former et se firent de plus en plus fréquentes, de plus en plus importantes, sans se heurter à une violente répression de la part d’un gouvernement qui n’aurait pas été soutenu par les Soviétiques et qui, de guerre lasse, décida finalement l’ouverture sans condition du mur du Berlin le 9 novembre (p. 43). Après la fuite massive d’Allemands de l’Est à l’Ouest, les opposants politiques au régime socialiste d’avant la chute du mur s’organisèrent pour s’engager dans un immense processus de démocratisation de la RDA en collaboration avec le SED qui avait amorcé une réforme interne. Ces mouvements citoyens n’adhéraient pas à l’idée d’une unification avec l’Ouest, mais souhaitaient réfléchir à la manière de reconstruire la RDA dans le respect de l’indépendance d’une identité est-allemande (p. 49). Cet élan s’est traduit par la tenue d’une série de tables rondes qui avaient pour mission première de rédiger une loi électorale pour les toutes prochaines élections de la Volkskammer et de développer des pistes de réflexion sur une nouvelle constitution. S. Herold insiste particulièrement sur l’impact politique et social de ces tables rondes en écrivant : « nous n’avions encore jamais connu une démocratie aussi directe que celle du temps des tables rondes. Jamais auparavant, et jamais depuis lors, la politique ne s’est faite de façon aussi publique » (p. 56). Ces tables rondes ont d’ailleurs abouti à la rédaction d’un projet de constitution déposé auprès du gouvernement de l’Allemagne de l’Est, qui ne restera qu’à l’état de projet. Alors que s’est-il passé pour que cette effervescence politique n’ait pas débouché sur la réalisation d’une reconstruction d’un État est-allemand autonome et se soit laissé imposer l’adhésion à un pays qu’il considérait comme étranger ? L’auteur explique que l’alliance conservatrice, proche de la Christlich-Demokratische Union (CDU) de l’Ouest, avait un appui financier dont les autres partis étaient privés pour mener à bien la campagne des premières élections libres à la Volkskammer. Par ailleurs, les Allemands de l’Est se méfiaient des formations politiques, comme le Sozial-Demokratische Partei (SDP), qui, bien qu’elles eussent aucune accointance idéologique avec le SED, rappelaient dans leur intitulé le socialisme dont les citoyens ne voulaient plus. Or, si le SDP était favorable à l’unification par le biais de l’élaboration d’une nouvelle constitution, l’alliance conservatrice plaidait pour une adhésion rapide à la RFA et pour un argument qui a joué un rôle incontestable dans la victoire aux élections, celui de l’introduction immédiate du deutsche Mark. Sans avoir conscience des conséquences socioéconomiques de la réalisation de cette option constitutionnelle à moyen et long terme, les Allemands de l’Est ont choisi le renouveau, à la surprise du SDP, en donnant une majorité à la formation conservatrice.

Dans la seconde partie, l’auteur apporte alors des éléments d’explication sur le contexte dans lequel s’est effectuée cette adhésion en analysant tout particulièrement les difficultés que soulevait l’intégration de la RDA dans l’Europe. En réalité, l’adhésion a été préférée à l’intégration par l’élaboration d’une constitution définitive en raison de trois arguments résumés par S. Herold : « premièrement, la Loi fondamentale avait fait ses preuves [...] Deuxièmement, la procédure de réunification serait simplifiée [...] Troisièmement, de lourdes conséquences sur le plan de la politique extérieure, par exemple l’affiliation à la CEE, seraient évitées. L’ex-RDA serait intégrée sans complication dans le système politique des droits et des devoirs internationaux de la RFA » (p. 69). Ces arguments ont eu d’autant plus de poids que l’adhésion en vertu de l’article 23 offrait toujours la possibilité de rédiger ultérieurement une nouvelle constitution, en vertu de l’article 146. Dès lors, après que les cinq Länder de l’Est eurent adhéré à la Loi fondamentale, l’ex-RDA fut intégrée de facto au système juridique de la Communauté européenne, alors que cette région, qui a une situation comparable à d’autres pays de l’Est, ne répond toujours pas à toutes les exigences imposées par l’Union européenne. L’ancienne Allemagne de l’Est connaît effectivement de graves problèmes économiques et sociaux. L’adhésion immédiate à la Loi fondamentale n’a pas vraiment donné la possibilité aux citoyens de l’ex-RDA d’apporter une contribution active à l’unification et l’application de l’article 23 a finalement fait de deux États avec un peuple, un État avec deux peuples (p. 80). À l’Est, la grande majorité des citoyens se considèrent ainsi comme des « citoyens de deuxième classe » (p. 80) par leur manque de connaissance du système de l’Allemagne fédérale, par les désavantages économiques et sociaux dont ils sont victimes, par les différences linguistiques entre l’Ouest et l’Est, par la difficile adaptation au système libéral, par la désindustrialisation et par la ruine de plusieurs entreprises est-allemandes provoquée par la mise à niveau brutale des salaires avec l’Ouest. Bref, S. Herold résume bien la situation ambiguë de l’Est de l’Allemagne : « si personne ne veut retrouver la RDA, personne non plus ne souhaite la perdre » (p. 86). Derrière cet attachement à un État perdu se cache évidemment le désir à l’autodétermination politique d’un peuple en quête de démocratie.

Ainsi, le cas de l’adhésion de la RDA à la RFA et de son intégration dans la Communauté européenne donne-t-il à réfléchir plus globalement sur les pratiques politiques contemporaines qui ont eu tendance à s’éloigner des problématiques locales. L’échec de l’immense mouvement de démocratie directe née de la chute du rideau de fer en Allemagne de l’Est est symptomatique du fonctionnement politique des institutions de l’Union européenne. Récemment, le rejet français et néerlandais de la Constitution européenne, au-delà des enjeux nationaux, a montré une volonté certaine de se réapproprier la politique en dénonçant un texte élaboré et imposé par une commission constituante qui n’avait pas la légitimité populaire, en tout cas qui n’avait pas été directement désignée par les peuples européens. L’ouvrage de S. Herold montre avec finesse que l’exemple de l’intégration de l’ex-RDA contenait en germe ce que l’Union européenne aurait pu éviter au niveau transeuropéen.