Corps de l’article

Ceux qui fréquentent la littérature sur le paysage, ne serait-ce que superficiellement, ne s’étonnent plus de la prodigalité sémantique du terme. Faut-il s’en inquiéter ? Non disent les auteurs de La polyphonie du paysage. Certes, reconnaissent-ils, la prolifération des définitions du paysage qui se concurrencent sur le marché des idées peut générer de la confusion. Mais comment pourrait-il en être autrement quand le paysage, qui nous interpelle tous, suscite constamment notre jugement et motive souvent nos actions. Aussi, est-il normal qu’il y ait, sur le thème du paysage, multiplication des voix. Car le paysage, quel qu’il soit, fait parler, et ces paroles, mises ensemble, animent un incessant débat sur ce que nous sommes, ce que nous pensons, et ce que nous voulons. Si cette polyphonie peut parfois sonner faux, il reste que, au-delà des contradictions et des impasses qui s’y révèlent, elle dévoile néanmoins que le paysage est un objet qui n’échappe jamais à l’emprise du politique. D’où l’utilité, selon les auteurs, de s’attacher à cette réalité qui délimite le domaine de l’« anthropologie politique du paysage ». L’intérêt de cette démarche est de poser d’emblée la cruciale question de l’inévitable diversité des interprétations du paysage (« qu’est-ce que le paysage et pour qui ? » se demandent Yvan Droz et Valérie Miéville-Ott dès la première page) et des tout aussi inévitables « négociations territoriales » qu’exige, aujourd’hui plus que jamais, sa fabrication.

Pour qu’une anthropologie politique du paysage puisse exister, encore faut-il en assurer les bases. C’est pourquoi Droz et Miéville-Ott, dans la réflexion épistémologique qu’ils mènent au début de l’ouvrage (« Le paysage de l’anthropologue »), précisent la définition respective des termes sémantiquement proches du concept de paysage afin de conférer à ce dernier plus d’efficacité analytique. Leur lexique réussit à faire la part des choses entre l’espace, l’environnement, le milieu, le territoire, la nature. À ces classiques, ils ajoutent le terme d’intervisibilité, emprunté à Serge Ormeaux (auteur d’un des chapitres du livre), qui désigne « l’espace virtuel des points visibles par un être humain situé en quelque lieu que ce soit » (p. 7). Même si le mot n’est pas très heureux, la distinction qu’il désigne n’est pas pour autant spécieuse, puisque l’intervisibilité, bien que « condition nécessaire au paysage », n’en est pas en effet une « condition suffisante » (ibid.). Une fois définis les termes qu’il ne faut pas confondre avec le paysage, mais qui sont indispensables pour le comprendre, Droz et Miéville-Ott décortiquent le concept de paysage en spécifiant en quoi il peut être à la fois pratiqué, remémoré, naturalisé et politique.

Muni de ce viatique, le lecteur est ensuite invité à explorer différentes facettes de l’anthropologie politique du paysage. En prenant un recul historique, Pierre Donadieu (« Le paysage et les paysagistes. Paysager n’est pas seulement jardiner ») compare le paysage et le jardin. Si l’un et l’autre nous renvoient au « désir de totalité » qu’éveille en nous le spectacle de la terre, le paysage, parce qu’il engage nécessairement toute une société, s’impose comme un enjeu majeur de la démocratie locale. Rachel Spichiger et Jérémie Forget (« Indéfinissables paysages helvétiques ») prennent la mesure de cet enjeu en Suisse et constatent que le flou concernant la définition du paysage ne profite jamais au plus grand nombre et qu’il convient, par conséquent, que chacun soit capable, lors des négociations où se forment les projets paysagers, d’exprimer ce qu’il entend à cet égard. Or, selon Serge Ormaux (« Le paysage, entre l’idéel et le matériel »), cette négociation, qui débouche sur l’institution d’une « norme », doit pouvoir profiter d’un support visuel. D’après lui, cette « quête du visuel », qui n’est pas aisée, commande la poursuite des recherches sur la cartographie et la simulation des paysages. Dans cette optique, Emmanuel Reynard (« Paysage et géomorphologie : quelques réflexions sur leurs relations réciproques ») fait ressortir le rôle primordial de la géomorphologie dans la composition paysagère. De son côté, Joël Chételat (« Le rôle des technologies de l’information dans l’analyse et la gestion du paysage ») indique comment les nouvelles technologies de l’information, grâce aux procédés de réalité virtuelle et aux systèmes multi-agents, peuvent faciliter la négociation et la mise en oeuvre de la norme paysagère. Pour sa part, Yves Michelin (« Le paysage dans le projet de territoire : quelques pistes pour une démarche de médiation paysagère ») porte son regard sur la place que tient le paysage dans l’élaboration d’un projet de territoire au sein d’une communauté locale. Il explique que le paysage est en l’occurrence un puissant médiateur car s’y cristallisent autant les divergences que les convergences des acteurs en cause. Or ces divergences et ces convergences, poursuivent Emmanuel Guisepelli et Philippe Fleury (« Représentations sociales du paysage, négociation locale et outils de débats »), reposent sur les représentations que les uns et les autres se font du paysage, d’où la nécessité, non seulement de garantir la participation de tous au débat paysager, mais aussi de s’assurer que chacun puisse, pour mieux la partager, prendre conscience de sa propre représentation du paysage. Ce faisant, comme l’illustre Jacques Rémy (« Le paysage : culture et jardinage ») en évoquant les positions souvent opposées des paysans et des touristes, chacun sera mieux disposé à tenir le rôle qui lui revient dans cette construction en commun du paysage.

Ce généreux et lucide parcours analytique illustre la richesse des perspectives ouvertes par l’anthropologie politique du paysage. Bien sûr, d’autres pierres devront encore être apportées à l’édifice pour le consolider, mais il serait mesquin de ne pas reconnaître que l’entreprise, grâce à l’ouvrage dirigé par Droz et Miéville-Ott, est désormais aussi légitime que prometteuse.