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S’inscrivant dans la tradition de la métaphysique aristotélicienne, l’auteur rassemble les idées, thèses et théories qu’il a soutenues et défendues au cours de sa carrière sur des thèmes de métaphysique contemporaine: l’existence, les catégories et les distinctions, la complexité, la vérité et la réalité, les lois de la nature, l’ontologie du processus, l’idéalisme pragmatique et le réalisme métaphysique, le réalisme scientifique, la non-existence, les mondes possibles, les limites de la connaissance, l’explicabilité, la raison suffisante et la théorie ultime, l’optimalisme et l’avenir de l’explication axiologique. Ces thèmes ne sont rattachés par aucune thèse directrice, sinon par deux prémisses méthodologiques qui traversent l’ouvrage: le réalisme pragmatique et le faillibilisme.

Selon l’auteur, la notion d’être est toujours corrélative à un domaine (realm). Être, c’est: 1) appartenir à un domaine indépendant de la pensée; et 2) participer au commerce de la causalité du monde. L’existence est attribuée aux choses (et à leurs parties) qui conviennent à ces deux critères, mais aussi à leurs propriétés, relations, processus, champs de force, etc. L’observabilité n’est pas une condition nécessaire d’existence. En effet, les nombres, par exemple, sans être observables, ont néanmoins une existence concep­tuelle. Cependant, l’auteur remet en question que les assomptions, suppositions, hypothèses et fictions littéraires puissent avoir une existence (conceptuelle ou non).

L’auteur qualifie sa position de réalisme métaphysique: doctrine suivant laquelle le monde existe de façon substantiellement indépendante de la pensée des êtres qu’il contient. Plus précisément, le réaliste métaphysique se commet à quatre thèses générales. Il admet que ce qui existe est: 1) autosubsistant (c.-à-d. a une identité endurante); 2) à l’intérieur de l’ordre causal des choses; 3) public; et 4) indépendant de l’esprit. Malgré ce dernier critère, la réalité n’est pas distincte de l’apparence mais lui est plutôt coordonnée, lorsque les apparences sont adéquates.

Cependant, l’expérience objective n’est possible qu’à condition que soit présupposée l’existence du réel, et la présupposition ontologique demeure un postulat fonctionnel. Certes, c’est par l’observation — la systématisation inductive — que la vérification de nos postulats doit s’accomplir, mais la postulation a priori du réel est néanmoins nécessaire pour ouvrir le chemin à l’investigation. En d’autres termes, la justification méthodologique du réalisme est pragmatique. De plus, parce que l’idée du réalisme est notre idée, elle suppose aussi une certaine forme d’idéalisme. Ainsi donc, la fondation méthodologique du réalisme est paradoxalement pragmatique et idéa­liste. Dans les deux cas, l’influence de C. S. Peirce est indéniable.

Conformément au fondement pragmatico-idéaliste du réalisme, les caté­gories ontologiques sont traitées comme des schèmes conceptuels relatifs aux cultures et formes biologiques. Les protocatégories répondent alors aux questions de base: lequel? combien? de quel genre? comme quoi? etc. La thèse de la relativité des schèmes est confrontée à l’argument de la traductibilité de Davidson. Or, selon l’auteur, si l’argument de la traductibilité était correct, nous pourrions traduire un traité de chimie contemporaine en ionien de l’époque de Thalès et d’Anaximandre.

Quant aux différences catégorielles, elles sont exprimées par des distinctions. Pour être valides, celles-ci doivent être non seulement rationnelles (distinctio rationis), mais aussi réelles (distinctio realis), comme Suárez l’enseignait. De plus, elles doivent découper la réalité à ses joints, comme l’affirmait déjà Platon. L’auteur dresse une table des erreurs courantes de distinctions, qui se divisent en matérielles et formelles: les espèces de l’erreur matérielle sont la vacuité, la trivialité et la futilité; celles de l’erreur formelle sont l’imprécision, la nonexclusivité et la nonexhaustivité.

En ce qui concerne le thème de la complexité, un chapitre en décrit les différents modes: épistémique (descriptif, génératif, computationnel), ontologique (compositionnel, taxonomique), structurel (organisationnel, hiérarchique), fonctionnel (opérationnel, nomique). Ces modes, théoriquement séparés, fonctionnent en pratique de façon im­bri­quée. Par exemple, la complexité structurelle et la complexité compositionnelle sont généralement accompagnées par la complexité fonctionnelle. Enfin, un impetus à la nouveauté meut la nature, et la complexité de celle-ci est exponentiellement auto-potentialisante.

Sur le thème des non-existants, Rescher est sobre et formel: nous pouvons employer le «  est » prédicatif pour parler d’eux, mais jamais le « est » d’exis­tence. Le Sosein de Meinong n’a aucune existence propre. Son seul statut ontologique est d’être un objet de la pensée. Parmi les non-existants, l’auteur est particulièrement intéressé par le statut des possibles. Le réalisme fort des mondes possibles de David Lewis est discuté, puis rejeté comme intenable. Selon l’auteur, la théorie de Lewis est entièrement spéculative, notre unique accès aux mondes possibles étant l’imagination. Après tout, notre connais­sance limi­tée ne parvient jamais à rattraper la complexification du réel.

Le chapitre le plus original (en ce qui concerne non pas l’évolution de l’auteur, mais celle de la métaphysique contemporaine) est certes celui qui porte sur l’onto­logie du processus. L’auteur y récupère du matériel déjà paru dans Process Metaphysics (1996) et Process Philosophy (2000). Il présente d’abord les deux versions de la philosophie du processus: la première, dite faible, ne se commet pas sur le plan ontologique mais se contente d’affirmer qu’une explication processuelle est épistémologiquement plus appropriée; la deuxième version, dite forte, ontologique cette fois, veut que toute entité physique soit réductible à des processus physiques. Rescher ne se prononce pas explicitement, mais en argumentant en faveur de la priorité existentielle des processus sur les substances, il marque son adhérence à la version forte. Ses arguments sont: 1) que les substances sont constituées de processus; et 2) que les processus sont plus pénétrants (pervasive) que les substances, c.-à-d. qu’ils pénètrent un plus grand nombre de niveaux de réalité.

Or ces deux arguments ont pour prémisse la thèse controversée qu’il existe des processus sans propriétaire (unowned processes). L’idée vient de Wilfrid Sellars[1]. Les processus sans propriétaire sont aussi appelés processus sans sujet (subjectless processes) et processus libres (freeprocesses). Un processus libre est un processus qui n’est lié à aucune substance. Le refroidissement de la température, le changement de climat et l’érosion de la ligne côtière, figurent parmi les exemples qu’il en donne. Parce que ces expressions emploient des termes de masse (qui ne renvoient pas à des substances bien délimitées), l’auteur semble supposer qu’il existe des masses indéterminées dans le monde (indépendamment de la cognition qu’on en a) et donc des processus qui ne chevauchent aucune substance mais des entités indéterminées.

La thèse qu’il existe de l’indétermination dans la nature est difficile à soutenir, car le fait que le langage contienne des termes de masse n’implique pas qu’il y ait dans le réel des masses indéterminées. En effet, ce n’est pas parce que nous employons, par exemple, l’expression « du sel », que notre proposition réfère à une masse de sel indéterminée. Il suffit de peser le sac ou d’en compter les grains pour s’apercevoir que le réel ne souffre aucune indétermination. L’indénombrabilité et l’indéterminabilité sont des dispositions épistémiques, mais jamais ontiques. De plus, les termes de masse ne sont pas les mêmes pour chaque langue. Prenons l’exemple de l’auteur: « the flashing of lightning ». En anglais, lightning est un terme de masse, mais la traduction française « éclair » n’en est pas un. Enfin, cette conception est d’autant plus déconcertante de la part de celui qui écrit dans le même livre un chapitre sur la complexité, où la nature est décrite comme infiniment complexe et composée.

Quoi qu’il en soit, Rescher expose pour s’y opposer la thèse de la réductibilité du processus, laquelle réduit chaque occurrence d’un processus sans propriétaire à un (ou plusieurs) processus avec propriétaire. Après tout, le refroidissement de la température n’a-t-il pas lieu dans une portion spécifique de l’air, spatiotemporellement loca­lisable? L’érosion de la ligne côtière n’est-elle pas constituée d’une multitude de dissociations spécifiques ayant chacune pour support un grain de sable spécifique et spatiotemporellement localisable? C’est l’avis de P. F. Strawson, selon qui les deux versions du processualisme sont vouées à l’échec, car l’identification référentielle nécessite des objets physiques, et seuls les objets matériels, selon lui, sont distinguables et réidentifiables à travers le temps (deux conditions essentielles à l’identification référentielle). Rescher répond à Strawson que les processus sont tout autant identifiables que les objets matériels, et que, de surcroît, il est possible de reconceptualiser les objets matériels en processus.

Les positions opposées de Rescher et de Strawson semblent trop radicales. Il est faux de dire comme Strawson que les processus individuels ne sont pas identifiables: ils sont distinguables et réidentifiables à travers le temps, mais seulement s’ils sont corrélatifs à une substance — ce que Rescher ne veut pas concéder. C’est la thèse même de la liberté des processus qui, selon l’avis du recenseur, mine l’ontologie du processus. Seule la corrélation à une substance, ou à un substrat individuel, confère au processus la disposition d’être identi­fiable. Mais soutenir qu’il existe des free-floating processes est aussi conjectural que défendre que des mondes possibles nous côtoient: nous n’avons d’accès épistémique ni à l’un ni à l’autre. Rescher réagirait en affirmant que, contrai­rement aux mondes possibles, nous savons que les processus libres existent parce qu’ils participent à la causalité physique. Mais alors, si nous savons cela, c’est nécessairement que leur corrélation à une substance (ou substrat individuel) les dispose à l’observation.

En somme, les vues ontologiques exposées dans ce livre sont toujours soutenues conjointement à un examen épistémologique. De façon générale, l’exposition est claire et les thèses fermes et décidées. Cependant, et bien qu’il s’agisse d’un survol des questions essentielles, l’argumentation est souvent légère: on aimerait qu’à l’occasion l’auteur précise sa pensée ou propose des démonstrations. Enfin, le livre contient de nombreuses négligences qui devraient être revues, en l’occurrence des répétitions. Par exemple, un passage est littéralement reproduit dans deux chapitres différents (comparer les pages 39-43 et 165-169). De même, la section 4 du chapitre XIII contient un paragraphe répété deux fois (pp. 308-309). Notons finalement qu’à la page 331 nous lisons « After Leibniz », alors qu’il faudrait lire « After Whitehead ».