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Traduit de l’anglais par Xavier Inchauspé et Jocelyne Couture

La plus grande surprise qu’aurait pu éprouver un observateur attentif des années 1950 s’il avait pu apercevoir l’état de notre monde actuel aurait probablement été de découvrir que le genre humain a survécu. Si on lui avait de plus annoncé que, durant toutes ces années, il n’y aurait aucun conflit armé ouvert entre les grandes puissances, sa surprise aurait sans doute laissé place à la stupéfaction. Dans l’escalade des horreurs qu’a connue la première moitié du XXe siècle, très peu de choses pouvaient permettre de prévoir la stabilité actuelle de l’ordre international. Bien sûr, de nos jours, de brefs conflits internationaux explosent, et les guerres civiles sont devenues plus fréquentes et plus meurtrières, mais l’éclosion de graves conflits armés entre des nations riches ou disposant d’un armement nucléaire, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe ou en Asie, semble presque impossible[1].

Si notre observateur éclairé était issu des années 1850, plutôt que des années 1950, il remarquerait sans aucun doute nos édifices, notre machinerie et la plus grande égalité politique entre les races et les sexes. Cependant, il risquerait d’être frappé bien d’avantage par le fait que les conflits qui persistent dans notre monde s’élaborent encore et toujours autour de la religion et de la nation. Un héritier des Lumières se serait attendu à ce que les religions organi­sées aient été balayées par les forces de la science et du progrès. Et notre observateur serait troublé de voir que l’organisation des individus en entités nationales, s’affrontant de façon quasi-anarchique, n’a pas encore été remplacée par un mode d’organisation plus rationnel.

L’État-nation reçoit aujourd’hui une attention renouvelée de la part des théoriciens. Les phénomènes de mondialisation ont engendré un nouveau champ d’étude philosophique centré sur les problèmes de « justice globale  », et les philosophes tentent de voir si la notion même de nation devrait ou non faire partie du vocabulaire de base d’une telle théorie. La plupart des théoriciens de la justice globale — souscrivant eux-mêmes à un principe d’éga­lité morale des individus hérité de la tradition des Lumières — ont opté pour des théories cosmopolitiques qui accordent une place centrale à l’individu, sans égard à son allégeance nationale. Cependant, une petite frange conservatrice, menée par John Rawls, a continué de formuler ses théories en termes de groupes nationaux. Cette fracture entre le cosmopolitisme et l’étatisme est la source des principaux débats contemporains touchant la justice globale. C’est aussi le sujet de cet article.

La plupart des théoriciens estiment que l’universalisme cosmopolitique est clairement préférable au particularisme nationaliste. Les tenants du cosmopolitisme soutiennent que les individus constituent l’objet premier de nos préoccupations morales. Ceux-ci doivent par conséquent, selon eux, être traités comme étant libres et égaux, sans égard à leur appartenance nationale, tout comme les individus qui, à l’intérieur des États, doivent être traités comme étant libres et égaux quelle que soit leur affiliation familiale ou religieuse. Les États-nations, pour peu qu’on leur accorde encore quelque importance, ne seraient que des instruments destinés à fournir aux individus les avantages, les ressources et les droits auxquels chacun d’eux peut prétendre. De ce point de vue, l’insistance que met Rawls à élaborer une théorie en termes de nations plutôt que de personnes semble obtuse, ou au mieux dépassée; sa théorie serait l’écho d’un « monde westphalien disparu[2]  ». Selon les avocats du cosmopolitisme, la nation — lieu de nombreux conflits passés et d’inégalités actuelles — est précisément ce dont l’individu doit être libéré, plutôt que d’être éternellement emprisonné en elle.

Je crois que le débat qui oppose les approches cosmopolitiques et étatistes de la justice globale a été mal engagé. Une grande partie de la confu­sion qui l’entoure provient de la compréhension erronée de l’option étatiste découlant en particulier d’une mésinterprétation de l’ouvrage The Law of Peoples, de Rawls[3]. Cet ouvrage présente sans nul doute des difficultés; une lecture attentive montre cependant qu’il ne fait pas un fétiche de l’État-nation moderne. L’étatisme défendu par Rawls se rapproche bien plus de l’indivi­dua­lisme moral des défenseurs du cosmopolitisme que ceux-ci ne l’ont eux-mêmes aperçu. C’est sur les principes que ces deux approches diffèrent substan­tiel­lement, et, sur ce point, l’étatisme rawlsien présente des avantages significatifs. En effet, en dépit de la faveur dont semblent maintenant jouir les théories cosmopolitiques, il semble bien qu’il n’y ait pas et ne puisse pas y avoir de solution entièrement cosmopolitique — et non étatique — aux pro­blèmes soulevés par la justice globale. Pour un avenir encore indéterminé, l’État-nation sera, et devra être, au coeur de nos principes de justice globale. C’est du moins ce que je soutiendrai ici.

Cosmopolitisme et étatisme

Les défenseurs contemporains du cosmopolitisme sont les descendants intellectuels de Rawls lui-même. Les théoriciens aînés comme Charles Beitz et Thomas Pogge, mais aussi ceux de la nouvelle génération tels Andrew Kuper et Darrel Moellendorf, sont engagés dans une entreprise qui peut être décrite comme une tentative d’appliquer les principes de la Théorie de la Justice, de Rawls, à la sphère politique mondiale[4]. À l’instar de Rawls qui, dans ce premier ouvrage, représentait les citoyens de la nation comme des personnes libres et égales devant coopérer entre elles au sein d’institutions nationales équitables, ces défenseurs du cosmopolitisme présentent les individus, « citoyens du monde  », comme des personnes libres et égales devant coopérer entre elles au sein d’institutions mondiales équitables. Le fait qu’un individu soit né dans un pays riche et puissant plutôt que dans un pays pauvre et faible serait tout aussi arbitraire d’un point de vue moral que le fait que certains de nos concitoyens appartiennent à l’autre sexe, à une autre race ou à une autre classe. La justice cosmopolitique vise l’organisation d’institutions mondiales grâce auxquelles les individus seront plus égaux entre eux pour ce qui est des droits, des ressources et des avantages, et ce, quelle que soit leur appartenance nationale[5].

En fait, les principes de justice les plus fondamentaux d’un point de vue cosmopolitique ne doivent contenir aucune référence à l’appartenance nationale. Par exemple, les défenseurs du cosmopolitisme ont proposé, dès leurs premiers travaux, une transposition à l’échelle mondiale du principe de différence de Rawls, selon laquelle les inégalités mondiales entre les individus ne seraient tolérées que si elles profitent aux individus les plus défavorisés de la planète[6]. Par la suite, les théoriciens du cosmopolitisme ont défendu une variante purement cosmopolitique des principes rawlsiens d’égalité des chances[7] et de la valeur équitable des libertés politiques[8]. Dans l’énoncé de chacun de ces principes cosmopolitiques, les individus figurent « comme tels  » et non pas comme citoyens d’un État ou encore moins comme étant rattachés d’une quelconque manière à des entités politiques locales.

Lorsqu’il s’agit de définir les institutions susceptibles de réaliser ces principes, les avocats du cosmopolitisme ne se montrent pas enclins à proposer la mise sur pied d’un gouvernement mondial. Ils proposent plutôt de faire éclater l’autorité souveraine concentrée dans l’État-nation et de répartir ce pouvoir entre des institutions ayant autorité à la fois au-dessus et au-dessous du palier étatique. La solution pour laquelle ils ont opté afin de répondre aux problèmes de gouvernance a été de « disperser l’autorité politique entre des entités territoriales ponctuelles[9]  ». D’après ce modèle, la souveraineté, actuellement concentrée dans l’État, doit être déplacée vers le haut, à l’échelle mondiale, et vers le bas, à l’échelle locale, tout dépendant de l’aménagement qui permet le mieux de réaliser la liberté et l’égalité cosmopolitiques de tous les individus. Du point de vue cosmopolitique, l’État tel que nous le connaissons, si tant est qu’il continue même d’exister, ne jouira d’aucune primauté dans la politique mondiale.

À côté de cette théorisation cosmopolitique jugée progressiste, le « droit des gens  », de Rawls, semble décidément appartenir à l’âge de pierre. Les principes de justice qu’il élabore mettent l’accent sur les États ou, comme il préfère le dire, sur les « peuples  » plutôt que sur les individus[10]. La société des peuples, telle qu’il la conçoit, exige d’une part que les peuples soient justes selon les paramètres de leurs propres conceptions de la justice et ce, dans les limites de la légitimité politique, et, d’autre part, qu’ils se comportent entre eux comme de bons voisins.

Sur le plan national, l’idéal de Rawls exige que les gouvernements de chaque État respectent les droits humains de base, appliquent leurs propres lois impartialement et prennent en considération les désirs exprimés par leurs citoyens. Au-delà de ces contraintes minimales, chaque société peut veiller à la justice de ses institutions nationales de la manière qui lui semble appropriée. Sur le plan international, les principes rawlsiens stipulent que les peuples disposent d’un droit à l’autodéfense, qu’ils doivent respecter les traités qu’ils ont conclu, contribuer à une banque mondiale et assurer l’équité de leurs échanges internationaux. À ces principes Rawls ajoute un principe de distribution économique internationale qu’il appelle « le principe d’assistance  ». En vertu de celui-ci, les peuples plus fortunés ont le devoir de venir en aide aux sociétés « accablées  » qui, à cause d’un désastre naturel ou d’une culture politique appauvrie, sont incapables de satisfaire aux conditions minimales assurant le maintien d’un gouvernement légitime. Cependant, Rawls n’ajoute aucun principe exigeant la réduction des inégalités entre les pays les plus riches et les plus pauvres, et qui irait au delà de ce qu’exige le principe d’assistance[11]. Sa théorie ne contient aucun principe visant à rendre les États — et encore moins les individus — plus égaux entre eux pour ce qui est des ressources et des possibilités. Ce que Rawls propose semble donc se réduire à un ensemble de principes de justice globale relativement conservateurs, davantage conformes à l’esprit de ce que Pogge a appelé un « statu quo révolu[12]  ».

Pour plusieurs lecteurs, les raisons pour lesquelles Rawls élabore son droit des gens en termes de peuples plutôt qu’en termes d’individus demeurent mystérieuses. Pour comprendre pourquoi il l’a fait, nous devons d’abord comprendre pourquoi Rawls s’est montré de plus en plus préoccupé, au cours de ses dernières années, par la question de l’usage légitime du pouvoir politique. The Law of Peoples, tout comme Political Liberalism, est un ouvrage dont les horizons sont circonscrits par la possibilité de justifier la coercition de façon à ce que des individus la considèrent comment étant acceptable pour eux-mêmes. L’étatisme de Rawls découle du constat que les principes cosmo­politiques présupposent une conception des relations humaines encore inacceptable aujourd’hui pour de nombreux individus. Les gens se conçoivent actuellement, et continueront certainement de le faire, comme étant rattachés à des États. Rawls croit que, tant que ce sera le cas, les principes légitimes de justice globale devront avoir une base internationale plutôt qu’interpersonnelle. Nous pouvons retracer le raisonnement menant Rawls à cette conclusion en exposant la théorie de la légitimité qu’il a développée dans ses derniers travaux.

La légitimité selon Rawls

Une théorie de la légitimité énonce les critères minimaux définissant un usage acceptable du pouvoir politique coercitif[13]. La légitimité est le paramètre le plus fondamental permettant de juger de l’adéquation normative des institutions politiques. Les institutions légitimes n’ont pas besoin d’être justes — dans plusieurs nations, les institutions étatiques sont légitimes sans l’être pour autant[14]. Cependant, les lois qui émanent d’un ensemble légitime d’institutions sont suffisamment justes pour qu’il soit justifié de les appliquer en ayant recours à la coercition. De plus, les lois émanant d’une structure de base légitime sont suffisamment justes pour qu’il soit défendu à des étrangers d’utiliser la force pour tenter de les renverser. La légitimité constitue ainsi un concept primitif de la reconnaissance normative pour ceux qui vivent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur d’un ensemble d’institutions. Les citoyens qui reconnaissent la légitimité des lois considèreront que leur application est appropriée, plutôt que simplement imposée par la force. Et les étrangers qui reconnaissent la légitimité d’un gouvernement considèreront celui-ci comme une autorité de plein droit plutôt que comme une simple clique de criminels s’imposant aux citoyens par la force.

L’ouvrage Political Liberalism, de Rawls, aborde de front la question de l’identification des principes légitimes susceptibles d’ordonner de façon stable les institutions d’une démocratie libérale[15]. Ces principes doivent respecter ce que Rawls appelle la norme fondamentale de légitimité. Cette norme stipule que les institutions d’une société libérale moderne ne sont légitimes que dans la mesure exacte où les principes qui les régissent sont jugés acceptables par tout citoyen raisonnable[16]. Cette norme est exigeante, car elle implique que les principes régissant les institutions d’une nation libérale ne peuvent reposer sur les valeurs particulières d’aucun sous-groupe de citoyens. Ces valeurs particulières ne pouvant être acceptées par tous les citoyens raisonnables, il doit donc y avoir une autre source de valeurs à partir de laquelle le contenu des principes légitimes peut être élaboré[17].

Étant donné que les valeurs particulières d’aucun sous-groupe ne peuvent déterminer le contenu de la structure de base d’une société libérale, il ne reste qu’une seule autre source de valeurs acceptable par tous les citoyens raisonnables et pouvant justifier l’usage de la force par le pouvoir politique. C’est ce que Rawls appelle la culture politique publique d’une société. Cette culture est constituée par les institutions politiques et les traditions publiques qui permettent de les interpréter, tout autant que par les textes et documents historiques qui sont devenus partie intégrante d’un bagage commun de connais­sances [common knowledge][18]. Tous les citoyens d’une société libérale peuvent raisonnablement accepter la coercition qui s’appuie sur les valeurs latentes de la culture politique publique de la société, parce que la culture publique est « un fond partagé d’idées de base implicitement acceptées » et qui sont suscep­tibles d’être « en accord avec les convictions les mieux ancrées des citoyens[19] ». En d’autres termes, tous les citoyens peuvent accepter les valeurs issues de la culture politique publique comme fondement raisonnable de leurs institutions communes parce que — au regard du pluralisme des sociétés libérales — la culture politique publique constitue le seul fond de valeurs que tous les citoyens peuvent considérer comme leur point de convergence commun. Les institutions fondées sur les idées implicites contenues dans la culture politique publique sont donc les seules à pouvoir revêtir les attributs de la légitimité.

La culture politique publique d’une démocratie libérale s’élabore, selon Rawls, autour des valeurs de liberté, d’égalité et d’équité. Les citoyens libres, qui se considèrent égaux entre eux, interagiront de façon équitable au sein du système de coopération sociale définissant leurs institutions de base. Pour Rawls, tout ensemble de principes basés sur ces valeurs de liberté, d’égalité et d’équité satisfait trois conditions générales. De tels principes reconnaissent à tous les citoyens l’ensemble habituel des droits et libertés de base, ils accordent à ces droits et libertés une priorité spéciale en regard de toute autre consi­dération politique, et ils garantissent, pour tous les citoyens, les moyens adéquats leur permettant d’exercer et de faire valoir ces droits et libertés[20]. Tout ensemble de principes qui satisfait ces trois conditions sera acceptable par tout citoyen raisonnable. Le problème fondamental de la légitimité des institutions d’une société libérale est donc résolu lorsque les principes qui régissent celles-ci réalisent les trois conditions décrites par Rawls.

Au-delà de ce niveau minimal de légitimité, chaque société libérale peut également veiller à l’établissement d’une conception particulière de la justice correspondant plus étroitement aux idées fondamentales qui inspirent sa propre culture politique publique. Rawls présente son ouvrage The Theory of Justice comme une proposition visant à ordonner de façon juste une société libérale. Les deux principes, bien connus, qui y sont proposés satisfont aux trois conditions de légitimité énoncées plus haut et précisent le contenu des valeurs générales et abstraites que sont la liberté, l’égalité et l’équité présentes dans la culture publique politique de sa société. Rawls présente donc sa « justice comme équité » comme l’exemple d’une proposition pouvant conduire une société libérale, par-delà la simple légitimité, à une conception plus robuste de la justice.

La légitimité de l’ordre mondial selon Rawls

Après avoir établi, dans Political Liberalism, une théorie de la légitimité concernant les institutions nationales d’une société libérale, Rawls, dans The Law of Peoples, déploie la même structure argumentative en ce qui a trait à la légitimité des institutions mondiales. Dans cet ouvrage, il élabore également une norme fondamentale de légitimité: cette fois-ci, il ne s’agit plus d’une norme destinée aux seules sociétés libérales, mais d’une norme qui justifie, dans tous les contextes, l’usage de la force par le pouvoir politique. Cette norme fondamentale de légitimité est une généralisation du principe libéral de légitimité que l’on retrouve dans Political Liberalism. Elle stipule que la coercition exercée sur les personnes par un pouvoir politique est légitime dans l’exacte mesure où l’exercice de ce pouvoir s’appuie sur les institutions que ces personnes peuvent accepter, et cela, lorsque les personnes en question sont ou décentes ou raisonnables[21].

Étant donné que les principes régissant les institutions mondiales doivent être acceptables par tous les individus (décents ou raisonnables), ils ne peuvent, une fois de plus, mais à l’échelle mondiale, reposer sur les valeurs d’un sous-groupe d’individus. En effet, le pluralisme des valeurs est encore plus accentué à l’échelle mondiale qu’il ne peut l’être au sein d’une société libérale[22]. Ainsi, comme il l’avait fait pour les sociétés libérales nationales, Rawls part de la culture politique publique à l’échelle mondiale pour en extraire des valeurs qui peuvent être acceptables pour tous. La culture politique mondiale est, paral­lè­lement à l’argumentation développée plus tôt, l’unique source des valeurs que tous les individus du monde peuvent considérer comme un point de conver­gence commun.

C’est, je crois, l’idée de culture politique publique qui nous permet de comprendre pourquoi Rawls rejette le cosmopolitisme. En effet, la culture politique publique mondiale est avant tout internationale, non pas interper­sonnelle. Les idées qui président à la conception des institutions de la société mondiale ont trait à la nature des nations et aux relations que celles-ci devraient entretenir entre elles — et non pas à la nature des personnes et à leurs relations. Cela est particulièrement clair, non seulement au vu de la structure des principales institutions politiques et économiques, telles que les Nations Unies ou l’Organisation mondiale du commerce, mais également au vu des lois qui régissent la coopération mondiale et la compétition dans presque tous les domaines (les échanges commerciaux, le maintien de l’ordre, l’environnement, et ainsi de suite). La même observation peut être faite au sujet des documents relevant de la culture politique publique mondiale et qui proclament la liberté et l’égalité de tous, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces documents visent presque exclusivement à définir le cadre à l’intérieur duquel les gouvernements nationaux doivent traiter les individus vivant sur leur territoire. Ils n’élaborent aucune conception substantielle de la façon dont « les citoyens du monde » devraient interagir directement entre eux.

Dans la culture politique publique à l’échelle mondiale, on trouve très peu d’échos de l’idée selon laquelle les citoyens des différents pays devraient se considérer entre eux comme libres et égaux, et interagir de façon équitable à l’intérieur d’un système unifié de coopération sociale. C’est dire qu’il n’y a aucun point de convergence conceptuel comparable aux idées que l’on retrouve au sein de la culture politique publique d’une démocratie libérale, et selon lequel les individus seraient tenus d’interagir de façon équitable comme des personnes libres et égales entre elles. Ce sont les peuples, et non les individus, que les institutions politiques internationales décrivent comme étant libres et égaux, et cela explique pourquoi Rawls fait des peuples le sujet de sa théorie politique mondiale.

Rawls croit, sans doute aussi fermement que quiconque, que tous les êtres humains doivent être considérés comme libres et égaux entre eux. Cependant, il croit encore plus profondément que les humains ne doivent être contraints que si la contrainte est en accord avec l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et qu’ils jugent acceptable. Dès lors que l’on ne peut pas présumer que les individus, partout dans le monde, se considèrent comme libres et égaux et devant interagir de façon équitable entre eux par-delà les frontières nationales, on ne peut pas non plus légitimement mettre en place des institutions sociales dotées d’un pouvoir de coercition présupposant une telle attitude et disposition d’esprit de leur part[23]. En fait, ces institutions seraient illégitimes, même dans un monde peuplé uniquement de libéraux qui partagent tous la conception de la justice comme équité, tant qu’il manque à la culture politique publique de ce monde (ou de notre monde) un impératif contraignant pour les membres des différents peuples et leur dictant d’interagir de façon équitable entre eux[24]. Pour Rawls, une structure de base cosmopolitique ne peut satisfaire à l’exigence fondamentale de la légitimité.

La culture politique publique à l’échelle mondiale insiste cependant sur le fait que les peuples, considérés comme libres et égaux entre eux, doivent entretenir des relations équitables. À partir de ces idées fondamentales de li­­ber­té, d’égalité et d’équité, Rawls peut élaborer, pour les institutions mon­diales, les principes qui, selon lui, sont susceptibles de répondre aux exigences de la légitimité. Seuls de tels principes, basés sur des valeurs publiquement reconnues par tous, peuvent fonder les institutions d’un ordre mondial acceptable par tous. Les principes étatistes avancés dans The Law of Peoples appartiennent à ce type de principes dont Rawls croit qu’ils satisfont aux exigences fondamentales de la légitimité.

Qu’est-ce que le cosmopolitisme?

Après avoir retracé les raisons de l’étatisme de Rawls, nous arrivons maintenant à une question inattendue. En quoi la théorie de Rawls est-elle, après tout, une théorie étatiste? Pourquoi The Law of Peoples ne peut-il pas être considéré comme souscrivant au cosmopolitisme? La question se pose à cause de la façon dont le cosmopolitisme a été défini par les philosophes. La définition la plus largement acceptée est celle que nous fournit Pogge: « L’idée centrale du cosmopolitisme moral est que l’être humain possède une pertinence à l’échelle globale en tant qu’il constitue l’objet premier de notre souci moral[25]. »

Voilà l’idée courante selon laquelle, dans le cosmopolitisme, l’individu constitue l’élément central de la question morale. Mais selon le critère établi par Pogge, The Law of Peoples est une théorie morale cosmopolitique. Nous l’avons vu, au niveau le plus fondamental de sa théorie, Rawls exige que les principes appliqués par un pouvoir coercitif soient justifiables aux yeux des individus concernés. Les individus sont donc, dans la théorie rawlsienne de la justice globale, « l’objet premier de notre souci moral ». En effet, il est difficile d’imaginer une théorie plausible sur cette question qui ne soit pas « cosmopolitique » au sens où Pogge l’entend. Soutenir que les États constituent l’objet premier de notre souci moral — ce que la théorie de Rawls ne dit certainement pas — serait plus qu’un peu bizarre.

Dès lors, si la théorie de Rawls et les théories cosmopolitiques, comme celle de Pogge, peuvent être distinguées, elles doivent l’être sur la base d’un autre critère. Pour déterminer celui-ci il est nécessaire de distinguer, dans chaque théorie, le fondationnel du principiel. Sur le plan fondationnel une théorie normative détermine la nature des objets premiers du souci moral ainsi que la relation morale fondamentale qu’ils entretiennent entre eux. Sur le plan principiel une théorie énonce les règles qui doivent présider à la distribution des droits et des autres avantages[26]. Pour prendre un exemple qui nous est familier, dans la théorie rawlsienne de la justice domestique le niveau fondationnel exige que les citoyens, considérés comme libres et égaux, interagissent de façon équitable au sein d’un système de coopération sociale. Pour ce qui est des principes, Rawls propose deux principes de justice que nous connaissons bien et qui régissent la distribution des droits et autres biens aux individus. La théorie de la justice nationale de Rawls est donc centrée sur les individus tant au niveau des fondements qu’au niveau des principes. En revanche, une théorie de la justice globale peut très bien être cosmopolitique de par ses fondements — contractualistes ou utilitaristes, par exemple — tout en étant étatiste dans ses principes.

Qu’une théorie soit étatiste ou cosmopolitique dans ses principes est fonction de la nature, telle que précisée par ces principes, des détenteurs de droits. Dans une théorie étatiste au niveau des principes, les États sont considérés comme étant détenteurs de droits, tandis que dans une théorie cosmopolitique au niveau des principes, ce sont les individus qui sont considérés comme étant détenteurs de droits. En fait, il nous est même permis d’être plus précis encore puisqu’au niveau des principes, il existe tout un spectre de théories entre ces deux points extrêmes. Dans les théories étatistes pures, les États sont détenteurs de droits. Dans les théories cosmopolitiques pures, les détenteurs de droits sont les individus comme tels, définis sans aucune référence à leur appartenance nationale. Entre ces deux théories pures, il y a tout un éventail de théories mixtes. Pour ces théories mixtes, les détenteurs de droits sont définis ou bien comme des individus qui représentent les États — tels que les soldats ou les ambassadeurs — ou bien comme des individus qui vivent sur le territoire des États, tels que les membres de la population civile[27].

En distinguant les théories de cette façon, nous aboutissons à des réponses intuitivement correctes. Alors que la théorie de Rawls et celles des défenseurs du cosmopolitisme sont centrées sur les individus au niveau des fondements, les théories cosmopolitiques contemporaines — où nous trouvons des extensions à l’échelle mondiale du principe de différence et du principe d’égalité équitable des opportunités — sont purement cosmopolitiques quant aux principes. Dans ces théories cosmopolitiques, les individus comme tels sont détenteurs de droits. The Law of Peoples, où les principes précisent que les États sont détenteurs de droits, est une théorie étatiste en principe [28]. La distinction entre les deux niveaux de ces théories nous permet de situer celles-ci à la place qui leur revient.

Il y a cependant un dernier problème qui doit être résolu avant que cette grille de classification ne puisse être jugée fiable. Il a trait à la façon dont on détermine le contenu exact du « niveau des principes » de chaque théorie. En effet, comment identifie-t-on les principes qui, pour une théorie donnée, nous permettent de classer celle-ci comme étant étatiste ou cosmopolitique? Après tout, si nous considérons la norme fondamentale de légitimité de Rawls comme étant le principe de base de son système, alors nous classerons encore sa théorie dans la mauvaise catégorie. La norme fondamentale de légitimité, nous l’avons vu, se réfère aux individus comme tels. Ce sont les individus qui confèrent aux institutions leur légitimité, donc, si nous considérons cette norme fondamentale de légitimité comme étant le principe de base du système de Rawls, sa théorie sera encore classée comme étant cosmopolite. Inversement, une théorie comme celle de Pogge pourrait très bien comprendre un principe stipulant que les États doivent disposer de certains droits (à l’autodéfense, par exemple), dans la mesure où ces droits permettent de garantir aux individus les droits, les opportunités et les ressources auxquels ils peuvent prétendre. Nous serions alors portés à conclure que la théorie de Pogge est étatiste au niveau des principes, ce qui serait encore erroné.

Ce qu’il nous faut trouver ici, c’est une manière de préciser quels principes caractérisent une théorie comme étant étatiste ou cosmopolitique au niveau des principes. Ce que nous cherchons ici, c’est ce que nous pourrions appeler les principes premiers d’une théorie. Les principes premiers d’une théorie sont les principes les plus spécifiques d’une théorie, ceux qui ne varient pas selon les contingences. Dans The Law of Peoples, ce sont les huit principes liant les peuples entre eux qui satisfont cette définition. Ces principes sont plus spécifiques que sa (très générale) norme fondamentale de légitimité, mais ils s’appliquent également à l’ordre mondial indépendamment des circonstances contingentes. Dans une théorie comme celle de Pogge, les principes premiers sont ceux qui définissent les droits des individus (par exemple, l’égalité équitable des chances), puisque ces principes sont les plus spécifiques de sa théorie et qu’ils ne varient pas selon les contingences. Tout principe étatiste qui, dans la théorie de Pogge, attribuerait des droits aux États ne le ferait que de façon contingente. La théorie cosmopolitique de Pogge n’octroierait des droits aux États que dans la mesure où cela permettait, dans certaines circonstances données, de réaliser les principes plus fondamentaux centrés sur l’individu.

L’impossibilité du cosmopolitisme pur

En utilisant ce système de classification, qui permet de distinguer les théories cosmopolitiques et étatistes sur la base des attributs des principes premiers, nous arrivons encore une fois à des conclusions intuitivement correctes. Pour ce qui est des principes, la théorie de Rawls est étatiste alors que celle de Pogge est cosmopolitique. Pourtant, la distinction conceptuelle que nous avons éta­blie entre ces deux types de théories nous conduit de nouveau à un constat étonnant. L’objet de l’étonnement ne se limite pas aux aspects formels des théories dont il est question ici; il réside plutôt dans le fait qu’il ne peut pas y avoir de théorie purement et complètement cosmopolitique. En fait, il ne peut exister de théorie portant sur les affaires mondiales et dont tous les principes premiers ne réfèreraient qu’aux individus, sans aucun égard à leur appartenance nationale.

L’impossibilité d’une théorie purement cosmopolitique apparaît lorsque nous abordons une question que nous avons évoquée au tout début de cet article: celle de la paix et de la guerre. Tant que nous accepterons la thèse de Kant voulant que la construction d’un État mondial soit impossible, les principes premiers encadrant la conduite d’un conflit devront faire référence aux États. Même si nous tentions de mettre l’accent sur les individus en faisant d’eux, et non des États, les détenteurs de droits, nous serions incapables d’effacer des principes premiers toute référence à l’appartenance territoriale des individus. L’attribution des droits de base individuels doit relier les individus à leur État; ainsi, au niveau des principes, même les théories les plus axées sur l’individu doivent contenir certains principes mixtes. Examinons maintenant cet argument de façon plus détaillée.

La grande majorité des théoriciens contemporains acceptent la thèse de Kant selon laquelle un gouvernement mondial serait ou bien perpétuellement instable ou bien intolérablement oppressif. Les avocats du cosmopolitisme, nous l’avons vu, préfèrent parler de dispersion de l’autorité dans diverses unités territoriales et de transfert de la souveraineté vers les paliers de gouvernement soit inférieurs soit supérieurs à l’État. La subsidiarité, non la gouvernance du monde, est le principe directeur des modèles institutionnels cosmopolites.

S’il n’y a pas d’État mondial, cependant, il y aura toujours des frontières territoriales et des forces armées pour les défendre. Le territoire est propriété; et aucun régime de propriété ne peut être stable si les limites de la propriété ne sont pas défendues par un pouvoir coercitif. Dès lors qu’il n’y aura jamais d’État mondial pour protéger les frontières territoriales, ce pouvoir coercitif doit continuer à être exercé de l’intérieur des entités nationales elles-mêmes. Il en va ainsi pour le pouvoir de contrôle sur l’armée qui ne peut être transféré — du moins d’une façon réaliste — à des paliers infra-étatiques (tels que des provinces ou des villes). Nous avons toutes les raisons de croire que le transfert du pouvoir de contrôler les armes modernes (comme les missiles nucléaires et les bombardiers équipés de bombes perforantes) à des entités politiques plus petites que l’État ne ferait qu’accroître l’instabilité militaire. Et il est bien sûr utopique de penser que ces armes pourraient disparaître à jamais en l’absence d’un régime visant à mettre en oeuvre leur destruction et leur non-prolifération. Quels que soient les aspects de la souveraineté qu’on pourrait songer à soustraire à l’échelle nationale, il demeure que les États doivent conser­ver le pouvoir de s’opposer à toute invasion militaire.

En fait, quel que soit le monde que nous pourrions rêver d’avoir, l’existence de forces armées territoriales demeurera nécessaire, même, par exemple, dans un monde où les principes égalitaristes régissant la distribution des droits individuels de propriété seraient pleinement réalisés. Indépendamment de la fa­çon dont la propriété est distribuée, il doit y avoir un pouvoir de coercition capable d’empêcher un groupe se situant d’un côté d’une frontière territoriale de s’emparer des ressources se trouvant de l’autre côté. En l’absence d’un État mondial disposant d’un pouvoir global de coercition, les seules forces pouvant remplir ce rôle sont les armées nationales. Il semble bien qu’il n’y ait pas d’échappatoire au système de règles décrit par Rawls d’après lequel chaque territoire est autorisé à entretenir des forces armées pour défendre ses frontières.

Si les armées territoriales doivent être maintenues et leur usage permis, alors le droit individuel à l’intégrité physique, qui est un droit de base, ne peut être défini sans référence à l’appartenance territoriale des individus. Si nous acceptons l’existence de forces armées territoriales, alors nous devons conti­nuer d’accepter des principes, comme les règles usuelles de la guerre, qui permettent aux individus de tuer et d’être tués au nom de la protection de l’intégrité territoriale. Et ces principes référeront inévitablement aux individus en tant qu’ils vivent sur leur territoire. Par exemple, ces principes réfèreront aux individus, non pas « en tant que tels », mais en tant qu’ils sont des soldats d’une armée nationale ou des membres de la population civile d’un territoire donné. Il ne peut y avoir de principe cosmopolitique pur énonçant simplement que « nul ne doit tuer d’autres individus à moins qu’il ne se trouve en situation de légitime défense ». Les principes qui ont trait aux individus doivent être précisés afin de permettre de relier ceux-ci à leur territoire, par exemple: « Nul ne doit tuer d’autres individus sauf en cas de légitime défense, à moins que l’individu attaqué fasse partie d’une armée ennemie. » Ou encore, « ... à moins que l’individu attaqué ne soit membre d’une population civile ennemie qui est inévitablement mise en péril dans le cours d’une attaque dirigée contre une cible militaire ennemie ».

En ce qui a trait à la guerre, nous acceptons habituellement sans broncher ces principes étatistes. Prenons comme exemple la première guerre du Golfe. Après l’invasion irakienne du Koweït, en 1990, les soldats américains se sont rendus au Moyen-Orient et ont tué plusieurs milliers de soldats et de civils irakiens. Nous ne pensons pas pour autant que ces Américains ont violé les droits de base de ces Irakiens. Les soldats américains n’étaient pas des meurtriers, et ce, même si les Irakiens tués ne menaçaient pas (avant l’invasion américaine) la vie des Américains ou, au demeurant, la vie de quiconque[29]. Les militaires américains qui ont tué des soldats irakiens étaient justifiés de le faire parce que ces derniers représentaient un État contre lequel les États-Unis étaient en guerre. De même, au moins quelques-unes des attaques américaines qui ont tué des civils irakiens étaient justifiées parce que ceux-ci se trouvaient à proximité de cibles militaires irakiennes. En l’absence d’un pouvoir mondial, les principes permettant que ces gens soient tués sont indispensables. Les règles de la guerre sont, dans ce sens, incompatibles avec un cosmopolitisme pur. Par conséquent, l’ordre mondial ne peut reposer sur un ensemble de principes cosmopolitiques purs.

Un défenseur du cosmopolitisme pourrait concéder l’inéluctabilité de l’éta­tisme dans le cas de la guerre et de la paix, tout en tentant de nier que cela entache la pureté de sa théorie. Il pourrait soutenir qu’au niveau le plus fondamental, sa théorie a uniquement trait aux individus comme tels et à leur intégrité physique. Il pourrait admettre que le seul système d’institutions mondiales capable de garantir l’intégrité physique des individus exige l’existence de forces armées territoriales. Cependant, une telle concession ne compromet pas, pourrait-il arguer, l’intégrité du cosmopolitisme. Le cosmopolitisme pourrait encore s’appuyer sur une liste de principes qui, au « niveau le plus fondamental » réfèrent aux individus sans aucune mention de leur appartenance territoriale, par exemple: « Les individus ont le droit de se protéger contre toute atteinte à leur intégrité physique. » Le cosmopolitisme pourrait demeurer pur en principe, parce que les individus comme tels constitueraient toujours l’objet premier de la théorie.

Cependant, cette réponse ne peut en fait préserver la pureté du cosmopolitisme. En effet, comme nous l’avons vu, les individus constituent également l’objet premier de la théorie proposée dans The Law of Peoples. La théorie de Rawls s’appuie sur sa norme fondamentale de légitimité, qui prend la justification accordée par les individus comme la mesure de la légitimité du pouvoir coercitif. Dans ses fondements, la théorie de Rawls, tout comme celle des cosmopolitiques, concerne les individus comme tels. Pour conserver la spécificité de leur théorie, les défenseurs du cosmopolitisme doivent se distin­guer des étatistes en ce qui a trait aux principes premiers. Or c’est à ce niveau que les théories cosmopolitiques doivent perdre leur pureté et admettre au moins certains principes mixtes. En effet, tant qu’il n’y aura pas de gouvernement mondial, les principes qui régissent les conflits armés réfèreront invariablement aux États. Et, ainsi, la référence aux États apparaîtra dans toute spécification des droits de base des individus qui se voudra valide, indépendamment des circonstances contingentes[30].

Stanley Hoffman a récemment souligné que « nous vivons dans un monde dont l’un des secteurs sensibles, concernant la sécurité et la survie, demeure une zone de fragmentation, alors qu’un autre secteur, qui a trait à la prospérité et à la croissance, est une zone d’intégration[31] ». Les cosmopolites contemporains ont tablé sur l’intégration croissante de cette seconde zone pour défendre des réformes sociales et économiques progressistes, sans porter attention au fait que la première zone demeure fragmentée entre des entités nationales. Les théoriciens du cosmopolitisme ont tenu pour acquis un contexte général de paix sans pour autant expliquer la façon dont la paix peut-être préservée.

Les principes étatistes tels que Jus ad bellum et Jus in bello sont de loin les doctrines normatives les plus développées dont nous disposons concernant la régulation des affaires mondiales. L’indifférence manifestée par les théoriciens du cosmopolitisme à l’endroit des questions relatives à la guerre et à la paix donne à penser qu’ils ont sous-estimé l’importance primordiale de la stabilité politique à l’échelle mondiale. Comme Brian Barry en a déjà fait la remarque, dans l’arène mondiale « le problème d’établir un ordre pacifique éclipse tous les autres[32] ». Pour résumer cela dans un slogan, nous pourrions ajouter: « Pas de justice sans paix. » Ce qui revient à dire que la paix est la première condi­tion de la justice; sans la paix, aucune réforme économique progressiste n’est possible. Et, en l’absence d’un gouvernement mondial, les principes de la paix qui permettent le maintien d’un ordre mondial stable seront inévitablement étatistes.

Conclusion

Si la position défendue par Rawls dans The Law of Peoples est correcte, le cosmopolitisme n’est pas une théorie capable de satisfaire aux exigences de la légitimité politique. De plus, si l’argument développé dans la dernière section est lui aussi correct, le cosmopolitisme ne peut élaborer la théorie complète d’un ordre mondial stable. La stabilité mondiale, qui aurait étonné l’observateur des années 1950, et la division des individus entre des entités étatiques, qui aurait étonné l’observateur des années 1850, ne sont pas dépourvues de tout lien. L’État est la seule forme d’organisation que les êtres humains ont jusqu’à présent trouvée pour limiter la capacité de destruction des armes qu’ils ont créées. Il est évidemment loin d’être parfait, mais, comme nous l’avons vu, les théoriciens du cosmopolitisme n’ont pas réussi à trouver une autre façon ne serait-ce que d’imaginer des principes pour l’édification d’un monde pacifique sans État. L’étatisme libéral, tel qu’on le retrouve dans The Law of Peoples, de Rawls, est la seule perspective englobante dont nous disposions pour concevoir une moralité mondiale.