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Dans son ouvrage Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Bernard-Henri Lévy analyse l’émergence de la violence dans des pays du Tiers Monde où sévissent des guerres « oubliées » aux ravages incalculables. Il est scandalisé parce que, dans ces pays sinistrés, les guerres n’ont pas de sens, à la différence des guerres dites « justes » ou « injustes », lesquelles étaient liées aux conquêtes, aux résistances diverses ou à la construction de certains États-nations. Son indignation ne réside pas dans le fait même de la mort : c’est qu’elle survient « pour rien », et surtout dans le contexte qu’il qualifie de guerres « sans mémoire ». Parlant du Burundi, il soutient :

Les protagonistes des guerres, d’habitude, capitalisent sur leurs victoires et même sur leurs défaites. De cette capitalisation, glorieuse ou douloureuse […] ils tirent une part de l’énergie qui leur est nécessaire pour continuer de se battre. Et ce double procès […] suppose un travail d’inscription dans le temps, d’indexation sur une durée commune, de commémoration, monumentalisation, documentation — il suppose rien de moins que l’écriture d’une Histoire et la constitution d’une tradition […] Or, ici, rien de tel. Pas d’archives, pas de monuments du souvenir. Pas de stèles. À peine une presse[1].

Cette réflexion de Bernard-Henri Lévy tient d’au moins trois facteurs. Il y a, d’abord, cette « boulimie commémorative d’époque[2] » dont parle Pierre Nora dans son étude des lieux de mémoire en France. L’opération mémorielle, ici, consiste essentiellement à repérer et surtout sélectionner les sites, traces, documents et lieux permettant de célébrer les faits historiques français. L’affinité est évidente, chez Pierre Nora, entre les lieux inventoriés et les exploits successifs de la France, ce qui débouche sur une sorte de chauvinisme discret. Ensuite, on ne peut éluder une certaine tradition historiographique (Bernard-Henri Lévy et Pierre Nora en seraient des tenants), souvent commune en Europe, qui hésite, hégémonie culturelle oblige, à valider d’autres sources, repères et traces pouvant permettre de constituer tout aussi efficacement une mémoire historique collective. La tradition orale africaine en est un exemple intéressant. Enfin, la commémoration est perçue dans une dimension toujours collective. Autrement dit, c’est par le groupe social ou national qu’on construit la mémoire. Lorsqu’il est convoqué, l’individu n’est que le délégué du groupe auquel il appartient. La mémoire du sujet n’est qu’une lointaine métonymie de la mémoire sociale/nationale que l’institution se charge de légitimer, ce qui, du coup, enlève toute identité et même toute existence au porteur (des marques) de cette mémoire. C’est pourquoi, par exemple, les amputés de guerre et autres soldats que les gouvernements exhibent annuellement sont moins reconnus pour les profondes blessures qu’ils portent que pour leur participation à un événement inscrit dans l’histoire collective. En approfondissant davantage les perceptions de Bernard-Henri Lévy et celles de Pierre Nora, on se rend compte qu’elles tiennent d’une perception un peu réductrice, trop idéologique de la trace ou du lieu de mémoire. Selon Paul Ricoeur pourtant :

C’est […] dans le phénomène de la trace que culmine le caractère imaginaire des connecteurs qui marquent l’instauration du temps historique. Cette médiation imaginaire est présupposée par la structure mixte de la trace elle-même en tant qu’effet signe. […] Ce sont précisément les activités de préservation, de sélection, de rassemblement, de consultation, de lecture enfin des archives et des documents, qui médiatisent et schématisent, si l’on peut dire, la trace, pour en faire l’ultime présupposition de la réinscription du temps vécu (le temps avec le présent) dans le temps successif (le temps sans présent)[3].

Même si la perception de Paul Ricoeur reste « conventionnelle », elle ouvre significativement le concept de trace, en en faisant un signe ramenant le passé au présent. Dès lors, on pourrait, en capitalisant sur l’existence des traces ou des marques, définir plus tard avec lui les lieux de mémoire comme « des inscriptions, au sens large donné à ce terme dans nos méditations sur l’écriture et l’espace[4] ». Et dans ces perspectives justement, ce qui échappe à Paul Ricoeur et à Bernard-Henri Lévy et qui s’explique par leurs présupposés méthodologiques ou idéologiques, c’est que cette inscription dans le temps ne se fait pas nécessairement par l’écriture, la peinture ou un récit conventionnel. Si la mémoire n’est pas conservée par un témoignage (généralement écrit) ou n’est séquestrée dans aucune archive, on ne peut pas conclure que celle-ci, les traces et les marques qui permettent de constituer cette mémoire collective, n’existent pas. Elles sont repérables dans d’autres sites mémoriels non conventionnels comme le corps, l’espace ou le langage. Les textes d’Ahmadou Kourouma en constituent justement un excellent exemple, particulièrement en ce qui a trait à la violence.

En effet, les productions littéraires de Kourouma peuvent être définies comme relevant d’une esthétique de la violence. Dans tous ses textes, principalement les deux derniers romans, l’écrivain ivoirien s’emploie à figurer les désastres culturels et politiques de l’Afrique contemporaine. Qu’il s’agisse de l’excision traumatique de Salimata dans Les soleils des indépendances, de la violence des conquêtes coloniales dans le même roman comme dans Monnè, outrage et défis, des dictatures ubuesques dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Kourouma semble véritablement faire de la violence une catégorie esthétique. Mais la véritable architecture de la violence (ou d’une violence épique et démentielle) est certainement celle de ses deux derniers récits, Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non, textes qui parlent des atrocités de la guerre civile au Libéria, en Sierra Leone et en Côte d’Ivoire. Que ses romans figurent des faits de violence est déjà suffisant pour soutenir qu’ils peuvent en porter la mémoire, car celle-ci s’inscrit d’abord dans le procès narratif à cause de la charge des mots. Mais il se trouve que certains textes de Kourouma convoquent des tragédies de l’histoire africaine immédiate, ainsi que tous ses acteurs et ses espaces ayant donné lieu à son étalement épique. Autrement dit, Kourouma se sert de la fiction pour convoquer l’Histoire, mais surtout pour la contester ou l’élucider. Dès lors, le récit se comporte comme un véritable « piège », pour reprendre le titre de Louis Marin[5], car la construction des faits et de l’intrigue aspire à concurrencer la réalité ou même à la remplacer. Et, si l’on soutient avec Paul Ricoeur, que « l’histoire imite dans son écriture les types de mise en intrigue reçus de la tradition littéraire […]. Le même ouvrage peut être ainsi un grand livre d’histoire et un admirable roman[6] », on se rend compte que la mémoire, et même les mémoires, se bousculent dans les oeuvres d’Ahmadou Kourouma.

Nous nous consacrerons essentiellement aux inscriptions de la mémoire de la violence dans les textes narratifs du romancier ivoirien. Nous explorerons, essentiellement dans une perspective spatiale, des lieux non conventionnels, « insolites » de la mémoire culturelle et politique, des lieux qui sont en général constitués par d’anonymes sujets sociaux pourtant porteurs des marques d’une tragique histoire collective. Le corps en est un exemple significatif.

Corps-mémoire, mémoire-corps de la violence

L’enchantement qui a suivi la publication des Lieux de mémoire, la trilogie de Pierre Nora[7], cache en réalité un peu mal « sa tendance à réduire le lieu de mémoire au site topographique et à livrer le culte de mémoire aux abus de la commémoration[8] », une mémoire dont les nombreux trous permettent d’« oublier » soigneusement des aspects douloureux de l’histoire contemporaine de la France comme le soulignent Réda Bensmaïa et Emily Apter[9]. En s’éloignant un peu d’une perception si étroite de la mémoire ou de l’histoire, et surtout en approchant les romans d’Ahmadou Kourouma dans leurs discours sur le corps et l’espace, on se rend compte qu’il est impératif de déplacer ou de diversifier les lieux de la mémoire. Ceux-ci, dès lors permettent, à travers l’histoire culturelle et politique des sujets, de déterminer une herméneutique et une économie politique de la douleur dont l’excision est une manifestation.

Le corps est chez Kourouma avant tout une « surface d’inscription des évènements, lieu de dissociation du Moi, volume en perpétuel effritement[10] », et les rituels d’excision qu’il subit sont, dans ses romans, des processus qui facilitent la socialisation du sujet en lui permettant de préserver l’honneur de sa famille. Lorsqu’une vieille femme, dans Les soleils des indépendances, dit : « Ma fille, sois courageuse ! Le courage dans le champ de l’excision sera la fierté de la maman et de la tribu » (S, 35), c’est parce que « la marque sur le corps désigne à la fois celui qu’il faut exclure et celui qu’il faut sauvegarder[11] ». Malgré sa forte résistance, Salimata finit par subir l’affreuse ablation de son organe :

Elle revoyait chaque fille à tour de rôle dénouer et jeter le pagne, s’asseoir sur une poterie retournée, et l’exciseuse, la femme du forgeron, la grande sorcière, avancer, sortir le couteau, un couteau à la lame recourbée, le présenter aux montagnes et trancher le clitoris considéré comme l’impureté, la confusion, l’imperfection, et l’opérée se lever, remercier la praticienne et entonner le chant de la gloire et de bravoure répété en choeur par toute l’assistance. […] La praticienne s’approcha de Salimata et s’assit, les yeux débordants de rouges et les mains et les bras répugnants de sang, le souffle d’une cascade. Salimata se livre les yeux fermés, et le flux de la douleur grimpa de l’entrejambe au dos, au cou et à la tête, redescendit dans les genoux ; elle voulut se redresser pour chanter mais ne le put pas, le souffle manqua, la chaleur de la douleur tendit les membres, la terre parut finir sous les pieds, […] elle se cassa et s’effondra vidée d’animation…

S, 36-37

Il y a même pire : en plus de l’excision qui la laisse à moitié morte, Salimata est violée par Tiékoura. Mais si ce viol est lui aussi une atteinte qui marque le corps, il ne laisse pas de signe physique comme l’ablation que subissent toutes les jeunes filles de la communauté. Il n’est d’ailleurs que la manifestation d’un délire individuel qui n’engage en rien la trajectoire culturelle collective. Par contre, le corps féminin, comme le corps masculin des garçons circoncis, garde des cicatrices d’actes rituels qui se répètent annuellement et qui constituent l’histoire et l’identité culturelles d’une collectivité dont on ne peut se séparer et dont les codes passent, entre autres, par ce marquage des corps : corps secrets, couverts, mais qui se souviennent des traumatismes subis et de la pénétration des lames non stérilisées. Celui de Salimata et ceux de ses pairs deviennent ainsi le site cicatrisé d’une violente mémoire collective dont la commémoration dans la douleur ne dure que l’instant de la chirurgie. Dès la fin de la cérémonie, le corps excisé de Salimata porte seul sa marque et les douleurs qui lui sont associées, dans un anonymat tragique. Cela se remarque encore dans Allah n’est pas obligé.

La spécificité de ce roman de Kourouma par rapport à la mémoire corporelle est la circonstance de son irruption. L’excision est ici associée à la guerre. Si le narrateur Birahima se retrouve dans de nombreux groupes de criminels et des escouades d’enfants-soldats, c’est parce qu’il est à la recherche de sa mère. Comme Salimata et toutes les femmes, la mère de Birahima subit le rituel fatal. Elle est, elle aussi, presque morte sur l’abattoir, mais est sauvée in extremis par la chirurgienne simplement parce qu’elle est jolie :

Et Moussokoroni, en voyant ma maman en train de saigner, en train de mourir, a eu pitié parce que ma maman était alors trop belle. […] L’exciseuse avait un bon coeur et elle a travaillé. Avec sa sorcellerie, ses adorations, ses prières, elle a pu arracher ma maman au méchant génie meurtrier de la brousse. Le génie a accepté les adorations et les prières de l’exciseuse et ma maman a cessé de saigner. Elle a été sauvée. Grand-père et grand-mère, tout le monde était content au village et tout le monde a voulu récompenser, payer au prix fort l’exciseuse ; elle a refusé. Carrément refusé.

A, 23

Ce qu’on peut noter dans le cas de la mère de Birahima comme dans celui de Salimata, c’est l’intensité de la douleur et la proximité de la mort. Cette mort, à laquelle les deux personnages échappent, est simplement la mort totale, puisqu’elles sont déjà mortes à leur clitoris qui porte la marque de la chirurgie. Au-delà donc de la douleur, l’atteinte à l’intégrité corporelle met le sujet sous le mode du décès programmé, puisque la mort est indicible et déjà imposée. Selon Françoise Couchard :

Celui qui souffre investit totalement l’endroit du corps douloureux ; cet investissement, en augmentant avec la douleur, finit par trouer le moi, par le vider de sa substance, excepté, peut-être si des circonstances extérieures parviennent à le décentrer de la source de cette douleur. Cette capacité de certains individus à mobiliser des mécanismes de clivage leur permet d’isoler les parties souffrantes du corps, pour les traiter comme des parties mortes. […] le sujet qui souffre et que la douleur envahit ne réussit ni à la nommer, ni à y mettre les mots[12].

Cette analyse est particulièrement intéressante pour ces romans de Kourouma dans lesquels les sujets dont les corps subissent les effets de la marche de l’histoire sont essentiellement des enfants, surtout des jeunes filles que la guerre protège paradoxalement du viol, pour assurer une mutilation postérieure.

Parmi les nombreux acteurs de la guerre civile en Sierra Leone, Birahima mentionne la soeur Hadja Gabrielle Aminata qui « était tiers musulmane, tiers catholique et tiers fétichiste. Elle avait le grade de colonel parce qu’elle avait une grande expérience des jeunes filles pour avoir excisé près de mille filles pendant vingt ans » (A, 186). Ce qui est insolite, c’est que son grade n’a rien à voir avec son expérience militaire. Profitant de l’anarchie que suscite la guerre, Garbrielle se crée une véritable institution qui lui permet d’accueillir les jeunes filles et de contrôler leur corps :

Pendant sa riche carrière d’exciseuse, soeur Gabrielle Aminata s’était refusée, carrément refusée, à exciser toute fille qui avait perdu sa virginité. C’est pourquoi elle s’était mis dans la tête pendant cette période trouble de la guerre tribale de protéger, quoi qu’il arrive, la virginité des jeunes filles en attendant le retour de la paix dans la patrie bien-aimée de Sierra Leone. Et cette protection, elle l’accomplissait avec le kalach. Cette mission de protection de la virginité avec le kalach était accomplie avec beaucoup de rigueur et sans le soupçon d’une petite pitié.

A, 187

La guerre semble donc protéger les jeunes filles contre le viol et la perte de leur virginité. Mais il ne s’agit que d’une sorte de violence différée car soeur Gabrielle prépare les filles à une violence plus atroce qui leur arrachera une partie d’elles-mêmes pour la vie. La guerre, souvent associée au viol, comme dans Allah n’est pas obligé, devient une opération non seulement de conquête du pouvoir politique ou d’accumulation des richesses, mais aussi et surtout une occasion de programmer des chirurgies brutales. À travers l’excision donc, le corps marqué se souvient, devient marqueur de mémoire et la fin de la guerre devient l’occasion de renouveler une violence qui laisse une trace permanente. Comme l’écrit si bien Paul Ricoeur, le souvenir et l’expérience impliquent toujours « le corps propre et le corps des autres, l’espace vécu, enfin l’horizon du monde et des mondes, sous lequel quelque chose est arrivé[13] ».

Mais s’il s’agit dans ces cas d’actes culturels, il existe aussi dans Allah n’est pas obligé ce qu’on pourrait d’abord appeler des « amputations express ». Elles sont liées à la guerre et le narrateur en est à la fois l’acteur et le témoin. Un exemple troublant est celui de l’enfant-soldat Kik, qui, après avoir sauté sur une mine antipersonnel, voit sa jambe amputée sans anesthésie : « Au village, on le coucha dans une case. Trois gaillards ne suffirent pas pour tenir Kik. Il hurlait, se débattait, criait le nom de sa maman et, malgré tout, on coupa sa jambe juste au genou. Juste au genou. On jeta la jambe à un chien qui passait par là » (A, 94). Mais le plus important dans ce roman est la systématisation des supplices.

En effet, les « bandits » impliqués dans la gestion de la violence semblent trouver dans le supplice non seulement un mode de production des biens symboliques, mais aussi, spécialement, le moyen le plus sûr d’imposer une mémoire corporelle à la marche de leur pays. Selon Paul Ricoeur, « les mises à l’épreuve, les maladies, les blessures, les traumatismes du passé invitent [cette] mémoire corporelle à se cibler sur des incidents précis qui font appel principalement à la mémoire secondaire, au ressouvenir, et invitent à en faire récit[14] ».

Les récits d’horreurs sur les corps sont assez nombreux chez Kourouma. Les vidéos de la boucherie à laquelle a été soumis le corps de Samuel Doe, l’ancien dictateur du Libéria, continuent de circuler dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Mais Kourouma restitue, et resitue ces atrocités avec un réalisme repoussant qui permet de définir, avec des personnages portant les mêmes noms que les acteurs politiques impliqués dans ce conflit, les conditions d’inscription du corps dans la constitution de la mémoire historique :

Il le prit par l’oreille, le fit asseoir. Il lui coupa les oreilles, l’oreille droite après l’oreille gauche. […] Plus le sang coulait, plus Johnson riait aux éclats, plus il délirait. Le Prince Johnson commanda qu’on coupe les doigts de Samuel Doe, l’un après l’autre et, le supplicié hurlant comme un veau, il lui fit couper la langue. Dans un flot de sang, Johnson s’acharnait sur les bras, l’un après l’autre. Lorsqu’il voulut couper la jambe gauche, le supplicié avait son compte : il rendit l’âme.

[…]

Johnson délirant, dans de grandes bouffées de rires, commanda. On enleva le coeur de Samuel Doe. Pour paraître plus cruel, plus féroce, plus barbare et inhumain, un des officiers de Johnson mangeait la chair humaine, oui, de la vraie chair humaine. […] Ensuite, on monta rapidement un haut et branlant tréteau, en dehors de la ville, du côté là-bas de la route du cimetière. On y amena la charogne du dictateur et la jeta sur un tréteau. On la laissa exposée pendant deux jours et deux nuits aux charognards. Jusqu’à ce que le vautour royal, majestueusement, vînt lui-même procéder à l’opération finale. Il vint lui arracher les yeux, les deux yeux des orbites.

A, 138-139

Malgré la cruauté des actes et cette profanation de cadavres sans défense, il reste évident que les corps marqués sont sans vie, et que leur décomposition pourrait évacuer leur souvenir de la mémoire des humains. Mais il y a encore plus grave : les marques de supplice que portent les vivants rappellent sans cesse de douloureux moments de l’histoire des peuples figurés.

En effet, la guerre qui sévit dans Allah n’est pas obligé nourrit l’imagination des techniques de l’horreur. Le narrateur explique par exemple que pour imposer leurs services de vigiles aux patrons de grandes plantations, les chefs de guerre enlèvent les employés blancs, réclament une rançon, puis restituent les travailleurs avec des doigts ou une oreille en moins. Si la Sierra Leone possède aujourd’hui un nombre record de manchots, d’amputés, de borgnes ou de personnes avec une seule oreille, c’est à cause de la démence de Foday Sankoh, un chef de guerre que met en scène le récit de Kourouma : pour empêcher la tenue des élections, il faut empêcher les électeurs potentiels de voter, de manière fort originale :

À la fin du cinquième jour de ce régime de retraite drastique […], la solution lui vint naturellement sur les lèvres, sous forme d’une expression lapidaire : « Pas de bras, pas d’élections. » […] C’était évident : celui qui n’avait pas de bras ne pouvait pas voter. […] Il faut couper les mains au maximum de personnes, au maximum de citoyens sierra-léonais. […] Foday donna les ordres et des méthodes et les ordres et les méthodes furent appliqués. On procéda aux « manches courtes » et aux « manches longues ». Les « manches courtes », c’est quand on ampute les avant-bras du patient au coude ; les « manches longues », c’est lorsqu’on ampute les deux bras au poignet.

Les amputations furent générales, sans exception et sans pitié. Quand une femme se présentait avec son enfant au dos, la femme était amputée et son bébé aussi, quel que soit l’âge du nourrisson. Autant amputer les citoyens bébés car ce sont des futurs électeurs.

A, 170-171

Cet acharnement répété sur le corps relève du rituel du châtiment public qui, selon Michel Foucault, doit être suffisamment éclatant et cruel pour marquer à la fois la victoire et la lutte, de façon à faire régner la peur. Il permet ainsi de rappeler la violence de l’histoire par le marquage du corps. De telles démonstrations relèvent d’une

mécanique du pouvoir [postcolonial] : d’un pouvoir qui non seulement ne se cache pas de s’exercer directement sur les corps, mais s’exalte et se renforce de ses manifestations physiques ; d’un pouvoir qui s’affirme comme pouvoir armé, et dont les fonctions d’ordre ne sont pas entièrement dégagées des fonctions de guerre ; d’un pouvoir qui fait valoir les règles et les obligations comme des liens personnels dont la rupture constitue une offense et appelle une vengeance ; d’un pouvoir pour qui la désobéissance est un acte d’hostilité, un début de soulèvement, qui n’est pas dans son principe très différent de la guerre civile ; d’un pouvoir qui n’a pas à démontrer pourquoi il applique ses lois, mais à montrer qui sont ses ennemis, et quel déchaînement de force les menace[15].

D’autre part, ces restes de corps, parce qu’ils constituent des êtres vivants, deviennent, du fait de leurs fractures et de leurs démembrements, de véritables lieux de mémoire. À moins qu’ils ne soient mangés lors de rituels anthropophages et disparaissent dans les intestins des guerriers, ces reliquats de chair témoignent de la violence d’une époque caractérisée par l’éclatement du social et la déréliction du politique. Ces têtes sans oreilles, avec un nez diminué ou un oeil crevé, ces demi-bras deviennent donc de véritables témoins du malheur qui permettent de constituer un savoir historique. Ces éléments de la mémoire corporelle

fonctionnent principalement à la façon des reminders, des indices de rappel, offrant tour à tour un appui à la mémoire défaillante, une lutte dans la lutte contre l’oubli, voire une suppléance muette de la mémoire morte. Les lieux « demeurent » comme des inscriptions, des monuments, potentiellement des documents, alors que les souvenirs transmis par la seule voix orale volent comme le font les paroles[16].

Mais si une chose est commune à ces porteurs, témoins ou acteurs de la mémoire corporelle, c’est que celle-ci s’établit avant tout par l’expérience des acteurs. Dans Allah n’est pas obligé et dans Quand on refuse on dit non, la mémoire se construit surtout dans le déplacement. Autrement dit, la marche narrative est nourrie par les mouvements que l’expérience historique impose aux acteurs fatalement nomades. Ce rapport est très bien analysé par Paul Ricoeur :

La transition de la mémoire corporelle à la mémoire des lieux est assurée par des actes aussi importants que s’orienter, se déplacer, et plus que tout habiter. C’est sur la surface de la terre habitable que nous nous souvenons avoir voyagé et visité des sites mémorables. Ainsi les « choses » souvenues sont-elles intrinsèquement associées à des lieux. Et ce n’est pas par mégarde que nous disons de ce qui est advenu qu’il a eu lieu. C’est en effet à ce niveau primordial que se constitue le phénomène des « lieux de mémoire », avant qu’ils deviennent une référence pour la connaissance historique[17].

Dans un tel contexte, et étant donné la dynamique spatiale qu’on repère chez Kourouma, l’exploration d’autres lieux de mémoire, ceux qui hébergent les corps sacrifiés ou suppliciés, devient une absolue nécessité.

Espace physique, narration et mémoire de la violence

Si on peut définir Birahima autrement que comme un enfant-soldat, on dira qu’il est un nomade. En effet, aussi bien dans Allah n’est pas obligé que dans Quand on refuse on dit non, sa trajectoire s’apparente à celle d’un personnage de roman d’apprentissage dont l’identité est définie par l’expérience qu’il acquiert — dans ce cas précis, à travers les voyages. Et ce qui est commun aux deux récits, c’est la prédominance de conflits armés qui contraignent le jeune enfant à un nomadisme permanent. Dans Allah n’est pas obligé, Birahima entreprend son voyage vers le Libéria parce que, à cause de l’éclatement de sa famille où règnent mort et terreur, il devient orphelin et est contraint d’aller à la recherche de sa tante. La violence originelle qu’il vit le pousse donc vers d’autres expériences non moins violentes qui le conduisent successivement au Libéria, en Sierra Leone puis en Côte d’Ivoire. S’il est une nature intertextuelle entre Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non, elle est d’abord médiatisée par le voyage qui oblige le jeune enfant-soldat à parcourir les espaces en guerre de trois pays au risque de sa propre vie :

Il y a quatre ou six mois (je ne sais exactement combien), j’ai quitté le Liberia barbare de Charles Taylor, son dictateur criminel et inamovible. Je me présente à ceux qui ne m’ont pas rencontré dans Allah n’est pas obligé. Je suis orphelin de père et mère. Je suis malpoli comme la barbiche d’un bouc. […]

J’ai fait l’enfant-soldat (small-soldier) au Liberia et en Sierra Leone. Je recherchais ma tante dans ces foutus pays. Elle est morte et enterrée dans ce bordel de Liberia […].

Q, 15

Mais ce qui semble être le destin de Birahima le rattrape. Il échappe à la violence familiale pour se retrouver dans un pays en guerre. Lorsqu’il parvient à s’en échapper pour la Côte d’Ivoire, une autre guerre le rattrape. On exagérerait à peine en disant que le jeune enfant est maudit, ou qu’il voyage avec la guerre. Celle-ci lui permet de se constituer en véritable témoin d’une histoire tumultueuse faite de viols et de massacres.

Toutefois, ces migrations de Birahima seraient sans importance si elles ne lui permettaient pas de témoigner du marquage de l’espace par la guerre. En effet, le Libéria et la Sierra Leone sont en proie à un ensemble de conflits qui oscillent entre une « guerre civile », qui oppose des factions de la population, et une « guerre sauvage », dont le seul but est de tuer[18]. Dans ce contexte, l’une des choses que les différentes bandes armées imposent, c’est la redéfinition topographique. Les pays sont divisés en zones de contrôle. Au Libéria, comme en Sierra Leone, la division de l’espace est déterminée par ses richesses et les dividendes que les protagonistes peuvent en tirer comme impôt ou rançons :

Sanniquellie comprenait quatre quartiers. Le quartier des natives, celui des étrangers, entre les deux il y avait le marché. Le marché c’était là que les samedis on exécutait les voleurs. À l’autre bout, au pied de la colline, le quartier des réfugiés et, sur la colline, le camp militaire où nous vivions. Le camp militaire était limité par des crânes humains portés par des pieux. Ça, c’est la guerre tribale qui veut ça. Bien au-delà des collines, dans la plaine, il y a la rivière et les mines. Les lieux étaient surveillés par des soldats-enfants. Les mines et la rivière où on lavait le minerai, c’était le bordel au carré.

A, 111

Ce qui est le plus intéressant dans le processus mémoriel est l’originalité du décor. À l’épouvante de mourir s’ajoutent désormais non seulement celle de mourir pour rien, sans aucune préparation, mais aussi, le refus de la sépulture. Ce décor insolite, qui est l’un des « reminders » du drame quotidien des populations, est d’ailleurs repris plusieurs fois dans le roman[19]. Certes, la terre est la destination finale de tout corps, mais le type d’architecture ou de marques que les guerriers lui imposent en dit beaucoup sur l’ampleur de la violence. À la place de fleurs ou de maisons, ce sont des restes de corps qui sont hissés sur des pieux qui, dès lors, deviennent un lieu tragique de mémoire.

Dans Quand on refuse on dit non, la terre joue le même rôle de porte-mémoire dans une double perspective. D’abord, le narrateur apprend par la narratrice Fanta que la terre en Côte d’Ivoire est l’objet d’enjeux politiques millénaires. Grâce à un savoir qu’elle doit à son éducation, Fanta élucide les conditions historiques de possession de la terre dans un pays d’immigration. À cause de discours politiques dangereux, la terre qui était autrefois occupée par des paysans réquisitionnés pour y travailler devient le centre du drame ivoirien. De son vivant, le président Houphouët-Boigny laissait qui travaillait la terre la posséder (Q, 61). À la suite de choix politiques hasardeux, les travailleurs qui occupent la terre en sont exclus. Du coup, la terre ne sert plus à travailler, mais à faire la guerre. Dans l’extrait qui suit, comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs, le récit élucide la place de la terre dans le déclenchement de la guerre civile en Côte d’Ivoire :

Les trois fuyards m’ont remercié, puis ils se sont présentés. C’étaient des Burkinabés, des agriculteurs burkinabés. Ils avaient été expulsés de leur plantation de cacao. Il y avait là le père, son épouse et leur fils. Le père avait acheté la terre à des Bétés quinze ans plus tôt. Depuis quinze ans, il cultivait la même plantation. Le président Houphouët avait dit que la terre appartenait à celui qui la cultivait. Le père avait quand même donné de l’argent aux autochtones. La terre lui appartenait donc deux fois : il l’avait achetée et il l’avait cultivée. Il vivait bien avec les villageois. Il était devenu un Bété parlant le bété aussi bien qu’un Bété. Mais voilà qu’étaient arrivées l’ivoirité et la présidence de Gbagbo. Ses amis villageois étaient venus lui dire de partir, d’abandonner sa terre, sa plantation, tout ce qu’il possédait. Il avait refusé, carrément refusé. Mais, ce matin même, les villageois s’étaient fait accompagner par des gendarmes. Les gendarmes lui avaient demandé de partir parce qu’ils ne pouvaient pas garantir sa sécurité ni celle de sa famille. Quand les Burkinabés avaient commencé à rassembler leurs bagages, les villageois s’étaient armés de coupe-coupe et avaient entrepris de les poursuivre.

Q, 61

Le destin de cette famille de réfugiés illustre à plusieurs égards la bataille qu’ils sont obligés de mener à nouveau pour pouvoir établir une mémoire topographique et culturelle. La terre, objet de tous les enjeux, se révèle être le premier générateur de conflits qui ne se justifient que par la possibilité ou l’impossibilité de l’habiter, de la marquer, c’est-à-dire d’y construire une mémoire politique et culturelle. Comme le souligne fort à propos Paul Ricoeur :

L’acte d’habiter […] constitue […] le lien humain le plus fort entre la date et le lieu. Les lieux habités sont par excellence mémorables. La mémoire déclarative se plaît à les évoquer et à les raconter, tant le souvenir leur est attaché. Quant à nos déplacements, les lieux successivement parcourus servent de reminders aux épisodes qui s’y sont déroulés. Ce sont eux qui après coup nous paraissent hospitaliers ou inhospitaliers, en un mot habitables[20].

C’est donc pour empêcher la construction de cette mémoire déclarative déployée à travers le lieu d’habitation et, surtout, du travail, que les Burkinabés sont traités comme des bêtes. Mais ce n’est pas tout, car la terre déclenche d’autres passions.

Aux conflits terriens s’ajoutent d’autres joutes politiques impliquant divers groupes ethniques[21] et de nombreuses milices, notamment les fameux « escadrons de la mort » qui sèment la terreur chez les Dioulas, coupables d’être soupçonnés de s’opposer au président Gbagbo qui est de l’ethnie bété. Dans ce contexte où la géographie, l’histoire et même l’anthropologie comptent, il n’est pas inutile de rappeler que les travailleurs burkinabés du Nord sont facilement assimilables aux Dioulas ivoiriens dont ils partagent la culture. Leurs destins sont donc liés, et dans les épurations ethniques successives qu’a connues la Côte d’Ivoire, les uns et les autres sont confondus. Remarquons dans l’extrait suivant l’ironie féroce avec laquelle le récit établit un rapport entre le viol de la terre, la production agricole et la qualité du cacao qui en est tiré :

Puis les militaires loyalistes et les jeunes militants ont apporté et donné des pelles, des pioches et des dabas aux Dioulas valides, aux imams et à toutes les personnes arrêtées. Les Dioulas valides et les imams ont creusé un grand trou profond et béant. Au bord du trou profond et béant, les loyalistes ont fait aligner les Dioulas valides et tous les arrêtés. Ils les ont mitraillés sans pitié comme des bêtes sauvages. Ils ont fait de leurs cadavres d’immenses charniers. Les charniers pourrissent, deviennent de l’humus, l’humus devient du terreau. Le terreau de l’humus des charniers est toujours recommandé, bon pour le sol ivoirien. C’est le terreau de l’humus des charniers qui enrichit la terre ivoirienne. La terre ivoirienne qui produit le meilleur cacao du monde. Walahé (au nom d’Allah, l’omniprésent) ![22]

Q, 25

La terre devient donc, on le voit, le lieu de plusieurs sacrilèges : non seulement on lui impose un décor d’épouvante avec des crânes humains, mais aussi on lui en offre un d’un type tout à fait singulier. Contrairement aux autres marques qui sont visibles, les charniers deviennent des marques cachées, c’est-à-dire des lieux de mémoire qui servent à occulter la mémoire et, donc, l’histoire, puisque les corps qui y sont entassés n’entrent dans l’histoire et dans le récit collectif que si la terre est découverte, c’est-à-dire ramenée à une certaine visibilité.

Il ne s’agit là que des aspects extrêmes du contrôle du sol. Dans les trois pays embrasés que parcourt Birahima, circuler n’est pas une donnée évidente. Alors que la Côte d’Ivoire est divisée en deux, le Nord peuplé de Dioulas et le Sud peuplé de Bétés et d’autres groupes qui expulsent et massacrent des Burkinabés et des Dioulas, la Sierra Leone et le Libéria ne sont pas affectés par une partition uniquement géographique. Les chefs de guerre se partagent le pays en fonction de la richesse du sous-sol. Le cas du Libéria est présenté de manière brutale par Birahima :

Quand on dit qu’il y a guerre tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand chemin se sont partagé le pays. Ils se sont partagé la richesse ; ils se sont partagé le territoire ; ils se sont partagé les hommes. Ils se sont partagé tout et tout et le monde entier les laisse faire. […] Et ce n’est pas tout ! Le plus marrant, chacun défend avec l’énergie du désespoir son gain et, en même temps, chacun veut agrandir son domaine.

A, 51, nous soulignons

La situation est exactement la même pour la Sierra Leone où les criminels contrôlent avant tout les zones diamantifères ou aurifères. Et dans les deux pays, pour s’assurer l’exclusivité de l’espace, on le marque, on y plante de nombreuses mines antipersonnel comme celle sur laquelle saute le petit Kik. On multiplie aussi de nombreux barrages et pièges dans lesquels les ennemis tombent presque toujours. Parce qu’il est porteur d’une arme et compte tenu de son expérience passée dans les champs de guerre libériens et sierra léonais, Birahima évolue presque librement en Côte d’Ivoire. Par contre, il sauve de nombreux Burkinabés ainsi que des exilés dioulas, ce qui lui permet de mieux s’affirmer devant Fanta qui est devenue sa seule raison de vivre. Au total, la violence passe aussi par un contrôle sévère de l’espace qui est « découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s’il bouge, il y va de sa vie, contagion ou punition[23] ». Mais le drame des sujets est qu’ils ne connaissent justement pas quelles sont les limites construites dans les espaces où ils se trouvent. Birahima et les autres déplacés se heurtent plusieurs fois à ces frontières, et ne doivent la vie sauve qu’à une forêt avoisinante qui sert aussi trop souvent à abriter les malfaiteurs. On le voit, la terre se retrouve au centre de tous les trafics parce que la guerre lui attribue des fonctions singulières. Les richesses qu’elle comporte deviennent de véritables malédictions à cause des horreurs qu’elle génère, et elle subit une hospitalité tragique en hébergeant les corps charcutés et décomposés de personnes dont le péché peut être aussi banal que l’ethnie ou l’appartenance politique. Tout cela, Kourouma le médiatise à travers Birahima qui assure presque seul la conduite des deux récits dans lesquels il est impliqué, implication qui lui permet aussi de contribuer à l’élaboration de la mémoire et de la connaissance historique.

En effet, Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non peuvent être présentés sous deux formes de configurations narratives, à savoir le témoignage et la pédagogie. Nous l’avons dit plus haut, le même personnage voyage d’un roman à un autre. Ce sont ses mouvements qui autorisent la narrativité dont l’élan dynamique est donné par la violence qui pousse Birahima à la recherche de sa tante. Narrateur-personnage, Birahima rapporte son expérience, laquelle est similaire à celle, non seulement de tous les enfants de son âge, mais aussi de toutes les populations affectées par la démence qui s’empare de l’Afrique de l’Ouest. Même si on ignore le contexte sociopolitique ayant généré l’oeuvre — lequel est suffisamment connu pour qu’on n’y revienne pas — le seul fait que Birahima est la principale autorité narrative situe son récit dans le régime du témoignage, élément fondamental de construction et de préservation de la mémoire. Selon Paul Ricoeur :

La spécificité du témoignage consiste en ceci que l’assertion de la réalité est inséparable de son couplage avec l’autodésignation du sujet témoignant. De ce couplage procède la formule type du témoignage : j’y étais. Ce qui est attesté indivisément est la réalité de la chose passée et la présence du narrateur sur les lieux de l’occurrence. Et c’est le témoin qui d’abord se déclare témoin. Il se nomme lui-même. Un déictique triple ponctue l’autodésignation : la première personne du singulier, le temps passé du verbe et la mention du là-bas par rapport à l’ici[24].

Ce privilège du témoignage, Birahima l’assure et l’assume pleinement dans les deux récits. Dès la première page d’Allah n’est pas obligé, il établit son autorité : « Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades » (A, 9). Il contrôle la matière et l’ordre narratif, mais surtout il le fait toujours savoir : « Commençons par le commencement » (A, 54) ; « Moi non plus, je ne suis pas obligé de parler, de raconter ma chienne de vie, de fouiller dictionnaire sur dictionnaire. J’en ai marre ; je m’arrête ici pour aujourd’hui. Qu’on aille se faire foutre ! » (A, 97) Mais le plus important porte sur le témoignage. Même s’il promet son témoignage, le narrateur guerrier le livre toujours à sa guise et ne fournit au narrataire que ce que la fantaisie de ses modes de distribution du savoir narratif lui inspire. L’extrait suivant n’est qu’un des nombreux exemples :

Comment Sosso mérita le qualificatif de panthère est une autre histoire et une longue histoire. Je n’ai pas le goût de la raconter parce que je ne suis pas obligé de le faire et que ça me faisait mal, très mal. Je pleurais à chaudes larmes de voir Sosso couché, mort comme ça.

A, 121

Par contre, dans Quand on refuse on dit non, si Birahima reste un narrateur toujours impliqué dans les faits rapportés, l’opération mémorielle s’étend à une dimension supplémentaire au moyen de laquelle il construit sa mémoire qui dépend désormais des enseignements qu’il reçoit de Fanta. Birahima ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’il a à peine été à l’école qui, d’ailleurs, « ne vaut plus rien, même pas le pet d’une vieille grand-mère » (A, 9). Lorsqu’il retrouve Fanta, parce qu’elle a eu le privilège de bénéficier d’une éducation, elle prend le contrôle narratif et lui permet ainsi de construire son propre savoir et sa mémoire historique :

Elle a commencé par m’annoncer quelque chose de merveilleux. Pendant notre voyage, elle allait me faire tout le programme de géographie et d’histoire de la medersa. J’apprendrais le programme d’histoire et de géographie du CEP, du brevet, du bac. Je serais instruit comme un bachelier. Je connaîtrais la Côte d’Ivoire comme l’intérieur de la case de ma mère. Je comprendrais les raisons et les origines du conflit tribal qui crée des charniers partout en Côte d’Ivoire (ces charniers qui apportent l’humus au sol ivoirien). Et elle a commencé.

Q, 41

Ce qu’il faut également mentionner à propos de cette délégation narrative par discours rapporté, c’est l’importance de l’éducation dans la préservation de la mémoire et la constitution de l’identité. Fanta se substitue à une éducatrice, elle enseigne à Birahima ce qu’il aurait appris si la guerre ne l’avait éloigné. Le savoir qu’elle a acquis à l’école, lequel peut être perçu, avec Paul Ricoeur, comme faisant partie d’une « mémorisation forcée », devient la seule lanterne qui permet aux récepteurs du récit, Birahima et le lecteur, de se constituer une intelligence des enjeux du bourbier ivoirien. Par un procédé très répétitif, Birahima rapporte systématiquement les propos de Fanta, puis en fait un résumé pour lui-même, ce qui lui permet de tester son degré de compréhension des leçons suivies lors de son voyage initiatique avec Fanta. Comme dans toute expérience pédagogique, il comprend souvent, parfois mal, et parfois pas du tout : « J’ai compris aussi (et je vais le vérifier avec mes dictionnaires) que les Ivoiriens ne font plus l’amour comme avant » (Q, 48) ; « Ça, j’ai compris ! C’est le problème des Dioulas. Ils viennent du Mali, du Burkina, de la Guinée, du Sénégal et du Ghana » (Q, 48) ; « Comme je ne comprenais rien à rien, Fanta s’est arrêtée et m’a donné de longues explications » (Q, 51) ; « Moi, j’étais en train de réfléchir à tout ce que Fanta sortait de sa tête remplie de choses merveilleuses. C’était trop pour moi qui l’écoutais et l’enregistrais. C’était trop pour ma tête de petit oiseau. Mon école n’est pas allée loin ; je ne pouvais pas tout comprendre tout de suite » (Q, 60).

On peut le remarquer, Birahima apprend les connaissances fondamentales sur son pays assez tard, essentiellement à cause d’une violence qui force à l’exil, aux défaillances et aux lacunes mémorielles. Son destin n’est pas un épiphénomène : c’est le lot de milliers d’enfants arrachés à la vie ou à leurs familles pour être jetés en pâture aux rigueurs de la guerre, de la maladie et de la mort. Pour les vivants, la scolarisation reste une nécessité. Au-delà de ce discours sur la nécessaire éducation des enfants, l’opération narrative de Fanta et le savoir qu’elle véhicule sont aussi essentiellement mémoriels, dans la mesure où « une mémoire exercée, en effet, c’est, au plan institutionnel, une mémoire enseignée[25] ».

Mais ce dont il est également impératif de se souvenir, c’est du mode de préservation de la mémoire. En effet, pour préserver l’enseignement de la géographie, de l’histoire, de l’économie et de la culture de la Côte d’Ivoire, Fanta offre à Birahima un magnétophone : « Avec ça, tu pourras enregistrer nos conversations au cours du voyage » (Q, 44 ). Est-ce un signal qui annonce la défaillance de la mémoire humaine ? Le roman veut-il mettre en garde contre la fragilité de la mémoire africaine habituellement portée par des vieillards-bibliothèques qui pourraient « brûler » à leur mort ? Cela rappelle bien cette mise en garde de Paul Ricoeur pour qui les témoignages oraux

ne constituent des documents qu’une fois enregistrés ; ils quittent alors la sphère orale pour entrer dans celle de l’écriture et s’éloignent ainsi du rôle du témoignage dans la conversation ordinaire. On peut dire alors que la mémoire est archivée, documentée. Son objet a cessé d’être un souvenir, au sens propre du mot […][26].

Faut-il donc faire le deuil des conteurs traditionnels et convoquer la technologie pour les adapter à ce mode traditionnel qui éviterait d’exproprier l’Africain de son histoire ? Ou alors, l’oralité est-elle le seul recours pour Birahima et les milliers d’enfants analphabètes ? Il est clair que le don du récit par Fanta et son enregistrement par Birahima ne participent pas seulement d’un procès de préservation d’une mémoire menacée par la violence politique, ils constituent aussi, et surtout, des actes de résistance. Parler, pour la fille, et enregistrer, pour le garçon amoureux, surtout lorsque cela se fait sur le chemin de l’exil, constituent un refus de mourir. Bernard-Henri Lévy le pense d’ailleurs lorsqu’il écrit :

par-delà des noms et des visages, il y a des événements ; […] enregistrer un événement, le réinscrire dans un système d’événements antérieurs ou concomitants, est aussi un acte politique ; […] distinguer des événements, casser les fausses unités temporelles, les unités toutes faites de temps, pour rendre à l’événement sa dignité, est un acte de résistance[27].

Nous avions pour objectif de montrer qu’il est possible, à partir d’une lecture des récits d’Ahmadou Kourouma, de déterminer des lieux alternatifs de mémoire qui puissent permettre de véritables investigations historiques. Le tribut que paye le corps, par exemple, est assez caractéristique des pratiques culturelles, des rites ou des supplices que s’infligent divers protagonistes engagés dans des batailles épiques. Il en est de même de l’espace physique qui devient objet de décorations insolites ou réceptacles de corps charcutés qui permettent, suivant le cynisme du narrateur de Quand on refuse on dit non, de fertiliser la terre. Hypertrophie des bénéfices de la guerre ou ironie féroce ? Toujours est-il que l’espace public et corporel s’abîme, se démolit et pourrit, dans un cycle interminable de douleur. C’est la même douleur qui caractérise le langage des narrateurs qui véhiculent le savoir permettant de maintenir ce qui reste d’une mémoire amputée ou hachurée. Dans ce contexte, l’école et la technologie semblent présentées dans les récits comme des moyens utiles pouvant éviter à la mémoire de sombrer dans le néant. Certes, il s’agit d’une « mémoire des vaincus » qui ne cadre pas toujours avec les présupposés méthodologiques de Pierre Nora ou de Bernard-Henri Lévy, auteurs qui enterrent trop vite des types de mémoire qu’ils ne semblent simplement pas capables d’appréhender. Mais comme l’avait déjà indiqué Achille Mbembe[28], par exemple, en parlant du Cameroun, définir et reconstruire l’histoire impose chez les peuples en situation de défaite le recours à la « mémoire du village », aux témoignages oraux. Avec le corps et l’espace physique, ils se constituent chez Kourouma en des sites et des lieux alternatifs de mémoire qui permettent à divers sujets de se (re)situer dans le temps.